Discours de réception de M. Christian Jambet

Le 6 février 2025

Christian JAMBET

 

DISCOURS

DE

M. Christian JAMBET

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Mesdames, Messieurs de l’Académie,

 

En ce moment solennel, je pense à l’enfant que j’étais et qui fut reçu un dimanche, avec quelques camarades, par Jean Guéhenno. L’enfant se tira, tant bien que mal, de quelques exercices littéraires et reçut un livre des mains du maître. Il avait connu, ce jour-là, le disciple de Jean-Jacques, les vocations de l’Instruction publique et le visage de l’Académie française. Instruire devint ma passion et voici que vous m’offrez l’incomparable privilège de vous rejoindre. L’admiration, la révérence et l’humilité qui m’ont transporté lors de cette rencontre mémorable m’étreignent aujourd’hui plus fortement. Si j’en crois celui dont vous me confiez l’honneur de prononcer aujourd’hui l’éloge, le cardinal de Richelieu fit de l’Académie française la médiation par excellence entre l’immortelle langue française et les hommes de chaque époque, avides de se connaître et de s’estimer dans la paix. Rien n’interdit aux lumières venues de l’Orient d’entrer dans un tel concert de vérité, mais avec mon mince bagage, après Ernest Renan, après René Grousset qui parcourut « l’empire des steppes » et comprit si bien l’âme de l’Iran, je sais que mes faibles mérites ne sont rien au regard de la grâce que vous me faites. Les ombres qui m’entourent sont trop grandes.

Le sixième fauteuil où vous me recevez est celui de Chamfort. Après le sombre moraliste ennemi de lui-même, voici Pierre-Louis Roederer, l’un des artisans du coup d’état du 18 Brumaire, voici Philippe de Ségur, qui fut à la journée d’Austerlitz, à la victoire de Reims lors de la campagne de 1814, après avoir vécu la campagne de Russie dont il se fit l’historiographe. Traversant tous les régimes de la France, de la monarchie à l’aube de la Troisième République, Philippe de Ségur, oncle par alliance de l’auteur des Malheurs de Sophie, illustre la transition de l’épopée héroïque au règne des historiens. Voici Ernest Lavisse, le grand instructeur de l’histoire de France et du récit national républicain et voici Pierre Benoit, le romancier enchanteur, goûté par d’innombrables lecteurs. Voici les trois grands stratèges de la rhétorique française, Jean Paulhan, Eugène Ionesco et Marc Fumaroli.

L’Orient musulman n’a pas cessé de préoccuper et de troubler les consciences occidentales depuis la dernière des grandes révolutions du vingtième siècle. Les démocraties n’imaginaient pas qu’un nouveau guide inspirerait à des foules galvanisées le désir d’une servitude inédite. La révolution islamique en Iran a interprété le répertoire des précédentes révolutions : l’autorité arbitraire du guide, la police politique omniprésente, les gardiens de la révolution, milice puis véritable armée et puissance économique, l’expansion impériale et un illuminisme politique orienté vers le règne à venir de la justice ou de ce qui passe pour tel. La venue du royaume de la fin des temps est subordonnée à l’anéantissement des ennemis et, au premier chef, celui des libres penseurs, des juifs et des chrétiens. Au lieu du renversement de la classe dominante par la classe d’avant-garde, au lieu de la lutte des races, la révolution islamique a placé au centre de son action le monde des déshérités identifié au monde des musulmans, elle s’est promis de renverser les puissances désuètes, dépassées par le cours de l’histoire dont le sens est à trouver dans l’espérance messianique en la venue du Mahdi. Chose surprenante, la révolution islamique, ininterrompue, passe par étapes d’une région à l’autre, sans se borner à un seul pays. La flambée de l’islam révolutionnaire a commencé là où nul ne l’attendait, dans l’Iran de haute culture qui harmonisait la plus ancienne des civilisations, une religion quiétiste et savante, des institutions, une littérature et des arts conformes à la modernité. Depuis, la flamme des combattants s’est propagée à l’ensemble du monde musulman jusqu’à nos villes et désormais, de la frontière chinoise à la Méditerranée, des pouvoirs cléricaux imposent les mêmes croyances en une même Loi et la même exécration de la liberté telle que nous la concevons.

Tout conspire à la désunion des civilisations, à leur oubli et à l’affrontement des puissances. Les chemins qui menaient vers Bagdad, vers Damas, vers Ispahan se ferment. Nos sensibilités se lassent des beautés fanées d’un orientalisme que certains tiennent pour une fabrique coloniale d’artifices. Les mondes musulmans souffrent de la destruction par des politiques fanatiques de leurs transfigurations littéraires, picturales, musicales. Par malheur, à cet iconoclasme répond notre rejet de ce qui émerveillait Nerval, Flaubert et qui conduisit Renan vers les villages du Liban lors de sa « mission de Phénicie ». Les superbes pages de Maurice Barrès, celles de son Enquête aux pays du Levant, la volonté d’inclure les peuples et les lettres de l’Orient dans « les familles spirituelles » de l’humanité, tout cela semble mériter un sourire entendu, au pire une malédiction. L’appel d’André Breton à « l’Orient, l’Orient vainqueur » serait aujourd’hui jugé du dernier mauvais goût.

