Monsieur,
Henri IV disait un jour au prévôt des marchands : « Si je n’étais Gascon, je voudrais être Parisien. » — Monsieur, vous êtes né rue Croix-des-Petits-Champs, et le berceau de votre famille était au pied des Pyrénées ; Henri IV ne pouvait rien rêver de plus complet en fait d’origine. — Il avait dit encore : « Semez des Gascons ; ça pousse partout. » Il aurait dû ajouter que les ceps du Midi transplantés dans le Nord ne produisent plus le même vin. Or, ni dans votre style, ni dans ce que j’ai ouï dire de votre maintien, de vos habitudes oratoires, je ne retrouve l’enfant de nos terres chaudes ; la chaleur est restée dans votre cœur.
Il y a bien des manières de Parisiens. Vous appartenez à la variété grave et correcte, plus nombreuse qu’on ne croit. Votre vie sérieuse, consacrée à l’étude et à la pratique de votre profession, réglée et comme dominée par le dévouement filial, rappelle ces mâles figures qui ont fait l’honneur et la force de notre Tiers-État. Vous leur ressemblez par plus d’un trait. Resté fidèle aux principes, sans tenir à des opinions aujourd’hui délaissées, sans épouser des préjugés dont la cause a disparu, vous avez conservé certaines sympathies qui furent très vives chez les bourgeois de vieille roche parisienne.
Non loin de l’ancien collège d’Harcourt où vous avez fait vos classes avec distinction, et qui, mis aujourd’hui sous le vocable de saint Louis, a eu cette rare, fortune de ne changer de nom qu’une fois, tout près de cette place Maubert où fleurissait jadis un type bien parisien, mais qui n’est pas le vôtre, s’élève une de nos plus antiques, une de nos plus curieuses églises, Saint-Séverin. Il y a plus de quarante ans, un éminent historien, brillant écrivain, professeur charmant, qui, sans se renfermer dans un programme bien arrêté, savait mêler à des leçons nourries de faits les plus séduisantes divagations, et qui pouvait toujours suppléer par les ressources de son imagination inépuisable aux rares lacunes de son immense savoir, M. Michelet, exhortait ses élèves, — il en avait un peu partout, —à visiter Saint-Séverin. Avec sa parole enthousiaste, il décrivait, il expliquait le lion mutilé qui décore l’ancien porche, le gothique fleuri de la grande fenêtre ; ce n’est pas tout, ajoutait-il, on y voit encore des jansénistes. »
Eh bien ! Monsieur, vous avez une telle prédilection pour Port-Royal, vous revenez si naturellement dans tous vos écrits à ces hommes « austères comme des stoïciens, tenaces comme des moines », que je vous soupçonnerais volontiers d’être un peu de ceux qu’on rencontrait jadis à Saint-Séverin, — ce ne serait pas un grief —, et que je n’ai pas été surpris lorsque tout à l’heure nous avons entendu rappeler les pieuses femmes, les Arnauld et les portraits de Philippe de Champagne. Aussi, lorsque dans votre étude suivies parlements vous arrivez au jour où les adversaires des jansénistes furent atteints à leur tour, vous considérez comme une sorte de rétribution les mesures qui furent prises alors envers d’autres religieux dont je crois inutile de rappeler le nom. Vous reconnaissez toutefois, avec votre impartialité de légiste que peut-être « l’exacte justice ( 1) » n’avait pas seule inspiré les actes accomplis sous le ministère de M. de Choiseul.
