Réponse de M. le baron de Viel-Castel
directeur de l'Académie française
au discours de M. Jules Simon
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le samedi 22 juin 1876
PARIS PALAIS DE L'INSTITUT
Monsieur,
Le duc de Broglie racontait volontiers que lorsque M. de Rémusat, à peine âgé de vingt ans, fit son entrée dans le monde, frappé, moins encore de la rare distinction de ses premiers essais littéraires, que de l’abondance, de la délicatesse, de l’éclat des idées qu’il prodiguait dans sa conversation, il crut voir en lui le chef futur de la génération nouvelle, si riche déjà en promesses qui ne devaient pas tarder à devenir des réalités.
En comprenant, du premier coup d’œil, que cet adolescent, encore inconnu, devait être un des plus brillants ornements du siècle alors commençant, M. de Broglie donnait une preuve non équivoque de cette profonde connaissance des hommes dont ses écrits renferment l’incontestable témoignage, mais qui n’a peut-être pas été complètement appréciée de son vivant, parce qu’il aimait peu à développer de vive voix ses jugements et ses opinions.
Oui, c’était, sans aucun doute, un grand esprit que celui de M. de Rémusat, et il ne pouvait manquer de jouer un rôle considérable dans un temps qui a été, avant tout, le règne de l’intelligence. Si, cependant, il n’a pas atteint cette prééminence absolue que M. de Broglie avait cru pouvoir présager, si quelques-uns de ses contemporains, en bien petit nombre, ont laissé des traces plus profondes, non pas peut-être dans le champ de la pensée, mais dans celui de l’action, où faut-il chercher la cause de cette infériorité relative ?
Cette cause, je crois la trouver, je ne dirai pas dans la supériorité de son esprit, ce serait un paradoxe, mais dans la nature de cette supériorité.
Les esprits du premier ordre se divisent en quelque sorte en deux familles. Les uns, appelés à l’action par une énergie naturelle qui, suivant la belle expression de M. Royer-Collard, constitue la partie divine de l’art de gouverner, comprennent sans doute toutes les idées, sans cela, ce ne seraient pas des esprits du premier ordre ; mais, dans la lutte qu’ils soutiennent pour assurer la victoire de celles qu’ils préfèrent, ils s’y attachent avec une ardeur passionnée qui, tôt ou tard, se transforme en irritation contre celles qui y sont opposées. Comme un peu d’injustice se mêle toujours à l’irritation, ils finissent par juger avec une sévérité excessive le système dont ils se sont constitués les adversaires ; ils ne savent plus même y discerner ce qu’il peut renfermer, dans les détails, de bon, de vrai, d’utile, leur intelligence perdant ainsi en étendue, en lucidité, ce qu’elle gagne en vigueur et en puissance. À bien peu d’exceptions près, c’est le sort de tous les hommes d’État, même des plus éminents, et il n’y a pas lieu de s’en étonner : l’imperfection est le lot de l’humanité, et la grandeur de certaines qualités dans un individu est presque nécessairement compensée par des lacunes proportionnées à d’autres égards.
D’autres hommes, que leur organisation morale et intellectuelle a prédestinés au culte de la pensée, tourmentés du désir de connaître la vérité en toute chose, ne s’arrêtent, dans leur ardente poursuite, que lorsqu’il leur est démontré qu’ils ont atteint les limites assignées aux facultés humaines, et même alors ils ne s’arrêtent qu’à regret. Sans se l’avouer peut-être, ils courent après l’absolu, ils le cherchent dans les institutions comme dans les idées. Quoique leur raison leur dise que la perfection n’existe pas sur la terre, la sagacité avec laquelle ils aperçoivent, là même où le bien leur semble dominer, le mal, l’imparfait à côté de ce bien, ne leur permet guère de s’y attacher avec l’ardeur, l’activité infatigable qui sont les premières conditions du succès, D’un autre côté, la même disposition leur fait découvrir, dans ce qui d’abord leur a semblé être le mal et l’erreur, des lueurs, des parcelles de vérité ; ils essayent de les en dégager, et ils finissent par se persuader que tout le bien n’étant pas d’un côté ni tout le mal de l’autre, il ne faut s’abandonner entièrement à aucun des deux courants opposés, ce qui, évidemment, les rend moins propres à l’action.