En 1925, Paul Valéry, certain de la supériorité de la raison occidentale, écrivait : « Nous pourrions bien accueillir ce qui nous viendrait de l’Orient, si quelque chose de neuf pouvait en venir, – dont je doute. » Si Valéry refusait à l’Orient toute fertilité, comment, un siècle plus tard après tant de ravages, avoir le moindre intérêt pour des morts ? Quelle foi conserver dans la rencontre des sagesses de l’Orient et des lettres de l’Occident, lorsque les unes se sont estompées et que les autres sont suspectes à ceux qui les ont reçues en héritage ? La communion de la science orientaliste et de la poétique du français, la souplesse de l’esprit capable de s’instruire des ghazals de Hafez ou des vers de Racine, cèderaient-elles devant les militants de l’effacement ? Alors, le renoncement à connaître les lettres, les traditions savantes et les légendes populaires, les arts de l’islam comblerait les désirs des révolutionnaires de l’islam contemporain. Ils vivent du succès immédiat de leurs dogmes les plus brutaux ; ils simplifient à souhait la riche multiplicité de leurs croyances ; ils proscrivent la musique et la poésie, refusent l’ironie et la subtile résistance aux pouvoirs que la littérature arabe et la poésie persane ont toujours pratiquées. Ils souhaitent que la vie soit soumission et domination, conquête des corps et des âmes. Il est un vocable arabe qui résume tout ce que ces gens réprouvent : al-adab. Ce vocable conserve dans la langue populaire sa signification savante : la courtoisie de l’homme bien élevé, la diplomatie de l’esprit par le bel exercice des lettres. La fin de l’orientalisme irait avec la fin des civilisations de l’islam. Nous pouvons le craindre et ce « quelque chose de neuf » dont parlait Valéry a la saveur des cendres.

En me recevant, vous me faites un très grand honneur qui m’autorise à dire qu’il faut dissiper les spectres de l’ignorance, revivifier le dialogue entre la tradition orientaliste dont la France fut le foyer générateur et les vivantes pensées de l’Orient musulman, écrasées mais non vaincues. La « diplomatie de l’esprit », chère à Marc Fumaroli, est aujourd’hui plus que jamais nécessaire. Elle est le fruit de ce qu’il disait être la « nostalgie enthousiaste » se substituant à la « nostalgie attristée ».

Ne soyons pas étonnés de voir dans le plus européen de nos grands historiens des lettres un amateur des âmes orientales. Né à Marseille en 1932, mais ayant vécu son enfance et son adolescence au Maroc dans la ville de Fès, Marc Fumaroli conserva un goût très vif pour l’image romantique de l’islam. N’a-t-il pas célébré en la personne d’Hubert Lyautey le frère de Delacroix et de Barrès ? Il attribue à « l’orientalisme conservateur » du Résident général et académicien la fascination pour l’islam féodal, « artiste, guerrier et luxurieux » qui lui permit d’être « le Turgot du Maroc ». Les symboles de l’orientalisme se trouvent pour le meilleur chez Marc Fumaroli, déchiffreur des sources persanes des fables de La Fontaine.

Agrégé de lettres classiques en 1958, il fut appelé à servir en Algérie, dans le Constantinois pendant trois ans, au sortir de l’École militaire interarmes de Coëtquidan. Revenu à la vie civile, Marc Fumaroli fut pensionnaire à la Fondation Thiers, puis assistant à la faculté de lettres de Lille. Reçu docteur ès lettres en juin 1976, il succéda cette même année à Raymond Picard en Sorbonne. En 1986, il fut élu au Collège de France à la chaire « Rhétorique et société en Europe (xvie- xviie siècles) ». Son autorité ne cessa de s’étendre sur le monde universitaire en France, en Europe, aux États-Unis d’Amérique. Il s’ingénia à réaliser en lui-même l’idéal de ses héros littéraires, il fut sans faiblesse l’homme de science instruisant quiconque est animé du désir de savoir, l’homme prudent qui conseille les politiques raisonnables et l’homme de goût qui oriente le public éclairé. Son œuvre est une politique de l’esprit s’exerçant par les pouvoirs du langage au service de la liberté. Elle définit et raffermit trois réalités essentielles mais fragiles, l’identité de la France, la vocation universelle de l’Europe, la dignité spirituelle de l’homme.

Pour réaliser une œuvre si puissante, il fallut à Marc Fumaroli entendre un appel. « Rien ne m’importait davantage que de n’être plus un exilé », écrit-il. Décelant en Voltaire une souffrance semblable à la sienne au temps d’écrire Le Siècle de Louis XIV, il compare son propre exil au déséquilibre de la France moderne, provoqué par deux catastrophes, le suicide de l’Europe en 1914, la capitulation de la République en 1940. Depuis lors, la France déracinée est nostalgique de son destin. Plus tard, il attribua à la mélancolie française la floraison des œuvres sombres qu’il a cru devoir tenir à distance. Dans ses Exercices de lecture, il s’en prend aux « clercs en grand deuil », il refuse la « marée noire » à laquelle tant de bons esprits ont cédé. La mélancolie provoquée par le déséquilibre français fut la Béatrice de plusieurs, mais non la sienne. Il trouva ses racines littéraires chez les classiques du Grand Siècle, parce que ce moment de notre histoire est celui de la santé de l’esprit. Telle fut, nous dit-il, l’origine de sa « vocation quasi sacerdotale » pour un universalisme français que tout homme libre saurait partager. L’œuvre de Sainte-Beuve l’encouragea dans la voie qu’emprunte le critique littéraire lorsqu’il fait de son savoir un art à part entière. Résister aux terreurs et aux tristesses du présent par les libres joies de l’imagination créatrice et guider notre voyage de retour à la patrie perdue furent les mobiles de sa vocation littéraire et de son action politique. L’exil et l’ennui le jetèrent en une Odyssée de la mémoire littéraire vers les îles des Phéaciens où il trouverait la paix.

