DISCOURS
DE
M. Amin MAALOUF
Secrétaire perpétuel
le jeudi 14 novembre 2024
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C’est un grand honneur et un vrai plaisir, Monsieur le Président de la République, cher Protecteur de notre Compagnie, de vous remettre en mains propres, sous cette Coupole, le dernier tome de la neuvième édition du Dictionnaire de l’Académie française.
Aux origines de cet ouvrage, une aventure singulière, commencée à la fin des années 1620, il y a environ quatre cents ans, lorsqu’une petite dizaine d’amis avaient décidé de se réunir discrètement à Paris, chaque semaine, au domicile de l’un d’eux, pour parler d’art, d’histoire, de rhétorique ou de littérature, et pour deviser sur les affaires du moment. La plupart de ces « ancêtres » avaient moins de trente ans. « Si quelqu’un de la compagnie avait fait un ouvrage, raconte un chroniqueur de l’époque, il le communiquait volontiers à tous les autres, qui lui en disaient librement leur avis ; et leurs conférences étaient suivies tantôt d’une promenade, tantôt d’une collation… » Notre Académie est née « dans le sein de l’amitié », se plaisait à rappeler Voltaire.
Nos lointains prédécesseurs s’étaient promis de ne parler à personne de leurs réunions, et ils réussirent à garder le secret pendant plusieurs années. Mais, comme on pouvait s’y attendre, il finit par y avoir des indiscrétions, et les bruits parvinrent aux oreilles du cardinal de Richelieu, qui se montra fort intéressé par ce qu’on lui apprit, et qui demanda aussitôt « si ces personnes ne voudraient point faire un corps et s’assembler régulièrement sous une autorité publique ». Il promit « d’offrir à ces Messieurs sa protection pour leur Compagnie, qu’il ferait établir par Lettres patentes, et à chacun d’eux en particulier son affection, qu’il leur témoignerait en toutes rencontres ».
L’acte fondateur de notre Compagnie se trouve effectivement dans ces « Lettres patentes », promises par Richelieu, et signées par Louis XIII en janvier 1635. En voici des extraits, qui ont sans doute vieilli sur la forme, mais pas tellement sur le fond.
« Aussitôt que Dieu Nous eut appelés à la conduite de cet État, Nous eûmes pour but de l’enrichir de tous les ornements convenables à la plus illustre et la plus ancienne de toutes les monarchies qui soient aujourd’hui dans le monde. Chacun sait la part que notre très cher cousin le Cardinal de Richelieu a eue en toutes ces choses, et Nous croirions faire tort à la fidélité qu’il Nous a témoignée si, en ce qui Nous reste à faire pour la gloire et pour l’embellissement de la France, Nous ne suivions ses avis…
« Il Nous a représenté que la langue française, qui n’a que trop ressenti la négligence de ceux qui l’eussent pu rendre la plus parfaite des (langues) modernes, est plus capable que jamais de le devenir ; et que, pour en établir des règles certaines, il avait ordonné une assemblée, dont les propositions l’avaient satisfait ; si bien que, pour rendre le langage français non seulement élégant, mais capable de traiter tous les arts et toutes les sciences, il ne serait besoin que de continuer ces conférences.
« Inclinant à la prière de notredit cousin, Nous permettons, approuvons et autorisons par ces présentes, signées de notre main, lesdites assemblées et conférences. Qu’elles se continuent désormais en notre bonne ville de Paris, sous le nom de l’Académie française, sans qu’il soit besoin d’autres lettres de Nous… »
Quelques semaines plus tard furent établis les « Statuts et règlements de l’Académie française », qui portent la signature de Richelieu. Il y est spécifié que sa principale mission sera de donner des règles certaines à notre langue, pour la rendre pure, éloquente et capable de traiter les arts et les sciences. A cette fin, dit le texte, « il sera composé un dictionnaire… »
Il va sans dire que la création de l’Académie française n’était pas une initiative isolée, née des caprices d’un ministre omnipotent, et d’un monarque qui ne lui refusait rien. Elle s’inscrivait, au contraire, dans le cadre d’un projet cohérent, porté avec détermination et même avec volontarisme par les grands rois et les grands ministres des seizième et dix-septième siècles, par François 1er, Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, par Richelieu, Mazarin ou Colbert. En vertu de ce projet ambitieux, qui allait servir de modèle à beaucoup d’autres à travers le monde, l’État central assumait la tâche de construire une nation, cimentée par une langue commune et par les valeurs qu’elle porte.
Ce projet national n’est pas de ceux qui s’accomplissent une fois pour toutes. A aucun moment on ne peut y mettre un point final, et tourner la page pour ne plus y penser. C’était déjà le cas il y a quatre cents ans, et c’est encore plus vrai de nos jours. Aucune réalité, aucune opinion, aucun sentiment, aucun principe, aucun mot ne garde indéfiniment le même sens. Tout doit être constamment repensé, reformulé. Comme dans un dictionnaire.
Quand on passe en revue les divers éléments, les divers ciments qui maintiennent la cohésion de notre société, il y en a UN qui s’impose avec évidence : la langue. Ce n’est pas le seul élément, bien sûr, mais c’est le plus solide, le plus fiable, le plus durable. Et le plus déterminant. En France, la langue constitue le premier facteur d’identité commune. Elle assure la permanence de la nation par-delà toutes les turbulences de l’Histoire, et elle établit les fondements de la société de demain, qui sera d’abord construite sur l’excellence du savoir. Et nous savons désormais, grâce à d’innombrables expérimentations, que seule la pleine possession de l’outil linguistique permet d’acquérir le savoir et de tendre vers l’excellence, non seulement dans les domaines littéraires ou dans les sciences humaines, mais également dans les sciences exactes. Et c’est aussi la langue qui délimite l’espace du débat démocratique, et qui assure l’égalité devant la loi, comme l’avait compris François 1er dès 1539.