Il est bon, il est utile, il est presque nécessaire, pour la grandeur d’un pays, que ces deux classes d’esprits s’y rencontrent simultanément, les uns pour élaborer et propager les idées et les vues d’améliorations en tout genre, les autres pour les appliquer lorsque le temps les a mûries et les a rendues opportunes. Ai-je besoin de dire à laquelle de ces deux catégories appartenait M. de Rémusat ? Il ne lui appartenait pas, d’ailleurs, d’une manière tellement exclusive qu’il ne lui ait été donné de prendre une part active et quelquefois brillante aux mouvements de la politique.
Dévoué du fond du cœur à la cause de la liberté, il l’a défendue par ses écrits dans un temps où son âge et les institutions alors en vigueur ne lui ouvraient pas un autre champ de bataille. Membre plus tard de nos assemblées législatives, bien qu’une réserve qui s’explique par la timidité naturelle aux esprits délicats, à ceux qui éprouvent pour le lieu commun et pour tout ce qui y ressemble une répugnance peut-être exagérée l’ait empêché d’aborder souvent la tribune, il a exercé dans ces assemblées une influence qui eût été plus grande, sans aucun doute, s’il avait possédé à un plus haut degré l’art de ménager les caractères et les esprits médiocres, toujours en majorité dans les grandes réunions. Tantôt au pouvoir ou dans les rangs des champions du pouvoir, tantôt dans ceux de l’opposition, mais ne poussant jamais à l’extrême les systèmes et les théories qu’il soutenait, on peut dire que ses déviations de la ligne politique qu’il avait d’abord suivie ont été plus apparentes que réelles. Comme vous le reconnaissez loyalement, ses préférences étaient pour la monarchie constitutionnelle. Il la regardait comme le gouvernement le plus capable de fonder la liberté, de garantir l’égalité. Il l’aima longtemps de cet amour convaincu, passionné que nous éprouvions presque tous pour elle en 1830 et que de cruels désenchantements devaient étouffer ou singulièrement affaiblir chez un bon nombre d’entre nous. Lorsqu’il vit succomber en quelques heures une combinaison qu’il avait crue si conforme aux principes et si appropriée à nos besoins, il en éprouva autant de surprise que de regret ; mais, toujours fidèle au culte de la liberté, il chercha pour elle d’autres garanties.
Dans le cours de sa longue carrière, il a été deux fois appelé aux fonctions ministérielles. Sous le règne du roi Louis-Philippe, il a dirigé le département de l’intérieur, trop peu de temps pour donner la mesure complète de son aptitude à des occupations si nouvelles pour lui et, en apparence au moins, si peu conformes à ses goûts et à ses habitudes, assez longtemps cependant pour qu’on pût juger que, par la richesse et la souplesse de son esprit, il était capable de se prêter à l’accomplissement des devoirs les plus variés. Plus de trente ans après, arrivé à un âge où, si l’on n’est pas possédé d’une bien forte ambition, on ne pense guère à rentrer dans la vie publique après en avoir été exclu pendant un quart de siècle, il ne fallut rien moins que les instances réitérées d’une illustre amitié pour le décider à accepter le portefeuille des affaires étrangères. L’étendue de ses connaissances, la pénétration, la délicatesse, la finesse de son esprit, l’élégance, la courtoisie de ses manières, et aussi un talent littéraire qui, sans être une condition absolue de la capacité diplomatique, en fortifie plus qu’on ne croit les autres éléments, semblaient le désigner pour la tâche qu’on lui confiait, tâche toujours délicate et difficile, mais qui, en ce moment, l’était plus qu’à aucune autre époque. Je ne répéterai pas ce que vous avez si bien dit sur l’état déplorable où la France était alors réduite, sur ces négociations laborieuses dont l’histoire est encore couverte d’un voile que vous avez discrètement soulevé, et qui eurent pour résultat de hâter la libération de notre territoire. La part si considérable que M. de Rémusat eut à ce résultat suffirait à elle seule pour honorer à jamais sa mémoire.
Faut-il croire qu’en perdant bientôt après la haute position qu’on avait eu tant de peine à lui faire accepter, M. de Rémusat n’a éprouvé aucun regret, qu’il s’est félicité de retrouver les loisirs de la vie privée, dont il avait toujours su tirer un si bon parti ? Non, Monsieur. Une telle indifférence, surtout dans les circonstances où se trouvait alors la France, n’aurait pas été digne de lui. Un bon citoyen peut, pour mille motifs parfaitement avouables, quelquefois même dignes d’éloges, hésiter à s’engager dans les luttes de la politique, à y mêler son existence ; mais une fois qu’il y a consenti, une fois que, porté par son parti au premier rang des défenseurs de la cause qu’il considère comme celle de la justice et de l’intérêt public, il a entrepris de la faire triompher, il serait inexcusable s’il se résignait trop facilement à être vaincu avec elle. Je ne sais pas, mais j’affirme, par cela même que j’ai une haute estime pour le caractère de M. de Rémusat, j’affirme qu’il a vivement ressenti l’événement qui a amené sa retraite et qui l’a arrêté dans le développement d’une politique que lui et ses amis croyaient conforme au bien du pays.
