Réponse au discours de réception de M. Christian Jambet

Le 6 février 2025

Jean-Luc MARION

RÉPONSE

DE

M. Jean-Luc MARION

au discours

de

M. Christian JAMBET

 

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Monsieur,

Vous voici parmi nous. Selon l’étrange coutume de notre Compagnie, vous venez de faire brillamment l’éloge de quelqu’un que vous connaissiez personnellement peu devant des gens qui, eux, le fréquentèrent longtemps, Marc Fumaroli. Et en retour nous vous accueillons parmi nous, alors que nous ne vous connaissons pas encore vraiment tous. Vous faire connaître et reconnaître, c’est à moi que revient ce délicat exercice. Fort délicat en effet, puisque votre personne illustre trop bien l’adage des médiévaux selon lesquels « l’individu ne peut se définir ». Votre vie vous fit tenir tant de rôles qu’on ne sait où trouver votre visage. Est-ce celui d’un fils de Corse, provincial d’Algérie encore française, qui monte à Paris, Rastignac un peu déraciné mais philosophe déjà surdoué ? Ou celui d’étudiant des « comités Vietnam » déjà dissident de la scolastique marxiste officielle ? Ou bien celui d’un militant semi-clandestin de la révolution ouvrière à la base ? Ou encore celui d’un « nouveau philosophe » sous les projecteurs caricaturaux de la trop grande presse ? Ou plutôt celui d’un grand professeur régnant sur sa khâgne ? Ou enfin celui d’un intense et immense érudit, pénétrant des textes iraniens que la plupart ignorent ? Ou finalement celui d’un critique de notre société, que vous disséquez au scalpel ? Cela fait trop de profils pour dresser un portrait. Je vais donc déplacer la question : au lieu de demander « qui êtes-vous ? », je demanderai « quoi donc, avec vous, entre dans notre Compagnie ? »

* * *

À l’évidence, vous entrez ici comme le représentant de la grande école française de l’orientalisme. Avec vous la Compagnie se renforce sur son Orient, auquel elle s’ouvrait déjà avec son nouveau Secrétaire perpétuel. Ce champ immense, certains parmi nous l’avaient parcouru : Montesquieu (2e fauteuil) et Chateaubriand (19e fauteuil), Barrès et son Enquête aux pays du Levant (4e fauteuil) et Jean et Jérôme Tharaud (4e et 31e fauteuils), Pierre Loti (13e fauteuil) et Mérimée (25e fauteuil) à la manière d’écrivains et de voyageurs ; d’autres y travaillèrent la terre et les hommes, comme Lyautey (14e fauteuil) et Ferdinand de Lesseps (38e fauteuil). Et si Ustazade Silvestre de Sacy ne projeta sur le15e fauteuil que l’ombre de son père, l’immense orientaliste que fut Antoine-Isaac Silvestre de Sacy, Renan, lui, rayonna en vrai savant de sa gloire propre sur le 29e fauteuil. Et plus récemment René Grousset (36e fauteuil) donna l’Histoire des croisades et du royaume franc de Jérusalem, ce monument d’une époque, auquel Amin Maalouf devait plus tard répondre dans Les Croisades vues par les Arabes. Mais votre science ne se limite pas – ce qui serait déjà énorme – à la pensée de l’islam pour ainsi dire occidental, celui des philosophies médiévales de langue arabe (comme notre confrère Étienne Gilson, 23e fauteuil, fut l’exemple parfait), mais elle s’élargit à ce que vous nommez plus exactement la philosophie islamique, celle qui, dites-vous, « déploie la courbe complète du philosopher en islam, laquelle se poursuit bien après le Moyen Âge […] et élucide les significations des systèmes de pensée qui […] ont produit l’ontologie, l’éthique et la sotériologie philosophique de l’islam ». Autrement dit, « le persan autant que l’arabe, le monde iranien, l’islam oriental, voire “l’Asie musulmane” » (Qu’est-ce que la philosophie islamique ? p. 60 sq.) Vous ne fûtes certes pas le seul à vous aventurer dans cette voie, ni le premier : éduqué au néo-platonisme par Jean Trouillard, Pierre Hadot et René Roques, vous fûtes introduit en l’islamologie à l’École pratique des hautes études, à l’INALCO et au Collège de France par le Père Guy Monnot, entouré de Roger Arnaldez, de Jean Jolivet. Surtout, vous fûtes d’abord et fondamentalement l’élève, puis le successeur du grand Henry Corbin, lui-même élève respectueusement dissident d’Étienne Gilson et de Louis Massignon.

Arrêtons-nous sur ces trois noms. – Henry Corbin d’abord : dès les années trente, ce bibliothécaire à la Bibliothèque nationale traduisit le premier un texte de Heidegger, Qu’est-ce que la métaphysique ? et suivit le séminaire pionnier qu’Alexandre Kojève consacra à la Phénoménologie de l’esprit, de Hegel. De Heidegger, il apprit que l’Être ne doit jamais se confondre avec ce qui est par lui, l’étant. De Kojève, il retint, contre Hegel, que jamais le concept et sa logique ne devraient relever ni abolir l’apparition de la chose même. Catholique passé au luthéranisme, mais lecteur attentif du calviniste Karl Barth, Corbin entreprit bientôt de confirmer ces deux intuitions par l’étude de la pensée de l’islam shî’ite, d’abord à Istanbul (de 1940 à 1945), puis à Téhéran (à partir de 1950) en même temps qu’à Paris (à la « Ve section », comme abrègent ceux qui appartiennent corps et âme à l’École pratique des hautes études et au Collège de France). Comment comprendre ce brusque tournant ? Pour deux motifs, liés aux deux autres noms tutélaires. – Celui d’abord de Massignon : Corbin ne céda pas à sa fascination pour al-Hallâj, dont le soufisme extrême abolissait de fait le Qôran en postulant une union à Dieu en droit interdite par le refus de toute incarnation en islam ; mais il en partagea la conviction que le shî’isme constitue bien l’âme spirituelle de l’islam ; et aussi qu’un « islam intégral » ne se réduit pas à une trop simple religion légaliste et exotérique, mais tente de mettre en œuvre et de dévoiler une ultime réalité ésotérique, où « le Qorân ne suffit pas ». Bref, l’islam oriental ne déploie finalement rien de moins qu’une philosophie prophétique et eschatologique.

