M. le baron de Viel-Castel, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte Philippe de Ségur, y est venu prendre séance le jeudi 27 novembre 1873, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
De toutes les branches de la littérature, aucune en France n’avait été jusqu’à nos jours aussi peu cultivée que celle de l’histoire ou du moins ne l’avait été, à quelques brillantes exceptions près, avec aussi peu de succès ; aucune, peut-être, ne l’a été, depuis un demi-siècle, avec plus de supériorité et d’éclat.
Dira-t-on que c’est purement l’effet du hasard ? Le hasard n’est rien et n’explique rien. Ce qui est vrai, c’est que le développement des facultés historiques dans une nation tient à certaines conditions que ne comportent pas toutes les situations politiques et sociales. Un gouvernement absolu, ferme et régulier, un gouvernement qui, comme celui de Louis XIV, redoute et comprime les individualités puissantes et originales, et aux yeux duquel on est suspect pour peu qu’en matière politique, philosophique ou religieuse, on ait des vues, des idées à soi, un tel gouvernement peut sans doute ne pas être un obstacle à l’épanouissement de la poésie, d’une certaine éloquence et de la littérature proprement dite ; mais, sous un pareil régime, la grande histoire, l’histoire sérieuse, n’est pas possible. Et ce qui la rend impossible, ce n’est pas seulement l’absence de liberté pour les écrivains, c’est encore le secret qui enveloppe tous les actes de l’autorité, au moins dans leur principe, dans leurs préparatifs, et qui, dérobant aux esprits les plus éclairés le spectacle compliqué du drame politique, du jeu des passions et des caractères, condamne ceux qui, malgré tant de difficultés, osent essayer d’en tracer le tableau, à prendre souvent pour des vérités historiques de vagues et trompeuses théories. Les époques de liberté, même d’une liberté incomplète et troublée, les temps de révolution qui mettent à nu les ressorts de la politique et l’action des passions humaines et qui donnent aux caractères, aux talents extraordinaires la possibilité de se faire jour en dépit de tous les obstacles, ces époques sont incontestablement celles où l’on a le plus de chances de voir se former de véritables historiens.
Il est encore une autre condition, non pas indispensable, mais d’une grande efficacité : c’est que les hommes qui se vouent à cette tâche difficile, s’ils n’ont pas été mêlés personnellement aux affaires, aient approché ceux qui les dirigeaient, qu’ils les aient vus à l’œuvre, qu’ils aient pu étudier de près leurs mobiles et leurs procédés. Comme les passions et les facultés des hommes sont toujours les mêmes, la connaissance approfondie d’une époque, d’un pays, d’un gouvernement, d’un personnage considérable, suffit jusqu’à un certain point pour faire comprendre les époques, les pays, les gouvernements, les personnages qui en diffèrent le plus en apparence. Ce qui importe, c’est d’avoir vu la nature humaine en action, dans quelque carrière, dans quelque direction que cette action se soit exercée, soit dans les combats de la tribune, soit dans les travaux de l’administration ou de la diplomatie, soit même sur les champs de bataille, dans ces grandes guerres qui passionnent les peuples, qui élèvent et renversent les empires et changent la face du monde.
C’est de cette dernière école qu’était sorti, Messieurs, l’éminent historien que vous avez bien voulu m’appeler à remplacer parmi vous.
Le comte Philippe de Ségur appartenait à une de ces familles aristocratiques et militaires qui, sans répudier leurs glorieuses traditions, ont su de bonne heure les concilier avec les nécessités du temps. Son grand-père, le maréchal de Ségur, avait été ministre de la guerre pendant une grande partie du règne de Louis XVI, et les blessures dont il était couvert rendaient témoignage de sa vaillance. Son père, le comte de Ségur, chargé, bien jeune encore, d’importantes missions diplomatiques dans lesquelles il avait fait preuve d’habileté, auteur d’écrits historiques et politiques qui lui ouvrirent les portes de cette Académie, conseiller d’État, sénateur, grand dignitaire sous le premier Empire, pair de France sous la Restauration, était un homme d’une grande intelligence, qui, au commencement de la Révolution, en avait embrassé les généreux principes, et qui, à travers bien des vicissitudes, ne les a jamais abandonnés. Le vicomte de Ségur, second fils du maréchal, connu pour la grâce et l’élégance de son esprit, qui faisaient de lui un des ornements de la société de la fin du dernier siècle, en a laissé la trace dans des poésies légères conformes au goût de ce temps, si différent du nôtre.
Avec un pareil entourage, avec de tels appuis, une carrière facile et brillante semblait ouverte devant le jeune Philippe ; mais, avant qu’il eût atteint l’âge où il lui aurait été possible d’en profiter, l’ordre social qui contenait pour lui tant de promesses avait disparu. Il n’avait pas encore douze ans lorsque le 10 août inaugura le règne de la Terreur.
Par une exception peut-être unique dans ces circonstances si menaçantes pour quiconque avait occupé une position éminente sous la royauté, les membres de la famille de Ségur, au lieu de chercher un asile à l’étranger, restèrent sur le sol de la patrie. Cependant, pour se dérober au spectacle des horreurs dont la capitale de la France était alors le théâtre, ils se retirèrent à Châtenay, à trois lieues de Paris, dans une maison de campagne dont le comte de Ségur venait de faire l’acquisition et que Voltaire avait habitée.
Cette retraite ne pouvait les protéger longtemps. Bientôt le maréchal en fut arraché pour être conduit à la Force, où, au mépris de son âge et de ses glorieuses mutilations, il devait passer six mois dans un cachot, n’ayant pour lit qu’un matelas étendu sur une paille infecte. Par je ne sais quel caprice d’indulgence, son fils fut seulement mis aux arrêts dans sa demeure.
Les choses n’en seraient pas restées là, et le maréchal eût certainement porté sa tête sur l’échafaud, si le 9 thermidor n’était venu sauver les innombrables détenus qui attendaient le jour de leur comparution devant l’impitoyable tribunal. Mais, en retrouvant la liberté, ils ne retrouvèrent pas les moyens d’existence que leur avaient enlevés les lois de la Révolution et les brigandages de ses agents.
Pour échapper à la misère, le comte de Ségur avait dans ses talents et dans la culture de son esprit des ressources que n’avaient malheureusement pas tous ses compagnons d’infortune. On le vit, avec une incroyable activité, se livrer aux travaux littéraires les plus variés : articles de journaux, pièces de théâtre, poésies légères, chansons ; enfin une histoire du règne du roi de Prusse Frédéric- Guillaume II, auprès de qui il avait un moment représenté la France, tels sont les écrits qu’il publia coup sur coup pendant les deux premières années du Directoire, alors qu’on se croyait enfin en possession d’un gouvernement régulier et à peu près libre.
Lorsqu’au 18 fructidor ce gouvernement rentra, autant que le lui permettaient sa faiblesse et les dispositions nouvelles des esprits, dans les voies de la Terreur, le comte de Ségur, qui s’était fait remarquer parmi les courageux champions de la liberté constitutionnelle, menacé d’être déporté, fut, pendant quelque temps, obligé de se cacher ; mais cette recrudescence de proscription dura peu, la Terreur était épuisée, bien que les désordres de l’anarchie ne le fussent pas encore, et, au bout de quelques mois, il put reprendre le cours de ses occupations littéraires, non sans quelque inquiétude de s’y voir de nouveau arraché.
Au milieu de ces alternatives, de ces alarmes sans cesse renaissantes, Philippe de Ségur arrivait peu à peu à l’âge d’homme. Dans cette maison de Châtenay qu’il continuait à habiter, il se trouvait souvent abandonné à lui-même. Les maîtres, les instituteurs qui avaient soigné son enfance, avaient disparu avec la fortune. Sauf les moments que son père, absorbé par tant d’autres soins indispensables, pouvait de temps en temps employer à l’instruire, c’était en lui-même qu’il devait chercher les moyens de former, d’éclairer son esprit. Un caractère, une intelligence médiocres, eussent succombé sous les effets d’un tel régime. Pour une nature supérieure, ce pouvait être, au contraire, le principe d’un développement énergique et original.
À quinze ans, le jeune Philippe n’avait encore reçu aucun enseignement régulier. Un livre de littérature légère lui tomba alors entre les mains. Bien que ce livre n’eût pas une grande valeur, il le dévora, il s’en enivra en quelque sorte, à tel point qu’il ne pouvait en parler qu’avec des transports d’enthousiasme. De ce livre il passa à d’autres qui excitèrent en lui les mêmes ravissements ; il en perdait le sommeil, il les apprenait par cœur. Après avoir, en moins de deux ans, lu et commenté, entre autres ouvrages, ceux de Montesquieu, de la Rochefoucauld, la République de Platon, le Contrat social de Rousseau, le Cours de littérature, de la Harpe, dont la vogue était alors si grande, il crut pouvoir se livrer lui-même à la composition ; il écrivit plusieurs essais dans différents genres, et aussi des comédies, dont l’une fut représentée avec assez de succès pour qu’il en retirât un bénéfice de 1,500 francs, somme considérable pour cette époque, et qui procura à sa famille une ressource précieuse.
