Discours sur la Vertu

Le 5 décembre 2024

Sylviane AGACINSKI

DISCOURS SUR LA VERTU

PRONONCÉ PAR

Mme Sylviane AGACINSKI
Directeur de la séance

le jeudi 5 décembre 2024

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Comment parler de la vertu, presque un siècle après l’acte de décès du mot, dressé ici-même par Paul Valéry ? « Messieurs, disait-il – les dames n’avaient pas encore franchi le seuil de notre belle institution – Messieurs, donc, le mot Vertu est mort, ou du moins il se meurt… »

En 1934, le mot avait donc déjà vieilli. Mais on parlait encore des vertus de quelque chose : une plante, un remède, la musique ou la littérature. On souriait aussi de la vertu des femmes, c’est-à-dire de leur chasteté plus ou moins intransigeante, depuis les dragons de vertu, jusqu’aux femmes de petite vertu. Et l’on décernait chaque année, à l’Académie française, des prix de vertu, fondés en 1783 par M. de Montyon.

Ces prix honoraient les actes les plus admirables de bienfaisance et de dévouement, accomplis de préférence par la classe indigente. Il semblait naturel de les attribuer généralement à des femmes, puisque, comme le soulignait le comte de Sèze en 1824, c’est à elles qu’appartient cette « tendre commisération » qui leur fait supporter tous les sacrifices pour soulager les malheurs d’autrui – orphelins, veuves, invalides, malades et vieillards.

Selon Michelet, la bienfaisance avait fait entrer les femmes dans « la carrière de l’héroïsme ». En 1960, François Mauriac loua particulièrement le dévouement des servantes, des sœurs et des filles, c’est-à-dire, précisa-t-il, de ces « Saintes femmes qui ne savent pas qu’elles sont des saintes femmes ». Il ajoutait avec une pointe de malice que l’expérience amère du grand âge l’inclinait, je cite, « à trouver fort bon que la vieillesse soit entourée d’égards ». Entendons : entourée de femmes…

Un mot qui vieillit est un mot usé : non pas à cause d’un usage prolongé, comme on le dirait d’un vieux manteau, mais peut-être en raison d’un certain mésusage. Réduite à l’idée de chasteté ou de bienfaisance, aussi noble soit-elle, la vertu s’était affaiblie. Pourtant, le mot désignait classiquement, par opposition au vice, la force d’âme et la valeur d’un caractère humain constant, estimable, habitué à bien agir. La vertu s’était toujours présentée au pluriel. Notre civilisation est restée marquée par la divergence entre deux héritages : celui des différentes vertus antiques et païennes, d’ordre intellectuel, moral et politique, et celui des vertus proprement chrétiennes, la Foi, l’Espérance et la Charité.

On doit à l’histoire politique le pire mésusage du mot, lorsque Robespierre déclara à la Convention, le 5 février 1794 : « Le ressort du gouvernement populaire, en révolution, est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. »

Il y avait de quoi ternir la réputation de la vertu. Et l’on était loin de la sagesse d’un Montesquieu qui écrivait : « Qui le dirait ? La vertu même a besoin de limites. »

À l’Académie, après la disparition des prix de vertu, Marc Fumaroli osa prendre ses distances avec l’idée d’une vertu exclusivement altruiste, sentimentale et même larmoyante : il rappela que l’étymologie du mot attestait la virilité de la vertu elle-même.

En effet, Cicéron l’avait souligné, le mot latin virtus – vertu – vient de vir, l’homme mâle, et implique la virilitas.

Il ne faut pas s’en étonner puisque, selon l’anthropologie antique et chrétienne, le genre humain coïncide avec le genre masculin. La femme est humaine, bien sûr, mais elle s’écarte – c’est le terme d’Aristote – du type mâle et se signale par son incomplétude physique et sa faiblesse intellectuelle et morale. Sans doute, pour les Anciens, les hommes sont-ils loin de se montrer tous valeureux, mais la possibilité de la vertu leur appartient au premier chef, d’autant que la vertu par excellence est la vaillance au combat.

Dans ces conditions, comment les femmes pourraient-elles être vertueuses ?