Encore fallait-il, pour suivre ce chemin, rompre avec une thèse étrangement commune à Renan et Gilson, que par ailleurs tout ou presque opposait : la conviction que la pensée arabe avait culminé dans l’Occident méditerranéen, nommément en Espagne et dans l’Andalûs, avec Averroès, donc au xiiie siècle ; et qu’elle s’était donc accomplie en transmettant aux Latins les commentaires d’Aristote, non moins que l’opposition non négociable entre la croyance coranique, indispensable au salut des ignorants, et la sagesse spéculative, réservée aux seuls esprits éclairés. Renan y voyait par anticipation ce qui deviendra son « avenir de la science » et Gilson, la distinction entre la simple foi et la theologia, fondée sur la « métaphysique de l’Exode ». À la suite de Gilson, la querelle sur l’unité (l’unicité) de l’intellect agent, qu’Averroès avait aussi déclenchée, sembla longtemps l’apport le plus évident de la pensée musulmane à la théorie de la connaissance des Latins, qui allait si puissamment contribuer à l’essor de la metaphysica, c’est-à-dire du projet de toute la pensée moderne jusqu’à Hegel. Selon Corbin, et ce fut son tournant décisif, penser l’islam total exigeait au contraire d’y envisager un destin autre que celui de l’héritage aristotélicien (exemplairement Avicenne), le libérant aussi bien des débats du kalam dans l’islam sunnite, bloqué dans la confrontation de la shariâ avec la falsafa, du savoir juridique avec les connaissances des sciences et la philosophie, bref du conflit entre le Qorân et les « Grecs ». Il fallait rien de moins que de tenter une reprise spéculative de la doctrine des formes, provenant des traditions platoniciennes et néo-platoniciennes, mais telle aussi qu’elle s’était développée dans l’espace iranien, entendu au sens large, en persan autant qu’en arabe, jusqu’à l’époque contemporaine. Et elle culmina non seulement avec Sohrawardî (précisément Le Livre de la sagesse orientale, Kitâb Hikmat al-Ishrâq), mais avec l’œuvre de Mullâ Sadrâ Shirâzî – en un sens notre contemporain, puisqu’il mourut en 1640, un an avant la parution des Meditationes de prima Philosophia de Descartes. Passer de Cordoue à Bagdad et Ispahan, de la pensée arabe d’Occident à la pensée islamique d’Orient, tel fut l’exode ou l’hégire de Corbin. Et, à sa suite, le vôtre.

* * *

À quelle découverte cette hégire vous a-t-elle l’un et l’autre conduits ? À reprendre et prolonger une interrogation que Heidegger (le voici, inévitable et qui reviendra encore dans notre jeu) formula dans son génial Kant et le problème de la métaphysique (1929). Il s’agissait du statut de l’imagination : alors que Kant, dans la première édition de la Critique de la raison pure (1781), avait mis au jour la spécificité irréductible de l’imagination, comme l’instance tierce de la synthèse entre l’entendement et l’intuition sensible, la qualifiant comme essentiellement productive, donc comme « un art caché dans les profondeurs de l’âme humaine, et dont nous pourrons difficilement arracher à la nature les vrais tours de main et nous les mettre à découvert sous les yeux » (A 141), la seconde édition (1787) masquait son étrangeté en la soumettant à l’autorité de l’entendement et donc du concept. Ainsi se refermait l’insondable Abgrund de l’imagination : on ne voyait plus qu’elle ne provient pas du Je, même transcendantal, qui pourrait en revanche en provenir sans jamais la domestiquer. Ainsi on manquait non seulement, comme le note Heidegger, que « l’imagination transcendantale est sans patrie » (Kantbuch, GA 3, p. 136), mais surtout qu’elle pourrait bien constituer notre patrie. En tous cas, cette interprétation prouvait, selon Heidegger, que Kant avait buté, puis reculé devant la possibilité de transformer ce Je supposé savoir (supposé transcendantal) en un étant dans l’être duquel il y va de l’Être, le Dasein d’Être et Temps. Par une autre voie, Baudelaire aussi s’en étonnait déjà : « Mystérieuse faculté que cette reine des facultés ! […] L’imagination est la reine du vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle est positivement l’infini » (Salon de 1859, c. III). Pour Corbin comme pour vous-même, une telle ouverture et fermeture de la question de l’imagination vous mettait sur le chemin de ce que vous reconnaissiez aussi chez Sohrawardî que vous nommiez le monde imaginal, mundus imaginalis.

