Réponse de M. Elme-Marie Caro
au discours de M. Maxime Du Camp
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 23 décembre 1880
PARIS PALAIS DE L'INSTITUT
Monsieur,
Tout à l'heure, en vous écoutant, je songeais aux rapprochements imprévus qu'amènent les hasards des élections académiques. Quel contraste, en effet, entre la vie que vous venez de retracer devant nous, la vie d'un vrai lettré, une vie purement intellectuelle où le contre-coup des évènements ne pénétrait qu'à travers les livres, où les spectacles de la nature et les luttes de la politique ne faisaient que de courtes apparitions, où le monde des faits venait se peindre dans une imagination vive, au fond d'un cabinet d’études, — et cette existence qui a été la vôtre, agitée au dedans et au dehors, errante à travers les hommes et les idées, mêlée activement à tant d’évènements, à tant d’aventures de tout genre et en tout pays ! C’est ainsi que je me figure un de ces hommes du XVIe siècle, tour à tour artiste et soldat, écrivain et voyageur, partant un beau jour pour des expéditions lointaines, frappant d’estoc et de taille sur les Turcs et sur les Maures, puis, après ces grands combats menés avec fracas de par le monde, revenant au pays, dans quelque manoir de France, suspendant sa dague à la panoplie et prenant la plume pour tracer une chronique amoureuse ou guerrière à la façon du seigneur de Brantôme. N’est-ce pas, à la distance de trois siècles, un de ces hommes que j’ai devant moi : tempérament d’artiste, avec quelques gouttes de sang espagnol dans les veines, mobile d’humeur, fantasque d’esprit et de goût, livré à toutes les tentations de l’inconnu, à tous les prestiges d’un idéal un peu confus, jusqu’au jour où la turbulence des nerfs s’apaise, où l’inquiétude d’imagination se règle, où le talent se dégage dans des œuvres définitives, mieux appropriées à cette maturité de l’âge qui atteint aussi sûrement les plus hardis voyageurs, aux extrémités de la terre, que le philosophe tranquillement assis dans son fauteuil, au coin du feu.
Vous êtes revenu de bien loin à l’Académie, Monsieur. — M. Saint-René Taillandier semblait y être arrivé tout naturellement ; tout l’y appelait dès sa jeunesse, la maturité précoce de ses idées, l’élévation de son esprit, la gravité de ses mœurs littéraires. Il ne devait pas y séjourner longtemps. Par quel coup soudain, si peu de temps après qu’il était venu y prendre sa place, il nous a été ravi ! À peine une sollicitude en éveil aurait pu saisir quelque trace de fatigue sur ce front qui allait être si vite foudroyé. Puis un jour, surpris en pleine vie par le mal implacable, il tombait sur ce terrain mouvant où s’agitent, pendant quelques heures, nos désirs et nos efforts, nos ambitions si courtes et nos fragiles joies. Les admirables affections qui veillaient autour de lui, à ce moment suprême, pouvaient à peine croire à la menace d’un malheur, quand déjà le malheur était accompli.
Maître célèbre d’un de ces enseignements de la Sorbonne qui maintiennent la haute critique et la science en contact avec le grand public, historien et moraliste très écouté à cette tribune de la Revue des Deux Mondes, d’où il parlait à un vaste auditoire, il avait commencé, comme vous le rappeliez tout à l’heure, par la poésie. Il lui était resté toujours quelque chose de ses premiers goûts dans le tour de son esprit depuis le brillant prélude de Béatrix jusqu’à cette dernière page presque posthume, consacrée à notre cher poète, M. de Laprade, la plus belle peut-être, la plus émouvante qu’il ait écrite et qui devint, à son insu, son testament poétique. Brizeux, Lacaussade Auguste Barbier, avaient été parmi ses plus chers amis. Lui-même se considérait comme un vrai félibre, un frère de Miréio ; à certains jours il parlait comme un ambassadeur de la poésie provençale auprès de l’Académie française. Cette vocation persistante explique l’écrivain et même le professeur. De là cette tendance à peindre les idées par des images sensibles et le ton constamment élevé de son style, un peu de solennité peut-être, comme il y en a souvent chez les poètes qui condescendent à la prose. De là aussi cette gravité douce d’une pensée familière avec les grands problèmes, qui donnait à sa physionomie un caractère de bienveillance pensive et de mélancolie souriante. Âme profondément religieuse, esprit sincère, fidèle à lui-même à travers les contradictions des hommes et des partis, animé d’un libéralisme qui était pour lui une conviction et non comme pour d’autres une attitude, un de ces libéralismes, légèrement surannés peut-être, qui consistent à aimer la liberté même chez autrui, et à la respecter même sous les formes qui gênent ou qui déplaisent.
À peine pourrais-je ajouter à la peinture que vous avez faite de l’écrivain un trait resté dans l’ombre. Il m’a semblé que l’observateur assidu, le témoin sympathique de l’Allemagne contemporaine méritait qu’on s’arrêtât à cette partie considérable de son œuvre. C’est là vraiment son domaine propre et comme sa part réservée dans l’histoire philosophique et littéraire du XIXe siècle. Il a repris courageusement, il a continué avec honneur, pendant près de trente années, la tâche que Mme de Staël avait inaugurée avec éclat. Il a été le représentant de la France à l’étranger, entre deux périodes diversement brillantes : l’une finissant à la mort de ces deux grands Allemands, Hegel et Goethe, et marquant l’apogée du génie germanique, son ascendant légitime par les idées ; l’autre, commençant à Sadowa et ouvrant l’ère de la puissance militaire qui devait absorber tout le reste et imposer silence aux idées par le bruit des armes.