J’aime cette étude sur le Parlement « témoin, compagnon et complice de notre histoire, sorti du peuple, effigie de la royauté », qui créa et sut maintenir le droit d’appel, servant le roi contre la noblesse, protégeant le peuple contre le fisc et les excès d’autorité des souverains. Tout le morceau est d’un ton soutenu et juste, et l’on sent courir d’un bout à l’autre un souffle honnête, et patriotique. — Vous avez un faible pour l’antithèse, et dans un mémoire ( 2) où vous défendez le crédit en flétrissant l’agiotage, « les manieurs d’argent » servent de repoussoir pour mettre en lumière l’austérité de Lemaître et la probité de d’Aguesseau ; à côté des solitaires persécutés par Louis XIV, votre plume ne manque pas de faire reparaître ces vénérables magistrats qui vivaient et mouraient assis sur les fleurs de lis. — Je les quitte cependant pour vous suivre auprès de vos confrères du Palais.
Il y a, dit-on, des avocats qui savent rire et faire rire, dont la gaieté vive, pétillante, un peu superficielle, ne redoute pas la facétie. On assure que, ces plaidoiries joyeuses, goûtées du public, réussissent parfois auprès des juges. Ce genre ne doit pas être le vôtre. Si vos écrits rendent une fidèle image de ce que vous êtes à l’audience, vous devez être enclin à ce tour de plaisanterie un peu froide, mais profonde, qui vient spontanément aux lèvres, jaillit du bout de la plume ; où l’ironie se cache sous une sorte de voile mélancolique, et qui pénètre d’autant plus le lecteur ou l’auditeur, qu’il n’a été prévenu par aucun préambule, aucun geste, aucun mouvement du visage. C’est l’humour ; l’Académie n’a pas encore trouvé d’équivalent français pour ce mot de forme et d’origine britannique.
Cette verve humoristique, dont les traits abondent dans votre volume d’Essais, se donne carrière lorsque vous examinez un projet élaboré il y a une vingtaine d’années pour refaire de la noblesse une institution de l’État. Puis, guidé par votre sens droit et par votre instinct d’équité, vous prenez la question de haut ; négligeant les côtés secondaires, vous vous élevez contre ces lois qui ont surtout « le tort d’être des lois inutiles, et qui procèdent de la manie de répression universelle, dans les temps où l’on veut tout prévoir, tout atteindre, et rétrécir sans cesse les mailles de nos lois pénales, afin que rien ne puisse leur échapper ( 3). »
L’extrême complication de nos lois ne facilite pas la tâche de ceux qui sont appelés à en requérir l’application. Vous avez fait ressortir tout ce qu’il faut de savoir, de conscience, de talent pour accomplir cette haute mission, lorsque vous avez raconté la vie de Charles Sapey, ce type du magistrat savant, distingué, modeste, un peu doux peut-être, enclin à prêcher plutôt qu’à parler, et peu fait, semble-t-il, pour requérir dans les affaires criminelles. Tout autre était M. Chaix d’Est-Ange, dont le talent flexible s’était promptement accommodé au rôle de magistrat debout. En lui consacrant une notice, vous entrepreniez une tâche délicate. « Je publie des discours dans un temps où la parole a subi quelques disgrâces, et des plaidoiries quand on assure que le règne des avocats est enfin passé. » M. Chaix d’Est-Ange était autoritaire, vous étiez libéral ; il était au pouvoir, vous étiez son ami, et vous aviez été son disciple. Il fallait louer sans flatter, exposer des opinions que vous ne partagiez pas toujours et faire comprendre au lecteur que vous ne vouliez pas « juger des sentiments qui n’étaient pas les vôtres ». Le problème a été heureusement résolu. Je m’arrête, Monsieur, dans ce rapide examen de vos Essais, je pourrais en détacher plus d’une page éloquente et maint tableau vivement coloré : l’Audience au XVIIe siècle, le Barreau contemporain, le Palais pendant le siège de Paris. Mais c’est dans le portrait que vous excellez, et vous venez de le prouver. Écoutez celui du président Séguier :