Marc Fumaroli fait du récit homérique d’Ulysse chez les Phéaciens « le mythe originel et fondateur de la littérature ». Ulysse écoute l’aède conter ses exploits et il éclate en sanglots. L’homme d’action, riche en expédients, découvre que ses exploits évanouis subsistent dans le chant de l’aède où se révèle leur éternelle beauté. Ulysse est l’homme pressé de Paul Morand, avide d’action. Associée au loisir studieux, la diplomatie de l’esprit, symbolisée par le banquet des bienheureux abolit le temps de la guerre, mais elle n’existe qu’en un temps sans histoire qu’il convient de faire renaître par la seule force de la poésie et de la contemplation. Elle ne concerne pas les communautés lancées les unes contre les autres. Alors, sans doute pleurons-nous comme Ulysse nos passions et nos histoires, mais, du moins, sommes-nous délivrés du « flux déformant du temps ». Dans sa lecture proustienne et baudelairienne d’Homère, Marc Fumaroli découvre les cercles pacifiques de la conversation et de la sociabilité courtoise, le modèle politique de sa république idéale.

En mettant en lumière une littérature considérable, il a révélé dans les seizième et dix-septième siècles européens la fonction générative de la rhétorique. L’Âge de l’éloquence justifia sa carrière professorale exemplaire, depuis la Sorbonne jusqu’au Collège de France. Ce fut aussi pour ses lecteurs une leçon de fidélité aux puissances du langage : la rhétorique unit l’élite des savants et les détenteurs éclairés du pouvoir, elle convient aux hommes d’État, elle n’est pas moins indispensable à l’enseignement des grandes vertus, la magnanimité, l’idéal de l’honnête homme. La prospérité de notre société ne saurait se passer de l’art de bien dire. Sans lui, les maux se déchaînent, la tyrannie des puissants ou la prolifération communicative des mensonges, utile aux démagogues et aux duperies politiques.

L’objet de la rhétorique n’est pas, comme on le croit trop souvent, l’habillage élégant d’un refus de penser vrai. Sa grande affaire est, au contraire, la découverte de la vérité et sa diffusion la plus large dans le corps social. C’est que la vérité parle, mais encore faut-il qu’elle se fasse entendre. Elle parle d’autant mieux que les règles de l’expression permettent la réminiscence des plus communes et anciennes leçons de l’expérience. Sans la puissance métaphorique des grandes œuvres, sans la littérature, aucune vérité ne nous serait accessible. Il ne suffit pas de connaître, il est nécessaire de bien dire et il est impossible de bien dire sans parler par figures. L’art de bien dire n’est pas distinct de l’art de bien penser. En évoquant les maîtres orientaux qu’admirait Jean Paulhan, Marc Fumaroli énonce sa devise : « ni art sans vérité, ni vérité sans art ».

Saluer l’art de persuader comme s’il gouvernait toutes les expériences et tous les savoirs, étudier son étrange pouvoir était, dans les années d’apprentissage de Marc Fumaroli, quelque chose comme une provocation. Les maîtres mots de cette époque étaient théorie, concept et structure. La phrase de Lénine « la théorie de Marx est toute-puissante parce qu’elle est vraie » résumait les certitudes des athlètes de la politique. Les philosophes couraient se former en mathématiques, en pharmacie, en logique, tout sauf Montaigne ou Blaise de Vigenère. La pensée était conforme à l’idéal de l’âge positif. C’est peu dire que l’âge métaphysique et l’âge théologique étaient réservés aux anthropologues, au même titre que les sociétés primitives. Si les leçons de l’histoire contredisaient la dialectique, elles ne trouvaient aucune grâce aux yeux des philosophes qui tenaient l’expérience pour une maîtresse d’erreur. L’opinion pense mal parce qu’elle ne pense pas, répétions-nous après Gaston Bachelard. Le temps semblait mûr pour une révolution politique qui s’accomplirait selon le régime des concepts et pour une révolution littéraire selon la logique des vocables. J’évoque bien légèrement une rigueur dont nous aurions le plus grand besoin aujourd’hui. Le triomphe de la théorie a fait place à celui de l’idéologie vulgaire et, pour le moins, nos maîtres étaient des esprits raffinés et exigeants, des monstres de rationalité et de probité.

Le temps était donc à la vigueur abstraite du concept. Or voici qu’un historien de la littérature s’insurgeait savamment contre elle. Plus que la « terreur dans les lettres » qui révoltait Jean Paulhan, la terreur politique des philosophes révoltait Marc Fumaroli. Sous les apparences de motifs justifiés par l’histoire de la recherche littéraire, il refusa l’image que la philosophie se donnait à elle-même lorsqu’elle se voulait la science parachevée. Il est faux de dire que le conflit qu’il annonça aurait pour acteurs le rhéteur et le philosophe, parce que la rhétorique n’est rien d’autre qu’une partie de la philosophie. Dans ses origines helléniques, la philosophie, art de vivre et savoir vrai, connaissance et culture de soi, prit son essor chez des hommes que nous considérons, à juste titre, comme de grands écrivains. Le problème du langage était le problème même de l’homme, de sa nature et de sa perfection. Marc Fumaroli n’a rien fait d’autre que reconduire la philosophie à ses sources grecques et latines, situer la philosophie dans le vaste cadre des arts du discours et, par là même, nous remémorer sa puissance libératrice.

Quoi qu’il en soit, l’affirmation du droit aux lieux communs, la réhabilitation de l’opinion, fût-elle amendée et filtrée par la rhétorique, ne pouvait qu’alerter les amoureux de l’ordre révolutionnaire qui était l’ordre des choses. Et il est vrai que le platonisme de Marc Fumaroli, strictement limité aux grâces du Banquet, ne laisse guère de place aux grands œuvres de la politique platonicienne, La République et Les Lois, qui gouvernaient sourdement les grands œuvres du marxisme ambiant et dessinaient la face du Grand Timonier. Disons qu’avec la fin des grands systèmes et le déclin du formalisme linguistique, la rhétorique que Marc Fumaroli avait catapultée par-delà les murailles de la raison pure se fit entendre. Il est vrai qu’au temps de la révolution succédait celui de la démocratie.