Cette révolution, vous l’exposez clairement dans l’un de vos premiers ouvrages, un livre de percée, La Logique des Orientaux. Henry Corbin et la science des formes (1983). En un mot, vous y souteniez que nous ne pensons pas d’abord ni le plus souvent un monde extérieur par des concepts nôtres, soit que nous les obtenions par abstraction du sensible (dans la tradition du traité De l’âme d’Aristote, privilégié par Avicenne et Averroès), soit que nous les déterminions a priori pour synthétiser le divers de l’intuition (suivant l’innéisme cartésien repris par Kant). Préférant au contraire l’héritage de Platon et du topos noêtos, vous prétendiez que nous pensons des formes sans les produire comme nos concepts. En fait, les formes nous sont dispensées par l’Un (ou ce qui précède même l’Un), ainsi que, selon la révélation coranique, l’ange Gabriel et le ruh al-qôds (l’Esprit saint) les dispensent à notre entendement réceptif, dérivé et second. L’imaginal désigne plus qu’une imagination, une parmi nos facultés, mais une imagination « de plein droit », une imagination érigée en sujet, « … haussée au rang […] de l’intellect agent, l’imagination agente » (Logique des Orientaux, p. 266,
p. 79). La vision sensible du monde extérieur se redouble ainsi par la vision spirituelle du monde insensible et divin. Ou plutôt, la vision du monde insensible précède la vision du monde sensible et la rend possible. Entre ces deux mondes, le premier seul ouvre la réalité, tandis que le second se déploie dans une radicale irréalité, comme une ombre du réel. Et, entre eux deux, la médiation vient du monde imaginal, d’une imagination véritablement productrice parce que précisément ce n’est pas nous qui la produisons. « Cet imaginaire ne redouble pas seulement le réel d’un monde d’illusions, il rend possible la réalité » (La Logique des Orientaux, p. 263). La réalité exotérique et sensible (zahîr) demeure, mais à la mesure où elle apparaît comme le symbole apparent de la forme cachée, ésotérique (bâtin) mais seule réelle. Il ne s’agit certes pas d’une anticipation de la distinction de Kant entre la chose en soi et le phénomène, non seulement parce qu’ici le phénomène ne dérobe pas la chose même, mais surtout parce que l’insensible ésotérique seul reste réel (al-haqq) et transparaît, selon la mesure de l’entendement à qui il se révèle. Le monde visible n’est qu’en tant que l’épiphanie du monde invisible. Ou, comme le formulait le poète persan Jalâlodin Rûmi, dans Soleil du Réel, que vous avez magnifiquement traduit du persan (1999), «Sinon ce que tu manifestes, que verrais-je, moi ?»

Je n’ai ni le temps ni la compétence pour argumenter en détail sur ce renversement des thèses les plus admises par la métaphysique moderne de l’Occident. Mais je peux du moins souligner que, à mesure et en marge de la constitution du « système de la métaphysique », des philosophes ont, en Occident, aussi évoqué et parfois accompli ce même renversement. En particulier, on a souvent pointé que, même si je pense et même pense toujours, je ne puis affirmer que ce soit toujours moi, le je, qui pense ; car, ne serait-ce que parce qu’il appartient à ma nature finie de ne pouvoir penser longtemps à ce que je veux penser (Descartes le constatait d’ailleurs), je ne peux conclure de la pensée à mon existence qu’en disant que cela pense en moi. Autrement dit, de prime abord et le plus souvent, « je pense, cogito » recouvre et provient d’un « je suis pensé, cogitor » plus originaire. Vous y insistez (La Logique des Orientaux, p. 225) ; ce disant, vous prenez la suite de Pascal, Baader, Nietzsche, Lacan et d’autres. Ainsi peut-on en Occident comme en Orient contester l’activité de l’ego (qui d’ailleurs ne l’est pas toujours chez Descartes), la spontanéité de l’aperception chez Kant et de puissance du concept chez Hegel. On peut donc admettre à l’inverse, même en Occident, que secrètement « l’imaginal n’est pas le produit de l’âme, c’est l’âme qui est le produit de l’imaginal » (La Logique des Orientaux, p. 43).

Vous en tirez même une autre conclusion. Si le monde invisible précède le monde visible et le rend possible, chaque illumination par une forme divine intervient dans un esprit humain comme un événement, reçu de Dieu et y reconduisant. Et donc l’histoire visible se redouble d’une méta-histoire ou d’une hiéro-histoire, qui donne seule un sens à l’histoire visible, non pas en l’accomplissant, mais en la quittant. Vous opposez une histoire que vous nommez « dense » (chronologique et visible) à une histoire que vous nommez « subtile », transhistorique et rendue possible par la « révélation » du monde imaginal (La Logique des Orientaux, p. 17). Cette histoire ne tend pas vers une fin temporelle, ni ne vise un retour à l’origine, mais attend, elle, « le retour d’une origine éternelle » (La Logique des Orientaux, p. 21). Si donc l’histoire ne se résume pas à une dialectique de l’Esprit spéculatif (comme pour Hegel), mais déploie une épiphanie de l’Esprit saint (selon Corbin), alors cet « arrachement vers la méta-histoire » prouve qu’en dernière instance « l’histoire n’est pas seulement celle des maîtres » (Logique des Orientaux, p. 17 & 13).

Que vouliez-vous ainsi dire en 1983 ? Sans doute ce que vous annonciez sans encore le concevoir pleinement en 1976 : « Il n’y a pas une histoire, […] il y en a deux » (L’Ange, p. 230). Y aurait-il deux histoires, aussi entremêlées qu’absolument différentes, comme les deux cités de saint Augustin (De Civitate Dei, XI, 1) ? Laissons en suspens la question, elle reviendra.

* * *

L’ange déjà et l’ange encore, l’ange d’une histoire sans maître-penseur, sans science absolue ni donc esprit absolu – nous y sommes, voici ce que vous visiez dès avant de devenir un orientaliste et qui vous a conduit à le devenir. Car, avant le savant, vous fûtes un militant. Il ne faut pas plus imaginer que le savant a effacé le militant, ni que le militant s’est évanoui sous le savant. Car le savant n’a rien dissimulé (par quelle teqîya l’aurait-il pu ?), il a au contraire trouvé, exposé et rationalisé dans « la sagesse orientale, l’hikmat al-Ishrâq » ce que le militant voulait voir advenir : « Il y a deux mondes », « il n’y a pas une histoire, ou n histoires, il y en a deux » (L’Ange, p. 87 & 230). En 1976, vous proclamiez, avec Guy Lardreau, « Il faut que l’ange vienne ! » (L’Ange, p. 36 & 70), et ainsi, dès 1983, vous l’aviez trouvé, mieux il vous avait trouvé, cet ange.