« Je vois encore ce petit vieillard alerte, blotti et comme tapi sur son banc, ramassé dans les plis de sa robe, le mortier sur les yeux, l’air à la fois spirituel et chagrin, le regard inquiet, semblant guetter plutôt qu’attendre les plaidoiries. Il les écoutait d’abord avec une sorte d’impatience résignée, puis bientôt il s’y mêlait par un entrain involontaire. Son front, ses yeux s’animaient, et sa familiarité turbulente débordait en interruptions et en saillies. Tantôt il approuvait l’avocat, et, pour le lui faire bien voir, il parlait avec lui, il le questionnait, il le devinait, il allait en avant, il le rappelait en arrière, il l’escortait, il l’accompagnait des chuchotements incommodes de sa voix discordante. Tantôt l’orateur lui semblait lourd et diffus, la cause mauvaise, le plaideur déloyal. Alors c’était une guerre à outrance ; il pressait l’avocat, il le poussait, il le talonnait, il l’éperonnait de ses malices criardes ; il le gourmandait avec aigreur, lui, son client et son procès, jusqu’à ce qu’il l’eût réduit à se fâcher ou à se taire. Jamais on ne vit un auditeur plus gênant dans sa bienveillance, ni plus insupportable dans son humeur. Mais, à travers ces défauts très sensibles, il avait dans les veines du vrai sang de magistrat, la tradition et l’instinct de la justice, l’horreur de la fraude, et, avec l’art de tout animer autour de lui, des coups d’esprit et des lumières soudaines qui le faisaient souvent voir loin et juger juste (4 ). »
Voilà, si je ne me trompe, le langage de quelqu’un qui se pique d’écrire. Tournons quelques feuillets, et nos yeux surpris s’arrêtent sur un passage où l’auteur persifle, en termes fort élégants ; la prétendue fraternité des lettres et du barreau. L’Académie vient d’entendre votre confiteor ; mais je ne sais si vous méritez une absolution pleine et entière ; certain mot de « parenté douteuse » a frappé mon oreille. Eh bien ! Monsieur, vous devriez être converti ; car, avant d’avoir été l’objet d’un choix qui est un arrêt définitif, vous aviez été parfaitement jugé par vos confrères du Palais.
Il s’agit de propriété littéraire ; André Chénier est en cause ; voici venir un avocat qui non seulement lit des vers à l’audience, mais qui, emporté par le sujet, s’avise de parler en lettré, presque en poète. Ses contradicteurs le relèvent aussitôt de ce péché : « Je n’ai pas le coup d’aile nécessaire pour m’élever à ces sommets », dit l’un, et l’autre, lâchant le mot, s’incline devant « cet écrivain qu’on lit trop rarement ( 5) ». Vous êtes donc bon gré, mal gré, monsieur, un de ces avocats dont on dit : « C’est un lettré » ; coup terrible, dont tous ne meurent pas, avez-vous ajouté. Et, dans l’espèce, non seulement vous n’êtes pas mort ; mais vous avez gagné votre procès. Non, cette parenté n’est pas douteuse ; l’alliance est depuis longtemps cimentée dans notre compagnie, et le pacte a été maintes fois renouvelé ; toute notre histoire en témoigne, quoiqu’un de vos prédécesseurs ait paru l’ignorer. À cette place où vous êtes, M. Dupin déclarait que, depuis Patru jusqu’à lui, trois avocats seulement avaient été admis à l’Académie, et il nommait Barbier d’Aucourt, Target, Lacretelle aîné. J’en demande pardon à la mémoire de M. Dupin, dont j’ai été le client, et le client reconnaissant, il n’avait pas en cette circonstance suffisamment étudié son dossier. Qu’il n’ait pas vérifié si Corneille avait effectivement plaidé à Rouen, on peut le comprendre ; l’auteur de Cinna et des Horaces n’a pas été choisi par l’Académie française sur le vu de ses plaidoiries. Passe encore pour l’omission d’hommes distingués, mais moins célèbres, qui appartiennent aux siècles passés. Mais ce qui peut surprendre, c’est que les noms de contemporains tels que Portalis, Royer-Collard, Lainé, de Sèze n’aient pas fixé l’attention d’un illustre membre du barreau, qui affirmait volontiers partout la suprématie de la toge.