Fidèle aux auteurs sacrés ou profanes qu’il sauvait de l’oubli, Marc Fumaroli ne réduit pas la rhétorique à ses trois finalités, convaincre, plaire, émouvoir. Nous le voyons impatient de sauver Cicéron, Quintilien, Sénèque des apparentes futilités du bien dire. Transgressant délibérément les limites qu’Aristote place entre la plus haute discipline, la connaissance de l’être, et les arts du langage, Marc Fumaroli voit l’art de persuader traverser, dit-il, embrasser et comprendre d’une seule saisie le phénomène humain. Il remplace les Idées éternelles et les formes intelligibles des platoniciens par les lieux communs. Si la science et la philosophie culminent en une contemplation des vérités absolues, si la théologie domine les autres savoirs humains par son ancrage dans la Révélation, la rhétorique n’en est pas pour autant un art mineur, aux marges de la tromperie ou du combat verbal. L’exigence platonicienne, qui veut que celui qui pratique l’art de bien dire connaisse à fond le monde des âmes, est intrinsèque à la rhétorique de l’âge classique. Mieux encore, bien dire n’est rien d’autre qu’enrober les lieux communs dans les mots et les images pour atteindre et faire fructifier des vérités non moins essentielles que celles de la philosophie, plus philosophiques que la philosophie. Elle est, dit Marc Fumaroli, « une expérience complète d’humanités partagées ». Avec lui, un platonisme modéré, le stoïcisme et surtout l’épicurisme retrouvent leurs droits. Les notions communes, enracinées dans la nature humaine, se substituent au ciel des idées et protègent de la tentation de briser l’histoire des hommes au nom d’une rébellion contre l’ordre cosmique ou politique. Ce conservatisme se noue à une politique de résistance aux excès du pouvoir, à une liberté intérieure impérissable.

Le modèle que découvre Marc Fumaroli dans d’innombrables traités, dans l’éloquence de la prose française libérée de la domination néolatine, est un modèle augustinien. Réservant à un ciel inaccessible les joies de la contemplation suprême, il en suit l’imitation sensible dans l’homme intérieur et dans le discours approprié à la cité de Dieu. Il fait l’histoire de la prédication chrétienne sans laquelle nous ne serions pas de bons Européens. Sans négliger les fruits de l’art oratoire dans les joutes des tribuns et dans les destinées politiques, il étudie l’homme tel que l’Europe chrétienne l’a conçu dans une sociabilité aimable, l’homme animé par l’art de la mémoire et par le jeu des passions. Au temps de la contre-réforme catholique, les maîtres de l’art oratoire donnent l’exemple de la transmission du savoir le plus élevé dans la forme la plus délectable. Contrairement à Aristote qui réserve la rhétorique à l’énonciation de lieux communs vraisemblables mais éloignés de la vérité démonstrative, la rhétorique chrétienne repose sur le socle solide des vérités révélées. Les orateurs, tout comme les héros cornéliens que Marc Fumaroli leur conjoint, sont les porte-parole du Verbe divin. Si Henri Bremond nous a légué une magistrale Histoire littéraire du sentiment religieux en France, Marc Fumaroli a écrit l’histoire du Verbe incarné dans les lieux communs de la France et de l’Europe.

La mélancolie qu’il ressentait, celle des temps modernes, exacerbant l’ennui existentiel de l’homme sans divertissement, a son remède dans la littérature, héritière de l’âge de l’éloquence, et dans les arts qui rendent visible la beauté intelligible que nous voile notre condition. La littérature et l’art nous rapprochent de la lumière et de la puissance créatrice du Verbe. Seuls, ils nous sauvent de l’ennui de vivre et nous délivrent des charges indispensables de la vie active. Marc Fumaroli a reconnu dans la vie de travail une intolérable conséquence de la perte de notre liberté originelle. Il n’attend pas des révolutions politiques la réalisation future d’une vie de cocagne, mais il croit à la réalisation présente d’un loisir studieux, arraché aux contraintes de la nécessité, la seule vie vraiment libre, nourrie de la contemplation des réalités éternelles. Non point les abstractions d’un savoir privé de toute saveur, mais la chair du monde supérieur, celui que les phares baudelairiens nous aident à reconnaître.

C’est cela qui explique sa passion pour l’École, pour ce temple du loisir studieux que Jules Ferry a ouvert à tous les enfants de France. À la suite de Mme Jacqueline de Romilly, il prit la tête du cortège des professeurs qui exigeaient le maintien et l’essor des langues latine et grecque dans nos lycées. Ces langues indispensables à la bonne connaissance de notre littérature ont quasiment disparu de l’enseignement des lettres dans le secondaire. Marc Fumaroli multiplia ses interventions auprès des autorités compétentes. L’École, littéralement synonyme du loisir, est le moment libre de la vie humaine où l’écolier apprend à être libre parce qu’il apprend à recevoir les leçons d’un maître. Mais qu’attendre de gens qui ne songeraient plus à être des maîtres dans une École qui ne serait plus loisir studieux mais activisme stérile ?