Nous avons donc, à grands traits, répondu à la question « Quoi, avec vous, entre dans notre Compagnie ? » Risquons-nous désormais à l’autre, l’insoluble question, celle qui demande « Qui ? ». Qui ? À tout le moins, peut-on avancer, quelqu’un de courageux. Il en fallait certes du courage pour consacrer vingt années d’études pour parvenir à maîtriser l’arabe et le persan et devenir orientaliste (ce délai de latence, Corbin vous l’avait exactement prédit). Il en avait fallu déjà pour quitter Alger, où vous naquîtes en 1949, d’un père lui-même aventurier, puisqu’il servit dans l’armée britannique durant la Seconde Guerre mondiale ; puis pour bientôt triompher au Concours général de philosophie en 1966 ; et enfin atterrir en khâgne à Louis-le-Grand et à Henri-IV. Car il s’agissait aussi d’un assez rude choc culturel, puisque vous vous retrouviez dans le bouillonnement des Comités Vietnam, de l’althussérianisme à haute intensité du Lire le Capital et du Pour Marx, tout un brouet touillé au pôt de l’École dite Supérieure et supposée Normale. Il en fallut ensuite, du courage, pour ne pas sombrer dans l’insignifiance et pour rompre avec la compromission de l’Union de la jeunesse communiste (marxiste-léniniste), que vous décrivez, dans votre splendide préface à L’Enthousiasme (1988), ce grand livre de notre confrère Daniel Rondeau, comme une scission « belle comme un monument stalinien […] qui était aux jeunes bourgeois de la Sorbonne ou de l’École normale supérieure le confortable asile où le Parti permettait, sous surveillance, l’activité favorite des jeunes bourgeois en peine de révolution : la discussion ». Au contraire, à l’initiative de Robert Linhart et sous la fascination des reportages de Pékin information, vous avez eu le courage, avec quelques rares autres naïfs et sincères, de préférer la mystique à la politique en bons héritiers de « notre cher Péguy » (je vous cite encore), sérieux jusqu’à renoncer à passer les concours de l’École et de l’agrégation, pour « devenir ouvrier » (en italique dans votre texte). Et donc pour s’exiler dans des « régions usines » : Rondeau dans la sidérurgie de Lorraine, Linhart chez Citroën, vous dans les textiles du Nord, à Tourcoing. Vous retraciez ainsi une nouvelle géographie de la France, une nouvelle carte Vidal de La Blache, celle de « ces Édesse, ces Antioche, ces Jérusalem du monde ouvrier, Permali, Pompey, Neuves-Maisons, Maxéville. On disait Thomson Lesquin, S.F.A.C. Batignolles, la fosse Barrois, Billancourt, Grande-Synthe, La Lainière, le puits 6 de Bruay, Ferodo, Pennaroya, pour désigner des foyers substantiels, où tout voile tombe, toute semblance se dissout ». Certains de ces noms, Bruay, l’île Seguin, mais aussi Hénin-Liétard, Douai ou Liévin, m’étaient aussi familiers ; mais je n’en avais visité les usines que trop jeune, de l’extérieur, en spectateur désengagé, avec les ingénieurs et les dirigeants, sans ce courage que vous eûtes de vous y implanter pour de bon. Car ce courage relevait de la spiritualité. Vous le dites sans fard : « Il ne resta plus des raisons marxistes que l’évidence de la vie de travail. Le parallèle entre l’engagement maoïste en usine et celui de Simone Weil a parfois été fait, non sans raison ». En fait, vous n’aviez qu’une ambition, une grande, une immense ambition, dites-vous, « connaître le réel ».

Certes le réel, , mais lequel ? Vous aviez alors atteint un sommet du militantisme, puisque vous coordonniez toute la « région usine » du Nord et que vous fûtes envoyé en visite quasi officielle en Chine populaire (où vous rencontrâtes en 1969 Chou En-lai) en remplacement de Benny Lévy, qui ne pouvait pas quitter la France et y revenir, n’en ayant pas encore la nationalité. Vous auriez pu aisément faire fructifier, comme tant d’autres, ce capital militant pour une belle carrière politique, ou un joli parcours médiatique. Mais il y eut un autre acte de courage, que vous constatez sans l’expliquer : « L’énigme de la dissolution de la G[auche] P[rolétarienne], dites-vous, est celle de l’impossible réalisation de la justice sur cette terre, impossible et pourtant normative, indispensable condition de vie et de pensée. » – Cette dissolution volontaire de la Gauche prolétarienne, provoquée unilatéralement par Benny Lévy en 1974, signifiait d’abord le refus de passer à l’action directe (au contraire de ce qui advint en Allemagne et en Italie). Ici la rencontre de Maurice Clavel eut toute son importance. Je l’entends encore redire de sa voix tonitruante, comme un jour à l’Élysée où nous étions invités par notre regretté confrère Valéry Giscard d’Estaing pour un étrange « dîner de têtes » : « J’annonce modestement une apocalypse. » Contradiction performative certes, car une apocalypse n’a rien de modeste, mais décision de courage, car une apocalypse va infiniment plus loin qu’une révolution, surtout armée. La lucidité, ce courage de l’intelligence, consistait à retourner la thèse de Marx – « Les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter la réalité, il faut désormais la transformer » – et à admettre, dans les mots de Daniel Rondeau, que, ne pouvant modifier le cours des choses, l’écrivain doit au moins les décrire comme elles sont et comme elles vont. – Mais cette dissolution, cet exil hors de la militance, signifiait aussi la même autre chose, plus vaste et plus ardue : quel « réel » atteindre, comment et où ? Il y eut alors un dernier courage, non le moindre, celui de la modestie : retourner à la philosophie (en fait vous ne l’aviez pas quittée, mais seulement déplacée, relocalisée), passer enfin l’agrégation en 1974, tâter un peu de la presse (avec Rouge et L’Idiot international), et surtout, retrouvant Guy Lardreau au lycée d’Auxerre, déclencher cet éphémère pétard de la dite « nouvelle philosophie ». N’en disons pas trop de mal, voire un peu de bien. D’abord parce que je vous y ai retrouvé, puisque je publiai L’Idole et la distance un an après le coup d’éclat de L’Ange (1976) dans la même collection chez le même éditeur ; ensuite parce que cette entreprise de démolition, rameutée par Bernard-Henri Lévy et menée par Maurice Clavel, Françoise Verny et André Glucksmann, participait d’un plus ample séisme, libérateur car motivé au fond par L’Archipel du Goulag de Soljenitsyne et prolongé par le mouvement Solidarnosc de Walesa. Et enfin, parce que L’Ange, dont la rhétorique un peu khâgneuse et trop codifiée nous fait, vous autant que moi, sourire aujourd’hui, formulait pourtant un diagnostic radical.

