Discours prononcé lors de la séance publique annuelle 2024

Le 5 décembre 2024

Amin MAALOUF

DISCOURS

PRONONCÉ PAR

M. Amin MAALOUF
Secrétaire perpétuel

le jeudi 5 décembre 2024

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Monsieur le Ministre,

Éminents invités de notre Académie,

Chers lauréats,


À cette séance solennelle de rentrée, j’avais prévu de consacrer mon discours à Émile Zola. Envers des écrivains comme lui, des personnages exceptionnels qui auraient certainement dû nous rejoindre et qui n’ont pas été élus, nous éprouvons, à l’Académie française, beaucoup de remords, et beaucoup de tendresse. Chacun connaît l’histoire du buste de Molière qui avait été installé en 1778, au palais du Louvre, dans la salle où se réunissaient alors les académiciens, avec une inscription disant : Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre. On pourrait ériger un buste similaire en hommage à Zola. Qui avait le désir ardent de rejoindre notre Compagnie, au point de présenter sa candidature vingt-cinq fois. Sans succès.

Il y a quelques mois, nous avons eu la chance d’acquérir, dans une vente publique, quelques dizaines de pages écrites de sa main, où il raconte justement ses visites aux académiciens, ses impressions, ses espérances, ses déceptions. Ses notes fourmillent d’observations, tantôt désabusées, tantôt plaisantes. Ainsi, en sortant de chez Louis Pasteur, il griffonne : « Nous n’avons guère causé de l’Académie. Je l’ai félicité de ses grandes découvertes, et il a offert de me faire assister aux inoculations. J’ai promis de retourner voir ça. Un homme très affaibli, la parole difficile, parlant fortement du nez. Je ne sais pour qui il vote. »

Au sujet d’Ernest Renan, qu’il a rencontré au Collège de France, à la sortie d’un cours, Zola observe : « D’une sympathie débordante. Aimable par attitude, sans en penser un mot, je crois. » Même perplexité après sa visite à l’historien et critique d’art Hippolyte Taine : « Amical. M’a rappelé nos anciennes relations. Il m’a fait l’éloge de Fabre, de Loti et de Becque, sans me dire un mot de mes livres. Je doute qu’il ne vote jamais pour moi .»

En quittant le duc Albert de Broglie, historien et ancien président du Conseil, le candidat s’en veut : « J’ai trop parlé, ne lui laissant placer que quelques mots d’une voix bégayante. » Puis il ajoute, en style télégraphique : « Riait parfois d’un rire approbatif. Ne votera jamais pour moi, mais n’a pas l’air de m’exécrer. »

À chaque visite, il y a une petite touche où se dévoile le regard du romancier, quelquefois amusé, quelquefois pathétique, mais toujours lucide. Chez Sully Prudhomme, il reste plus d’une heure, et constate en le quittant : « Paraît ne guère me connaître. Un esthéticien ennuyeux. Philosophe longuement sur l’art. Ne m’a fait aucune promesse. »
À propos d’un autre académicien, il observe : « M’a dit qu’il ne voterait pas pour moi cette fois. Je crois bien que cela signifie : jamais. » Au sujet d’un autre, il note : « Il était fort enrhumé et il a plaisanté sur les morts probables d’académiciens. » Et d’un autre encore : « Accueil très poli. Le seul qui m’ait demandé des adoucissements à ma littérature si je voulais être reçu un jour ; mais il n’est pas écrivain. »

Sur une feuille à part, le candidat fait un pointage en trois colonnes. À gauche, ceux qu’il juge « Sûrs » ; il en nomme cinq, dont Henri Meilhac et Ludovic Halévy, les librettistes de Carmen. Au milieu, il énumère les académiciens qu’il estime « Incertains » ; il y en a douze. Et dans la colonne de droite, ceux qu’il juge « Hostiles » ; il en dénombre vingt et un.

Au fil des scrutins, son score fluctue, s’élevant même une fois jusqu’à quatorze voix. La plupart du temps, hélas, il n’en recueille que deux ou trois, ou une seule, ou même tout bonnement zéro. Mais il ne se décourage pas pour autant. Dans une lettre au directeur du Figaro, Francis Magnard, il s’explique sans artifice : « Ma situation est simple. Du moment qu’il y a une académie en France, je dois en être. Je me suis présenté et je ne puis pas reconnaître que j’ai tort de l’avoir fait. Tant que je me présente, je ne suis pas battu. »

Tout cela est indéniablement désolant. Mais l’on se console en se disant que tous ces rendez-vous manqués finissent par raconter, malgré tout, une histoire d’amour. Par nos regards qui suivent avec tendresse son écriture couleur sépia, projetée sur des écrans sous cette Coupole où il rêvait de prononcer un jour son discours de réception, nous lui témoignons, à cent trente ans de distance, notre admiration, notre affection, et nos regrets sincères.