M. Taillandier a observé de près cette époque intermédiaire où l’Allemagne était occupée au débrouillement de son histoire intérieure et à l’élaboration confuse de son avenir. Dans la série de ses études, où se développe le tableau de cette société agitée, de son mouvement littéraire, de ses évolutions politiques et religieuses, il n’a pas cessé un instant de poursuivre le généreux dessein de mettre en contact et en rapport intime les génies si divers des deux races, qui lui paraissaient les ouvrières prédestinées du progrès intellectuel au XIXe siècle. Il a déployé dans cette œuvre des facultés rares d’assimilation, des trésors d’érudition et de critique, une sympathie surtout que rien ne décourageait.
Pourquoi l’œuvre n’a pas réussi au gré de ses espérances, nous le savons. Quand M. Taillandier, très jeune encore, vint à Heidelberg, il arrivait sur les bords du Neckar, l’âme et l’imagination remplies de ses poétiques souvenirs, ravi à l’idée de vivre dans l’intimité de cette Allemagne rêveuse et sentimentale que le monde se figurait alors. Il avait bu l’ivresse à longs traits dans la coupe magique que nous avaient présentée des poètes comme Schiller et Gœthe, des moralistes comme Kant, des hiérophantes de l’idée pure comme Hegel, des adorateurs mystiques de la nature comme Schelling. Il ne s’aperçut pas d’abord qu’une autre Allemagne se formait sous la brillante surface, tout occupée encore par le souvenir de ces demi-dieux, de ces héros pacifiques de la pensée ; que des ambitions très terrestres s’agitaient dans le cœur de ces spéculatifs, hier amoureux de la métaphysique et de l’art, aujourd’hui tournés vers des biens plus tangibles et plus positifs. À de si belles visions avait succédé un réalisme conquérant, rempli de menaces ; après le rêve enchanté, c’était un réveil formidable.
Certes, il serait injuste de prétendre qu’à aucun moment la clairvoyance ait manqué à notre confrère. Des éclairs rapides ont passé devant ses yeux et lui ont montré, par instants, la réalité. Il y a des pages presque prophétiques dans les Études sur la Révolution en Allemagne. Mais, en dépit de certains pressentiments, il revenait toujours, avec l’optimisme qui était le fond de son caractère, à une confiance sans limite. Il voulait écarter comme un songe malfaisant l’idée des haines prévoyantes et des hostilités secrètes ; il s’obstinait à mettre son espoir « dans cet esprit grave, aimant, d’une grande nation, esprit religieux, mystique même, naturellement tourné vers l’idéalisme ». On l’a bien vu : les vrais idéalistes, c’était nous qui ne pouvions croire à l’éternité de la haine ; le vrai idéaliste, surtout, c’était lui.
Aussi, quand l’épreuve suprême arriva, ce fut une explosion de colère (la colère de l’amour irrité) qui éclata dans son âme, et déborda dans ses discours. Il sut, avec une émotion qui n’était ni sans dignité, ni sans grandeur, se repentir tout haut de sa fatale erreur dans des pages où il résumait son couvre passée : « Cette couvre amicale et confiante prouvera du moins, disait-il, que nous avons été fidèles jusqu’au dernier jour au génie si profondément humain de notre chère patrie... Dans la loyauté même de nos sympathies, dans cette confiance et cette sérénité d’appréciation, il y a tout à la fois une marque de la supériorité morale de la France et un motif de jugement bien rigoureux sur la race qui nous a trompés (1 ). » Je modifie légèrement le texte. Il le faut. S’il était besoin d’excuses pour l’auteur, souvenons-nous qu’il écrivait au lendemain de la rude déception qui avait brisé l’espérance de sa vie entière. Un coup de foudre avait dissipé ce beau rêve et montré l’abîme entr’ouvert. Il faut pardonner à une âme si française de n’avoir pu se contenir, quand elle s’aperçut qu’elle avait été généreusement dupe, et par là complice involontaire de cette grande illusion nationale que nous avons tous subie et qui a peut-être ajouté une amertume de plus à l’amertume infinie de nos douleurs.
Il y a, Monsieur, un trait qui vous est commun avec M. Saint-René Taillandier : c’est une curiosité vive, universelle. Mais chez vous elle se portait à agir ; la passion de savoir était la passion de voir. Après les journées de Juin où vous aviez vaillamment combattu et montré une bravoure qui vous valut d’être décoré tout jeune de la main du général Cavaignac, une blessure grave vous avait retenu longtemps inactif. L’imagination n’y perdait rien, au contraire. À peine guéri, vous partiez pour l’Orient. Et dès lors vous apparteniez, corps et âme, à cette curiosité active qui vous a conduit de la Grèce en Nubie, dans les temples souterrains de l’Égypte, dans les grands musées de l’Europe. C’est elle qui plus tard vous attirait dans des aventures lointaines ; c’est elle encore qui vous invitait aux excursions les plus diverses dans tous les genres littéraires, poésie, critique d’art, roman, sans vous laisser le temps, d’arriver en aucun au succès complet, irritant en vous cette impatience presque maladive qui agite le talent et l’épuise par sa mobilité.