Doué d’une âme ardente et passionnée, d’un esprit vif et sagace, mais manquant absolument de guide et de direction, il errait au hasard dans le champ illimité des opinions et des idées ; tantôt ironique et sceptique avec Voltaire, tantôt, pour employer ses expressions, chrétien avec Bossuet, se laissant même entraîner au mysticisme le plus exalté, et, pendant une année entière, n’aspirant qu’à la sainteté et même au martyre ; puis, rejeté par le contre-coup de ces exagérations loin du but vers lequel il tendait naguère, et tombant dans des accès de désespoir qui lui faisaient rêver le suicide. Dans d’autres moments, son oncle, le vicomte de Ségur, l’enlevant à sa solitude, le conduisait dans les salons où se réunissaient les débris de la brillante et spirituelle société de l’ancien régime ; il s’y ranimait par les succès de tous genres qu’obtenaient sa jeunesse, son esprit, les agréments de sa personne, et, toujours extrême dans les entraînements de son inexpérience, il s’abandonnait sans mesure à la passion de réaction monarchique qui régnait parmi ses nouveaux amis.
Cette situation ne pouvait durer. À dix-neuf ans il se trouvait sans occupations fixes, sans carrière, sans aucune ressource pour suppléer aux moyens d’existence que sa famille était hors d’état de lui fournir. Obligé d’aviser et de faire un choix, il s’était arrêté à une détermination singulière : il se proposait, non pas de prendre du service dans les armées de la République, la société aristocratique dont il avait épousé les préjugés ne le lui eût pas permis, mais de solliciter un emploi dans quelque administration, ce qui, à, ce qu’il paraît, aurait moins choqué ces préjugés.
Un matin, il se rendait de Châtenay à Paris, à travers champs, à pied, suivant son usage, tenant un bâton d’une main, de l’autre un paquet renfermant quelques hardes, et roulant dans son imagination quelqu’un des projets dont elle était sans cesse obsédée. Conformément aux prescriptions de ce temps de liberté, il avait dû présenter son passe-port à la barrière. Une émotion singulière qu’il remarqua dans les rues l’avertit qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. C’était le 18 brumaire. Se dirigeant vers les Tuileries, il y vit le général Bonaparte haranguant la garnison. Il vit un régiment de dragons, en magnifique tenue, en partir pour Saint-Cloud, où devait s’accomplir le coup d’État. À cet aspect les instincts guerriers qu’il avait hérités de ses ancêtres se réveillèrent : sa vocation était décidée. Ses scrupules personnels étaient vaincus ; mais ce n’était pas sans effroi qu’il pensait à la réprobation qui allait éclater contre lui dans la société où il passait sa vie, peut-être même dans sa famille. Ses angoisses étaient d’autant plus cruelles qu’elles n’avaient aucun confident ; il était en proie à une espèce de fièvre, et les jours qui suivirent furent au nombre des plus pénibles de sa vie.
Aucune hésitation ne se mêlait pourtant à cette espèce de torture. Le général Mathieu Dumas, ancien ami de son père, ayant été chargé par le premier consul d’organiser un corps de cavalerie composée d’une jeunesse d’élite qui s’armerait, s’équiperait, se monterait à ses frais, il alla se faire inscrire à l’Hôtel de ville où l’on recevait les engagements de ces volontaires. Son père, informé au dernier moment de sa résolution, l’avait approuvée. Quant au maréchal, il ne dissimula pas l’impression pénible qu’il en ressentait. Lorsque son petit-fils alla à Châtenay prendre congé de lui : « Vous venez, » lui dit-il d’un ton froid et calme, de manquer à tous les souvenirs de vos ancêtres, mais c’en est fait. Songez-y bien ! vous voilà maintenant enrôlé dans l’armée républicaine. Servez-y avec franchise et loyauté, car votre parti est pris, et il n’est plus temps d’y renoncer. » Puis, voyant les larmes que ce langage sévère arrachait au jeune Philippe, le vieux guerrier s’attendrit. Il le pressa contre son cœur du seul bras qui lui restait, et, lui remettant vingt louis qui étaient presque tout ce qu’il possédait en ce moment : « Voilà, » ajouta-t-il, « de quoi vous aider à compléter votre équipement ; allez, et du moins soutenez avec bravoure et fidélité, sous le drapeau qu’il vous a plu de choisir, le nom que vous portez et l’honneur de votre famille. »
Le nouveau volontaire de Bonaparte (c’est ainsi qu’on appela d’abord le corps dans lequel il s’était engagé) ne trouva pas dans les salons la même indulgence. Là il y eut contre lui un déchaînement de fureur : on l’accusait d’apostasie, de trahison. L’exagération même de ces qualifications injurieuses lui rendit la fermeté qu’il n’eût peut-être pas retrouvée aussi promptement en face de reproches plus mesurés. Opposant les invectives aux invectives, repoussant le dédain par le dédain, prenant enfin l’offensive et criant plus haut que ses adversaires, il jeta à ceux qui l’accusaient de trahir la royauté l’accusation de trahir eux-mêmes la patrie. Il s’efforça de rallier à la cause à laquelle il venait de s’attacher d’autres jeunes gens, appartenant comme lui à l’ancienne noblesse, et, en peu de temps, il réussit à faire quelques recrues dont les rangs se grossirent rapidement à mesure que le gouvernement consulaire, prenant plus de solidité, se dégagea des formes et de l’esprit révolutionnaires.
Une idée étrange s’était emparée de lui. Désirant concilier les principes qu’il avait jusqu’alors professés avec son nouvel état, il se persuadait que ses amis et lui, en entrant dans l’armée, parviendraient à en modifier l’esprit, à y introduire un élément aristocratique et royaliste qui préparerait à la France d’autres destinées. Par cet espoir chimérique, il apaisait certains scrupules qu’il n’avait pu encore étouffer complétement.
Promu, au bout de peu de mois, à une sous-lieutenance, c’est à Hohenlinden, dans l’armée de Moreau, qu’il entendit, pour la première fois, gronder le canon. Puis, il passa à l’armée des Grisons, comme aide de camp de Macdonald. Dans cette campagne, dont il devait plus tard publier le récit, on eut moins à lutter contre l’ennemi que contre les éléments, contre la difficulté de franchir, à travers des neiges et des glaces, des montagnes presque inaccessibles.
Placé ainsi sous les ordres et admis dans la familiarité de deux généraux connus pour leur esprit d’indépendance et pour l’antipathie que leur inspirait le despotisme naissant du premier consul, il acheva, à leur contact, de se dégager de ce qui lui restait encore de préventions exagérées contre l’ordre de choses qui avait remplacé l’ancien régime ; mais, par cela même qu’il se rapprochait des idées républicaines, il éprouvait une profonde aversion pour le nouveau dominateur de la France. Aussi, lorsque Napoléon, qui, dès lors, laissait voir un penchant bien significatif à s’entourer de rejetons de l’ancienne aristocratie, lui fit proposer de l’attacher à son état-major particulier, il ne fallut rien moins, pour surmonter sa répugnance à accepter ce témoignage d’une haute faveur, que l’autorité de son père.
À partir de ce moment, l’existence de Philippe de Ségur se trouva liée intimement à celle de l’homme qui, pendant quinze ans, devait être le maître de la France et presque de l’Europe. Vivant dans son intimité, comblé des témoignages de sa confiance et de sa bienveillance, tantôt chargé de veiller à la garde de sa personne, tantôt employé par lui dans des missions délicates où il fit preuve, malgré sa jeunesse et son inexpérience, d’habileté et de sagacité, l’accompagnant sur tous les champs de bataille, il était impossible qu’il ne subît pas le charme et l’ascendant que ce merveilleux génie exerçait sur ceux qui l’approchaient. Ses anciennes préventions firent bientôt place à un dévouement dans lequel une affection sincère se mêlait à l’admiration la plus enthousiaste.
Disons pourtant, à l’honneur de M. de Ségur, que cette admiration ne prit jamais, comme chez d’autres serviteurs de l’Empire, le caractère de l’idolâtrie, et qu’il conserva toujours la liberté de son jugement sur les actes dont il était le témoin. Le meurtre du duc d’Enghien lui inspira une si douloureuse indignation qu’il voulut donner sa démission. Pendant trois jours, il persista dans cette résolution, à la quelle il ne renonça que sur les instances de son père, suivant en cela l’exemple de la France et de l’Europe entière, qui, d’abord saisies d’horreur par la sanglante tragédie de Vincennes, semblèrent l’avoir oubliée lorsque le premier consul, devenu empereur, eut par de hauts faits, presque sans exemple, élevé un édifice de gloire et de puissance qui semblait défier la fortune.
Raconter en détail la vie de Philippe de Ségur pendant cette époque, ce serait faire l’histoire militaire de l’Empire. Dans un temps si fécond en exploits héroïques, il se fit remarquer par des traits d’une si incroyable audace qu’ils rappellent parfois les aventures les plus invraisemblables des romans de la chevalerie. En présence du danger, il se trouvait comme dans son élément. On était obligé de l’avertir que son devoir n’était pas de le chercher, de le braver pour sa satisfaction personnelle, mais d’attendre et d’exécuter les ordres de l’Empereur.