Michel Déon rappela à notre Compagnie[1] que l’histoire de France avait retenu des noms de femmes vertueuses, comme Jeanne d’Arc et Jeanne Hachette. C’est vrai. Mais ces héroïnes guerrières étaient d’autant plus étonnantes qu’elles incarnaient la vertu la plus mâle, le courage au combat, dans le corps féminin d’une vierge ou d’une mère. Et c’est en surmontant la faiblesse de leur sexe, en se haussant jusqu’à la bravoure virile, qu’elles apparaissaient vertueuses.

à la fin du quinzième siècle, soixante-dix ans après les exploits de Jeanne d’Arc, une Italienne allait s’illustrer par sa bravoure : elle s’appelle Catherine Sforza, et elle dirige la résistance du fort de Ravaldino assiégé par les troupes de César Borgia. Alors que l’assaillant menace, si elle ne se rend pas, de tuer ses fils, que Borgia tient en otage, Catherine, debout sur les remparts, relève ses jupes et lance : « Tuez-les si vous voulez, j’ai ici de quoi en faire d’autres ! »

L’anecdote, sans doute légendaire, lui valut d’être surnommée la « lionne de la Renaissance[2] », et qualifiée de virago. Le mot, dérivé de vir, est devenu péjoratif, mais en latin, il désignait une guerrière héroïque, aussi courageuse qu’un homme.

Une femme vertueuse était donc forcément virile.

Observons néanmoins l’ambiguïté de la scène : car si Catherine se montre héroïque, au mépris de ses sentiments maternels, elle revendique aussi un pouvoir proprement féminin : celui d’enfanter. Cette puissance donnait aux femmes une tout autre possibilité de se montrer vertueuses, voire de rivaliser avec le courage des guerriers. Médée, l’héroïne éponyme d’une tragédie d’Euripide, déclare ainsi : « On prétend que les femmes vivent en sûreté, alors que les hommes combattent la lance à la main, mais j’aimerais mieux monter trois fois au front que d’accoucher une seule fois ! »

Dans l’Antiquité, la valeur reconnue à la maternité est avant tout politique, c’est-à-dire relative à la survie de la cité, mâle par essence. Pour la même raison, Plutarque observe qu’en temps de guerre les violences exercées contre les femmes sont toujours politiques : leur but est de détruire la cité à laquelle elles appartiennent. Cette observation est restée pertinente à toutes les époques. Et malheur aux femmes qui se révolteraient contre la guerre !

On pense à Camille, mise à mort par son frère Horace pour avoir maudit la victoire de Rome et pleuré la mort de son amant Curiace. Le héros cornélien, même s’il est amoureux, comme Suréna, s’interdit toute tendresse féminine :

« La tendresse n’est point de l’amour d’un héros,

Il est honteux pour lui d’écouter des sanglots.

[…] épargnez la douleur qui me presse

Ne la ravalez pas jusques à la tendresse[3]. »

 

On rêverait que puissent s’accorder en chacun, et en chacune, deux sens du mot cœur : le courage et l’amour.

À l’époque moderne, cependant, le développement sans précédent de la puissance technique et des armements entraînera une certaine humiliation des vertus viriles, même si elles n’ont pas disparu. Dès la Grande Guerre – sans parler de la suite – des bataillons de soldats héroïques ont été fauchés par des obus lancés sur eux de loin. De même, le machinisme dévaluera le courage et la qualité du travail des ouvriers, des agriculteurs, mais aussi la virtuosité des artisans.
 

Une autre puissance avait subverti les vertus : celle de l’argent.

Nul mieux que Balzac n’a illustré cette corruption des valeurs communes et celle des mœurs en général.

Thème central de Splendeurs et misères des courtisanes, la corruption caractérise les institutions de l’époque : la Banque, la Librairie, au sens du xixe siècle, la prostitution, et le journalisme, vu comme une prostitution des esprits et comme l’envers de la littérature.

Quant à la corruption morale, et personnelle, plus que par les courtisanes, elle est incarnée par la relation entre deux hommes : un corrupteur actif et un corrompu passif. D’un côté, Carlos Herrera (un des pseudonymes, avec Vautrin, de l’ancien forçat Jacques Collin), et de l’autre, Lucien de Rubempré, jeune poète d’une beauté dite efféminée, vaniteux et sans caractère.