Ce qui domine dans la première période de votre vie, c’est la passion des voyages. Vous-même avez tracé un portrait où il n’y a pas à se méprendre :
Je suis né voyageur, je suis actif et maigre ;
et le reste de la strophe que je ne cite pas, de peur de vous imposer quelque gêne, en plaçant le portrait directement en face du modèle, qui n’est pas trop maltraité.
En vain vous entendez des voix intérieures qui vous appellent :
Voyageur, voyageur, pourquoi marcher sans cesse ?
Pourquoi toujours chercher un nouvel horizon ?
Pourquoi sur l’univers répandre ta jeunesse ?
Pourquoi ne pas dormir quand le sommeil te presse ?
Pourquoi toujours la tente et jamais la maison ( 2) ?
Vous répondez impitoyablement :
J’ai peur de m’arrêter : c’est l’instinct de ma vie.
Et vous reprenez votre fantasque odyssée, sans but prévu ni désiré, dans l’ivresse de votre jeune liberté, avec la joie secrète de n’être attendu nulle part ; une odyssée sans Ithaque et surtout sans Pénélope.
L’Italie et la Grèce ont eu pour vous de bien grands attraits. Mais c’est toujours vers l’Égypte que vous écrivains, la nostalgie de cette lumière, des ruines gigantesques qu’elle colore, de ce désert même auquel elle prête un charme étrange. Là est votre patrie idéale. Non seulement dans vos récits de voyage, mais dans vos poèmes et dans vos romans, vous nous en donnez à chaque instant la vision tour à tour éblouissante et mélancolique.
Tout, en effet, dans ce pays singulier, remue l’âme. Il y règne l’impression indéfinissable des grandes choses. Un double mystère y attire l’imagination et l’inquiète : celui des âges lointains et celui du Nil, toujours exploré et toujours mystérieux. C’est avec un respect presque religieux qu’on touche ce sol, formé de cendres illustres ; un sol saturé d’histoire, plein de divinités et de dynasties enfouies, où l’œil reconnaît à chaque pas la prodigieuse empreinte de tant de races diverses. En face de ces ruines, dont plusieurs sont si vieilles qu’elles étaient déjà des ruines du temps des rois pasteurs, se tient, demi-couché sur sa charrue primitive, le fellah, race toujours jeune sous le poids de tant de siècles, qui a su se conserver, à travers tant d’opprobres et de misères, par la force invincible de son immuable douceur. Et le Nil, plus qu’un fleuve, presque un dieu pour ces populations auxquelles il verse la fécondité et la joie, ce Nil qui a une si longue histoire comme il a un si long cours, dominateur du temps et de l’espace, et dont on a si bien dit « qu’il a l’impassibilité des choses qui se sentent éternelles (3 ) ! ». Votre plume vaut un pinceau quand vous nous retracez le grand fleuve s’étendant comme une mer à travers le pays plat ou se resserrant comme un lac entre les hautes falaises, et cette navigation lente sur la cange, et tous ces tableaux qui se déroulent sur les rives : l’homme prosterné qui fait sa prière au coucher du soleil à l’ombre des buissons, le nègre nu et ruisselant qui manie les balanciers d’un chadouf ; les buffles noirs qui vont en mugissant à travers les champs jaunis, les femmes vêtues de bleu qui puisent de l’eau dans le fleuve sacré (4 ). À ces heures-là, vous deveniez poète par la sensation intense et par la couleur de l’expression. Vous êtes resté un maître, égalé parfois, non surpassé dans le paysage égyptien.
Ce n’est pas seulement la fascination de la nature qui a fixé votre pensée dans cet étrange pays ; vous avez senti l’âme des choses antiques, vous avez plongé vos rêves dans ce monde prodigieusement vieux ; vous avez médité devant ce sphinx colossal qui a vu passer sous son regard énigmatique les Égyptiens des Pharaons, les Hyksos, les Hébreux, les Perses, les soldats d’Alexandre. Précisément, à ce moment-là, un voyageur français partait pour la région des Pyramides, et sur la foi d’un passage de Strabon, cherchait, avec la ténacité des grandes pensées, le tombeau des dieux Apis, enfoui sous la marée montante du désert, cet Océan qui s’avance toujours avec ses vagues de sable que rien n’arrête. Et n’est-ce pas aussi une belle conquête qu’un autre de nos compatriotes méditait déjà, tout près de vous, songeant à reprendre la grande œuvre du fleuve Ptolémée et à mêler le flot des deux mers, la Méditerranée et la mer Rouge ? — On raconte que des savants étrangers, courtisans autant que savants, ont sculpté le nom d’un souverain d’Europe au front de la pyramide de Gizèh, en signes hiéroglyphiques, comme si l’on espérait faire de lui un autre Pharaon ( 5). Le nom de la France a été sculpté en caractères plus visibles encore et plus ineffaçables sur la vieille terre d’Égypte par ces deux hommes intrépides qui ont si vaillamment lutté contre tous les obstacles, contre l’inertie de l’Orient et la jalousie de l’Occident pires que l’hostilité des éléments, Mariette rendant le Sérapéum à la lumière, et Ferdinand de Lesseps dont la destinée étonnante semble être d’ouvrir à la civilisation les grandes routes du monde que le caprice de la nature avait fermées.