Mais ses regrets n’étaient certainement pas ceux qu’éprouvent la plupart des hommes qui, arrachés par quelque accident aux travaux et aux émotions de la vie publique, ne peuvent s’en consoler, parce qu’il se produit en eux un vide qu’ils ne savent comment combler, et qui les livre à un insupportable ennui. Il avait déjà connu, et d’une manière plus complète encore, ces loisirs de la retraite succédant à une existence brillamment active. Il avait cherché, il avait trouvé dans des études variées, dans la philosophie surtout, objet de ses plus chères prédilections, dirai-je une distraction ? non, ce mot ne rendrait pas bien ma pensée, le sens n’en est pas assez sérieux, mais une consolation, une occupation complétement assortie à ses goûts, à ses penchants intimes, qui, sans le rendre insensible aux vicissitudes de la politique au point de vue de l’intérêt public, ne lui laissait pour ainsi dire, en ce qui le concernait personnellement, rien à souhaiter, et le disposait peu à désirer l’occasion de descendre de nouveau dans l’arène. C’était après avoir une première fois, en 1840, quitté les fonctions ministérielles, c’était plus tard, après son exil, et lorsque rien ne permettait de prévoir que la vie publique pût se rouvrir pour lui, c’était alors qu’il avait écrit la plupart des beaux ouvrages que vous venez, Monsieur, d’analyser avec tant de justesse et de goût.
La philosophie, je le disais tout à l’heure, était son étude de prédilection. On la retrouve partout dans ses écrits, soit sous la forme didactique, soit sous la forme de l’histoire ou du drame.
Vous avez si bien parlé de ces diverses compositions, vous avez si parfaitement caractérisé les mérites de profondeur ingénieuse, de grâce, d’élégance qui en sont les traits distinctifs, que sur tous ces points vous ne m’avez rien laissé à dire. Tout au plus me hasarderai-je à ajouter que si quelques-unes n’ont pas eu auprès de la masse des lecteurs ce succès de vogue et de popularité obtenu souvent par des œuvres bien frivoles, c’est que l’abondance, la multiplicité des points de vue qui y sont développés exigent, pour être bien compris, un degré d’application dont peu de personnes sont capables ; c’est qu’au milieu de toute cette richesse, les esprits paresseux peuvent parfois regretter que l’auteur ne leur indique pas suffisamment quels sont les points culminants sur lesquels doit surtout se porter leur attention ; c’est qu’en exposant tous les côtés d’une question, quelquefois, à force d’impartialité, il n’indique pas assez ses préférences et laisse ainsi dans une incertitude pénible ceux, en trop grand nombre, qui, peu capables de se former par eux-mêmes une opinion, ont besoin de trouver un guide qui leur en présente les éléments tout préparés.
À plus d’un titre, Monsieur, vous aviez une sorte de droit à succéder, dans cette enceinte, à M. de Rémusat pour y rendre un digne hommage à sa mémoire. Vous avez occupé comme lui, et vous occupez encore, une place importante dans la politique. Comme lui, vous avez de bonne heure le goût passionné de la philosophie.