Il s’agissait, dans l’entreprise militante, de la révolution. Mais, démontriez-vous, la révolution reste toujours sous l’emprise du Maître, car il la tient sous l’empire du concept et la récupère par soumission rationnelle du révolté, à la fin sacrifié (comme le furent les Gardes rouges). Seul le concept parle, ne laissant au révolté que la parole minimale qui restait à Baudelaire, après son attaque cérébrale dans l’église Saint-Loup à Namur, « Crénom ! » La limite de Marx reste toujours Hegel : en bout de ligne, la révolution veut encore se dire, dans une signification récapitulatrice, qu’un concept toujours totalise et boucle. Le Maître garde la maîtrise du concept et nous la boucle. Pour dire plus que « Crénom ! », il faut donc que l’Ange vienne, pour que la révolte ne se termine pas, encore une fois, dans la soumission. Que l’Ange vienne (qu’il faut entendre en écho au Bateau ivre, où Rimbaud criait « Ô que ma quille éclate ! ») – cela veut dire, à tout le moins, une rupture d’avec « le monde ». Car il y a imposture à renier l’outre-monde, l’au-delà, souteniez-vous avec une calme audace : « Nous ne sortons pas de cet “au-delà”, nous ne pouvons que taxer d’imposture qui prétend aujourd’hui en avoir fini avec lui » (L’Ange, p. 228). On croirait entendre Péguy ou Bernanos. Il faut les y entendre en effet, puisque « la révolte suppose la béatitude » que le monde du Maître a close et qu’il ne faut pourtant jamais transiger sur le désir (comme disait Lacan en bon augustinien). Au point que le christianisme vous apparaissait même comme la seule révolution culturelle qui ait jamais réussi : « Nous disons que dans le christianisme s’est pendant des siècles exprimée une révolution culturelle dont nous montrerons l’étrange convenance à la nôtre », puisque l’on y constate que « le Christ résiste à Zarathoustra […], révolte possible réussie » (L’Ange, p. 11, voir pp. 51 & 86). Certes, sous ces noms, l’enjeu demeure encore indéterminé, car « l’autonomie possible de la révolte » (L’Ange, p. 233) doit toujours, pour se soustraire aux prises du concept et du Maître, demeurer indistincte, « cette “pure matière”, cet hupokeimenon, comme grand X des mondes possibles » (L’Ange, p. 46). Mais il faut cette indétermination de l’outre-monde pour ne pas succomber aussitôt à sa détermination par le concept, donc à la fin par le savoir absolu de Hegel ; mais aussi pour ouvrir une brèche dans ce que, quelques années auparavant, Lévinas avait nommé la « totalité », Henry le monde « extatique » et Heidegger l’« onto-théo-logie » de la métaphysique. Il va sans dire qu’en revendiquant les droits de la « distance » je partageais la même intention de déconstruction. Faut-il encore redire que la déconstruction, aujourd’hui détournée en idéologie, n’eut jamais pour but de détruire quoi que ce soit, mais de dégager les obstacles qui bouchent l’horizon de la pensée. Soit le concept d’étant offusquant l’ouverture de l’être, soit la totalisation du monde recouvrant l’infini de l’éthique, soit – et ici Michel Henry, qu’ignorait le Jambet de l’époque, me paraît aujourd’hui son plus proche allié – que l’expérience de la pensée se libère de sa fascination pour le monde visible extérieur des choses réduites à leur objet intentionnel, pour se recentrer sur l’immanence de la vie en elle, qui l’affecte directement et où elle s’éprouve elle-même. Car l’Ange, bientôt spécifié par la révélation du monde imaginal, n’indique rien d’autre : au lieu que, dans l’accomplissement de la science de la logique, la conscience absolue de Hegel élimine la chose même en la remplaçant par son concept − en sorte de clore le monde dans ce qui le subsume −, vous vouliez, comme toute notre génération philosophique depuis Heidegger (rappelons que Corbin avait commencé par le traduire), ouvrir ou réouvrir un accès à ce que vous indiquiez, encore énigmatiquement, le « réel». Disons aujourd’hui, le retour à la chose même. Dans votre cas, l’ouverture se dessinait dans la logique des Orientaux, en particulier dans l’islam shî’ite. Pour d’autres, il pointait dans la phénoménalité de la chose même, dans l’immanence de l’auto-affection, dans l’infini éthique d’autrui, ou ailleurs. Et, pour certains, ce fut le recours à la pensée indienne ou chinoise, avec moins de succès mais selon la même intention – montrer que la pensée philosophique ne s’accomplit pas, ne se finit pas non plus avec le système de la métaphysique et sa réduction des choses à leur concept.

* * *

Lorsque vous proposiez au contraire de « ménager la richesse des images, des idoles » (L’Ange, p. 48), il ne s’agissait donc pas seulement ni d’abord d’une enquête érudite sur un domaine spéculatif encore peu connu, mais d’une pleine entreprise de philosophie. C’est elle qui doit maintenant nous retenir. Il nous faudra, et je prie notre assemblée d’excuser le ton un peu rugueux que prendra mon exposé, parler philosophiquement. Notre hôte l’exige et le mérite, je n’en serai que l’exégète simplificateur.