Tel il se montra à Ulm, à Austerlitz, en Calabre, à Iéna et dans cent autres batailles. S’il n’assista pas à celles d’Eylau et de Friedland, c’est que, blessé, fait prisonnier et presque massacré en poursuivant, à travers les forêts de la Pologne, un détachement de Cosaques, il avait été emmené dans l’intérieur de la Russie, où la liberté de son langage et son refus de donner au général ennemi des informations sur les forces et la position de l’armée française l’exposèrent à de mauvais traitements et même à des dangers sérieux. Délivré par la paix de Tilsitt, on le vit l’année suivante en Espagne où commençait cette odieuse et funeste guerre qui devait porter le premier coup à la puissance jusqu’alors irrésistible de l’Empereur. À Somo Sierra, Napoléon, qui venait de disperser les armées espagnoles, s’étonnant de trouver, presque aux portes de Madrid, quelques milliers de soldats ennemis retranchés, avec une nombreuse artillerie, dans ce formidable défilé, lui ordonna, dans son impatience, de se mettre à la tête de l’escadron de lanciers polonais de service auprès de sa personne et d’enlever de front la position. Cet ordre était insensé, les généraux les plus intrépides en déclaraient l’exécution impossible. M. de Ségur était de leur avis, mais il ne crut pas qu’à son âge, et dans son grade encore subalterne, il lui convînt de faire entendre des représentations : il se précipita à l’assaut. En un moment, sur les quatre-vingts hommes qu’il y conduisait, soixante étaient tués ou blessés. Lui-même était emporté presque mourant, atteint près du cœur d’une balle qui l’avait mis à découvert, au côté droit d’une autre qui avait pénétré dans ses entrailles, et d’une troisième à la cuisse droite. On le croyait perdu. L’Empereur, en lui conférant le grade de colonel, pensait ne lui accorder qu’une dernière consolation. Lui seul ne désespérait pas. En exigeant qu’on le saignât, bien qu’on s’y fût d’abord refusé, parce qu’on était convaincu qu’il n’avait plus la force de supporter cette opération, il réussit à sauver une vie qui devait encore tant se prolonger.
Dès qu’il put être transporté, on le ramena en France. L’Empereur le chargea de présenter au Corps législatif les drapeaux conquis en Espagne, mais il se passa plus d’une année avant qu’il fût assez rétabli pour s’acquitter de cette commission. À plus forte raison, et à son bien plus grand regret, se trouva-t-il hors d’état de paraître sur les champs de bataille d’Eckmühl, d’Essling et de Wagram.
Élevé, à trente et un ans, au grade de général de brigade, il ne quitta pas Napoléon pendant la campagne de Russie. Il eut, par conséquent, moins à souffrir du froid et de la faim que la plupart de ses compagnons d’armes, et, malgré l’état de faiblesse où, après quatre ans de convalescence, le laissaient encore ses blessures de Somo Sierra, il put supporter les terribles épreuves de cette cruelle expédition. Mais lorsque l’Empereur, vers la fin de la retraite, eut quitté l’armée avec tous les autres officiers généraux attachés à son service personnel, lorsque les rigueurs croissantes du plus épouvantable hiver eurent achevé de dissoudre les restes de cette armée, M. de Ségur, privé de sommeil et de nourriture, tomba dans un tel état d’épuisement et de découragement qu’à plusieurs reprises, il se crut sur le point de mourir : une fois, entre autres, son cheval s’étant abattu sous lui, la force lui manquant pour se relever et plusieurs soldats, dont il, avait imploré le secours, ayant passé outre sans lui répondre, il allait périr, enseveli sous la neige, si un gendarme d’élite ne se fût arrêté pour lui tendre la main.
Comme il touchait au terme de cette désastreuse retraite, l’annonce d’un grand malheur de famille acheva de l’accabler. Il passa plusieurs mois à Paris, dans une profonde solitude. Lorsqu’il put assez dominer sa douleur pour penser à ce qui y était étranger, il venait d’être nommé gouverneur des pages, ce qui l’appelait à remplir habituellement auprès de l’Empereur les fonctions d’aide de camp. Il aurait voulu le suivre comme tel dans la campagne de Saxe, mais il dut se résigner à un service moins actif, quoique non moins difficile. Pour suppléer à l’insuffisance de notre cavalerie, presque anéantie en Russie, l’Empereur venait de décréter la formation de quatre régiments de gardes d’honneur, composés chacun de 2,500 ou 3,000 hommes pris dans les classes supérieures ou aisées de la société, obligés de s’équiper à leurs frais, et à qui, en dédommagement de ce sacrifice, on assurait, avec tous les avantages dont jouissait la vieille garde, le grade d’officier, après un an de service. Quatre officiers généraux étaient chargés de l’organisation et du commandement de ces régiments ou plutôt de ces divisions. M. de Ségur était du nombre. La tâche qu’on lui imposait n’était rien moins que facile. Les cadres étaient tellement épuisés qu’il eut grand’peine à se procurer le concours de deux officiers et de quatre sous-officiers de l’armée pour instruire ces jeunes soldats, pour les façonner à la vie militaire. Grâce à l’intelligence, à la bonne volonté de la plupart d’entre eux, il y réussit au-delà de toute espérance ; mais il avait à surmonter une difficulté plus grande encore. Les contrées dans lesquelles se recrutait son régiment étaient précisément les provinces de l’Ouest, dans lesquelles les souvenirs des luttes de la Vendée étaient si récents. Déjà les émissaires des Bourbons s’y livraient à un travail ardent de prosélytisme, et, parmi les jeunes gentilshommes rassemblés sous les ordres de M. de Ségur, un grand nombre étaient disposés à y céder. Tout en leur laissant voir qu’il ne se faisait aucune illusion sur leurs sentiments, il ne craignit pas de leur témoigner une généreuse confiance, de faire appel à leur honneur, à leur patriotisme, et cet appel fut entendu. Il ne prévint pourtant pas quelques complots obscurs, aggravés par la maladroite intervention de la police. Il y eut même une échauffourée, dans laquelle un jeune écervelé tira sur M. de Ségur, presque à bout portant, deux coups de pistolet, qui ne lui firent heureusement que de légères contusions ; mais, par la fermeté de son attitude plus que par l’emploi de la force, il contint ces mouvements, il en arrêta le retentissement, et, malgré la sévérité avec laquelle l’Empereur était disposé à réprimer de semblables tentatives, il trouva moyen d’empêcher qu’elles n’attirassent sur les coupables les châtiments qu’ils avaient mérités.
Lorsqu’il eut enfin terminé l’organisation d’un corps dont il avait successivement dirigé les escadrons vers l’Allemagne à mesure qu’il les avait mis en état de tenir la campagne, lorsqu’il put aller, de sa personne, en prendre le commandement, la sanglante défaite de Leipzig venait de rejeter sur la rive gauche du Rhin les débris de l’armée française.
Pendant la première partie de l’hiver suivant, avec son régiment et quelques autres forces qu’on y avait réunies, il défendit la ligne du Rhin, du fort Vauban à Germersheim ; mais bientôt les armées de la coalition européenne, franchissant cette barrière, débordèrent et repoussèrent dans l’intérieur de la France les faibles corps qui leur étaient opposés, et dont le typhus venait encore d’éclaircir les rangs. Alors commença cette immortelle campagne de Champagne dans laquelle Napoléon réussit, pendant plus de deux mois, avec une poignée d’hommes, à arrêter un ennemi immensément supérieur en nombre et put, à plusieurs reprises, se flatter de l’espérance d’avoir reconquis l’ascendant de la victoire. À Montmirail, et sur tant d’autres champs de bataille dont le nom ne périra pas, M. de Ségur combattit à la tête de ses gardes d’honneur. À la reprise de Reims, il pénétra le premier dans la ville, attaquant audacieusement a un corps russe huit fois plus nombreux que le sien ; mais, mal soutenu par ceux qui devaient le suivre, entouré, blessé au bras, désarçonné par un coup de baïonnette, abattu par un autre, renversé dans un fossé, ce ne fut qu’à force de courage, d’adresse et de présence d’esprit qu’il échappa à la mort et à la captivité.
Réduit par ses blessures à la nécessité de quitter l’armée et de se réfugier dans Paris, l’approche des coalisés, enfin victorieux, l’obligea peu de temps après à en sortir. Rencontrant sur la route d’Épernon un grand nombre de ses gardes blessés comme lui ou démontés, il les réunit et les dirigea sur Tours, leur promettant des chevaux et des armes. Ces braves gens, se pressant autour de lui, le saluèrent de leurs acclamations et lui promirent, de leur côté, de ne pas manquer au rendez-vous. Arrivé à Tours, il employa l’argent qu’il put se procurer à les armer, à les équiper, et les rallia à un dépôt de la vieille garde. Mais presque aussitôt on apprit qu’une contre-révolution venait de s’opérer à Paris, que le Sénat avait proclamé la déchéance de l’Empereur et rappelé au trône la dynastie des Bourbons. Déjà le préfet et quelques-uns des chefs militaires proposaient de reconnaître le nouveau gouvernement et de prendre la cocarde blanche. Bien que les sentiments personnels d’un bon nombre des soldats de M. de Ségur inclinassent dans ce sens, il réussit, non-seulement à les empêcher d’abandonner leur drapeau, mais à maintenir dans Tours l’autorité impériale jusqu’au moment où l’abdication de Napoléon permit aux consciences les plus scrupuleuses de s’associer au mouvement qui entraînait la France entière vers la restauration de l’ancienne dynastie.