Marc Fumaroli fait un sort à l’éthique d’Aristote, puisqu’il ne situe plus la vie active et la vie contemplative selon deux degrés de perfection humaine, mais qu’il en vient à les opposer. La vie active, la vie de travail, la vie politique sont des obstacles à la perfection humaine et elles ne conduisent pas au bonheur, si elles ne sont pas éclairées et dominées par la vie contemplative. Sans la contemplation du beau, il n’est pas de bien et de vrai qui puissent guérir les hommes de leur servitude. Il ne leur reste plus, dans les interstices de leurs divertissements, que la vie de jouissance animale. Les régimes politiques sont bons ou mauvais, mais ils ne sont pas le lieu de notre destination. Le salut est réservé aux meilleurs des hommes réunis en une société du bonheur qui transcende l’histoire. Telle est, dit-il, la vraie patrie humaine.

Dans son admirable livre sur Corneille, Héros et orateurs, Marc Fumaroli a prédisposé les harmonies de son œuvre, les archétypes que sont la vie de loisir, les Îles fortunées, l’Arcadie, le Parnasse, la conversation. Voilà qui permet de rêver, dit-il, avec toute la littérature européenne, à un cercle vivant des meilleurs esprits qui « donnerait par sa seule réunion un sens et une justification à notre chaos », la République des Lettres unissant les Anciens et les Modernes autour du foyer de la parole vivante. Le héros cornélien et l’éloquence du poète tragique servent à la transmission des grandeurs morales. Fidèle à la stratégie de la Compagnie de Jésus, le théâtre est l’institution oratoire qui permet aux vérités éternelles de la nature humaine de se dire, de se montrer, sans concession aux opinions vulgaires, afin d’élever l’âme des spectateurs vers leur propre richesse intérieure.

On sait à quel point le théâtre fut, pour Marc Fumaroli, un art de première importance. Il ne manquait aucune occasion de découvrir les œuvres nouvelles, les mises en scène audacieuses ou conservatrices, il portait Louis Jouvet au pinacle. Les chroniques théâtrales de Marc Fumaroli ont été recueillies dans deux livres, l’un réservé à quelques rares lecteurs, Orgies et féeries. Chroniques du théâtre à Paris autour de 1968, préfacé par René de Obaldia, et l’autre, ses merveilleux Partis pris. Elles sont attentives aux nouveautés et aux inventions ingénieuses et elles sont sévères pour les innovations gratuites dont Marc Fumaroli montre avec un humour irrésistible les ridicules ou les aberrations. Surtout, il combattit pour la cause du théâtre fidèle à sa vocation rhétorique, pour l’autorité du dramaturge et pour la transmission des richesses littéraires, politiques ou morales. La gestuelle des corps, si essentielle à l’art du comédien, rejoint la perfection de l’élocution, s’unit à la beauté du décor et à sa rationalité aimable. Incomparable école des vérités humaines, le théâtre se perd lorsqu’il devient simple agent d’une culture factice et d’une propagande bavarde. Marc Fumaroli n’eut aucun mal à se lier d’amitié avec de grands artistes, Peter Brook, Jerzy Grotowski, Brigitte Jaques, sans perdre sa curiosité des œuvres d’Arrabal ou des mises en scène de Patrice Chéreau. Sans perdre le sel d’une critique féroce lorsque les missions du théâtre étaient reniées.

Il a fait de la littérature et des formes picturales de l’Europe le moteur de la réminiscence et l’instrument optique de la contemplation, qui sauvent et inspirent une courageuse confiance en notre destin. Il aimait un monde où tout ce qui naît de l’esprit prend corps et où les choses corporelles sont des icônes de l’invisible. Il pensait que l’imagination véridique fonde l’art de dire et l’art de montrer, la rhétorique de la prose et celle des images. Ce livre, qui pourrait bien être le plus émouvant de tous ses ouvrages, L’École du silence, est l’étude des pouvoirs de l’imagination dans les registres de l’art pictural au dix-septième siècle. Marc Fumaroli y démontre que la spiritualité ne tombe pas dans les pièges de l’abstraction théologique, qu’elle se rend sensible au cœur grâce aux lieux communs, aux figures, aux allégories, qui ne sont pas d’arbitraires signaux mais un univers vivant, celui des constellations symboliques. Il est le géographe de ces symboles qui, dit-il, configurent « un Paradis au-dessus du temps ».

Marc Fumaroli fut le président de la Société des amis du Louvre de 1989 à 2016. Il contribua, à ce titre, à de nombreuses et précieuses acquisitions. Commissaire de l’exposition présentée au musée du Louvre en 1989, à l’initiative de M. Pierre Rosenberg, il présente le tableau de Nicolas Poussin, L’Inspiration du Poète. Ce n’est pas pour lui l’occasion de concurrencer les historiens, mais c’est révéler en Poussin le peintre qui sera le patron d’une volonté platonicienne traversant l’histoire de l’Europe, où il n’hésite pas à placer ensemble Ingres et Picasso. Dans l’admirable étude qui ouvre L’École du silence, Marc Fumaroli résume en ces mots l’intention secrète de l’Art :

« Il s’agit d’offrir à l’œil intérieur une musique aussi bien tempérée, quel que soit le mode dominant choisi, que celle qu’entendent les dieux ou les bienheureux, qui voient l’harmonie suprasensible du monde, patrie de l’âme .»