Après avoir raconté vos voyages, déjà peintre et poète en prose, cette gloire tranquille ne vous suffit pas. L’Orient, qui aurait dû vous donner quelque chose de sa sérénité et de sa paix, vous renvoya au contraire en France mécontent et irrité. Sous des influences que je n’ai pas à rechercher ici, la colère vous dicta des pages violentes dont on s’est souvenu plus peut-être que vous n’aimez à vous en souvenir vous-même (6 ). Rien n’y était épargné, pas même et surtout l’Académie. Quand elle vous a élu, Monsieur, croyez bien qu’elle n’ignorait pas ce méfait de jeunesse. Elle a cru qu’il était de bon goût de s’en venger en n’en tenant pas compte et d’oublier tout simplement ce que vous-même aviez jugé digne d’oubli. Mais vous resterez un exemple mémorable de l’imprudence qu’il y a, quand on est jeune, à dire du mal de l’Académie. On se prépare un repentir ou du moins un regret ; car il est bien rare qu’on meure dans l’impénitence finale.
Dans le même temps, vous tentiez une révolution en poésie. Là encore, quand même vous auriez eu raison, n’était-ce pas une manière trop bruyante d’avoir raison ? Des victoires aussi tapageuses semblent toujours peu sûres d’elles-mêmes. D’ailleurs, en cette circonstance, la victoire était au moins prématurée. Ce prétendu dogme, qui venait renouveler la vieille poésie épuisée, — celle de Lamartine, d’Alfred de Musset, de Victor Hugo lui-même, attardée aux drames de la vie et aux mystères de ce pauvre cœur humain, — le nouveau dogme réduisait à établir dans la poésie le règne des forces physiques, le culte de l’industrie et la gloire des machines. Grand merci pour l’échange que vous nous proposiez !
L’art, dont vous étiez le prophète, vous l’avez inauguré. Qu’est-il résulté de ces efforts ? Un ingénieux tour de force, rien de plus. Un pareil travail ne peut guère fournir au plus habile artiste en vers que l’occasion d’un jeu laborieux de style. Lorsque vous avez célébré la vapeur et l’électricité, quand vous avez chanté la locomotive, qu’y gagnons-nous ? Un traité de physique illustré de figures, une visite dans les usines nous en diront toujours beaucoup plus que toutes ces descriptions et plus clairement. C’est que la matière est bien vite épuisée pour le poète. Une seule chose est inépuisable, l’émotion. Même dans les sujets que la poésie emprunte à la science, ce qui nous intéresse, c’est ce qui vient de l’homme et de son effort ou ce qui touche de près ou de loin à sa destinée ; c’est la grandeur des perspectives et la beauté des horizons révélés ; c’est tout un ordre de méditations nouvelles devant ces deux infinis qui nous enveloppent et nous pressent ; c’est aussi la recherche passionnée, l’angoisse du savant avant la découverte, sa joie superbe et communicative quand il a trouvé, son émotion croissante devant le mystère de la nature qui semble reculer devant lui à mesure qu’il pénètre plus loin et qui lui laisse au cœur l’inquiétude d’un éternel au-delà.
Mais déjà, pendant que nous discutons, votre fantaisie vous a entraîné ailleurs. Une transformation, un avatar, comme disent volontiers les poètes revenus de l’Orient, s’est produit en vous. Vous voilà romancier. L’étiez-vous de nature ? Je ne sais trop. Mais ici encore vous avez montré une souplesse de talent qui imite à ravir la vocation.
Les romanciers de race se reconnaissent à deux traits : une fécondité inépuisable d’invention et l’impuissance presque absolue de faire autre chose. Créer est l’exercice naturel et comme la fonction propre de leur esprit. Ils portent en eux tout un monde qui est bien à eux, monde toujours divers, personnages multiples, caractères et situations combinés à l’infini. Ils existent plus réellement dans ce petit monde intérieur que dans le monde du dehors, qui n’est plus que la partie la plus vulgaire de leur vie ; ils existent dans leurs personnages et par eux ; ils épousent leurs passions, ils jouissent de leurs succès, ils souffrent et meurent avec eux ; leur individualité échappe à elle-même dans une perpétuelle métamorphose qui leur donne des joies incomparables. Ces auteurs, c’est Balzac, c’est Mme Sand, ce sont quelques-uns de nos écrivains les plus chers que le regard du public vient chercher auprès de nous et dont le nom est sur toutes les lèvres.
Voilà les maîtres de cette épopée moderne, le roman, épopée sublime ou familière, héroïque ou bourgeoise, dans laquelle se reflète toute une portion de l’histoire, une époque, une société. Mais il y a un autre genre de roman, celui qui n’est pour l’auteur qu’un moyen de s’analyser ou de se raconter lui-même, de peindre ses impressions ou ses rêves, ce qu’il a été ou ce qu’il aurait voulu être, sa qualité dominante ou son désir. Chacun en porte en soi la matière vivante et personnelle, bien que tout le monde n’ait pas le talent de l’écrire. L’auteur qui a ce talent peut varier les circonstances et le cadre de sa fiction. Au fond, c’est toujours la même, l’histoire idéalisée de sa propre vie ou le roman de son imagination. Chateaubriand n’a jamais eu qu’un type, René ; Benjamin Constant n’a jamais su peindre qu’un personnage, Adolphe. Vous aussi, Monsieur, vous aviez ce roman unique dans la tête. C’est moins une création qu’un souvenir, moins un roman, dans toute la liberté de l’art, qu’une confession publique où le pénitent ne se repent que du bout des lèvres et se complaît volontiers dans son examen de conscience, ce qui est, à ce que disent les théologiens, la plus dangereuse des tentations.