Un de vos premiers ouvrages, celui qui commença à appeler sur vous les regards du public, c’est votre belle Histoire de l’école d’Alexandrie. Le sujet en est ardu, obscur, d’un intérêt puissant. Il est difficile de ne pas éprouver une vive sympathie pour ces grands esprits qui, se vouant tout entiers à la contemplation des perfections de la divinité, ne se sont égarés que parce qu’ils n’ont pas su, dans leur ardente poursuite de la vérité, s’arrêter à temps et comprendre que l’intelligence humaine a des limites qu’il ne lui est pas donné de dépasser. La création leur paraissant, non sans raison, un mystère impénétrable, ils ont substitué à ce mystère une autre conception plus impénétrable encore s’il est possible : celle de l’émanation, qui semblait combler l’intervalle entre Dieu et le monde, mais à laquelle ils n’ont pu donner une apparence de consistance qu’à l’aide d’hypothèses purement arbitraires, de véritables chimères puisées dans leur seule imagination. Tout en reconnaissant ce qu’il y a de noble et d’élevé dans l’œuvre des Plotin et des Proclus, votre ferme bon sens a fait justice des écarts et des inconséquences qui, entre les mains de plusieurs de leurs disciples, ont peu à peu transformé leur doctrine en un véritable charlatanisme fondé sur les pratiques de la théurgie et de la magie. Vous avez très-bien expliqué en quoi cette doctrine, avant d’être ainsi dénaturée, se rapprochait du christianisme, en quoi elle en différait, et vous avez démontré victorieusement que, d’une part, elle n’en est pas sortie, que, de l’autre, elle n’a pas contribué à sa formation ni même à ses progrès, et que, malgré des points de ressemblance assez considérables pour faire illusion à des esprits prévenus, les différences sont trop essentielles pour admettre la possibilité d’une origine commune.
Je ne vous dirai pas, Monsieur, que les deux volumes dans lesquels vous examinez ces graves et profondes questions sont d’une lecture facile. En pareille matière, un tel éloge pourrait paraître équivoque : il supposerait quelque chose de superficiel. Ce que je puis affirmer d’après ma propre expérience, c’est qu’une intelligence moyenne, médiocrement versée dans les sciences philosophiques, peut, en lisant votre livre avec quelque application, y puiser une instruction solide, j’ajouterais y trouver un véritable plaisir si cette expression convenait au genre de satisfaction sérieuse que cette lecture peut et doit donner.
Votre livre de la Religion naturelle n’exige pas, pour être compris, un semblable effort des facultés intellectuelles. C’est l’exposé, le résumé lucide, fait avec une méthode et dans un style excellents, de tous les arguments qui prouvent l’existence de la Providence et l’immortalité de l’âme, en déduisant de ces deux vérités premières la nécessité, sous peine d’ingratitude, d’adorer, d’aimer le Dieu à qui nous devons tout, de nous entretenir dans cette adoration par un culte formel et de pratiquer le devoir pour être fidèle à sa loi. On est frappé, en vous lisant, de l’identité presque absolue qui existe entre les dogmes de la religion chrétienne et les convictions auxquelles la plupart des grands esprits sont arrivés par la seule force de la raison.
Il est pourtant un point sur lequel je vous demanderai la permission de ne pas être de votre avis. Il s’agit de la prière. Vous la recommandez comme un devoir envers Dieu et comme la satisfaction d’un besoin de l’âme ; mais vous ajoutez que, pour peu qu’on réfléchisse aux perfections infinies de la divinité, il est impossible d’admettre que l’intercession d’un être aussi faible et aussi imprévoyant que l’homme puisse la déterminer à changer quelque chose à ce qu’elle a une fois voulu ; que si elle modifiait sa volonté, elle ne serait pas immuable, elle tomberait comme nous dans le mouvement et dans le temps ; que si la résolution qu’elle avait prise d’abord était la meilleure, en la changeant elle ferait moins bien, elle se diminuerait ; que, dans le cas contraire, ce serait nous qui l’éclairerions, qui améliorerions ses desseins, de telle sorte que Dieu se trouverait n’être plus qu’un ouvrier imparfait.
Peut-être, Monsieur, y a-t-il de ma part quelque témérité à entrer en lice avec vous sur une question de cette nature, mais c’est moins une objection que je vous présente qu’un éclaircissement que je me permets de vous demander. Cette contradiction que vous signalez entre l’immutabilité de la volonté divine et l’efficacité de la prière n’est-elle pas, après tout, analogue ou même identique à celle qui semble exister entre la prescience infaillible de la Providence et la liberté humaine ? Cependant, comme tous les philosophes spiritualistes, vous admettez la coexistence de cette prescience et de cette liberté tout en reconnaissant que c’est là un de ces mystères qu’il ne nous est pas donné de comprendre ; vous l’admettez, dis-je, parce que, pour la nier, il faudrait nier aussi soit la perfection divine, soit la liberté de la conscience humaine. Pourquoi ne pas étendre le bénéfice de cet aveu d’impuissance de notre intelligence à la difficulté presque identique, je le répète, qui s’élève au sujet des effets de la prière ? Vous ne défendez pas, vous recommandez même de demander à Dieu la force, la résignation, la vertu. Vous pensez donc que nos prières peuvent les obtenir. Mais ne sont-ce pas là des événements de l’ordre moral soumis, comme les événements de l’ordre matériel, à la loi de la prescience divine ? Nous avons beau faire, nous nous trouvons toujours en présence d’un problème redoutable, insoluble pour le raisonnement, mais non pas pour le bon sens qui, sans aspirer à tout comprendre, nous dit que, pour ne pas tomber dans le désespoir, nous devons croire à la fois à la toute-puissance, à l’omniscience, à la prescience de Dieu et à la liberté de l’homme, liberté qui n’existerait pas si elle était d’avance enchaînée par une sorte de fatalité.
