RÉPONSE
DE
M. ÉMILE OLLIVIER
Membre de l’Académie
AU DISCOURS
DE
M. ÉMILE FAGUET
Prononcé dans la séance du 18 avril 1901,
Monsieur,
Vous dites de l’Esprit des Lois : « Cet ouvrage étonnant est né d’un esprit incroyablement propre à se transformer pour comprendre, à se faire tour à tour ancien, moderne, étranger, non seulement à entrer dans une âme éloignée de lui, mais à s’y répandre, à la pénétrer tout entière, à s’y mêler et à vivre d’elle, non moins apte encore à la quitter et à recommencer avec une autre. » C’est excellemment analyser vous-même le don supérieur qui vous a désigné à nos suffrages.
Votre critique n’est pas une dissection, c’est une évocation : elle ouvre les tombes des morts illustres, les ramène au milieu de nous, nous les fait voir et entendre ; elle n’insiste pas sur ce qui d’eux a été périssable : leur personne ; elle retient ce qui ne périra pas : leur pensée ; leurs faiblesses ne vous échappent pas, car ce sont des limites et, par conséquent, des définitions ; mais dans les sommets blancs, vous n’êtes pas surtout frappé des fissures. D’une œuvre quelconque, si considérable qu’elle soit, vous savez extraire le substantiel, le ramasser en un tableau saisissant, et vous aussi vous semblez « créer les pensées d’autrui ». En réfléchissant puissamment, vous enseignez à réfléchir.
Votre esprit est aussi ouvert qu’élevé ; vous ne l’avez pas systématique, c’est-à-dire faux et exclusif. Votre intérêt aux choses présentes ou à celles en train d’être ne vous fait pas perdre le respect des choses qui furent : un lieu commun traditionnel ne vous épouvante pas quand il est vrai. Et néanmoins, le spectacle des aventures de la pensée ne vous déplaît pas, et votre goût de la libre recherche vous préserve de déprécier les convaincus qui s’y risquent. Vous n’êtes pas davantage de ces théoriciens de la lassitude, qui, les uns en gémissant, les autres en ricanant, se complaisent à étaler notre néant et n’aperçoivent d’autre issue à cette vie que le suicide par le plaisir, le travail ou l’ennui. Le point d’interrogation auquel aboutit chacune de vos études et qui est la conclusion générale de toutes est plutôt tourné vers l’espérance. Une fois pourtant, par exception, il vous a échappé de dire : comme feuilles de saule sur l’étang, une à une elles tombent fanées, les fleurs légères et gracieuses de la charmante couronne de France. Dans tous les cas, ce n’est pas de votre œuvre que sort le souffle desséchant qui fane les fleurs légères et gracieuses. Vous ne froissez aucune croyance noble et ne contristez aucun sentiment pur. À la façon dont vous parlez du devoir, de la patrie, de la charité, du divin, on sent que de ce côté est votre inclination, et par là encore vous étiez appelé à être des nôtres.
Que dirai-je de votre méthode qui ne soit un éloge ? Vous racontez en érudit, vous généralisez en philosophe, vous écrivez en artiste. Votre érudition est de franc aloi, votre philosophie profonde, votre art consommé. Vous exprimez des idées variées, vous examinez des personnages dissemblables en un style sûr, toujours approprié, d’une exacte correction de dessin et d’une savante gradation de couleurs, tantôt d’une austérité rigide, tantôt d’un dénoué aimable, sachant aussi bien s’avancer du pas lent de l’exposé que se précipiter de l’élan rapide de la discussion. Une belle citation souvent est un lambeau de pourpre faisant tache sur le tissu vulgaire auquel on la coud, chez vous elle ne se distingue pas de la trame élégante dont elle semble l’ornement naturel.
Les portraits que vous mêlez à vos synthèses sont d’une heureuse venue. Ni tâtonnements, ni retouches ; d’un coup de pinceau rapide, hardi, vous distribuez vos lumières et vos ombres, vous accusez vos reliefs : et voilà le personnage en pied et vivant.
Dans vos études, on puise à pleines mains les observations frappées en maximes, les vues ingénieuses, originales ou profondes. Par exemple, vous avez démontré que notre langue a été faite pour être « la même au papier qu’à la bouche », pour être parlée plutôt qu’écrite et qu’elle n’est jamais plus elle-même que dans ceux qui ne l’ont écrite que pour la parler et ont fait de leur plume une voix. En effet, ils ont établi cette prose, robuste, probe, savoureuse, unique, depuis qu’on ne se sert plus de celle de Cicéron et de Tacite, lui ont donné le mouvement et le naturel, l’ont réglée « sans éteindre par une trop scrupuleuse exactitude le feu des esprits et la vigueur des pensées », l’ont douée de ce rythme, accompagnement de la diction oratoire, moins mécanique que celui de la poésie, plus difficile à trouver et aussi harmonieux.
Dans un autre ordre d’idées, vous voyez de haut et très loin quand vous montrez l’utopie de l’égalité absolue comme le mal profond qui nous ronge jusqu’aux œuvres vives et menace notre existence. Sans doute nous ne sommes pas encore revenus au temps où l’on décrétait la démolition des clochers par respect pour l’égalité des maisons, mais nous nous y retrouverons si la liberté, la chère et sainte liberté ne nous protège. Les niveleurs, sachant qu’elle est l’obstacle, la craignent, la détestent et voudraient la supprimer totalement. Mais il est en eux un sentiment vivace qui ne le leur permet pas. Victor Hugo fait dire par les monts qui entourent de leur chaîne le Mont-Blanc :
Il est plus haut, plus pur, plus grand que nous ne sommes,
Et nous l’insulterions si nous étions des hommes !