Avec un ton moins incisif et moins absolu, vous avez aussi, Monsieur, la juste fierté de votre noble profession, et vous chérissez les prérogatives de votre ordre. Avant d’avoir fait justice, tout à l’heure, des railleries « séculaires », je dirais surannées, qui poursuivent les avocats, vous aviez affirmé le rôle légitime et considérable qui appartient à ces princes de la parole, dans un pays où les procès des citoyens et les affaires de l’État se discutent publiquement. « Si les avocats se refusaient à la politique, ajoutiez-vous, il faudrait faire violence à leur modestie pour les y contraindre. Il ne paraît pas qu’en France, depuis soixante ans, on ait dû en venir à cette extrémité ( 6). » Monsieur, un profane ne se permettrait pas de parler des dieux, je ne dis pas avec cette irrévérence, mais avec cette familiarité ! Ce passage est d’autant plus remarquable que vous avez vous-même échappé à cette contrainte. Vous auriez eu le droit de dire que, depuis M. Dupin inclusivement, vous êtes le premier avocat qui soit entré à l’Académie sans passer par la porte des assemblées politiques.
Je continue de vous citer : « La parole a eu ses flatteurs, mais, quoi qu’ils en aient pu dire, elle ne survit pas à l’occasion et au temps. C’est quand l’orateur est debout qu’il faut le saisir et le retenir tout entier ; avec le dernier son qui s’échappe de ses lèvres, la fleur de l’éloquence est tombée pour jamais (7 ). » Certes rien ne peut remplacer l’action du véritable orateur. Mais le vent de l’oubli doit-il toujours si rapidement emporter l’écho d’une voix puissante ? Si, au Palais, à la tribune, dans la chaire, il y a des succès passagers, de circonstance ou de caprice, le souvenir que laisse la parole n’est pas toujours aussi éphémère, et les fruits de l’éloquence survivent souvent à sa fleur. Les traités philosophiques de Cicéron trouvent moins de lecteurs que les Verrines ou les Catilinaires. Tite-Live, Thucydide même, vivent surtout par les harangues qui animent leurs récits. Et, dans notre littérature française, quels noms mettre au-dessus de Bossuet ou de Massillon ? De toutes les grandes œuvres de l’esprit humain, les plus vivantes sont peut-être, après la poésie, celles qui revêtent la forme oratoire. Il n’en est pas qui laissent une trace plus éclatante et plus profonde mais c’est à la postérité de creuser et de féconder le sillon ouvert par la parole.
La postérité n’a pas encore réellement commencé pour M. Jules Favre. L’heure n’est pas venue où l’on pourra discerner ce qui doit durer dans cette œuvre considérable, composée de fragments encore mal assemblés et dont l’intérêt varie comme la gravité même des incidents de l’histoire contemporaine : plaidoyers d’un avocat chargé d’affaires, livres qui parfois ressemblent à des plaidoyers, brochures, conférences, discours d’un homme politique qui, presque seul, a tenu pendant plusieurs années, dans les Chambres, le drapeau de son parti. On ne saurait dire maintenant quel rang l’avenir doit assigner à M. Jules Favre dans cette pléiade d’orateurs que notre siècle a entendus. Mais nous savons, dès aujourd’hui, que nul ne l’a surpassé, peut-être égalé, pour la correction, l’ampleur, l’abondance oratoire, le développement de la période ; en charmant l’oreille, il saisissait l’imagination. Ce merveilleux artiste en parole semble se peindre lui-même, lorsqu’il adresse à ses jeunes confrères les conseils que voici : « Comment renoncer au secours décisif que nous apportent la pureté du langage, la grâce du tour, la noblesse de l’expression, la vivacité du trait, l’éclat des images, le rapprochement ingénieux des aperçus ? C’est de la forme, dit-on, et notre siècle ne s’y arrête plus ; il demande avant tout des idées pratiques et précises qui peuvent se rendre sans phrases. Mes chers confrères, tenez ces maximes trop répétées pour un sophisme à l’usage des impuissants. La beauté de la forme attirera toujours par d’irrésistibles enchantements ; à elle seule elle s’impose,