Hostile à l’Esthétique, à la philosophie de l’art qui, depuis l’âge des Lumières, isole les concepts du beau et du sublime, les sépare de la rhétorique, de la poétique, de la théologie et de la prière, Marc Fumaroli nous délivre de l’enseignement kantien qui nous a trop longtemps interdit de voir dans la grande peinture autre chose que la source d’un sentiment désintéressé. Bien au contraire, le miroir de la peinture rend visible ce que l’imagination mystique fait paraître aux yeux intérieurs de l’artiste. Analysant les œuvres de Guido Reni, il dévoile les puissants intérêts qui sont engagés dans une peinture qui met en scène les plus graves problèmes de l’ascension de l’âme chrétienne. Il montre comment le Caravage peint un univers où la perfection chrétienne est impossible à l’homme pécheur, tandis que La rencontre de Jésus et du Baptiste, peinte par le Guide, procède à une spiritualisation qui commence au cœur de la matière picturale pour transformer la nature en une splendeur surnaturelle. Entre l’humilité du pénitent et la douceur du divin qui transparait dans les œuvres du Guide, la préférence de Marc Fumaroli n’est pas dissimulée. Il aime que l’âme s’unisse à son objet d’amour. Il veut que l’ascension de l’âme vers le salut l’emporte sur les tristesses de la pénitence. Quoi de plus essentiel aux intérêts supérieurs de chacun de nous que ce rayon lumineux réveillé par l’imagination, que cette vision du réel et la conversion, depuis les multiples couleurs de l’être, jusqu’à l’unité réparatrice de la patrie perdue ?

Marc Fumaroli a renouvelé nos façons de lire en répudiant l’historicisme. Pour être un incomparable historien de la littérature, il refuse de traiter les œuvres qu’il étudie comme autant de cadavres sur une table de dissection. Il ne les explique pas selon l’ordre des causes sociales ou politiques, mais, à l’inverse, il montre comment nos sociétés s’engendrent, se perfectionnent et parfois se détruisent par l’effet des transformations du langage et de ses éloquentes incitations. Surtout, il révèle des continents entiers du monde des Anciens afin de montrer que l’avenir leur appartient. La métaphore du Sablier renversé, l’histoire exemplaire de la querelle des Anciens et des Modernes n’ont pas d’autre signification : la fécondité – ce mot revient sans cesse chez Marc Fumaroli – la fécondité n’est pas que le passé trépasse, mais la révélation de sa puissance générative. C’est pourquoi il pratique l’histoire des œuvres, l’histoire des idées à la seule fin de faire l’histoire de la dynamique des formes et des figures. Sans recourir à l’explication sociologique, il écrit l’histoire des formes génératrices dont les métamorphoses sont toujours en puissance de renouveau.

Si l’assomption de la rhétorique au degré d’une contemplation des formes pérennes du monde de l’esprit n’a jamais cessé de régner sur les études foisonnantes de Marc Fumaroli, ce ne fut pas pour nous exempter d’un souci politique. Ce fut, au contraire, pour donner une assise à une forme originale de politique libérale. La pensée libérale est une affaire étrange. Elle se nourrit volontiers de doctrines économiques et elle se soutient d’une grande tradition philosophique. L’empirisme y règne en maître, favorisant le scepticisme et les vérités habituelles plutôt que les dogmes absolus. Les théoriciens de la décision, de l’autorité et de la primauté de l’État raillent volontiers l’impuissance et la naïveté d’une « classe discutante », comme l’appelle Carl Schmitt, incapable de trancher lors des situations d’exception, qu’il s’agisse de la guerre civile ou de la guerre entre les nations. Ils en appellent volontiers à une science politique qui s’élève au-delà des vérités d’expérience. Ils traitent par le mépris ceux qui ne voient pas la méchanceté de l’homme déchu. Ces arguments ne touchent guère Marc Fumaroli. Hostile aux œuvres qu’il juge, un peu rapidement, totalitaires, celles de Machiavel, de Hobbes, de Hegel, Marc Fumaroli a la fibre libérale, celle de Benjamin Constant, de Joubert et de Mme de Staël. Il n’aime pas la Révolution française, parce qu’elle a conduit à la Terreur, mais il n’aime pas les doctrinaires de la contre-révolution, Maistre, Bonald, Maurras. Il est, à mon sens, un homme de la Troisième République transporté dans le postmodernisme.

Son éloge de Jean Zay, chef-d’œuvre du panégyrique, contraste avec son inconcevable violence lorsqu’il s’en prend à la politique culturelle d’André Malraux. La République selon le général de Gaulle lui semble souffrir, dans la personne du ministre d’État chargé des Affaires culturelles, d’un grave déficit de spiritualité. Si le monde moderne est privé de la foi en un monde invisible mais réel, s’il est, comme le voulait Kojève, le monde bourgeois dans lequel le christianisme est devenu une théologie laïcisée renonçant à un Dieu transcendant pour réaliser dans l’État la fin de l’histoire, alors André Malraux est son prophète, et la révolution se concilie en lui avec la synthèse de l’art, de la philosophie et de la religion dans un musée imaginaire. Derrière André Malraux, ce fut l’hégélianisme dominant que combattit Marc Fumaroli. La hantise de la mort et du néant, illustrée par le Saturne de Goya, cher à Malraux, ne lui seyait pas. Pas davantage, il n’aimait les épopées de La Condition humaine. Il faut attendre son dernier livre, posthume, pour que la guerre devienne l’objet de sa méditation. Et encore, avec Fénelon, pense-t-il toujours que la guerre est « le génie même du mal ». Or, les écrivains de l’ère gaulliste, à commencer par le Général lui-même, écrivaient dans l’élément de la guerre, Malraux, Saint-Exupéry, Bernanos, et Marc Fumaroli ne croyait pas en leur humanisme sans Dieu ou en leur Dieu sans humanisme. Plus profondément, l’assomption de la nouvelle République par les effets des guerres lui faisait penser que la voie révolutionnaire et napoléonienne d’acculturation de l’Europe aux idéaux du Code civil se continuait dans les ambitions totalisantes des institutions culturelles françaises. Le libéralisme de Marc Fumaroli, nourri de la spiritualité chrétienne de l’âge classique, s’accommodait mal d’un tel renoncement à la voie pacifique de la République des Lettres.