Ce ne fut qu’alors qu’il envoya au gouvernement provisoire l’acte de sa soumission. Il était conçu en termes dont la dignité fière contrastait assez avec le ton d’autres actes analogues pour qu’on n’ait pas jugé à propos de le publier en entier dans le journal officiel. Ce n’était pas sans une douleur profonde que M. de Ségur voyait tomber l’édifice impérial. Son dévouement à la personne de Napoléon n’en était pas la seule cause ; l’humiliation, l’amoindrissement de la France, naguère si grande et si puissante, l’atteinte portée à sa gloire militaire, le malheur de tant de milliers d’officiers réformés, mis à la retraite et souffrant cruellement d’une inaction qui les réduisait à la misère, les prétentions arrogantes des émigrés et d’une foule de jeunes gens qui, appelés sans avoir jamais servi, à des postes élevés dans les cadres réduits de l’armée, en excluaient par le fait de leur présence ceux qui, pendant vingt ans, avaient versé leur sang pour le pays, la défaveur jetée, non-seulement sur les excès de la Révolution et de l’Empire, mais sur tous leurs actes et leurs établissements, ces résultats presque inévitables d’une contre-révolution ne pouvaient manquer de blesser M. de Ségur, de lui inspirer des sentiments peu favorables, sinon à la royauté elle-même au moins à sa cour et à son entourage. Ses brillants services, appuyés par sa naissance et par ses alliances, lui eussent facilement assuré, sous ce régime, un traitement favorable, mais il avait l’âme trop fière et trop d’indépendance pour se prêter à une de ces métamorphoses dont on vit alors tant d’exemples. Le maréchal Berthier, nommé capitaine d’une des compagnies des gardes du corps de Louis XVIII, lui ayant offert de la commander sous lui, il refusa ce poste de faveur de même qu’il devait refuser plus tard une place de gentilhomme de la chambre ; mais le maréchal Ney, à qui on avait donné le commandement de la cavalerie de la vieille garde, conservée sous un autre nom, lui ayant proposé d’être son chef d’état-major, il accepta une position qui le maintenait au centre, au foyer de tant de glorieux souvenirs, au milieu de ces guerriers intrépides, dont il avait partagé les travaux et les périls, et sous un chef héroïque, objet depuis longtemps de son admiration et de son affection.
Peu de mois avaient suffi pour changer les dispositions de la nation qui, par lassitude de la guerre, par besoin absolu de repos, avait d’abord accueilli avec une joie presque unanime le retour des Bourbons. L’ancienne armée, surtout, était exaspérée. Déjà des complots que l’on a cru longtemps avoir préparé la catastrophe du 20 mars, mais qui tendaient à un tout autre but, se tramaient, même parmi ceux des chefs de cette armée que le gouvernement royal avait maintenus en activité.
Lorsque Napoléon eut ressaisi pour un moment le pouvoir qu’il avait abdiqué moins d’un an auparavant, lorsque le père de M. de Ségur eut repris ses fonctions dans la cour impériale et accepté une place dans la nouvelle chambre des pairs, il ne reprit pas lui-même auprès de l’Empereur le service intime dont il avait si longtemps été chargé. Ce qu’il désirait, c’était d’être admis à combattre la nouvelle invasion dont la France était menacée. On lui fit d’abord espérer le commandement d’une brigade de cavalerie, mais l’Empereur, changeant ensuite d’avis, le nomma chef d’état-major des forces destinées à la défense de la capitale. Lorsque, après le désastre de Waterloo, les armées anglaise et prussienne étant arrivées sous les murs de Paris, l’impétueux Blücher fit, sur la rive gauche de la Seine, un mouvement qui, en le séparant des Anglais, l’exposait à être accablé par l’armée du maréchal Davout, M. de Ségur aurait voulu qu’on profitât de l’occasion pour infliger à notre vieil ennemi un échec qui aurait honoré nos armes, mais qui, en présence des masses énormes s’avançant contre nous de toutes les extrémités de l’Europe, ne pouvait exercer aucune influence sur l’issue définitive de la guerre et aurait provoqué de terribles vengeances. Des conseils plus prudents prévalurent, Paris ouvrit ses portes, Louis XVIII remonta sur son trône.
On sait ce que fut d’abord cette seconde restauration, ce que la France eut à souffrir et de la part de l’étranger, et par l’effet des ressentiments, des haines implacables dont les Cent-Jours avaient laissé dans les esprits le déplorable germe. Le père de M. de Ségur, exclu de la chambre des pairs, se trouva réduit, comme sous le Directoire, à chercher des moyens d’existence dans son talent littéraire. Philippe de Ségur n’avait rien fait qui pût attirer sur lui les rigueurs du pouvoir, mais le spectacle des malheurs publics, le triomphe, les emportements du parti de l’ancien régime, la proscription d’un grand nombre de ses compagnons d’armes, les uns fusillés, les autres emprisonnés, exilés ou fugitifs, c’était plus qu’il n’en fallait pour le jeter dans une sorte de désespoir. La condamnation du maréchal Ney excita surtout en lui une douloureuse indignation.
Son irritation ne l’égara pourtant pas jusqu’à le faire entrer dans les nombreuses conjurations qui signalèrent les premières années de la Restauration et où l’on voyait réunis, par un scandaleux assemblage, les serviteurs fanatiques du despotisme impérial et les partisans non moins fanatiques de la démocratie révolutionnaire. Le souvenir qu’il conservait des horreurs de la Révolution et l’aversion profonde qui lui en était restée pour les désordres populaires auraient suffi pour le préserver de pareils écarts.
Lorsque de meilleurs jours commencèrent à luire pour la France, lorsque l’illustre Gouvion Saint-Cyr, chargé du ministère de la guerre, entreprit de donner une armée au pays en rappelant à l’activité un grand nombre d’anciens militaires éloignés depuis trois ans du service, M. de Ségur consentit, non sans avoir un peu hésité, à faire partie du corps d’état-major créé à cette époque ; il travailla activement à son organisation et accepta les fonctions de membre du comité et d’inspecteur de l’école. Mais, plus tard, le maréchal Oudinot, commandant d’un des corps de l’armée qui, sous les ordres du duc d’Angoulême, allait entrer en Espagne pour y renverser le gouvernement des Cortès, lui ayant offert de le prendre pour son chef d’état-major il s’y refusa absolument.
D’où provenait cette répugnance à rentrer dans la carrière de sa jeunesse et à laisser ainsi enchaîner sa liberté ? Plus d’une cause pouvait y contribuer, mais il en est une qui, je crois, dominait toutes les autres. Il avait conçu un projet dont l’accomplissement exigeait à la fois le libre emploi de son temps et la pleine disposition de toutes les facultés de son esprit ; il voulait élever un monument au souvenir des luttes héroïques au milieu desquelles s’était écoulée la première partie de sa vie. Après avoir mûrement délibéré sur le choix de l’époque particulière qu’il entreprendrait de raconter, il se décida pour l’épisode le plus dramatique de cette longue épopée, pour la campagne de Russie.
Ce n’est pas à la légère qu’il se jeta dans cette grande entreprise qui occupa sept années de son existence. Bien que, par sa position auprès de l’Empereur, il eût été, autant ou plus que personne, en mesure de bien connaître, dans leur ensemble et dans leurs détails, les incidents et les péripéties de cette mémorable campagne, il voulut recueillir les témoignages de tous ceux dont les souvenirs pouvaient compléter ses informations. Craignant, malgré les essais littéraires qu’il avait publiés jadis, de ne pas être suffisamment préparé pour une composition de cette nature et de cette importance, il s’appliqua à l’étude systématique des principes de la langue française et s’exerça à écrire dans les journaux. Il lut et relut successivement, pour y chercher des modèles, les historiens célèbres de l’antiquité et ceux des temps modernes ; ces derniers, pour la plupart, l’inspirèrent peu, mais il en fut autrement de Salluste, de Tite-Live et aussi de Bossuet et de Montesquieu. « Je m’échauffais, » dit-il dans ses mémoires, « au génie de ces grands hommes sans toutefois oser commencer moi-même. Je n’étais pas entièrement satisfait ; je cherchais toujours, j’espérais trouver un guide plus en rapport avec mon sentiment intime, lorsque enfin Tacite, que j’avais seul oublié, me revient à la mémoire ! À cette lecture, saisi, transporté d’enthousiasme, je reconnus le type de perfection que j’avais rêvé ; je criai de ravissement : Voilà mon œuvre ! Mais quelle entreprise ! Ressusciter de notre passé la plus remarquable époque, la transmettre toute pleine de chaleur, de couleur et de vie à l’avenir, l’immortaliser ! Inspirer enfin dans deux mille ans ce qu’après vingt siècles nous fait éprouver Tacite ! Telle fut cependant le but que j’envisageai et l’essai que j’osai tenter. Ainsi décidé, honteux du temps que j’avais perdu, je pris en aversion toute lecture à mes amis des morceaux choisis que je composais. Je méprisai, comme une puérile et dangereuse faiblesse, ce besoin vaniteux d’applaudissements partiels et de louanges éphémères... Je crus même devoir, quelque maître en histoire que fût mon père, ne pas recourir à ses conseils... Je me décidai à ne plus m’en rapporter qu’à moi-même et à moi seul, à n’en appeler de moi dans le feu de la composition qu’à moi plus calme le lendemain, le surlendemain et cent fois encore... Seul avec mon œuvre, j’en devins jaloux, je concentrai sans distraction sur elle tout le feu des pensées qu’elle m’inspirait... Cette œuvre s’empara de moi si souverainement que, bon gré mal gré, et pendant sept à huit ans, rêveries, sensations diverses, conversations, lectures, même en apparence les plus étrangères à mon sujet, je lui rapportai tout. »
J’abrége à regret, Messieurs, cette citation qui peint en traits si vifs et l’esprit et l’âme de l’écrivain, et nous initie d’une manière si intime aux procédés de sa composition.