Et vera incessu patuit dea. »
Et plus loin : « Nul discours ne saurait se passer de préparation ou d’étude, et c’est une suprême irrévérence vis-à-vis des auditeurs, en même temps qu’une dangereuse témérité, que de se fier aux hasards de l’improvisation. Les grands maîtres ont religieusement évité cette faute (8 ) »
Un illustre homme d’État étranger, qui possède le secret des victoires de la parole a glissé, parmi les pages d’une d’imagination, récent produit de ses loisirs, un œuvre axiome qui résume, complète et corrige la théorie contenue dans les quelques lignes que je viens de citer : La véritable éloquence est fondée sur le savoir (9 ). C’était le sentiment de votre prédécesseur. Dès son plus jeune âge il s’était mis à l’étude avec ardeur ; il n’a cessé de travailler avec âpreté. Loin de compter sur les seules ressources de son génie, il s’est constamment appliqué à meubler, à orner son intelligence, et, sans perdre son originalité, il a su emprunter largement aux autres. Disciple indépendant de Jean-Jacques, subissant, peut-être à son insu, l’influence de Lamartine, — je parle de sa prose, — M. Jules Favre a exposé une partie de son plan d’étude et de son système de philosophie dans un roman autobiographique, œuvre posthume et peu connue, où, sous le nom d’Henri Belval, il garde le ton des Confidences du poète, en évitant la rudesse cynique des Confessions. On y retrouve Saint-Preux et Raphaël, le feu intérieur, le mysticisme, la rêverie, et, pour que l’analogie soit plus complète, ce livre est daté de Montreux, sur les bords du lac de Genève, tout près du bosquet de Julie, et non loin de cet autre lac si cher au chantre d’Elvire.
En l’art de dire, M. Jules Favre n’a eu qu’un maître, il n’a suivi qu’un modèle, il l’a choisi de bonne heure, l’a pris dans l’antiquité et ne l’a plus quitté.
S’il y a encore, au pays latin, des échoppes de libraire, on doit y rencontrer un vieux livre, fort laid, assez prisé jadis des humanistes, délaissé, presque ignoré aujourd’hui, œuvre d’un de ces érudits patients et obscurs qu’abritait la Sorbonne il y a deux ou trois siècles, l’Apparatus Ciceronianus. C’est une sorte d’arsenal où l’on trouve rangées, étiquetées, toutes les formes de langage employées par Cicéron. J’ignore si M. Jules Favre a jamais manié ce volume, mais il s’était approprié l’appareil oratoire dont disposait le plus grand des rhéteurs ; et tous ces matériaux étaient si bien classés dans sa mémoire, il en usait avec tant d’habileté qu’on n’en devinait plus l’origine, et qu’on ne sentait plus l’art dans ces discours où l’art était partout ( 10).
Lorsqu’il cherchait un guide parmi les orateurs anciens, a-t-il hésité entre Cicéron et Démosthène ? On peut en douter. Le goût pour l’antiquité grecque a traversé des phases diverses en France. Très vif après la Renaissance, assez ranimé de nos jours, il a parfois langui, ou changé d’objet. Athéniens par nos tendances d’artiste, par notre tempérament politique, nous sommes restés Latins par nos habitudes littéraires ; les lettres grecques nous sont peu familières. Qu’on ne s’y méprenne pas ; je parle de la foule de ceux qui, après avoir quitté les bancs du collège, n’entretiennent avec les langues mortes qu’un commerce intermittent. Il suffirait d’un coup d’œil jeté sur cet hémicycle, ou d’un regard tourné vers les conseils du gouvernement, pour me rappeler que la France est toujours riche en philologues hellénistes. Ce n’est plus à Londres seulement qu’on arrive aux postes les plus élevés de l’État après avoir commenté Homère ou traduit Aristote.