Lucien accepte en effet le pacte faustien par lequel il se vend corps et âme à l’ancien forçat, en échange de la richesse et de la réussite que celui-ci lui promet.

Or, tout dévoué à son protégé, si Carlos Herrera ne recule devant aucun crime, il brave aussi tous les dangers avec une force d’âme jamais démentie qui fait l’admiration des policiers, et manifestement du romancier lui-même. Le corrupteur démoniaque témoigne, au plus haut point, de l’atroce courage des scélérats, des hommes de proie, des fauves, des dévorants.

La force d’âme serait-elle alors une force ambiguë, capable de servir le bien comme le mal ? Oui, bien sûr. Mais cette force devient une vertu lorsqu’elle s’oppose et à la lâcheté et à toutes les puissances corruptrices. Balzac croit aux puissances des ténèbres, mais aussi à la possibilité de les combattre. Et il ne cesse de montrer que, au-delà de la distinction du masculin et du féminin, le courage est nécessaire à l’exercice des vertus en général, comme la maîtrise des passions, la tempérance, la tolérance, mais aussi la probité, la loyauté et la générosité.
 

La première édition du Dictionnaire de l’Académie, au mot « vénalité », citait justement ces exemples : vendre son âme au diable, ou vendre sa plume en échange d’argent ou d’avantages, en écrivant « contre la vérité et contre son propre sentiment ».

Encore faut-il, pour que le mot vénalité garde un sens, reconnaître l’existence de valeurs non vendables, c’est-à-dire des valeurs intrinsèques auxquelles une société attribue une estime intellectuelle, morale, politique ou esthétique – par exemple la vérité d’un fait, l’intégrité de la conscience, ou la dignité sans prix de la personne humaine…

Mais que se passe-t-il si, sous l’influence d’une doctrine ultralibérale, on pense que la plupart des relations sociales peuvent être gouvernées par la loi de l’offre et de la demande, autrement dit par la loi du marché ? Alors la notion qualitative d’estime s’efface, et il n’y a plus que des estimations quantitatives.
 

De fait, tout semble, peu à peu, devenir l’objet possible d’un échange commercial, y compris la nature entière, les vivants, les données personnelles, le corps humain, les bébés, produits par des « instituts de reproduction humaine ». La prostitution apparaît comme un échange normal de « services sexuels », si bien qu’on ne parle plus de prostitués ni de courtisanes mais de « travailleurs du sexe », traduction française du mot « sex workers », forgé aux Etats-Unis par le milieu du proxénétisme. La réduction des valeurs communes aux seules valeurs financières affecte presque tous les domaines : une simple banane, scotchée sur un mur et décrétée œuvre d’art, s’est vendue récemment aux enchères six millions de dollars. Que dire, sinon que le marché de l’art est ici corrompu par l’art du marché.

Et comment ne pas s’inquiéter de la coalition de cette mentalité radicalement mercantile avec le libertarisme et l’individualisme absolu pour lesquels la volonté de chacun est souveraine et seule juge de la valeur ?

En détruisant l’idée même de bien commun, de valeurs communes, voire de vérité commune, on abolit les fondements d’une communauté éthique et politique, et l’idée même qu’une action humaine puisse être plus ou moins admirable et valeureuse, autrement dit vertueuse.
 

Comment alors cultiver en nous la force de résister aux discours et aux puissances que Balzac appellerait dévorantesques ? Je donnerai le dernier mot au très sage Plutarque, dont les conseils bénéfiques sont également agréables à suivre.

Dans ses écrits sur le vice et la vertu, le philosophe nous recommande quelques exercices afin de nous entraîner, dans des circonstances tout à fait ordinaires, à oser dire non. Il nous invite par exemple à éconduire les importuns de toutes sortes, à refuser de faire
l’éloge
de quelque chose contre son propre sentiment, à ne pas applaudir quand un chanteur chante faux, à ne pas rire aux mauvaises plaisanteries… Chacun pourra compléter cette liste. Et ces modestes exercices conforteront notre courage pour affronter des situations autrement plus graves.
 

[1] En 1979.

[2] Voir : María Pilar Queralt, « Catherine Sforza, la lionne de la Renaissance », Histoire et civilisations, Le Monde, histoire-et-civilisations.com (février 2022).

[3] Suréna, V, 2.