En ce jour, nous sommes rassemblés dans un édifice dédié justement à la transmission du savoir, et à la langue française. Ce Palais a été élevé à la demande de Mazarin, pour être un lieu d’enseignement, appelé Collège des Quatre Nations, et ce fut Napoléon, l’un de nos plus fervents protecteurs, qui a choisi de l’affecter à l’Institut de France.
Dans ce monde qui se métamorphose sous nos yeux, la principale mission de l’Académie française et de ses quatre sœurs, c’est de comprendre en profondeur la marche du temps, avec tous les bouleversements qui surviennent, sans se laisser submerger, ni désarçonner. Et de s’ouvrir pleinement aux promesses de l’avenir sans rien renier de ce qui constitue notre patrimoine culturel et notre identité.
Ces exigences complémentaires nous guident dans tout ce que nous faisons, et singulièrement dans notre approche du dictionnaire. Car au nombre des domaines où l’accélération de l’Histoire est devenue vertigineuse à notre époque, il y a évidemment la diffusion du savoir. On s’est toujours émerveillé, à juste titre, de la révolution de Gutenberg, et des effets considérables qu’elle a eus sur l’ensemble de l’histoire humaine depuis un demi-millénaire. Or, nous sommes en train de connaître, depuis quelques décennies, une révolution de même magnitude, sinon plus. Tout le savoir accumulé par l’espèce humaine est désormais disponible au bout de nos doigts. Y compris dans le domaine de la langue. A chaque instant, en pianotant discrètement sur son téléphone portable, on peut vérifier le sens d’un mot, ou son orthographe, ou son genre.
Ayant pris acte de ces nouveaux comportements, l’Académie française a estimé que, pour pouvoir remplir adéquatement sa mission, elle se devait d’entrer de plain pied dans l’ère numérique. Au cours des dix dernières années, elle s’est dotée d’un portail de plus en plus performant, où l’on peut naviguer instantanément dans les neuf éditions du Dictionnaire, ce qui offre une perspective passionnante sur les évolutions de notre langue durant les quatre derniers siècles. Et aujourd’hui même, l’Académie française vient de mettre à la disposition de tous ceux qui ont notre langue en partage une nouvelle application, qui pourra s’installer sur des centaines de milliers, peut-être même des millions de téléphones portables, de tablettes et d’ordinateurs, partout dans le monde. À cette occasion, je voudrais saluer la mémoire de deux des nôtres, Madame Hélène Carrère d’Encausse et le professeur Yves Pouliquen, qui ont tout de suite compris à quel point il était essentiel de s’engager sur cette voie, et qui ont su agir en conséquence.
Permettez-moi également de saluer ici tous ceux qui ont contribué en silence à cette nouvelle édition. Un dictionnaire, c’est une œuvre éminemment collective, et anonyme, où l’on doit s’oublier soi-même au milieu d’un chantier immense dont on ne voit que très rarement le bout. C’est un peu comme un rite initiatique, qui vous apprend l’humilité et l’effacement de soi. Quand on songe qu’il a fallu, pour cette neuvième édition, refondre et réécrire plus de soixante mille articles, en scrutant de près les livres et les journaux, et en prêtant constamment l’oreille à la langue parlée, aussi bien dans l’hexagone que d’autres pays francophones. Si ce travail titanesque a été possible, c’est parce qu’il y avait à nos côtés un service du dictionnaire d’une qualité exceptionnelle, professionnellement et humainement ; parce que les membres des quatre académies-sœurs, que nous avons souvent consultés, nous ont toujours répondu avec compétence, et avec grâce. Et c’est aussi le cas des commissions d’enrichissement de la langue française, qui ont constamment été pour nous des partenaires précieux dans la recherche du mot juste. À eux tous, sincèrement, un grand merci !
Je disais donc que nous avions choisi d’embrasser la révolution numérique sans état d’âme. Mais nous avons simultanément choisi de conserver intacte notre fidélité séculaire au livre imprimé. Par attachement sentimental ? Pas uniquement. Nous avons écouté, certes, la voix du cœur, mais aussi la voix de la raison. Qui nous a expliqué que la grande fragilité de l’univers numérique résidait dans le caractère éphémère de ses supports matériels. Il suffit de voir ce qui s’est passé avec la musique. On l’écoutait jadis sur des 78 tours, puis sur les microsillons en vinyle, qui furent concurrencés quelque temps par les cassettes enregistrées, avant d’être supplantés par le disque compact. Chaque support a rendu le précédent obsolète, et à présent ils le sont tous. Pour écouter de la musique, on n’achète plus de disques, on s’abonne à des flux. Pourquoi pas, diront certains ? Il y aurait bien des choses à dire sur les effets de cette dématérialisation, qui touche également les films, les photos, les journaux, et bien d’autres secteurs. Je me contenterai de dire ici que c’est une chance, au cœur de cette gigantesque turbulence technologique et civilisationnelle, que l’objet livre ait survécu, comme un miraculé. Acteur principal de l’ère de Gutenberg, il demeure vivant de nos jours, et nous sentons bien que quelque chose de notre humanité serait aboli si le livre venait à disparaître.
Pour notre part, à l’Académie française, nous lui demeurerons fidèles. Cette neuvième édition de notre Dictionnaire est l’expression de cet attachement, et il m’est agréable, Monsieur le Président de la République, cher Emmanuel Macron, de vous la présenter.