Ce type unique, à peine varié, c’est Jean Marc, dans les Mémoires d’un Suicidé ; c’est Horace, le héros mélancolique des Forces perdues. De l’un ou de l’autre vous pourriez dire ce que disait Alfred de Musset en voyant apparaître à ses côtés le spectre de sa jeunesse :
Un jeune homme vêtu de noir,
Qui me ressemblait comme un frère.
Ils sont vos frères, en effet, frères par la souffrance, soit réelle, soit imaginaire, tous deux « des fils de René élevés par Antony ». C’était le moment où finissait, dans sa gloire un peu nuageuse, cette génération à la fois enthousiaste et sceptique, sentimentale et violente dans des passions souvent factices, dédaignant l’action et périssant par l’oisiveté, promenant à travers la vie la volupté et le tourment d’une imagination ardente et désœuvrée. Elle s’est éteinte depuis longtemps, cette race douloureuse. Avons-nous gagné au change ? À sa place, nous avons une génération positive, froide et dure. L’une était malade d’idéal, l’autre se porte à merveille ; son excès de santé se passe aisément d’idéal ; son tempérament robuste ne redoute rien tant que la rêverie. Cela ne veut pas dire qu’elle ait l’esprit plus juste. Les pères avaient l’imagination romanesque, les fils sont réalistes ; comment pourraient-ils s’entendre ? Aussi on assure qu’ils ne s’entendent pas toujours.
Je ne m’étonne pas d’ailleurs que vous condamniez vos héros à mourir jeunes. Ils n’ont que faire dans la vie ; ils n’y cherchent que l’amour, et leur amour devient une fatalité pour eux-mêmes et pour les autres. Qu’ils meurent donc, puisque leur existence est un fléau ! Ainsi vous l’avez décrété, et vous avez eu raison. Jean Marc se tue, non sans phrases. Goethe, obsédé d’idées noires, avait fait mourir Werther à sa place. Toute proportion gardée, vous avez agi comme lui ; vous avez pratiqué pour vous-même le moins désagréable des suicides, le suicide littéraire. Quant à Horace, qui vous est plus cher encore, il part pour l’Égypte où il va traîner, avec le dernier débris de sa chaîne, l’effort languissant de sa vie. — Voulez-vous que je sois tout à fait sincère, Monsieur ? Je croirais plutôt qu’il s’embarque, un peu à l’aventure, pour l’Italie, où il va rejoindre l’expédition des Mille ; c’est là sans doute que vous l’avez rencontré.
Votre période de byronisme s’achève ici. Les Buveurs de cendres sont une œuvre politique dans un cadre de fantaisie ; cette fois vous substituez à vos héros maladifs, aux fils de René, un autre personnage, le héros conspirateur. Ces mystères, cette mise en scène des conjurés autour d’une libation symbolique, le prestige de ces autorités occultes, reconnues par des affidés nombreux, les engagements auxquels la vie de chacun des conjurés était liée et comme suspendue, le caractère étrange des évènements amenés par des pouvoirs ténébreux, ce qu’on pourrait appeler le côté nocturne de l’histoire, tout cela s’idéalisait dans un esprit aventureux et ardent.
Plus tard, par la grâce de la réflexion, dans vos études sur des conspirateurs réels ( 7), tels que ceux qui ont agité le règne de Louis-Philippe, à la lumière des faits, vous avez rétabli la vérité et la proportion des choses. Vous avez vu de près l’abdication des consciences sous le joug de ces despotismes sans responsabilité et sans contrôle ; vous avez montré que de passions inavouables peuvent s’agiter et se satisfaire dans l’ombre ; avec quelle facilité des sectaires illuminés ou simplement pervers désignent des existences publiques à la mort, et surtout quelle étrange manière c’est d’inaugurer la liberté des peuples en confisquant celle des individus voués à une obéissance servile jusqu’à l’assassinat, automates dans la main de ces chefs prudents qui tiennent les fils de l’action et qui sont à la fois, nous le savons, si économes de leur vie, si prodigues de la vie des autres.
J’ai hâte, Monsieur, d’arriver à votre œuvre la plus importante, celle qui a été votre vrai titre aux suffrages de l’Académie. Jusqu’à présent nous avons traversé vos années d’apprentissage ; nous voici au moment où vous allez produire l’œuvre de maîtrise, celle où se reconnaît la main de l’ouvrier.
Un jour, arrêté aux abords de la statue de Henri IV, sur le terre-plein du Pont-Neuf, pour la millième fois peut-être, vous contempliez ce grand spectacle déployé comme à plaisir devant vous : au fond Notre-Dame « qui consacre le berceau de la vieille cité » ; sur la rive droite l’Hôtel-de-Ville qui n’avait pas encore reçu ces blessures de la guerre civile, à peine guéries aujourd’hui ; plus loin, sur la même rive, le Louvre abritant les trésors de l’art, les Tuileries, debout alors dans leur grandeur séculaire ; sur la rive gauche, le palais Mazarin et l’Institut, au loin le Corps législatif, et, tout à l’extrémité, cette colline du Trocadéro où Paris a donné au monde la fête de ses expositions ; la Seine enfin se déroulant dans ce merveilleux paysage et mêlée de si près, à travers les âges, à cette grande histoire dont elle est elle-même une partie vivante et animée ; tout cela, aperçu comme dans une vision, éveilla en vous un monde d’idées. Ainsi est né le livre où, reprenant avec le sérieux de la science moderne le projet ébauché vers la fin du siècle dernier par Mercier, vous nous avez donné le tableau du Paris contemporain ( 8). Toutes vos facultés d’esprit essayées ailleurs, tous vos genres de talent dispersés un peu au hasard, l’exactitude et l’intensité de l’observation, la patience de l’érudit et l’art de peindre, tout s’est rencontré dans l’œuvre nouvelle pour lui donner un caractère de personnalité décisive. Il s’y joint un accent de piété filiale qui se répand sur les descriptions de cette grande ville que vous aimez et jusque sur les documents les plus arides de son histoire. Vous êtes un véritable enfant de Paris et vous avez généreusement payé votre dette.