Quelle que fût l’étendue de l’érudition de M. Jules Favre, ce n’est pas sur les bords de l’Ilissus qu’il alla prendre un modèle d’éloquence. L’énergique simplicité de Démosthène était moins faite pour l’attirer que le luxe oratoire de Cicéron. Certes, la forme est belle chez le premier, mais il a plus de force que d’abondance, plus de précision que d’ampleur, et le pathétique attendrissant fait défaut. Enfin l’homme est moins sympathique : ceux qui n’ont jamais eu qu’une connaissance sommaire du caractère et de l’œuvre du tribun de l’Agora, qui n’ont qu’un vague souvenir de sa lutte avec Eschine ou de ses invectives contre Philippe, conservent une impression peu favorable, nourrissent, si l’on veut, certains préjugés. On se rappelle confusément certaines rixes dont Démosthène n’est pas sorti à son honneur ; un soupçon de vénalité pèse sur lui ; son patriotisme a eu des éclipses : il a fui à Chéronée. La vie de Cicéron, malgré ses taches, reste plus pure ; sa figure est plus attrayante, mieux faite pour charmer un jeune Français qui se destine au barreau et qui rêve de politique, un enfant de Lyon, la plus latine peut-être de nos vieilles cités.
Je n’essaierai pas d’établir entre Cicéron et le confrère que nous avons perdu un parallèle que M. Jules Favre n’aurait pas permis d’entreprendre. Mais, dans la vie de ces deux orateurs, de ces deux citoyens mêlés aux évènements de temps si troublés, on peut signaler de remarquables analogies, et des contrastes frappants.
Encore adolescent, Cicéron débute au Forum en s’attaquant à la toute-puissance de Sylla, exemple de hardiesse que plus tard, dans son traité des Devoirs (11 ), il rappelait à son fils avec un légitime orgueil. — Déjà homme, mais encore peu connu, Jules Favre se révèle en affirmant sa foi politique devant la Cour des Pairs, sans chercher aucun voile, aucune périphrase. C’était honorable ; mais défendre Roscius contre l’affranchi du dictateur, c’était plus périlleux. — Cicéron a rendu à son pays d’éclatants services ; il a eu ses illusions, ses erreurs, il a parfois fait fausse route. Après avoir trouvé César dans le camp de Catilina, il s’est laissé aller à subir le charme du vainqueur de Pharsale ; puis, cédant à un entraînement moins explicable, il a contribué à ressusciter César dans la personne du jeune Octave. Il a tout expié sous la hache des licteurs d’Antoine. C’était la tête du dernier champion des libertés de Rome que les meurtriers de Cicéron clouèrent à la tribune, et la tribune fut fermée pour jamais.
Jules Favre a été moins variable en ses desseins. Échappant à certains entraînements de l’ambition, il ignora les faiblesses de la vanité. À travers les vicissitudes et les épreuves de sa vie, il garda la devise arborée par Henri Belval : déiste et républicain. Hélas ! il n’a pas eu cette suprême fortune de pouvoir, après son Consulat, monter au Capitole pour jurer qu’il avait sauvé la patrie !
J’ai vu « cet homme foudroyé qui gardait les apparences de la vie » ; j’ai vu ce masque tragique où le sourire ne brillait plus ; cette haute taille que les soucis avaient courbée ; j’ai entendu cette voix restée mélodieuse, mais dont l’harmonie ne pouvait cacher une mélancolie profonde. Je comprenais que cet homme pliait sous le poids d’une tristesse incurable. Il portait le deuil de cette France dont il n’avait pu atténuer la défaite, et qu’il n’avait pas pu préserver de la mutilation, et je m’inclinais devant cette douleur que je ressentais et qui reste imprimée au fond de mon cœur parmi toutes celles qui m’ont frappé.