Lorsque le livre qui lui avait coûté tant de travail fut enfin achevé, ce ne fut pas sans un grand effort qu’il prit sur lui de le livrer à la publicité. Les conseils de son père n’auraient pas suffi pour l’y déterminer ; il se défiait de l’indulgence paternelle. Il ne fallut rien moins que l’intervention du comte Daru, que personne ne pouvait soupçonner de complaisance dans ses appréciations et qui lui donna l’assurance que cette publication lui ouvrirait les portes de l’Académie française.
Encouragé par cette affirmation, ce n’était pourtant pas sans de cruelles angoisses qu’il attendait la grande épreuve. Telle était son agitation que, le jour de la mise en vente, désespérant de dominer son trouble, il se retira à la campagne, d’où il ne revint qu’au bout de quarante-huit heures. On peut juger de sa joie lorsqu’il apprit qu’en deux jours, la première édition de son ouvrage, tirée à 3,000 exemplaires, s’était trouvée épuisée, qu’une seconde édition de 4,000 allait paraître, et qu’on en préparait deux autres d’un nombre égal.
Ceux d’entre nous, Messieurs, dont les souvenirs peuvent se reporter à un demi-siècle n’oublieront jamais quel fut l’éclat de ce succès. Les circonstances étaient devenues favorables à une semblable publication. Bien peu d’années auparavant, alors que les ressentiments que le régime impérial avait laissés dans une grande partie de la nation étaient dans toute leur force, alors qu’il existait encore un parti qui espérait le rétablissement de ce régime et y travaillait de tous ses efforts, l’accueil fait à un livre qui célébrait les gloires de la grande armée eût été moins unanime ; mais le temps avait marché ; Napoléon mort ne semblait plus appartenir qu’à l’histoire, personne ou presque personne alors ne croyait qu’il y eût un avenir pour sa dynastie et ne pensait à se mettre en garde contre cet avenir. Par une réaction naturelle, ceux qui naguère le jugeaient avec la rigueur la plus extrême, devenus plus équitables, mêlaient au blâme dont ils continuaient à frapper un grand nombre de ses actes un juste tribut d’admiration pour son génie et une certaine sympathie pour ses infortunes. La jeunesse surtout se livrait avec entraînement, avec exagération à ce courant nouveau, sans s’apercevoir de ce qu’il avait de contradictoire avec l’amour de la liberté dont elle était possédée. Quant aux survivants des armées de l’Empire, à ceux surtout qui, retirés de la vie active, ne se nourrissaient en quelque sorte que du souvenir de leurs faits d’armes, de leurs souffrances héroïques, est-il besoin de dire de quelle joie, de quel orgueil ils se sentirent pénétrés à l’aspect du monument qu’on venait de leur élever ? Vainement quelques adorateurs fanatiques de Napoléon, indignés de ce que M. de Ségur avait osé présenter l’affaiblissement de la santé de leur empereur comme une des causes de nos désastres, firent entendre de bruyantes réclamations. Elles se perdirent au milieu des témoignages de l’approbation générale.
Ces récits vifs, rapides, pittoresques, mettant sous les yeux du lecteur, dans un style qui rappelle parfois la concision et l’énergie de Tacite, les lieux, les événements et les personnages, ces tableaux si vivants des actes les plus héroïques et des plus effroyables souffrances que présente l’histoire, constituaient un modèle historique du genre le plus élevé et d’une telle nature que nous ne possédions rien qu’on pût y comparer. Aujourd’hui que le goût littéraire s’est beaucoup modifié, et qu’une certaine sécheresse a remplacé ce qui nous restait encore alors de l’emphase du siècle précédent, des esprits difficiles, tout en rendant justice aux grandes qualités de talent et de style de M. de Ségur, peuvent lui reprocher, dans quelques passages, un peu de pompe déclamatoire. Il y a cinquante ans, on n’en était pas frappé, et, si on l’eût remarqué, on n’y eût pas trouvé un sujet de blâme.
De toutes parts arrivaient à M. de Ségur les témoignages les moins équivoques de l’enthousiasme, le mot n’est pas trop fort, dont son livre était l’objet. Il en est un auquel il ne pouvait guère s’attendre, et auquel il fut particulièrement sensible. Bien qu’étranger à la cour, il s’était fait la loi d’aller une fois par an rendre au roi, chef de l’armée, son hommage militaire. Le 1er janvier, il se trouvait, suivant sa coutume, aux Tuileries, dans le salon de la Paix.
« J’attendais là, » dit-il, « appuyé contre une console, quand madame la Dauphine, s’approchant et s’arrêtant subitement, attacha sur moi un si triste et si long regard qu’elle semblait avoir oublié l’assemblée nombreuse qui l’entourait. Évidemment émue, elle parut plusieurs fois au moment de m’interpeller ; puis, l’arrivée du roi l’ayant entraînée, elle disparut. Jusque-là.... cette princesse m’avait accueilli avec une telle expression de mécontentement que je m’étais cru le droit de cesser de m’y exposer. Surpris de ce changement, j’en demandai l’explication à l’une des personnes de sa cour. Quoi ! ne le savez-vous pas ? me répondit-elle. Ignorez-vous qu’en lisant votre récit sur l’infortuné prince de la Moskowa pendant la retraite, elle s’est écriée à plusieurs reprises : Mon Dieu ! pourquoi ignorions-nous tout cela ? Que d’héroïsme ! Pourquoi M. de Ségur n’a-t-il pas publié plus tôt son livre ! Il eût sauvé la vie au maréchal Ney. »
Les trois ou quatre années qui suivirent la publication de l’Histoire de la grande armée pendant la campagne de Russie furent pour M. de Ségur, il le déclare dans ses Mémoires, une période de bonheur. Il ne se laissait pourtant pas enivrer par son triomphe. Déjà plusieurs membres de l’Académie française l’invitaient à se mettre sur les rangs pour la plus prochaine élection ; il s’y refusa. Monter ainsi, d’un premier bond, au fauteuil académique pour un seul ouvrage, par le hasard d’une heureuse inspiration, peut-être passagère, sans avoir fait preuve d’être un véritable homme de lettres par le succès d’un second ouvrage judicieusement pensé, fortement et purement écrit, c’eût été, selon sa conscience, un événement de surprise, une usurpation. J’emprunte ses propres expressions, qui font tant d’honneur à son bon sens et à sa modestie. Il se remit donc à l’œuvre.
Bien des années auparavant, après sa captivité en Russie et pendant que ses blessures de Somo Sierra le retenaient à Paris dans une inaction forcée, il avait entrepris, sur l’histoire de l’empire russe avant Pierre le Grand, un travail dans lequel il s’était proposé, dit-il, de se rendre une raison claire, nette et sincère du développement de ce grand empire. Ce travail, qui lui coûta quatre années de recherches, de méditations et de corrections, il l’avait emporté avec lui dans l’expédition de Moscou, et il avait eu le bonheur de ne pas le perdre dans les désastres de la retraite. Il le reprit, le remania de fond en comble, le compléta à l’aide de nouveaux documents et en doubla presque l’étendue en y ajoutant le récit du règne de Pierre le Grand, dont il se croyait plus en mesure peut-être que les historiens ses devanciers de comprendre et d’apprécier le génie, ayant vécu auprès d’un colosse de même nature. De là sortit un livre singulier, remarquable surtout par la puissance de condensation qui y a rassemblé en un seul volume une masse de faits, de considérations, de jugements telle qu’il aurait semblé qu’un long ouvrage pourrait à peine en contenir l’indication sommaire. La physionomie si variée des diverses contrées dont se compose l’immense empire russe, les vicissitudes bizarres qui, après l’avoir porté, dès sa naissance, à un si haut degré de puissance qu’il y a mille ans il menaçait déjà Constantinople, l’ont ensuite soumis au joug humiliant des Tartares, l’ont retenu longtemps dans une profonde barbarie à côté de l’Europe civilisée, et l’ont enfin amené, après dix siècles, au degré de grandeur où nous le voyons aujourd’hui, le caractère original de sa population, également étrangère à l’Europe et à l’Asie, l’habileté, l’énergie, trop souvent là férocité presque fabuleuse des souverains qui ont préparé et élevé ce formidable édifice, tout cela est exposé par M. de Ségur avec une vigueur, une intelligence, une profondeur de sens politique et moral dont il serait difficile de donner une juste idée à ceux qui n’ont pas lu son livre. Pour cette œuvre, qui, m’a-t-on assuré, était son œuvre de prédilection, on comprendra qu’il ait essayé de s’approprier la langue de Tacite. Peut-être n’a-t-il pas toujours assez tenu compte de l’impossibilité d’en transporter complétement le génie dans un idiome si différent, à bien des égards, de celui des Latins.