L’être étrange et superbe dont l’image se dessine peu à peu dans notre pensée ! Tous les détails de sa vie colossale passent devant nos yeux. Nous voyons comment il se nourrit, quels prodiges de prévoyance amènent jusqu’à lui tant de substances diverses qu’il s’assimile. Nous assistons à ses ébats, à ses jeux, à ses plaisirs qui ont quelque chose de magnifique comme lui. Nous admirons ce travail qui ne s’arrête jamais, le miracle de cette production sans trêve qui enrichit le monde et féconde l’avenir. Nous saisissons en acte le cerveau qui centralise toutes ces fonctions, qui leur imprime un rythme déterminé, qui impose à tous ces organes leur forme même et leur mode d’existence, leurs conditions d’équilibre et d’harmonie. On nous met dans la main les ressorts secrets et les trames merveilleuses par lesquels s’élaborent et circulent ces millions d’impressions diverses, de sensations et d’idées qui se croisent et se combinent. On nous montre le réseau nerveux tendu dans ce vaste corps et sur lequel court, avec la vitesse de la foudre, la pensée. Nous entendons cette voix formée des mille voix de la presse et du livre. Nous sentons sous notre main les palpitations de ce cœur, souvent troublé par des fièvres étranges, mais si prompt à toutes les nobles émotions, ce cœur vraiment humain, qu’aucune forme de la souffrance ne trouve insensible et d’où sortent ces inspirations de la bienfaisance publique et privée qui honorent une civilisation et l’empêchent de se corrompre par l’égoïsme ou de se dissoudre par la haine.
Vous avez eu, Monsieur, cette pensée hardie de nous rendre compte de la vie de ce grand être ; vous avez essayé de résoudre en vibrations distinctes le bourdonnement de la ruche immense, de soumettre aux calculs de la statistique le tourbillon de cette prodigieuse existence, et vous y avez réussi.
Après qu’un tel travail a été accompli avec cette largeur et cette puissance de sympathie en même temps qu’avec cette passion d’exactitude, vous êtes à l’aise pour parler en toute sincérité de la population elle-même, de ses qualités, de ses travers, si elle en a. Vous n’avez pas la prétention de donner une peinture complète de ce peuple composé de tant d’éléments divers et formé de tant de contrastes. Il faudrait, pour y réussir, un La Bruyère et un Saint-Simon réunis, l’un avec ses coups de crayon successifs, ses retouches multipliées et savantes, l’autre avec la furie de son pinceau et sa couleur à outrance. Mais vous avez finement analysé quelques traits de cette physionomie. Nous retrouvons dans vos esquisses ce tempérament mobile à l’excès, ce caractère frondeur auquel manque essentiellement le sens du respect, capable de grandes choses avec un fond éternel d’enfant terrible, facile aux engouements et tout aussi facile aux entraînements contraires, acclamant des institutions et des hommes, s’en lassant le lendemain et les brisant comme des jouets, parce qu’ils ont cessé de plaire ; nerveux à l’excès et répandant cette électricité nerveuse autour de lui ; épris de l’inconnu, tenté par la nouveauté ou l’apparence de la grandeur, puis se moquant de ses enthousiasmes et lapidant ses idoles avec des épigrammes ; ivre d’égalité, avide de distinctions ; se moquant sans pitié de l’hérédité et créant pour certains noms qui lui sont chers une aristocratie nouvelle ; prêt à combattre pour la liberté, dès que ce nom magique est prononcé, et la sacrifiant, quand elle est conquise, à ses favoris du jour.
Mais, avec tous ces travers, que de qualités et que de dons heureux ! Artiste ou artisan, le Parisien de race est vif, alerte ; il a la compréhension rapide, l’intuition fine des hommes et des choses ; il est rarement dupe, excepté de lui-même ; en tout ordre de travaux, vous le reconnaîtrez à son goût inné, presque infaillible. L’article de Paris et un article de journal, une aquarelle et un vaudeville, une mode nouvelle et un roman portent dans le monde entier leur marque de fabrique : dans l’art et dans les lettres, c’est un tour d’esprit particulier ; dans l’industrie, c’est un tour de main incomparable, le génie du perfectionnement matériel, un trait d’élégance ingénieuse et raffinée. Et cet esprit, que son nom seul désigne, l’esprit parisien, esprit d’à-propos, saisissant les ridicules et excellant à les peindre d’un mot qui fait fortune et qui s’impose, trouvant le trait décisif d’où dépend la popularité d’un homme ; raillerie sans fiel d’ailleurs, gaie plutôt que méchante, désarmée dès qu’elle a fait rire et qui ne s’acharne ni aux victimes ni aux vaincus ; quelque chose d’imprévu, de vif, de léger, de piquant qui fait penser à un essaim de guêpes d’Aristophane. Qui ne connaît le divertissement et le charme de cet esprit ? Qui ne sait aussi quelle infaillible et rapide blessure ces ironies ailées et bourdonnantes savent faire dès qu’on les excite imprudemment ? Et quel homme public, si favori qu’il soit de cette multitude mobile et artiste, aux amours et aux haines passagères, peut se croire à l’abri de ces atteintes toujours douloureuses, rarement mortelles, excepté pour les glorieux et pour les sots ?