Le point de départ tient à une décision inaugurale, nette et brutale, comme elle devait l’être : « Je ne passe pas par Avicenne » (La Logique des Orientaux, p. 72). Avicenne, Abdillha Ibn Sîna, shî’ite iranien du xie siècle et commentateur impeccable d’Aristote, avait souligné que toute chose du monde se définissait par son essence, que les Latins devaient traduire par la quidditas, en grec d’Aristote, le « ce que c’était d’être pour la chose, to ti ên einai ». Certes, Avicenne la faisait dépendre strictement de l’acte d’être, privilège du Principe : lui, le réel (al-haqq, disons : l’exister) produit l’étant (uojûd) dans l’existence, où il se trouve être au passif (mawjûd). Et vous utilisez ici un néologisme, fort éclairant : existancier. Autrement dit, en tout étant fini et pas seulement dans le Dasein de l’homme, « l’existence précède l’essence ». Cette distinction sera reprise sur d’autres bases par Thomas d’Aquin dès le De ente et essentia, pour devenir le bien commun de la scolastique latine. Mais, selon Avicenne, la priorité absolue de l’acte d’être s’exerce encore sur la quiddité de l’essence individuelle, donc présuppose la connaissance de sa forme obtenue par son abstraction à partir de la matière sensible. Certes, du point de vue de l’être, l’acte précède l’essence, mais du point de vue de la connaissance l’essence la précède, à partir de l’expérience du monde extérieur. C’est précisément cet héritage qui, chez les Latins, va s’imposer : la connaissance des essences par abstraction du sensible conduira à la discussion sur les universaux, puis à la construction du concept, en particulier du concept d’étant (le conceptus entis distingué de l’esse divin, donc de l’existence), pour aboutit in fine au concept a priori de Kant et au concept spéculatif de Hegel. « Ne pas passer par Avicenne » veut donc dire ne pas admettre l’essence, la quiddité comme point de départ, ne pas commencer par l’abstraction du sensible, ni donc par le monde extérieur, contester l’extase intentionnelle des « Grecs » (pour parler comme Henry). « Ne pas passer par Avicenne » revient à refuser d’entrer dans l’histoire et le destin de la métaphysique occidentale et son nihilisme final, à laisser la métaphysique à elle-même (pour parler comme Heidegger).

Mais alors, par où commencer, ou plutôt recommencer ? Vous avez décidé de suivre d’abord le Livre de la sagesse orientale, Kitâb hikmat al-Ishrâq de Sohrawardî (Iranien, on l’a dit, du xiie siècle), puis surtout la Sagesse éminente des quatre voyages, Al-hikmat al-alîya-asfars de Mollâ Sadrâ (shî’ite du xvie siècle), que vous avez longuement commenté dans votre ouvrage capital, L’Acte d’être : la philosophie de la révélation chez Mollâ Sadrâ (2012). De ces doctrines, ne retenons brièvement que ce qui éclaire votre projet de fond. – Reprenant la distinction radicale entre l’acte d’être, seul réel (al-haqq) car ne tombant pas sous la représentation mentale, et la quiddité, Mollâ Sadrâ réduit celle-ci au rang d’un simple miroir de la lumière divine, une simple ombre de cette lumière, seul soleil de midi, sans ombre. Aucun concept, aucun ens commune n’assure la quiddité, et la forme qui, dans cet éclat, s’inscrit, n’offre à l’esprit fini qu’« une citadelle en suspens » (p. 309). Si elle permet de concevoir certaines choses du monde sensible, elle n’en provient pas, mais, dites-vous, dans « l’ipséité pulvérisée » (p. 364) de l’âme, il lui advient un « réel qui ne dépend pas de nous » (p. 360). Le monde imaginal (‘alam al-mithâl), ce simple miroir et effet de la lumière du réel divin qui s’y révèle, fait apparaître « sous une figure déterminée mais instable une réalité qui appartient au monde divin » (p. 292). Les formes descendent du divin, loin de monter du monde sensible, ravalé au lieu où des apparences proviennent des apparitions de l’acte d’être. Dans un essai essentiel, Le Caché et l’Apparent (2013), vous diagnostiquez dans notre nihilisme l’universelle dégradation du visible en une apparence, où plus rien n’apparaît ; et, en effet, le concept hégélien se dispense de l’apparaître de la chose, au point que sa puissance a proclamé la mort de l’art. À l’encontre de cette « mort des épiphanies » (p. 184), vous exaltez « l’apparition finie, dont le sens réel est l’infini » (p. 184) et où « nous voyons, sans détour, la manifestation de l’incréé dans le créé » (p. 184). À chaque fulgurance de l’acte d’être, l’apparence, instable comme son ombre, n’en reste pas moins toujours une apparition. Surprenant renversement : seul le divin apparaît, mais toujours dans les ombres du monde sensible.

Ici, croyant reconnaître ce que j’ai nommé ailleurs l’invu, je songe à la théophanie universalisée de Dieu dans le christianisme cosmique de Maxime le Confesseur, de Denys dit l’Aréopagite et de Jean Scot Érigène (nous y reviendrons). En tous cas, on comprend mieux que si l’invu de l’acte d’être sature de son éclair l’ombre transitive du visible, l’apparence patente (zâhir, phaneron) suppose toujours le secret (bâtin, krupton) de l’apparition, dont elle devient le symbole transi. Comment ne pas reconnaître ici une phénoménologie de la manifestation, où le visible ne s’ouvre qu’à la mesure de l’invisible qui le permet parce qu’il s’y commet ? Comment ne pas comprendre aussi le précepte shî’ite que « le Qorân ne suffit pas », puisqu’il faut y lire les effets apparents d’une révélation originellement invisible ? Où se produit alors la remontée du visible et de la lettre vers l’invisible qui ne se dit pas ? Dans l’esprit du fidèle bien sûr, mais lui-même guidé par le « Mainteneur du Livre », l’Imâm. Si l’on a pu définir le shî’isme comme l’ésotérisme de l’islam, c’est parce que la révélation consiste précisément dans le lien de l’apparence avec l’apparition, du visible avec l’invisible. « Notre cause est un secret dans un secret », aurait dit Ja’far Sâdiq, le VIe imâm. Rien ne manque plus à l’Occident nihiliste qu’un tel secret, un invu radical qui donne un poids de gloire à ce qui se divulgue dans le visible vu. Sans secret, il n’y a pas de révélation. L’empire du concept, qui abolit le secret invisible du visible et donc le visible lui-même, conduit non seulement à l’oxymore d’une fin de l’histoire, mais à la souffrance d’un éternel retour du semblable. En ce sens, Nietzsche accomplit Hegel. En suivant la sagesse des Orientaux, Christian Jambet a voulu se libérer de l’un et de l’autre.