Je me suis arrêté un peu longuement, Monsieur, sur cette question. Mon excuse, c’est que, dans nos temps si troublés, alors que les plus hautes et les plus fortes intelligences sont assaillies et tourmentées par tant de doutes, on ne saurait trop se préoccuper de chercher des appuis aux grandes et salutaires croyances ; c’est que j’ai toujours vu une des preuves les plus convaincantes de l’existence de la Providence dans cet instinct irrésistible qui, quels que soient les sentiments et les idées habituels d’un homme, le pousse à implorer le secours du Tout-Puissant, soit au moment d’un grand péril, soit sous l’influence d’une tristesse profonde, soit encore, et surtout, ce qui est bien digne d’attention, dans un de ces instants de vive félicité qui se rencontrent à deux ou à trois reprises pendant le cours d’une longue existence. Il semble qu’alors accablés, effrayés de notre bonheur même parce que nous sentons que le moindre accident peut, d’un moment à l’autre, le remplacer par la douleur la plus amère, nous éprouvions le besoin impérieux d’implorer l’assistance du souverain Maître de l’Univers. Cet instinct si puissant et si bienfaisant ne serait-il pas dangereusement ébranlé par ce qui tendrait à restreindre l’idée de l’efficacité possible de la prière ?
Si, faute peut-être de vous avoir bien compris, je me suis cru obligé de faire cette réserve en exprimant l’admiration que m’inspire votre livre sur la Religion naturelle, celui que vous avez écrit sur le Devoir me paraît, je suis heureux de le dire, mériter une approbation absolue. Vous y démontrez, avec autant de logique que d’éloquence, que le devoir ne repose ni sur l’utilité, même comprise au sens le plus large et le plus élevé, ni sur la sympathie, ni sur aucune des conceptions subtiles et ingénieuses que les sophistes de tous les âges ont successivement inventées, mais que, comme tout ce qui est vraiment grand et beau, il existe par lui-même, c’est-à-dire que, se confondant avec le sentiment de la justice, il nous vient directement de Dieu qui l’a gravé dans le cœur de l’homme où les passions ont pu en défigurer les traits sans jamais les effacer tout à fait.
Dans la Liberté de conscience, véritable traité rempli d’informations et de faits très-habilement condensés, vous exposez tous les obstacles qu’une idée qui nous paraît aujourd’hui si simple, si évidente, a eu successivement à surmonter pour se faire accepter. Vous faites ressortir ce qui manque encore à cette liberté, même dans les pays où le principe en est admis sans contestation. En thèse absolue, vous avez parfaitement raison de signaler et de déplorer ces lacunes ; vous êtes dans votre rôle de philosophe, de propagateur de la vérité, vous indiquez un but vers lequel on doit tendre sans cesse, même avec la presque-certitude de ne jamais l’atteindre. Mais vous comprenez certainement que cette perfection théorique, à supposer qu’elle puisse être réalisée quelque part, n’est pas compatible avec tous les degrés de civilisation, avec toutes les formes d’organisation sociale, qu’en religion comme en politique, comme en toute chose, la liberté peut exister dans une proportion suffisante sans arriver à cette perfection, et qu’un trop grand empressement à l’obtenir pourrait avoir pour effet de provoquer des réactions en sens contraire. Mes convictions à cet égard m’empêchent de m’associer à la réprobation dont vous frappez le régime des concordats. Il est possible qu’ils ne soient pas indispensables dans les pays nouveaux, sans traditions, où la diversité et l’extrême subdivision des croyances religieuses maintiennent entre elles une égalité qui les oblige à la tolérance et empêche qu’aucune ne puisse acquérir, en dehors du domaine purement spirituel, un ascendant dangereux ou embarrassant pour l’État. Dans notre vieille Europe, au contraire, en dépit des objections d’une logique abstraite, les concordats, c’est-à-dire des accords fondés sur des concessions réciproques du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel, sont, je le crois, le meilleur moyen d’assurer le respect des droits de l’un et de l’autre et de maintenir la paix publique. Je me trompe peut-être, mais il me semble que l’expérience est loin de condamner cette manière de voir, et que la fameuse doctrine de la séparation de l’Église et de l’État, de l’Église libre dans l’État libre, acceptée il y a quelques années avec enthousiasme par des opinions opposées qui l’interprétaient dans des sens bien différents, a beaucoup perdu de son crédit depuis qu’on s’est aperçu de ce malentendu.