Au fond, que vaut-elle cette population tour à tour si calomniée et si adulée ? Comment se reconnaître entre ses détracteurs à outrance et ses courtisans, empressés à flatter le plus ombrageux des souverains ? Ni les uns ni les autres ne se trompent absolument : tout le bien qu’on peut dire de Paris est vrai et tout le mal qu’on en dira est vrai aussi. Paris contient le pire et le meilleur de l’espèce humaine. N’est-ce pas là le sort de toutes ces villes immenses et civilisées à l’excès ? C’est la ville des plaisirs faciles, à ce que prétendent nos bons amis les étrangers, qui médisent volontiers de ces plaisirs après en avoir abusé. Soit ! elle est en même temps par excellence la ville du travail. L’étranger n’aperçoit que cette population toute en dehors, qui s’agite sur les boulevards et aux Champs-Élysées ; il s’imagine que tout Paris est en fête et que sa vie est un divertissement perpétuel. Il n’aperçoit pas la population active et silencieuse des grands travailleurs ; il ignore le Paris qui médite, qui cherche et qui découvre. Et surtout, il est à peu près impossible qu’il pénètre sous cette surface bruyante et en pleine lumière où s’arrête son regard, qu’il saisisse ce qu’il y a d’excellent, de sérieux et d’intact dans ces mœurs si légèrement jugées, la vie de famille (car il y en a même à Paris), la religion du foyer (quel peuple entoure ses chers morts d’un culte plus tendre et plus passionné ?), le labeur acharné, bien des vertus modestes que la chronique légère ne connaît pas, des dévouements qui n’ont pas d’histoire, toutes sortes de qualités délicates ou fortes qui conservent la substance d’une race et qui font que ce peuple, si souvent exposé par ses propres fautes à la calomnie, n’a pourtant pas son égal au monde pour le travail et pour l’épargne, pour l’industrie et pour la pensée. C’est le champ d’expérience, toujours remué, où l’idée éclot ; c’est la patrie des chercheurs et des inventeurs. Enfin, s’il est vrai que l’excès même de la civilisation produise ici chaque jour des formes nouvelles de la misère et du vice, n’est-il pas vrai aussi que, par une compensation merveilleuse, il se déploie dans les différentes classes une émulation toujours nouvelle de science et de charité pour réduire le mal, s’il est impossible de le détruire ?
Aussi est-ce bien justement que vous raillez les pédagogues de morale qui viennent des pays lointains jeter l’anathème sur la Babylone moderne pour la plus grande gloire de quelque nation sottement infatuée de sa vertu. Nous les connaissons, nous les avons vus à l’œuvre, ces étonnants justiciers, ministres assermentés de la Providence, dont ils prétendaient tenir leur privilège pour châtier cette ville légère et, comme ils disaient, pour lui rendre des mœurs. Vous prouvez à merveille, et par des exemples bien piquants, que les étrangers sont au moins de moitié dans la démoralisation qu’ils reprochent si sévèrement à Paris. Et d’ailleurs qu’ils fassent donc leur examen de conscience et qu’ils regardent de plus près ce qui se passe chez eux ! Sont-ils bien sûrs qu’il n’y a pas autant qu’ailleurs de scandales d’argent et de scandales de mœurs dans leurs ennuyeuses et vertueuses capitales ? Je gage qu’ils sont les premiers à sourire, dès qu’ils sont seuls, de leurs déclamations, et je ne ferais pas mon compliment à la Providence, s’il était vrai que ces gens-là eussent mission d’elle pour la représenter sur la terre.
Paris, tel qu’il est, on l’aime d’un amour passionné. On s’y attache avec une sorte d’idolâtrie, on le quitte à regret, on le retrouve avec bonheur. Rien ne le remplace, et quand une fois on en a goûté le charme, n’est-il pas vrai que partout ailleurs on est comme un exilé ? Chacun de nous est tenté de répéter avec Montaigne : « Cette ville a mon cœur dès mon enfance, et il m’en est advenu, comme des choses excellentes : plus j’ai vu depuis d’autres villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne sur mon affection... Je l’aime par elle-même, je l’aime tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches : je ne suis Français que par cette grande cité, la gloire de la France et l’un des plus nobles ornements du monde (9 ). »
Il est vrai que Montaigne ajoutait : « Dieu en chasse loin nos divisions ! Entière et unie, je la trouve défendue de toute autre violence : je l’avise que, de tous les partis, le pire sera celui qui la mettra en discorde. Je ne crains pour elle qu’elle-même. » Montaigne était-il donc prophète ? Ne semble-t-il pas avoir prévu l’explosion de ces haines civiles, qui, exaspérées par des évènements désastreux, exploitées par des ambitions sinistres, ont mis en péril, dans un jour de fureur impie, l’existence même de cette ville que la Révolution, dans ses plus grands excès, n’avait jamais menacée ?