Il y a plus encore à en apprendre. Nous l’avons déjà dit, vous cherchiez, Monsieur, à quitter l’histoire du Maître, ou du moins à redoubler son histoire par une autre. Ou bien encore à substituer à l’histoire linéaire du concept une méta-histoire de l’événement. Puis-je suggérer que vous rejoignez ainsi une direction qu’a privilégiée la phénoménologie la plus récente ? Car l’événement, qui advient sans cause préalable, s’accomplit en contredisant le plus souvent les supposées conditions a priori de l’expérience, rend par son incompréhensibilité même sa haute dignité au possible. Car la révélation de l’islam demande l’ouverture du possible ; si en effet le cycle de la prophétie (législative, ésotérique) fut clos avec le dernier prophète, Mahomet, à chaque illumination se poursuit le cycle de l’initiation spirituelle (de walayât) sous la conduite de l’Imâm, récapitulant les nabîs antérieurs à Mahomet (Adam, Noé, Abraham, Moïse, David et Jésus). D’où le possible par excellence : l’illumination eschatologique qu’accomplira l’advenue du XIIe imâm, caché mais attendu. Nous vous suivons jusqu’ici, dans une logique des Orientaux qui va bien au-delà (nous le comprenons mieux désormais que nous vous avons lu) de ce que Rimbaud avait d’abord cru qualifier de « sagesse bâtarde du Coran », pour finir par nous avertir que « Vous êtes en Occident, mais libres d’habiter dans votre Orient, quelque ancien qu’il vous le faille – et d’y habiter bien » (Une saison en enfer, «L’impossible»).

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Nous vous avons suivi jusqu’aux conclusions de votre exploration. Mais votre accomplissement même suscite des questions, que vous posez vous-même tout en les laissant, parfois, sans réponses finales.

Et d’abord la question d’une dérive politique possible. Vous pointez en effet le « […] drame des shî’ismes où, périodiquement, revient la tentation de projeter dans l’histoire la méta-histoire, l’Imân caché, intérieur, sur la face extérieure du maître politique » (La Logique des Orientaux, p. 190). Autrement dit, le toujours possible basculement d’une gnose messianique dans une « politique tirée des Écritures »
(p. 268). Vous le dénoncez sans fard, quand vous relevez l’étrange contradiction de Ruhollah Komeynî, enseignant à Qôm jusqu’en 1951 la doctrine de Mollâ Sadrâ, pour la contredire en établissant à partir de 1979 la République islamique. Surtout, vous avez été l’un des rares à éclairer correctement la polémique suscitée par la conférence que Benoît XVI avait donnée à Ratisbonne (sa dernière université avant son élévation à l’archevêché de Freising-Munich) et que la passion idéologique a réduite à un obscur affrontement. Dans une étude très fine, « Le pape Benoît XVI et l’unité spirituelle de l’Europe » (parue d’abord dans Esprit, puis reprise dans La Conférence de Rastibonne. Enjeux et controverses, en 2007), vous aviez reconnu que Joseph Ratzinger avait parfaitement raison de stigmatiser la « transformation d’une religion apocalyptique et morale en une conception politique du monde », et de « […] reconnaître que le moment présent, caractérisé par la volonté de faire de l’histoire ici-bas, du monde inférieur, de l’apparence sensible, fugitive, le lieu de l’absolu, n’est pas conforme à l’essence de la religion islamique, dont le souci majeur n’est pas le monde, mais l’outre-monde, le monde de l’invisible » (loc. cit., p.58, 59). Mais vous ajoutiez que cette crainte légitime se fondait surtout sur une acception trop étroitement légaliste de l’islam (en fait le wahhabisme), telle qu’elle avait été privilégiée (pour y opposer par exemple le soufisme ou al-Hallâj) par les travaux de Massignon et d’Arnaldez ; et qu’ainsi, privilégiant une « doctrine infiniment moins riche, quoique plus puissante », Benoît XVI avait ignoré ou sous-estimé une part essentielle de « la sagesse des Orientaux », et d’abord Mollâ Sadrâ. Cette mise au clair une fois admise, la question n’en reste pas moins ouverte : comment résister à la tentation récurrente de résumer le Qorân à la sha’ria, et d’ériger celle-ci en constitution d’un État ?