Où la trouver ? Comment faire que la liberté ne soit étouffée sans croire aux illusions des frondes ? À ces questions, la politique de Marc Fumaroli, toute déployée dans Le Poète et le Roi, apporte une réponse désenchantée. Le pouvoir spirituel de la littérature n’empêche pas que Nicolas Fouquet soit anéanti. Il n’existe pas de politique libérale parce que la politique, si modérée soit-elle, est encore trop étrangère à l’indépendance supérieure de l’homme que seule incarne la littérature, étrangère aux conventions sociales. Surtout, le Roi et la Cour, Colbert et son administration sont les agents de l’oppression éteignant toute flamme de génie. Pour Marc Fumaroli, les « princes de l’esprit » vivent une « émigration intérieure » et, à l’en croire, les chefs-d’œuvre de la littérature classique sont comme les samizdats de leur temps. Port-Royal, Pascal, La Rochefoucauld, Mme de Sévigné, La Fontaine sont les héros d’une résistance dont la vie privée est le refuge quand la vie publique est intolérable.

Marc Fumaroli n’a pas cédé aux prestiges de l’État moderne, se constituant depuis l’absolutisme monarchique français jusqu’à la dictature révolutionnaire et au centralisme napoléonien pour finir dans les formes de l’État total. Il a mis en lumière les institutions littéraires et sociales du libéralisme européen dont la France et l’Italie furent les grands nourriciers, institutions adossées à ce qu’il appelle « un catholicisme épicurien ». Face aux doctrines dont le centre est l’État, il a décrit par le menu l’histoire de sociétés où l’homme privé, non le citoyen, anime une vie de commerce civil et d’échanges fructueux. Étrangement, cela le rapproche du Rousseau des Rêveries et de la Nouvelle Héloïse et l’éloigne du Rousseau du Contrat social. Le moment de l’histoire de France qu’il préfère est le temps de la Régence puis le siècle de Louis XV, comme le célébrait Pierre Gaxotte : Quand l’Europe parlait français. Oubliant le désastre de Rossbach, dont Napoléon voulut effacer le honteux souvenir par sa foudroyante campagne de 1806, Marc Fumaroli voit dans ce temps de la monarchie tempérée par les usages parlementaires les vertus que Chateaubriand et Constant trouveront dans la monarchie tempérée par la charte.

Le nom de Chateaubriand nous conduit à la forme la plus précise de la pensée libérale dans l’œuvre de Marc Fumaroli. La liberté cesse d’être un concept politique pour devenir la forme poétique de l’existence humaine. Son Chateaubriand interroge les Mémoires selon plusieurs perspectives qui toutes rejoignent « le point de vue d’outre-tombe ». Le royaume aboli, par la monarchie puis par la Terreur, renaît dans un temps étranger à l’univers matériel, dans le temps de l’imagination. Citant les mots fameux de Péguy, « La République, notre royaume de France », il en donne une interprétation des plus originale : à chaque époque de notre histoire récente, un royaume imparfait, éphémère nous déçoit, mais un grand poète répond à ce règne par « un royaume concurrent, libre, divers, ouvert ». Chateaubriand et Proust sont les exemples de ce royaume poétique, le premier face à la « fausse royauté de Juillet », l’autre face à la Troisième République. Les Mémoires d’outre-tombe sont une poétique du royaume invisible qui éprouve les âmes, les confronte à un état social injuste et malheureux, dont Rousseau a transmis la leçon à Chateaubriand.

Ce grand professionnel dans l’art de démissionner que fut le fidèle serviteur de la monarchie légitime, lucide témoin de la nullité du monde après Napoléon, fier, sans en être tout à fait la dupe, de son ministère et de la campagne d’Espagne, faible imitation des gloires impériales, éprouve plus vivement que Rousseau la philosophie tragique de l’histoire. « La Passion du royaume, écrit Fumaroli, était devenue sa passion, elle retentissait dans ses passions. » L’histoire n’est en rien un progrès, si le monde aride et froid du siècle libéral succède au monde désert que le jeune aristocrate fuyait, dans son voyage rêvé vers le Nouveau Monde. Il est des plus significatif qu’en son examen des relations entre Alexis de Tocqueville et Chateaubriand, Marc Fumaroli ne s’intéresse qu’aux enseignements sur l’Amérique que le neveu a pu recevoir de l’oncle. Comme si les deux hommes, persuadés de ne connaître aucun succès en politique, communiaient dans cet appel du grand large à laquelle seule la poétique répond.

Le livre de Marc Fumaroli sur Chateaubriand est son chef-d’œuvre ; il joue de tous les claviers de l’orgue. Il se coule dans la poésie du Paradis perdu de Milton pour comprendre le face-à-face du poète et de l’Empereur, comme si l’Empereur incarnait le Satan de la cité terrestre tandis que la cité céleste serait le royaume de France dans la forme que lui donne l’imagination créatrice. Il retrouve la figure de la sylphide, déjà présente chez Rousseau, dans les poèmes en prose qui, dans les Mémoires, font pendant au « livre de Napoléon ». Si nous avons lu, combien de fois, avec passion, les pages d’histoire qui font, malgré lui, de Chateaubriand le meilleur aède de l’épopée, Marc Fumaroli lit magistralement les pages où le visiteur de Charles X fuit cette ombre déchue pour s’unir à la figure féminine qui s’est tant de fois incarnée mais qui l’attend désormais outre-tombe, hors de ce monde.