Dans quelques-uns de vos écrits vous avez, Monsieur, souligné d’un trait doucement railleur l’abus que l’école de Rousseau a fait du mot sensibilité ; il fut un temps où chacun aspirait à passer pour sensible. Jules Favre était réellement doué de cette disposition généreuse qui répond aux plus délicats mouvements de l’âme humaine ; elle lui a inspiré quelques-uns de ses plus beaux effets oratoires ; poussée peut-être jusqu’à l’excès, elle ôtait la simplicité à son style ; elle a été un écueil pour l’homme d’État. Enthousiaste, sympathique à toutes les souffrances, presque crédule parfois, il s’incarnait en quelque sorte dans les causes qu’il défendait. On l’a vu aussi s’éprendre pour des thèses erronées, faire vibrer la corde de l’indignation avant de s’être assuré si la note était juste, et, dans l’entraînement d’une ardeur qu’il ne savait pas modérer, dépasser le but que son bon sens et sa droiture n’auraient pas voulu franchir. Mais, plus véhément que passionné, il n’eût jamais traduit par des actes les écarts de sa parole ; son esprit d’équité avait des retours certains.
Qu’on me permette d’apporter ici des souvenirs personnels : une question de propriété littéraire venait d’être soumise au juge ; elle a soulevé quelques débats, quoique la nature du sujet ne permît pas à la discussion d’atteindre ces hauteurs où nous l’avons vue portée sur les ailes d’André Chénier. Dans un mémoire rédigé à cette occasion, à côté des signatures de Berryer, de Marie, d’Hébert, d’autres encore ; — je ne puis nommer ici celui qui portait la parole (12 ), il m’entend, et si j’essayais de le désigner en exprimant les sentiments que je professe pour lui, il s’offenserait peut-être d’une apparence de flatterie ; — dans ce mémoire, je trouve une page loyale et vigoureuse écrite et signée par M. Jules Favre. Le nom qui vient ensuite, c’est le vôtre, Monsieur ; vous l’avez peut-être oublié ; vous avez depuis rédigé des consultations bien autrement importantes et qui ont fait plus de bruit dans le monde ; mais j’ai, moi, des raisons particulières pour me souvenir de celle-ci. Je n’oublie pas non plus qu’un jour, à propos de lois d’exil, la voix de Jules Favre se fit entendre pour exprimer en termes éloquents les mouvements généreux de son cœur.
Vous avez, Monsieur, mis en lumière tout ce qu’il y avait de noble dans le caractère de ce puissant orateur, et je m’aperçois que je cours grand risque de répéter et d’affaiblir ce que vous avez su dire si heureusement. Mais c’est mon lot aujourd’hui de vous chercher un peu noise, et je vais essayer de vous mettre en contradiction avec vous-même, à propos d’une épithète qui m’a causé quelque étonnement ; car personne mieux que vous ne connaît la valeur des mots. L’esprit de sacrifice, avez-vous dit, vertu dangereuse ! Dangereuse ! pour qui ? est-ce la contagion que vous redoutez ? Ah ! rassurez-vous. Mais écoutez ceci. C’est le bâtonnier Jules Favre qui parle en 1860 : « Dans tous les temps, l’avocat s’enorgueillit d’un glorieux privilège et se porte résolument au secours du droit partout où le droit est menacé par la force triomphante. Dédaigneux de plaire, insoucieux du péril, il met sa gloire à se dévouer et sa plus haute fortune à sacrifier les avantages dont les hommes se montrent ordinairement le plus jaloux. »
Et voici maintenant ce qu’en 1872 disait un autre bâtonnier : « Il est des occasions tragiques où, la force empruntant le masque de la justice, l’avocat vient réclamer sa place auprès des victimes ; c’est le plus sacré de nos devoirs, et je ne sache pas que dans aucun temps nous l’ayons déserté… Nous avons déposé, pour ne pas les avilir, ces insignes de notre état, cet antique costume qui, dans nos traditions, représente la liberté de parler et de défendre ; mais de ces traditions respectées nous avons gardé les enseignements que nos devanciers nous ont transmis, et que, s’il plaît à Dieu, nous laisserons à ceux qui viennent après nous, la pitié pour le malheur, la haine de toutes les tyrannies, le mépris de toutes les violences. »
Ceci n’est pas un précepte, Monsieur, c’est un récit, c’est un exemple, un grand exemple, et c’est vous qui l’avez donné. Fasse le ciel que vos successeurs n’aient pas à le suivre et que ces jours terribles ne reviennent jamais !