Vous répondriez sans doute, suivant Mollâ Sadrâ, qu’en dernière instance l’orientation spirituelle, gnostique et mystique de l’islam se joue dans l’amour, qui unit le fidèle à Dieu. De fait, soulignez-vous, « l’amour s’ensuit de la perception de l’être, parce que celui-ci est pur » (L’Acte d’être, p. 38). Car cet amour (al-‘ishq) se spécifie certes en amour physique (‘ishq tabîi) et humain (‘ishq insâni), mais aussi en amour d’esprit (‘ishq al-‘rûhani) et en amour divin (‘ishq al-‘ilâhiya), au point qu’il réunit en Dieu l’amour, l’aimé et l’amant (ibid., p. 404). Loin de moi la moindre inclination à sous-estimer ce recours au phénomène érotique ! Encore faut-il le bien considérer. Ce qui implique d’abord de l’affranchir de sa dévaluation par le concept hégélien ; car s’il faut s’opposer à lui sur un point crucial, ce doit être sur sa critique de l’amour, qui, prétend-il, « sombre dans la fadeur et l’édification » parce que lui manqueraient « le sérieux, la douleur, la patience et le travail du négatif » (Phénoménologie de l’esprit, Préface). Or cette critique ignore complètement que les quatre propriétés ici en question se trouvent d’abord mises au compte de l’agapè par saint Paul (1 Corinthiens 13, 7) ; récuser Hegel demande donc de récuser sa critique de l’amour, et donc aussi de ne plus tenir pour acquis la thèse de Corbin d’un « destin hégélien du christianisme ». En effet pour une fois au moins le christianisme partage avec le shî’isme l’obligation impérieuse de ne pas dévoyer l’eschatologie trans-historique dans la chronologie indéfinie de l’histoire. Cela exigerait aussi de produire une doctrine forte et cohérente de l’amour. La théologie chrétienne l’a fait de multiples manières. La phénoménologie l’a tenté. La pensée shî’ite l’a-t-elle entrepris ? On peut le souhaiter et le soutenir, mais aussi discuter, si l’on considère les apories du soufisme et surtout d’al-Hallâj, où l’union par amour équivaut à la destruction de l’amant dans l’aimé.

Si l’on recourt à l’amour pour accomplir la révélation spirituelle, c’est que tant Sohrawardî que Mollâ Sadrâ tiennent à maintenir un sens strict et non allégorique à la résurrection du croyant, ainsi qu’à son jugement final : l’élévation spirituelle, à la mesure des illuminations qu’il reçoit et accepte, rapproche réellement le croyant de Adam vrai et réel, de l’Esprit suprême, de l’Homo maximus. Jusqu’où et jusqu’à quelle intimité, demandera-t-on ? Et encore, qui est le prophète, cet « homme divin ou seigneur divin sous forme humaine ». Qui est l’Imâm, qui est l’Ange ? Cette tension, vous la formulez clairement : « L’islam spéculatif refuse que le Verbe divin s’incarne, mais exige qu’il se manifeste » (Le Caché et l’Apparent, p. 43). Mais le peut-on ? Peut-on faire Dieu se manifester sans la manifestation en personne du Verbe ? Depuis la querelle arienne (et nous fêtons cette année le 17e centenaire du concile de Nicée), depuis la constatation du principe que « rien n’est sauvé qui ne soit assumé », la charge de la preuve s’est peut-être inversée : la difficulté ne tient plus seulement à établir que Dieu peut s’incarner afin de se manifester, mais à expliquer comment il pourrait se manifester sans aller jusqu’à s’incarner. Autrement dit, la gnose peut-elle se substituer au médiateur en personne, ou ne le présuppose-t-elle pas plutôt ? Depuis Origène au moins, la théologie chrétienne, en l’occurrence très orientale, a conjoint gnose et incarnation. La manifestation ne serait-elle pas à ce prix ? « Dieu, personne ne l’a vu. Le Fils unique engendré, celui tourné vers le sein du Père, celui-là en a fait l’exégèse » (Jean 1, 18).

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Ces questions, qui restent évidemment ouvertes, nous confirment dans deux de vos propres conclusions, les plus fortes.

D’abord que l’histoire des religions peut redevenir centrale, à condition qu’elle ne se perde pas dans les sables de « l’histoire comparée des religions », en comparant des termes peut-être incomparables sous une définition sûrement inconsistante. Mais il faut alors qu’elle s’exerce comme ce que vous n’hésitez pas à nommer une phénoménologie : « Il s’agit d’appliquer aux significations engendrées par la conscience visionnaire du gnostique la méthode que Husserl a constituée, mais qu’il a réservée, en un premier temps, aux données perceptives de la conscience empirique et aux structures logiques. […] Pourquoi refuser aux mondes visionnaires ce que la phénoménologie accorde à la conscience de l’homme occidental moderne, aux mondes perceptifs “naturels” ? Au contraire, la garantie de la méthode phénoménologique tient à l’universalité a priori de son champ : elle est en droit généralisable indéfiniment. Quel que soit le “donné” que nous considérons comme un phénomène avéré, il doit correspondre à un acte de conscience authentique, à un savoir porteur de vérité » (La Logique des Orientaux,
p. 278). Vous parlez d’or : je crois entendre ici certaines déclarations de Jean Héring (qui accueillit le jeune Lévinas à Strasbourg) à Husserl. Oserai-je même dire que je retrouve ici mon propre essai d’une phénoménologie du donné sans restriction ? Une telle phénoménalité des mondes spirituels, qui saurait se libérer de tous les a priori, pourrait reconnaître leur rationalité à des textes et des pratiques qui contredisent nos étroitesses. La paix des esprits se joue sans doute ici. À votre manière, vous endossez chez nous l’héritage de Claude Lévi-Strauss.

Ensuite, comme vous le rappelez à ceux qui refusent de l’entendre : « L’Europe ne peut sauver sa propre pensée qu’en rencontrant hors d’elle ceux qui lui révèlent ce qui est en elle », « et réciproquement », ajoutez-vous (La Logique des Orientaux, p. 22, voir
p. 298). Car l’Europe, et c’est en cela précisément qu’elle mérite qu’on la qualifie de spirituelle et que sa définition par Husserl demeure valide, reste elle-même aussi longtemps et à chaque fois qu’elle rencontre d’autres pensées que celles qu’elle avait produites. Rien donc de plus européen que ne pas rester européano-centré. Vous en offrez le meilleur exemple, puisque, comme le cardinal de Richelieu, vous n’avez pas hésité à passer des alliances lointaines et à vous y tenir ferme. Il faut dire que vous ne doutez pas de la France, pas plus que l’inébranlable Souad Ayada à vos côtés.

Désormais, vous nous guiderez sur des terres et des mers que nous affronterons et comprendrons sous votre autorité. C’est pourquoi vous êtes, Monsieur, chez nous bienvenu.