Marc Fumaroli vivait sous le ciel des Anciens et ce n’est pas son moindre mérite que d’avoir persuadé les Modernes que nous sommes de le suivre en ses voyages. Il a dit de la littérature qu’elle est « une voyageuse de nuit ». Il refuse qu’elle succède à la métaphysique dans une connaissance impénétrable au commun des hommes, il n’a guère d’affinité avec l’ambition mallarméenne ou avec des expériences constructivistes où l’écriture est divinisée. Il a fait que l’histoire de la littérature libère celle-ci de la tutelle des concepts philosophiques et de l’explication scientifique. En réhabilitant l’art libéral qu’est la rhétorique, il comprit que le legs de la philosophie antique, si elle fut un art de bien vivre, n’était plus dévolu aux systèmes de la philosophie, mais à la littérature. Ce qui définit le domaine littéraire, c’est l’exercice que Montaigne assignait encore à la philosophie, l’art de vivre et d’apprendre à mourir. Rien ne pouvait être plus éloigné des croyances de ma jeunesse, rien qui fût plus hostile aux quêtes révolutionnaires, que cet art de vivre, inscrit dans le commun de l’expérience humaine.

Le voyage auquel Marc Fumaroli nous invite a pour fin, non la conquête de l’esprit de géométrie, mais bien la pratique de l’esprit de finesse. Il est étrange que Paul Valéry ait pu se transformer, à ses yeux, en un sûr pilote, quand tout en lui nous paraît résister à Pascal. L’exercice spirituel, l’exercice littéraire, traverse la frontière que le cœur franchit, de l’horreur de se découvrir creux et plein d’ordures jusqu’à la lumière de la grâce. Mais comment admettre que la lecture se sauve de sa disparition annoncée, si c’est au prix de devenir « une sorte de religion laïque » faisant suite à la religion du Psautier en langue française ? Peu importe, puisque le modèle offert par la République des Lettres, cette institution invisible mais concrète de l’âge classique, est le modèle de l’homme noble, non le modèle de l’homme postmoderne. L’idéal du citoyen de la République des Lettres est la magnanimité qu’Aristote plaça au sommet des vertus civiques, conjuguée au prestige social de la noblesse d’épée et à l’idéal monastique et humaniste de la « piété lettrée ».

Sans nul doute, un tel modèle est-il au plus loin de l’homme affairé et obsédé de la seule agitation du présent. L’intérêt, cette passion morale indispensable à l’essor indéfini de la croissance économique, peut-il se conjuguer aux vertus antiques et à la piété du lettré ? En faisant l’histoire de la République des Lettres, Marc Fumaroli n’a-t-il pas écrit la fable où nous lisons en miroir les abdications de notre mode de vie, avide de richesses, de droits individuels toujours nouveaux, vie d’accumulation et non de perfection ? Je crains que le plus sévère critique du marché mondialisé ne soit Marc Fumaroli, non parce qu’il serait un altermondialiste dissimulé, mais parce que les « hommes creux » que nous devenons sont une offense à l’homme fait à l’image de Dieu.

Dans un de ses voyages, dont Marc Fumaroli a fait le récit en son plus succulent ouvrage, Paris-New York et retour, nous lisons le journal de « la déchéance de l’Image, de l’apparition en apparence ». Face aux divagations du marché de l’art, aux succès des émules de Barnum, au marketing et à l’expansion illimitée du règne de la marchandise, notre voyageur se ressouvient de la pacifique et calme société où il situe, chacun dans son ordre, Montaigne, Poussin, Rubens, Baltasar Gracián. Les habitants de la République des Lettres contrastent, par l’amitié et la coopération qui les unissent, avec l’esprit de compétition et la sourde guerre de chacun contre chacun. Ils ne sont pas soumis au rythme du travail mais ils pourvoient au bien commun par leurs bénéfiques œuvres de l’esprit. Dans ce livre, nous comprenons vite que le modèle de Marc Fumaroli n’est autre que Jonathan Swift, son mentor dans la querelle des Anciens et des Modernes. Tel un Gulliver invité à Columbia, il nous conte d’aventureuses visites aux expositions postmodernes, il fait l’histoire de l’Amérique protestante formée par la Bible, la prière, le travail mais soumettant l’image au service du profit, plaçant l’image un peu partout, jusque dans le spectacle et la publicité, ruinant, par cette prolifération même, la vertu de l’icône, le culte des images dont Baudelaire eut la passion. Face à cette déferlante d’images privées d’esprit, il rassemble dans la République des Lettres tous ceux qui sauvent la puissance et la dignité de l’imagination créatrice. La civilisation de l’image ruine la Villa des Mystères à Pompéi. Dans le monde nouveau, tout est fugitif séjour touristique et succession barbare des fadaises du monde de la communication. Dans la Villa des Mystères, tout est beauté et matière à contemplation. Quelle éruption volcanique a donc englouti l’une pour que l’autre seul nous soit laissé ? Cette riche symbolique est une leçon précieuse. L’imagination créatrice est intemporelle, libre, vivifiante, tandis que notre époque est vide, se réduisant à l’insignifiance des images. Politiques de l’instant vides de pensée profonde et d’étude, économie de l’irréel et de l’apparent, communication de slogans, telles sont les activités des habitants d’une cité qui porte le nom de New York, mais qui peut aussi bien porter le nom de Paris. Au moment de conclure, je ne résiste pas au plaisir de citer encore Marc Fumaroli :

« Voyager dans la vue, partir du visible pour parvenir au seuil de l’invisible, des images rétiniennes et psychologiques pour parvenir au cœur divin du réel humain, tel est à la fois l’emploi du temps du chrétien et celui de l’artiste, pour autant que celui-ci mette au monde une œuvre qui parle aux sens le langage de l’esprit. »

Je vous remercie.