Excidat illa dies ævo, nec postera credant
Sæcula ! nos certe taceamus ( 13)
Que cette page soit rayée de l’histoire ! Puissent les siècles futurs refuser d’y croire ! — Des souvenirs de cette sinistre époque je ne voudrais retenir que la mémoire de votre courageux dévouement. Vous avez démontré comment il faut pratiquer l’esprit de sacrifice, et si vous le traitez de vertu dangereuse, c’est que vous savez braver le danger, tous les dangers, l’histoire de votre bâtonnat le prouve. Oui, l’esprit de sacrifice, c’est la vertu et c’est le courage ; les deux mots étaient synonymes à Rome : virtus ! Certes il y a des degrés, des formes diverses. « M. le Prince, dit Saint-Évremond, avait la grandeur du courage, M. de Turenne une valeur assurée. » Mais certaines nuances qu’on a voulu établir n’auraient pas été admises par les bons juges. Et puisque nous voici ramenés au XVIIe siècle et on y revient naturellement quand on cherche de grandes idées exprimées en beau langage, prenons le sentiment du cardinal de Retz : « Si ce n’était pas une espèce de blasphème de dire qu’il y a dans notre siècle quelqu’un de plus intrépide que le roi Gustave et Monsieur le Prince, je dirais que ç’a été Molé, premier président. »
La prétendue distinction entre le courage civique et la valeur guerrière est de date récente et ne sert le plus souvent qu’à masquer les transactions avec la conscience et le devoir. Et s’il fallait ajouter un autre exemple à ceux que vous avez pu donner de cette unité, de cette simplicité du courage, je le trouverais dans votre famille : votre frère n’a-t-il pas été blessé lorsqu’il faisait en soldat son devoir de citoyen ( 14) ?
Je viens de prononcer le nom de votre frère, Monsieur. J’avais espéré parler devant votre mère.Vous aviez reçu d’elle ces grandes leçons que plus d’une fois vous avez su mettre en pratique. Depuis de longues années, vous étiez le compagnon assidu, infatigable de sa vieillesse aveugle ; elle était la seule joie, l’âme de votre foyer. Je sais que de telles douleurs doivent être entourées d’un respectueux silence. Je n’ajoute qu’un mot, dernier hommage rendu à celle qui avait su vous instruire et vous guider : l’Académie a voulu honorer en vous l’art de bien dire et le courage de bien faire.
2 Les Manieurs d’argent, 1857.
3 Le Droit nobiliaire français, 1870.
4 Notice sur Chaix-d’Est-Ange.
5 Procès relatif aux œuvres posthumes d’André Chénier. 1876.
6 Discours prononcé à la Conférence des avocats.
7 Notice sur Chaix-d’Est-Ange.
8 Discours du bâtonnat.
9 Knowledge is the foundation of eloquence. (Endymion, par lord Beaconsfield.)
10 Artificiosa eloquentia. Cie., de Inventione, I, 5.
11 Ut nos, et sœpe alias, et adolescentes, contra L. Sullæ dominantes opes pro S. Roscio Amerino fecimus. (De Officiis, II, 14.)
12 M. Dufaure.
13 Statius. Sylvarum 1. V., c. II, v. 88.
14 M. Émile Rousse, blessé dans les rangs de la garde nationale le 12 mai 1839.