C’est l’amour que vous avez pour notre cher Paris, qui a fait de vous l’historien indigné, inexorable, de ces jours de délire. Le savant et le patriote se sont révoltés en voyant en proie à une telle ruine, par le fer et le feu, cette cité merveilleuse, œuvre d’un si grand effort des hommes et des siècles, à laquelle ont collaboré à l’envi la nature et l’histoire. Chacun des monuments tant de fois contemplés avec la passion de l’artiste, chacun d’eux devint pour vous une sorte de personnage épique, le sujet d’un drame, et de quel drame ! Il n’en est pas dans Shakspeare qui égale celui-là en épouvante. Quelle succession de scènes terribles jusqu’à celle qui les termine : Paris délivré, mais à quel prix ! Paris, après deux mois de mortelle agonie, rendu à lui-même, à la loi, à la France.
Vous avez fait revivre cette lugubre histoire avec une abondance de détails et un luxe de documents qui témoignent de votre effort vers la plus complète exactitude (10 ). Et maintenant, en un sujet si triste, dois-je parler des mérites littéraires du livre ? Cela me semblerait peu convenable. Louerai-je votre courage ? Ce serait donner à penser qu’il y avait là un péril. Et comment supposer qu’il ait pu paraître plus dangereux de raconter certains crimes que de les avoir commis ?
Dans la galerie du palais des Doges, à Venise, au milieu de tant de portraits superbes qui représentent la majesté et la gloire de la patrie, il en est un couvert d’un voile noir. C’est l’image d’un grand coupable, cachée par une sorte de pudeur patriotique aux regards de l’étranger. Nous aussi, comme on le faisait à Venise, jetons un voile de deuil sur ces tableaux lugubres. Faisons le silence, sinon l’oubli. À quoi bon, d’ailleurs, revenir sur des scènes d’horreur et de pitié éternelles ? Il est trop tard. Ici même, il y a quelques années, le cri de l’indignation nationale a retenti dans un éloquent discours, le jour où l’Académie recevait un de ses élus qui s’était honoré par sa lutte contre une nouvelle Terreur ( 11). — Oui, il est trop tard. Quoi qu’on fasse, et malgré tout l’effort des passions encore frémissantes, le verdict de l’histoire est prononcé. L’humanité pardonne, c’est son devoir ; elle a des clients éternels, qui sont tous les malheureux. La politique oublie, c’est son droit ; elle a des clients momentanés, qui souvent même lui coûtent assez cher. Mais l’histoire n’a ni le devoir de pardonner, ni le droit d’oublier. Elle n’a pas de clients ; elle est juge suprême ; elle ne se laisse ni attendrir, ni intimider, ni corrompre. Elle est au-dessus des menaces furieuses et des vaines colères. Ce qu’elle a jugé est bien jugé, ce qu’elle a flétri restera flétri ; sa sentence est sans appel. Elle est la conscience de la France ; plus encore, elle est la conscience du genre humain.
En présence de tant de souvenirs contraires, devant le tableau des splendeurs d’une telle ville et de ses convulsions, l’esprit inquiet interroge l’avenir. On se demande, avec une sorte de curiosité irrésistible, à quelles destinées est réservé ce Paris dont l’image domine notre pensée, comme elle domine l’histoire de tant de siècles, avec le cortège de grandeurs et d’infortunes exceptionnelles que son nom résume. C’est la question que vous posez en terminant votre grand ouvrage. Mais qui pourrait deviner un pareil avenir ? Qui pourrait même s’en faire une idée ? Des prophètes trop sinistres à mon gré (vous en êtes), l’imagination tragiquement frappée par les derniers évènements, semblent craindre que Paris ne sombre un jour dans un cataclysme politique ou social. D’autres oracles, venus des régions scientifiques, pronostiquent, pour un avenir éloigné, il est vrai, le grand naufrage de Paris sous une invasion possible de l’Océan (12 ). Nous n’avons, à ce qu’il paraît, que l’embarras du choix entre les diverses façons de mourir. Mais, dût-on tenir compte de ces désagréables prophéties auxquelles je n’ai qu’une foi médiocre, une pensée du moins nous console. Vous avez raison de dire qu’il y a des villes, comme Athènes et Rome, qui ont des âmes immortelles.
J’accueille avec bonheur les nobles espérances où votre esprit se repose. Quel que soit le sort auquel Paris est réservé, qu’il meure demain ou dans vingt siècles, ou bien qu’il vive toujours jeune, comme je l’espère, dans la vigueur sans cesse renouvelée de ses forces, ce qu’il a donné à la science, à l’art, à la vraie liberté, ne sera pas détruit. La folie d’un jour ne prescrira pas contre les conquêtes de tant de siècles. Les témoins des âges futurs nous rendront cette justice ; ils attesteront qu’à toutes les époques de son histoire, à travers bien des défaillances et des aberrations momentanées, Paris s’est retrouvé toujours fidèle à son génie, le vaillant ouvrier de la civilisation. De lui aussi on peut dire que les idées qu’il a jetées dans le monde lui ont fait une âme immortelle ; cette âme ne peut pas périr, elle n’appartient pas seulement à une ville ni à un peuple, elle appartient à l’humanité.
2 Chants d’amour, I.
3 M. Gabriel Charmes, Cinq mois au Caire.
4 Le Nil, l’Égypte et la Nubie.
5 L’Égypte, par A. Rhoné, page 204
6 Préface aux Chants modernes.
7 L’Attentat de Fieschi, etc.
8 Paris, ses organes et ses fonctions.
9 Essais, liv. III, chap. IX.
10 Les Convulsions de Paris.
11 Discours de M. Cuvillier-Fleury en réponse à M. John Lemoinne, séance du 2 mars 1876.
12 Causeries scientifiques de M. de Parville, 1875.