Je m’étais donc promis, disais-je, de consacrer mon discours tout entier à Zola et à l’histoire que racontent ces pages manuscrites. Mais aujourd’hui, un autre sujet requiert notre attention. La détention, en Algérie, depuis vingt jours, de notre lauréat Boualem Sansal.

L’homme qui a écrit J’accuse ne m’en aurait pas voulu, je pense, de retourner ainsi vers le temps présent, avec gravité, et avec inquiétude. Il savait, mieux que tout autre, qu’il ne fallait pas se taire lorsqu’un innocent se retrouve embastillé, jamais baisser les bras face à l’injustice et face aux préjugés.

On a pu croire, il y a quelques années, que le monde allait voguer, inéluctablement, vers plus de liberté, plus de démocratie, et aussi vers plus de compréhension mutuelle, et plus de solidarité. Dans l’euphorie de la chute du Mur, on prédisait la fin des grands affrontements entre les systèmes, entre les puissances, la fin des guerres, et même, tout simplement, la fin de l’Histoire. Aujourd’hui nous savons que cette vision était, à tout le moins, prématurée.

Le monde où nous vivons ne va manifestement pas dans cette direction. Sans chercher à brosser un tableau apocalyptique, il est raisonnable de dire que notre vingt et unième siècle, dont le premier quart touche à sa fin, n’a pas été jusqu’ici un âge de paix, de liberté, ni de démocratie. On ne peut exclure qu’il y ait, dans les prochaines années, un changement de cap. Mais ce n’est pas inéluctable, et nous n’en prenons pas le chemin.

Les guerres, au lieu de devenir anachroniques et obsolètes, fleurissent à nouveau. Non seulement au Levant, ma région natale, où les conflits meurtriers ne cessent de s’étendre et de s’envenimer. Mais dans bien d’autres régions du monde, notamment l’Europe. Qui espérait ne plus jamais connaître les affres de la Première ni de la Seconde Guerre, et qui voit renaître tous les démons qu’elle croyait définitivement enterrés.

S’agissant de la démocratie, le tableau n’est pas plus rassurant. Sans doute en avons-nous fini, il faut l’espérer, avec les tyrannies les plus obscènes, celles du stalinisme et de l’hitlérisme, mais l’on voit monter, sur tous les continents, des pouvoirs musclés, autoritaires, intolérants, pour qui les grands principes universels sont, au mieux, des éléments de langage.

Plus inquiétant encore, à mes yeux, est le destin de la liberté d’expression. Innombrables sont les polices de la pensée, de droite comme de gauche, celles des gouvernants comme celles des opposants. Tant de milices et de chapelles qui scrutent inlassablement nos intonations, nos glissements de langue, qui retournent chacune de nos paroles pour vérifier s’il n’y a pas, dans ses recoins, quelque arrière-pensée hérétique. Comme une nouvelle Inquisition, plus insidieuse encore que celles d’autrefois, et beaucoup mieux armée. Orwell l’avait imaginée, dans 1984, mais la réalité va au-delà.

Les écrivains et les journalistes sont souvent les premiers à en pâtir. Il est difficile, pour eux, et parfois dangereux, de penser hors des sentiers battus, hors des vérités officielles. On voudrait que leurs opinions se conforment à leurs origines, et aux appartenances qui leur sont assignées. Mais en les sommant de parler au nom de leur nationalité, ou de leur sang, ou de leur genre, on les prive de l’essentiel, la précieuse singularité de leur voix. Réfléchir hors de sa communauté, hors de sa tribu, c’est l’honneur d’un écrivain, c’est son devoir, et c’est sa raison d’être.

J’écris ces lignes en pensant particulièrement aujourd’hui à Boualem Sansal. Notre Académie lui a décerné en 2013 le Grand Prix de la Francophonie, et en 2015 le Grand Prix du Roman. C’est dire notre estime pour son talent, pour son audace et pour son style. Et notre affection constante pour le pays où il est né, l’Algérie de l’émir Abd
el-Kader, d’Albert Camus et de Kateb Yacine.

L’Académie française espère ardemment, et avec confiance, que son double lauréat retrouvera bientôt sa famille, ses amis, sa liberté, et sa table d’écriture.