Un ouvrage de cette nature ne pouvait obtenir la popularité qui s’était attachée à l’Histoire de la campagne de Russie. Les esprits sérieux et capables d’une attention soutenue étaient seuls en état de l’apprécier. Aussi n’eut-il, au dire de M. de Ségur lui-même, qu’un succès d’estime d’un public restreint et choisi. Il crut pourtant être désormais en mesure de céder, sans qu’on pût l’accuser de présomption, aux invitations qu’il avait reçues de se présenter au choix de l’Académie. Son concurrent était M. de Lamartine, dont il n’ignorait pas que la nomination était certaine, mais on lui fit entendre qu’en posant cette fois sa candidature, il assurerait son élection pour la prochaine vacance. Les choses se passèrent comme on le lui avait annoncé. M. de Lamartine fut nommé, et, le duc de Lévis étant presque aussitôt venu à mourir, ce fut M. de Ségur, son neveu, qu’on lui donna comme successeur par un vote unanime.
Quoiqu’il semblât qu’il ne pût guère douter de ce résultat, ce n’était pas sans émotion qu’il en attendait la nouvelle, et sa joie fut grande lorsque son père vint la lui apporter. C’était la première fois que l’Académie française voyait un père et un fils assis ensemble sur ses bancs. Depuis, Messieurs, nous en avons vu un second exemple, non moins justifié.
Un mois s’était à peine écoulé depuis que M. de Ségur avait été admis dans cette enceinte, lorsque parurent les fatales ordonnances qui devaient amener la chute du trône des Bourbons.
Bien qu’il n’eût jamais été attaché de cœur au gouvernement de la Restauration, l’aversion, l’horreur que le spectacle des atrocités de 1793 lui avaient laissées pour les mouvements populaires, l’amour de l’ordre, le respect de la loi, qui faisaient le fond de sa doctrine politique, ne lui permirent pas de s’associer à la joie que cette catastrophe fit éclater chez la plupart de ceux qui avaient conservé dans leur âme le culte de l’Empire. « Vous connaissez, » dit-il à M. Casimir Périer, « mes regrets pour le drapeau sous lequel j’ai combattu, mais la Charte, pour laquelle vous venez de vaincre, consacre le principe de la légitimité. C’est donc, bon gré mal gré, le duc de Bordeaux qu’elle proclame, si, comme vous le dites, Charles X et son fils sont devenus impossibles. » Lorsque M. Périer lui eut fait comprendre que, dans l’état des esprits, cette combinaison, qu’il avait vainement essayé pendant deux jours de faire prévaloir, n’était pas plus praticable que le maintien pur et simple de la royauté de Charles X, et qu’à grand’peine pourrait-on sauver la monarchie en appelant au trône le duc d’Orléans, il se rallia sans enthousiasme, mais avec une complète sincérité, à ce dernier moyen de salut, et la royauté nouvelle le compta, non pas au nombre de ses courtisans, mais parmi ses plus fidèles serviteurs. Une grande faveur s’attachait alors aux hommes qui, après s’être distingués dans les armées impériales, étaient restés plus ou moins à l’écart sous la Restauration. M. de Ségur fut élevé au grade de lieutenant général et, quelques années après, obtint la grand’croix de la Légion d’honneur.
Est-il besoin de dire que, dans la lutte qui ne tarda pas à s’engager entre ceux qui voulaient pousser plus loin la révolution et ceux qui s’efforçaient de la modérer, il prit place parmi ces derniers ? Ami de M. Périer et surtout de M. Guizot, avec qui il était lié depuis sa jeunesse, il les reconnut constamment pour ses guides en politique. Il fut du nombre de ceux qui décidèrent, non sans peine, M. Périer à accepter les fonctions de premier ministre, dans un moment où la démagogie déchaînée semblait sur le point de tout emporter. Bientôt après, M. Périer, dont le caractère énergique et la main puissante avaient, en quelques mois, retiré la France du précipice dans lequel elle commençait à être entraînée, voulant, par une nombreuse promotion, s’assurer dans la chambre des pairs une majorité en rapport avec les principes du gouvernement nouveau, le comprit dans cette promotion. Son premier mouvement fut de refuser. Étranger jusqu’alors à la vie politique, et ne se croyant pas les facultés nécessaires pour paraître avec avantage à la tribune, il craignait de s’engager, à cinquante ans passés, dans une carrière où il risquerait de compromettre le nom honorable qu’il s’était fait dans les armes et dans les lettres. Il allégua sa santé affaiblie, le peu d’utilité dont il serait au gouvernement dans les luttes oratoires. Mais M. Périer refusa de tenir compte de ces objections. « Il vous sied bien,» lui dit-il avec sa vivacité ordinaire, « il vous sied bien, à vous qui m’avez forcé à me jeter dans cette bagarre, de ne pas vouloir m’y suivre et de m’y abandonner ! Qu’est devenue cette promesse, alors donnée, d’accourir à mon appel ?... Je vous somme aujourd’hui de tenir parole. » — On ne résistait pas facilement à M. Périer ; M. de Ségur céda.
Tout étonné, dans sa modestie, de se trouver magistrat, législateur, membre du parlement sans avoir jamais été légiste, juge ni orateur, et croyant, pour employer ses expressions, avoir là trois éducations à faire et peut-être une à défaire, celle des camps, il ne se hâta pas de monter à la tribune. Peut-être ne se serait-il jamais décidé à y paraître sans l’indignation que lui inspira le réveil d’un des plus odieux souvenirs de la Révolution. Une loi de la Restauration avait ordonné un deuil général et une cérémonie expiatoire pour l’anniversaire du 21 janvier. Il y avait, dans les formes de cette commémoration, des détails excessifs qui paraissaient de nature à envenimer les ressentiments et les haines des partis. Toutes les opinions modérées s’accordaient à penser qu’il y avait lieu de modifier la loi de 1816 ; mais la Chambre des députés ne se borna pas à la modifier, elle en vota l’abrogation. Dans un moment où l’esprit des plus mauvais jours de la Révolution semblait se réveiller, où les noms de Robespierre, de Danton, de Marat étaient devenus des signes de ralliement pour une jeunesse égarée, où, à la Chambre des députés même, le régicide avait trouvé un apologiste, cette abrogation absolue n’était rien moins qu’une concession faite aux passions les plus perverses et les plus dangereuses. Aussi, lorsque la résolution de la Chambre élective arriva à la Chambre des pairs, M. de Ségur, obéissant tout à la fois à ses propres sentiments et aux encouragements d’un bon nombre de ses collègues, se détermina à prendre la parole. Dans un discours concis, vigoureux, qui exprimait éloquemment sa profonde horreur pour les excès révolutionnaires et son dégoût pour ceux qui reproduisaient le langage de ces temps affreux, il demanda le rejet du projet en discussion, ou plutôt l’adoption d’un amendement qui maintenait le principe de la loi de 1816 en en modifiant l’application. De bruyantes acclamations répondirent à cet appel. En descendant de la tribune, il reçut les félicitations d’un grand nombre de pairs, du président lui-même. La séance resta suspendue pendant un quart d’heure, et l’avis qu’il avait soutenu fut voté à une grande majorité. Une lutte s’établit entre les deux Chambres : deux fois encore la Chambre des députés vota l’abrogation pure et simple ; la Chambre des pairs finit par s’y résigner, mais en joignant à son vote une expression qui flétrissait le régicide et que la Chambre élective dut accepter à son tour. Cette transaction ne satisfit pas M. de Ségur, et, bien qu’il n’ignorât pas qu’une partie du ministère, que la cour même lui savaient mauvais gré de sa persévérance, il persista jusqu’à la fin à repousser la résolution qu’il avait si noblement combattue.
Malgré le succès oratoire qu’il venait d’obtenir, le considérant plutôt comme le résultat d’une inspiration heureuse et accidentelle que comme la preuve d’une véritable vocation, il résista aux excitations de ses amis politiques, qui s’étaient flattés de l’espérance de trouver en lui un champion habituel de la cause conservatrice, et, rentrant dans le cercle de la vie de famille et des travaux littéraires pour lesquels son goût s’augmentait avec l’âge, il s’arracha (c’est lui qui le dit) à l’histoire trop vive du jour pour se livrer à la composition d’une Histoire de Charles VIII, commencée depuis quelque temps déjà.