Je me permets de penser que les idées généreuses et élevées que vous développez dans vos écrits sur la liberté civile, la liberté politique et la liberté d’enseignement ne sont pas exemptes, non plus, de ces tendances absolues qui sont presque un devoir de la part d’un philosophe, mais qui se heurtent trop souvent contre les difficultés de la pratique. Ces écrits datent, d’ailleurs, pour la plupart, d’un temps où les excès de la liberté ne paraissaient pas être ceux qu’on avait le plus à redouter, et les meilleurs esprits sont presque inévitablement entraînés à se porter, même avec un peu d’excès, à la défense de la cause qui se trouve pour le moment la plus menacée.
Il est une partie de votre œuvre sur laquelle je me félicite de me trouver avec vous dans l’accord le plus complet. C’est celle qui a trait au sort de la classe pauvre et aux moyens de l’améliorer. Je fais surtout allusion à votre livre sur l’Ouvrière, qui a obtenu un si grand et si légitime succès. La lecture en est très-attachante. Il renferme, sur la situation des ouvriers, et plus spécialement de ceux de Paris, sur leurs souffrances, que l’on exagère, mais dont on ne saurait nier la réalité, des détails du plus vif intérêt qui, en faisant justice de déclamations, de théories insensées, montrent clairement où est le mal et dans quelle mesure, par quels moyens on peut espérer, non pas de le guérir radicalement, mais de l’atténuer beaucoup. Ce que j’y admire surtout, c’est le courage avec lequel vous dites à tous la vérité, rendant justice aux efforts, aux sacrifices que font les patrons pour améliorer le sort des compagnons de leurs travaux sans dissimuler ce qu’il leur reste encore à faire ; prouvant aux ouvriers que pour beaucoup d’entre eux, non pas pour tous sans doute, la misère est le résultat de leurs désordres, et qu’aussi longtemps qu’ils ne changeront pas leur manière de vivre, rien de ce qu’on tentera en leur faveur ne pourra avoir d’efficacité leur faisant comprendre, d’ailleurs, par le simple exposé des faits, que, dans l’état actuel de la société, même modifiée par toutes les réformes qu’une imagination tant soit peu raisonnable peut concevoir, il existe, à la suppression absolue de la misère, des obstacles qu’il ne dépend de personne de faire disparaître ; que, par exemple, le travail des femmes et des enfants dans les manufactures, ce fléau de la famille, ce principe de tant de vices et d’immoralités, ne pourrait être interdit en France sans condamner à mourir de faim un grand nombre de ceux qu’on y soustrairait et, en même temps, sans mettre notre industrie hors d’état de soutenir la concurrence de l’industrie étrangère. Ce sont là des vérités qui saisissent fortement l’esprit de vos lecteurs et qui, si elles pouvaient pénétrer dans celui de tous les ouvriers y dissiperaient bien des préventions et des haines en même temps qu’elles y feraient naître de sages et viriles résolutions.