M. Périer était mort. Bientôt recommencèrent les complots, les insurrections, qu’il avait un moment domptés. Une presse effrénée soufflait le feu et s’acharnait particulièrement contre la Chambre des pairs, chargée de la tâche difficile de juger les conspirateurs. Un jour qu’elle avait dépassé toutes les bornes, le chancelier, s’approchant de M. de Ségur : « Vous vous êtes, » lui dit-il, « souvent et hautement déclaré contre la faiblesse du gouvernement supportant toutes les injures de la presse ; c’est pourquoi, dans cette circonstance, nous avons compté sur vous pour en provoquer la répression. » M. de Ségur répondit qu’il était prêt à prendre l’initiative, mais à condition qu’une fois entré dans cette voie on y persévérerait. Cette promesse obtenue, il dénonça à la Chambre un scandaleux article du principal organe du parti républicain, le National, dont le gérant fut, dès le lendemain, condamné à deux ans de prison et 10,000 francs d’amende.
M. de Ségur venait de s’exposer, non-seulement au ressentiment d’un parti violent, mais à celui de la presse tout entière. Il était alors sur le point de publier son Histoire de Charles VIII. Le lendemain du jour où il avait dénoncé le National, son éditeur accourut chez lui tout éperdu : « Bon Dieu ! qu’avez-vous fait ? » lui cria-t-il en l’abordant ; vous venez de tuer notre Charles VIII. Eh quoi ! la veille de la publication, soulever contre lui toute la presse ! Le voilà proscrit, mort-né ! Il ne s’en relèvera pas. » L’éditeur ne se trompait point. Tous les journaux, sans distinction d’opinion politique, parurent s’entendre pour se venger d’un homme qui avait osé s’attaquer à un d’entre eux ; tous, à l’exception du Journal des Débats, se refusèrent à annoncer son ouvrage, et la masse du public qui, en France plus qu’ailleurs, a besoin qu’on lui signale celles des productions de l’esprit qui méritent son attention, ignora qu’il venait de paraître un tableau vivant, animé, pittoresque, d’une des époques les plus intéressantes de notre histoire, celle de la fin du moyen âge et du commencement des temps modernes.
M. de Ségur n’était pas homme à se laisser décourager pour ce singulier résultat de ses patriotiques efforts. Partout où l’occasion s’offrait à lui de combattre, de flétrir l’esprit révolutionnaire, il la saisissait avec empressement. Chargé, comme directeur de l’Académie, de recevoir M. Guizot, qui venait d’être appelé à remplacer dans cette enceinte le comte de Tracy, il affecta, dans la réponse qu’il lui fit, de célébrer en lui l’homme d’État, le courageux champion de la cause conservatrice, à l’égal au moins du grand écrivain.
Les seules fonctions officielles que M. de Ségur ait remplies sous le gouvernement de Juillet en dehors des devoirs de la pairie, c’est une mission d’apparat dont l’objet était de complimenter le roi de Prusse Frédéric-Guillaume IV, à l’occasion de son avènement. Dans cette mission qu’il avait hésité à accepter parce qu’il avait un éloignement naturel pour la représentation et les cérémonies, il recueillit, sur l’état de la cour de Berlin, des informations qu’il a consignées dans ses Mémoires et qui n’en sont pas la partie la moins curieuse.
Ce qui, depuis bien des années, occupait ses loisirs, c’était la rédaction d’un long et important ouvrage qu’il ne voulait pas publier lui-même, mais qui, imprimé de son vivant, devait, voir le jour peu de semaines après sa mort. Le titre de cet ouvrage, Histoire et mémoires, en indique la double nature. Ce sont deux narrations qui, sans se confondre, alternent par grandes périodes, l’une retraçant l’histoire de Napoléon, l’autre la vie de M. de Ségur, et surtout la part qu’il a eue aux faits d’armes de l’Empire : système de composition assez singulier, qui entraîne quelquefois des répétitions, mais qui avait l’avantage de permettre à l’auteur d’exposer d’une manière complète les deux ordres de faits qu’il se proposait de raconter.
Comme il est facile de le concevoir, c’est la partie militaire qui domine dans cette histoire de Napoléon. La politique intérieure, n’y tient comparativement que peu de place ; mais, quant aux récits militaires, même après les admirables modèles que nous possédons dans ce genre, on les lit encore avec autant de plaisir que de profit. Les plans de campagne savants et compliqués de Napoléon, et aussi ses fautes, ses témérités, y sont exposés avec une précision, une clarté, une liberté d’esprit qui ont été rarement égalées. Ce qui me frappe plus encore peut-être dans cette histoire, c’est la manière dont les illustres lieutenants du grand empereur y sont caractérisés, non par des louanges vagues et banales, mais en traits fermes, concis, distincts, qui laissent dans les esprits l’image vivante et animée de leurs physionomies si diverses.
Ces mémoires, dans la pensée première de M. de Ségur, ne devaient pas s’étendre au-delà de la grande catastrophe de 1814. Plus tard, il se décida à les continuer, mais sur un plan différent. Laissant complétement de côté la forme régulière de l’histoire, il n’y raconte des événements publics que ceux auxquels il a été mêlé, et seulement au point de vue de la part qu’il y a prise. Le récit, plus simple, plus familier, plus personnel, n’en a peut-être que plus d’intérêt. On y trouve des détails curieux et, si je ne me trompe, jusqu’à présent inconnus sur certaines époques de la Restauration et du gouvernement de Juillet. Ils s’arrêtent à la veille de la révolution du 24 février.
Ce nouveau bouleversement, si inattendu, si peu justifié, ne pouvait être vu par M. de Ségur qu’avec une douleur égale à son indignation. Rejeté par son âge en dehors des rangs de l’armée, il prit place dans ceux de la garde nationale pour concourir à la répression des émeutes et des insurrections qui suivirent de si près la proclamation de la République et qui en préparèrent la chute en troublant, en menaçant tous les intérêts. Le coup d’État du 2 décembre, ou pour mieux dire le rétablissement de l’Empire, dont ce coup d’État fut le prélude, produisit sur lui une impression mêlée d’étonnement, de satisfaction et d’inquiétude. Par un sentiment trop naturel pour que, même en ne le partageant pas, on puisse lui en savoir mauvais gré, il se complaisait à voir renaître le gouvernement qu’il avait servi dans sa jeunesse avec un dévouement si passionné, à penser qu’en travaillant jadis à soutenir le grand édifice de l’Empire, en croyant que les destinées futures de la France y étaient attachées, il ne s’était pas trompé, et qu’en 1852, comme au 18 brumaire, c’était à la quatrième dynastie qu’il était réservé de sauver le pays de l’anarchie. Mais, d’un autre côté, considérant l’immense difficulté de la tâche imposée à l’Empire renaissant, dont la mission consistait, suivant lui, non-seulement à fonder l’ordre et la liberté, le pouvoir et le contrôle, le progrès moral et matériel, mais encore à reconquérir ce qu’il appelait nos frontières naturelles, il s’effrayait de l’insuffisance des hommes qui allaient se trouver aux prises avec de tels problèmes. Dans cette situation, tout en désapprouvant ceux de ses amis qui crurent devoir se mettre en état d’hostilité contre le gouvernement impérial, il profita du privilége de son âge pour ne pas s’associer à un ordre de choses dans lequel sa place semblait marquée : il refusa d’entrer au Sénat et ne parut pas même aux Tuileries.
Les soins d’une grande fortune due, principalement à son association intelligente à d’importantes entreprises industrielles, remplissaient une partie de ses loisirs. Vous savez, Messieurs, qu’une autre était consacrée à vos séances auxquelles, jusque dans les derniers temps de sa vie, il assistait avec une rare assiduité, et qui l’intéressaient vivement. Il ne se livrait plus à des travaux réguliers et suivis qui l’eussent trop fatigué ; mais son esprit, toujours actif, ne se serait pas accommodé d’un repos complet. Les grands problèmes de la destinée humaine, ceux de la morale, ceux de la politique, ne cessaient de l’occuper ; il cherchait à les résoudre, et ses méditations lui suggéraient des considérations ingénieuses, quelquefois profondes, exprimées souvent avec beaucoup de force et de bonheur dans des notes qui nous ont été conservées ou même dans des essais poétiques d’une valeur inégale, mais où l’on trouve de temps en temps d’énergiques inspirations.
L’existence et l’action constante de la Providence, l’immortalité, l’immatérialité de l’âme, étaient pour lui des vérités en dehors de toute contestation. Suivant lui, il n’y a pas de société possible sans patrie et sans religion. On naît dans sa patrie et dans sa religion, on ne les choisit pas. Nulle volonté, pas même la nôtre propre, ne peut contraindre notre conscience à approuver toutes les lois de l’une, à pratiquer toutes les croyances de l’autre ; mais, de même qu’il faut être soumis aux lois de son pays lors même qu’on ne les approuve pas, il faut se soumettre au culte de sa religion, même lorsque, parmi ces croyances, il en est que l’on ne partage pas. J’expose, Messieurs, je ne juge pas ces opinions, dont la dernière pourrait bien ne satisfaire ni les croyants, ni les philosophes. Je suis tenté de penser que M. de Ségur lui-même n’en était pas complétement satisfait lorsque je vois les efforts auxquels il se livre, dans quelques-uns des fragments qu’on nous a conservés, pour concilier la révélation avec la philosophie.