Je viens d’analyser ceux de vos ouvrages qui m’ont paru le plus dignes d’attention, soit par leur mérite intrinsèque, soit par l’importance des sujets qui y sont traités et parce qu’ils donnent, plus que d’autres, une idée juste et précise du but habituel de vos études et de vos travaux. Je ne poursuivrai pas l’énumération de vos autres écrits. Ils forment un vaste ensemble sur lequel planent constamment deux pensées principales, celle du progrès et du perfectionnement de l’esprit humain et celle de l’amélioration du sort des classes indigentes. Ils contiennent une masse prodigieuse de faits, de renseignements statistiques, d’observations, classés et exposés avec cette clarté, cette netteté, cette précision qui, en semblable matière, sont les qualités essentielles de la composition et du style. De telles œuvres auxquelles, depuis longtemps déjà, vous avez dû votre admission dans une autre classe de l’Institut devaient vous conduire tôt ou tard à l’Académie française qui s’est toujours fait un honneur d’ouvrir ses rangs aux représentants les plus éminents de toutes les branches de l’intelligence. Vous aviez, d’ailleurs, à ses suffrages un autre titre qui, à lui seul, aurait suffi puisque les grands orateurs ont aussi leur place marquée dans cette enceinte. De l’aveu de tous, vous êtes un des premiers parmi les successeurs de ces princes de la tribune qui, pendant plus d’un demi-siècle, ont jeté tant d’éclat sur nos luttes politiques. Je n’ai pas eu le plaisir de vous entendre. Jadis auditeur assidu des grandes discussions parlementaires, l’éloignement, l’âge, la fatigue, d’autres causes encore m’empêchent depuis longtemps d’y assister ; mais, si je ne vous ai pas entendu, je vous ai lu, j’ai parlé de vous avec des hommes parfaitement capables de vous apprécier. Tous, à quelque opinion qu’ils appartinssent, se sont accordés à me dire que votre éloquence est merveilleusement appropriée à l’état actuel des esprits, que sans avoir ces élans, ces grands entraînements qui, à d’autres époques, produisaient des effets si puissants, mais que l’on qualifierait aujourd’hui de déclamation et qui n’exciteraient que la répulsion et la défiance, elle y supplée par la parfaite clarté de la pensée, par la noblesse, l’exactitude, la force de l’expression, que votre argumentation habile, souple et pressante est souvent presque irrésistible, que nul autre orateur, peut-être, ne possède à un degré aussi éminent l’art de l’insinuation, celui qui, par la modération de la forme, amène les adversaires à écouter patiemment des choses qui, autrement présentées, provoqueraient leurs réclamations et leurs murmures.
Je m’arrête ici, Monsieur. Je m’abstiendrai de vous suivre sur ce terrain de la politique militante où vous jouez depuis quelques années un rôle si considérable. Deux motifs m’y déterminent. Je craindrais, en entrant sur ce terrain, de ne pas être toujours d’accord avec vous. Et puis, la politique, n’étant pas du ressort de l’Académie, ne peut être abordée directement en son nom que lorsque le temps écoulé en a fait de l’histoire. Le temps, sans doute, ne détruit pas, ne fait pas évanouir les opinions et les partis, et cela est fort heureux, car, s’il les détruisait, les sceptiques seraient autorisés à prétendre que ce ne sont que des illusions, des rêves de l’imagination. Il n’en est pas ainsi, ce sont les résultats naturels, nécessaires des lois de l’esprit humain qui, avec quelques variations, se reproduisent à toutes les époques et dans tous les pays. Mais, si le temps ne les détruit pas, il les transforme. Il sépare ce qu’il y a en eux d’essentiel, de réel, de permanent, de ce qui ne doit être considéré que comme des accidents transitoires enfantés par les circonstances du moment. À la lumière qu’il jette ainsi sur le passé, on juge mieux les faits et les hommes. L’impartialité devient possible et même facile. En Angleterre, il y a moins d’un siècle, lord Chatham, Pitt, Fox, Burke, d’autres encore, portés aux nues par leurs adhérents, étaient, de la part de leurs adversaires, l’objet des plus virulentes, des plus outrageantes attaques. Aujourd’hui tous les partis voient en eux l’honneur, la gloire du pays. De nos jours encore (je parle en vieillard, je n’en ai que trop le droit), de nos jours, M. Canning, sir Robert Peel, le duc de Wellington, malgré ses immenses et éclatants services, ont eu à subir les mêmes épreuves, et maintenant tout le monde rend hommage à leur mémoire. Je ne veux pas citer d’exemples domestiques, je ne prononcerai pas de noms français ; mais je me souviens d’avoir vu, dans ma jeunesse et dans mon âge mûr, l’esprit de parti prodiguer l’outrage à des hommes aujourd’hui admirés et vénérés par tous, même par les rares survivants de ceux qui les injuriaient ainsi et qui semblent l’avoir oublié. Quelle leçon de modération et d’équité si l’on pouvait, si l’on voulait l’entendre ! Je n’insiste pas. J’en ai dit assez pour faire comprendre que la politique, contemporaine n’est pas du domaine de l’Académie.
Faut-il en conclure que l’Académie ne doit en subir à aucun degré l’influence ? Non, Monsieur, cela n’est pas possible, je dirai plus, cela n’est pas désirable. Les grands intérêts de l’humanité, la politique comme la philosophie, comme la religion, se mêlent à tout, pénètrent partout. Si, à certaines époques, en certains pays, la littérature, surveillée avec un soin jaloux par des gouvernements peu éclairés, a paru échapper à ce contact, ce n’est qu’en tombant dans une insignifiance dont les plus tristes périodes du Bas-Empire et le XVIIe siècle dans l’Italie moderne offrent le triste exemple, en s’abaissant à des puérilités qui, bien loin d’exercer utilement l’activité des intelligences, achevaient de les énerver et les frappaient d’une incurable stérilité. Les lettres, en France, ne descendront jamais jusque-là : la vivacité, la souplesse de l’esprit national s’y opposent, et l’exemple du passé permet d’espérer qu’à travers bien des alternatives, son énergie naturelle réagira toujours à la longue contre tout ce qui tendrait à le comprimer.
Chacun de nous, arrivant dans cette enceinte avec des convictions personnelles, tient compte, sans doute, de ces convictions dans l’accomplissement de ses devoirs académiques. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment, appelés à faire un choix entre des candidats doués de mérites réels, mais dont les uns professent des doctrines que nous croyons saines et vraies, ce qui doit être à nos yeux un mérite de plus, tandis que les autres en sont les adversaires décidés, comment, dis-je, n’inclinerions-nous pas vers les premiers ? Comment, lorsque nous avons à décerner des encouragements et des récompenses à des œuvres littéraires, ne donnerions-nous pas la préférence à celles où le talent nous paraît uni à la justesse des idées ? Il est facile, je l’avoue, de glisser sur cette pente et d’arriver par là à une regrettable partialité. Si, par l’effet de dissentiments plus ou moins graves avec la majorité des membres de l’Académie, un écrivain vraiment éminent devait perdre l’espérance d’y être jamais admis, si des écrits dignes d’estime étaient exclus de nos concours parce que nous n’en approuverions pas toutes les parties, parce que, dans quelques passages, ils blesseraient nos susceptibilités, il y aurait abus, et ce ne serait pas l’Académie qui en souffrirait le moins ; mais le passé nous avertit que cet abus n’est pas à craindre : avec un peu de persévérance, tout homme d’une véritable valeur est à peu près assuré de venir s’asseoir au milieu de nous. Vainement, pour le nier, évoquerait-on le souvenir de certains morts illustres qui, comme on l’a dit d’un d’entre eux, manquent à notre gloire. Il serait facile d’établir que leur exclusion ou, pour mieux dire, leur non-admission, car la plupart ne se sont jamais présentés aux suffrages de nos prédécesseurs, s’explique, soit par des circonstances qui tenaient au temps et qui ne peuvent plus se reproduire, soit par une mort prématurée qui les a enlevés aux chances d’une élection prochaine.
J’ai dit dans quelle mesure l’Académie est accessible aux influences de la politique. Mais je me hâte d’ajouter que les relations qui s’établissent entre ses membres ne s’en ressentent en aucune façon. Si, comme nous l’espérons, vos autres occupations vous permettent d’assister souvent à nos séances, vous en serez bientôt convaincu. Je ne vous apprendrai rien en disant que, sur plus d’une question, des divergences assez graves existent entre vos idées et celles de plusieurs d’entre nous ; mais l’expérience nous a prouvé depuis longtemps que de telles divergences peuvent se concilier avec les liens de confraternité qui nous unissent en vertu de notre élection. J’avais souvent entendu dire que l’Académie était un salon, c’est-à-dire que les controverses n’y prenaient jamais le caractère de violence et d’intolérance qu’il est presque impossible d’éviter dans les assemblées plus nombreuses. Ce n’est pas dire assez, Monsieur. Dans les salons, si l’on n’a pas à craindre de voir les discussions dégénérer en luttes grossières et injurieuses, il arrive trop souvent encore qu’il s’y mêle de l’aigreur et de l’amertume. Depuis trois ans que je siège à l’Académie, je n’y ai rien vu de tel. La bienveillance, la courtoisie qui président à ses délibérations et aux entretiens qui les précèdent et les préparent dépassent tout ce que j’avais pu attendre. Chacun de nous, connaissant et respectant les opinions de ses confrères, évite soigneusement de les froisser alors même qu’il est obligé d’en contester sur quelque point l’application, et les occasions de conflits sont d’ailleurs d’autant plus rares que l’Académie, se renfermant scrupuleusement dans ses attributions, n’aborde qu’autant que cela est absolument nécessaire les questions qui peuvent mettre en relief d’inévitables désaccords.