En morale, il croyait d’une manière absolue à la distinction du bien et du mal, ce qui est plus rare que bien des gens ne se l’imaginent, faute d’y avoir suffisamment réfléchi ; il n’admettait à cet égard aucun tempérament.
Sur la politique, ses idées étaient moins arrêtées. Porté par sa nature vers tout ce qui est grand, noble, élevé, conforme à la dignité humaine, ce qu’on est convenu d’appeler le gouvernement constitutionnel aurait sans doute obtenu ses préférences si le spectacle de tant de révolutions et de catastrophes ne lui eût inspiré des doutes sur la possibilité de l’établir solidement partout ailleurs qu’en Angleterre, où son existence est protégée par un ensemble de circonstances qui appartiennent exclusivement à ce pays. Il pensait, avec Tacite, qu’une telle forme de gouvernement n’est guère autre chose qu’une illusion brillante qui, même réalisée, ne pourrait subsister longtemps. Dans d’autres instants, il se demandait, avec l’expression du doute et du regret, si, dans un pays aussi profondément envahi que la France par l’esprit de démocratie égalitaire, un avenir plus ou moins prochain n’était pas réservé à la forme du gouvernement des États-Unis.
Il s’en fallait de beaucoup, pourtant, que l’Empire ressuscité répondit aux espérances qu’il, y avait d’abord attachées. Il ne tarda pas à s’effrayer du luxe extravagant et ruineux qui, en corrompant le corps social tout entier, lui paraissait menacer la civilisation et préparer le retour de la barbarie. Tout en admirant les embellissements de Paris, il s’inquiétait des perturbations auxquelles pouvait donner lieu l’immense population ouvrière appelée dans ses murs pour les travaux dont résultaient ces embellissements. Il s’affligeait du choix scandaleux de certains fonctionnaires publics. Il déplorait l’influence des courtisans et des flatteurs, la trop grande part faite aux intérêts matériels aux dépens des intérêts moraux qui constituent en réalité la grandeur d’un pays. Il regrettait de voir prodiguer le sang et les trésors de la France dans des entreprises qui ne pouvaient avoir pour résultat de lui donner ses frontières naturelles, de faire que Metz et Lille ne fussent plus nos avant-postes !
Modifier ces frontières de telle sorte que Paris, en cas de guerre, ne fût plus à quelques journées de marche de l’ennemi, c’était de plus en plus l’objet de ses ardentes préoccupations, et son impatience croissait à mesure qu’il voyait approcher le terme probable de son existence. Il ne comprenait pas la politique qui travaillait à fortifier la seule, peut-être, des grandes puissances de qui il fût absolument impossible d’espérer qu’elle se prêterait à notre agrandissement. Il voyait dans la Prusse l’adversaire naturelle de la France, contre laquelle on aurait tôt ou tard à lutter. Il ne s’abusait pas sur les forces de cette adversaire, sur les chances périlleuses d’une telle lutte ; il aurait voulu qu’on s’y préparât par la réorganisation de notre système militaire.
Un jour vint, hélas ! où, son patriotisme égarant sa sagacité, il crut toucher au but qu’il avait constamment devant les yeux. Le gouvernement français annonça l’intention de déclarer la guerre au cabinet de Berlin. Dans quelques vers, datés de ce jour-là même, M. de Ségur félicite la France du cri d’indignation qu’elle fait entendre contre l’étranger et par lequel elle semble être redevenue la grande nation ; mais, chose singulière, il se demande s’il doit joindre à cette ardeur son cri de guerre, et la réponse qu’il se fait, c’est qu’il doit se taire encore. Il exprime le doute qu’après un long sommeil, la France, réveillée en sursaut, puisse déjà être prête, et ce n’est pas avec l’accent d’une entière confiance qu’il prie le Tout-Puissant de la protéger contre une cause impie, qu’il adjure les mânes de Charlemagne et de Napoléon d’inspirer à leur successeur des élans dignes d’eux. Malgré les instances de plusieurs de ses amis, il se refusa à publier ce qu’il appelait son chant de guerre, la guerre, à laquelle il avait tant désiré qu’on se préparât, venant d’être déclarée sans armées, sans alliances prêtes et lui paraissant, par conséquent, intempestive et prématurée.
Âgé alors de quatre-vingt-dix ans, il ne voulut pas quitter Paris à l’approche de l’ennemi. Il y resta pendant le siège et pendant l’époque, plus néfaste encore, du règne de la Commune. Quelle que fût sa douleur, il conservait toute sa fermeté, toute sa présence d’esprit. Indigné, mais non abattu, prenant aux malheurs publics une part aussi vive qu’au temps de son existence la plus active, mais n’étant plus en état de prêter la main à la défense de la patrie ou au maintien de l’ordre, il allait de tous côtés chercher des informations pour calmer ses anxiétés. Lorsque des soldats de la Commune se présentèrent chez lui pour demander des armes, il leur fit un accueil qui ne leur permit pas de douter des sentiments qu’ils lui inspiraient.
Mais si son esprit, si sa volonté étaient intacts, ses forces physiques déclinaient rapidement. Le principe de la vie était atteint en lui. Il avait presque complétement perdu la vue. Déjà il ne quittait presque plus sa demeure. Il ne m’est pas permis d’oublier qu’une de ses dernières sorties eut pour but de venir, dans cette enceinte, prendre part à un de vos scrutins électoraux. Il n’avait pas encore tout à fait accompli sa quatre-vingt-treizième année.
Tel fut l’homme illustre que je me vois appelé à remplacer parmi vous. J’ai le regret de l’avoir peu connu personnellement, mais ce qu’on m’a raconté de lui est en si parfait accord avec l’impression que m’a laissée la lecture de ses Mémoires, et ces Mémoires eux-mêmes ont un tel caractère de sincérité et de modestie, ils sont si complétement exempts de cet esprit de personnalité inhérent à la plupart des compositions de cette nature, qu’en les prenant pour guide dans mes récits et mes appréciations, je ne crains pas de m’être égaré. Nulle part M. de. Ségur ne s’y montre possédé de la pensée de se faire valoir, soit par l’étalage et l’exagération de ses mérites, soit par ces formules hypocrites d’une fausse modestie, plus choquantes encore. Nulle part il ne cherche à s’attribuer, dans les faits politiques ou militaires, un rôle plus important que celui qu’il y a joué en effet. Nulle part même il n’essaye de déguiser ou d’atténuer les fautes qu’il peut avoir commises les erreurs dans lesquelles il est tombé. Tout, dans ses narrations, malgré une certaine pompe de langage qui tient au goût de l’époque, est, pour le fond, simple et naturel. Il parle de lui-même comme il parlerait d’un autre, avec cette seule différence que, s’il parlait d’un autre, il lui donnerait dans bien des cas des louanges qu’il ne croit pas devoir se décerner à lui-même. Né avec une âme ardente et romanesque, qui, comme il arrive souvent, se dissimulait aux yeux du public sous un aspect, froid et réservé, animé de toutes les nobles passions, du patriotisme, de l’amour de la gloire, d’un entraînement irrésistible vers toutes les idées grandes et généreuses, il y joignait ce qui, malheureusement, n’en est pas toujours inséparable, un jugement sain et le sentiment exquis et délicat du devoir. J’hésiterai presque à dire qu’il avait de l’ambition, tant en lui elle était contenue dans les limites de la raison et de la plus scrupuleuse conscience. Soldat héroïque, historien éminent, les distinctions qu’il obtint à ce double titre, et qui certes ne dépassaient pas la mesure de ses mérites, parurent toujours le surprendre, et jamais il ne sembla croire qu’il n’était pas suffisamment récompensé. Lorsque, plus tard, il s’engagea dans la carrière de la politique, ce fut, en quelque sorte, malgré lui, parce qu’il ne pensait pas y être sur son terrain. Il sut pourtant se tenir au niveau des devoirs que lui imposait sa qualité de pair de France, et, dans l’occasion, il lutta aussi vaillamment à la tribune pour la défense de l’ordre social que jadis sur d’autres champs de bataille pour celle de la patrie contre l’étranger ; mais, loin de chercher à profiter, dans l’intérêt de sa position personnelle, des succès qu’il avait obtenus sur ce nouveau théâtre, il s’empressa, dès qu’il put le faire sans paraître déserter la cause à laquelle il avait voué ses efforts, de revenir aux plaisirs de la famille et aux études qui faisaient le charme de sa vie. Condamné, comme tous ses contemporains, à vivre successivement sous un grand nombre de gouvernements, à en servir même plusieurs, tous, sans doute, n’ont pas eu une part égale dans ses affections, mais aucun n’a rencontré en lui une hostilité factieuse. Le respect de la légalité, si rare de nos jours, était un des traits distinctifs de son caractère. Certes, Messieurs, une pareille vie mérite d’être offerte en modèle. Le jour où la France compterait, dans ses classes supérieures et éclairées, je ne dis pas beaucoup d’hommes aussi distingués, ce serait trop exiger peut-être, mais beaucoup d’aussi bons citoyens, de patriotes aussi courageux et aussi désintéressés, elle aurait bientôt repris le rang qu’elle a si longtemps occupé dans le monde.