En démagogie chacun traite comme un Mont-Blanc toute taupinière un peu plus élevée que la sienne. Là est le salut. Ils sont tous, à la vérité, d’avis qu’on nivelle, et contraigne et que leur obligatoire odieux règne partout, dans la religion, dans l’enseignement, dans la cité, dans la famille, dans l’usine, dans l’atelier, mais chacun ne veut obéir qu’à soi et ne supporte aucune suprématie. L’envieux, pour ne pas plier sous son rival, se barricade dans la liberté jusqu’à ce qu’il puisse devenir à son tour le plus fort ; alors le dominateur vaincu redevient le libéral du lendemain. Et la liberté subsiste, et tant qu’elle subsiste, rien n’est irrévocablement perdu.
On retrouve dans votre galerie tous les grands hommes du siècle du combat, de celui de la floraison classique, de celui de l’émancipation, et il en est peu qui ne vous remercieraient de les avoir aussi admirablement compris et expliqués. C’est Rabelais qui a obtenu grâce pour les hardiesses de son poème de libre critique et de compatissance, en le barbouillant de la lie du bouffon. Montaigne, le dieu du bon sens, qui adoucit son stoïcisme par le sourire, illumine sa science par la conscience, « car science sans conscience est ruine de l’âme » ; tous les deux protégés contre le temps par un style qui est un miracle d’art. C’est Calvin, à la langue triste, mais d’une vigoureuse précision et d’une sobriété véhémente. C’est Pascal, le dialecticien attique qui nous a laissé bien peu à apprendre de Démosthène, le penseur terrifiant qui d’un mot bouleverse autant que Job par sa longue plainte. Mme de Sévigné et Saint-Simon qui, l’une, en de petits tableaux, l’autre, en d’immenses fresques, en racontant, décrivant, analysant, peignant, creusant, déroulent les beautés et les grimaces, le sérieux et le futile de la comédie humaine, joyaux inestimables dont aucune nation ne possède l’équivalent dans son trésor littéraire C’est Bossuet qui voit, sent, dit comme Isaïe, sur les lèvres de qui, comme sur celles du prophète, brûle le feu auquel s’allument les paroles aux lueurs ardentes et dont la plénitude grandiose, suave, pathétique, couvre encore toutes les voix. Fénelon, moins imposant mais plus pénétrant et plus séducteur, qui nous retient toujours par la candeur passionnée de sa douceur ferme.
Vous donnez place à la fois à l’ampleur scientifique et oratoire en Buffon, à la musique symphonique de la phrase et de la nature en Rousseau, aux raffinements de la concision ornée en Montesquieu, aux effervescences de la passion en Mirabeau, aux grâces dites antiques parce qu’elles sont éternelles dans André Chénier.
À mesure que vous avancez vers nos temps, vos études deviennent plus captivantes. Vous aimez le XIXe siècle, vous l’explorez avec prédilection et vous n’avez pas tort. Siècle immense qui commence par Bonaparte et finit par Pasteur ; siècle dans lequel tout est grand, les douleurs et les joies, les héroïsmes et les charités, que soulève d’un bout à l’autre un souffle généreux. Avant lui on excellait à versifier, il nous a révélé la poésie, et son art a égalé celui de la Renaissance. Il a élevé des tribunes qui nous ont rendu les émotions de l’Agora et du Forum. Jusqu’à lui la science se mesurait avec l’univers ; il l’a vue le maîtriser et le pétrir en quelque sorte en des formes nouvelles, reconstituer son unité en le montrant soumis partout aux mêmes évolutions de naissance, de déclin et de mort. Il n’a pas résolu les problèmes à jamais insolubles, du moins, il les a sondés avec originalité et nous a largement procuré le profit qu’on retire des hautes spéculations même quand elles n’aboutissent à aucun résultat positif. Malgré ses vicissitudes et ses erreurs, il a apporté aux hommes plus de bien-être matériel et moral qu’ils n’en avaient encore goûté.
Avant qu’il s’éloigne dans le passé, saluons-le une dernière fois, nous qui avons été ses enfants et ses témoins ! Et Dieu permette que lorsque le siècle futur arrivera aussi à son terme, quelqu’un à cette place puisse féliciter ceux qui l’auront fait de n’avoir pas gâté ce que le siècle mort a accompli avec tant d’éclat et de l’avoir égalé dans l’achèvement de ce qu’il n’avait pu qu’ébaucher.
On est transporté de fierté nationale quand, avec un guide tel que vous, on s’arrête devant les ouvriers de son magnifique labeur. Chateaubriand l’inaugure en dominateur. Sublime ennuyé qui a soupiré sa désespérance orgueilleuse dans la fiction, dans l’histoire, dans la politique, et sculpté dans le marbre de sa phrase les plus harmonieuses arabesques de l’imagination et du sentiment. Quel superbe cortège le suit ! Nous n’avons pas le temps de rendre notre hommage à chacun ; regardons-en au moins quelques-uns au passage.
Les poètes souverains : Lamartine, l’enchanteur, qui d’un vol sans effort s’est élevé dans la région du rêve, et y a noté pour nous les redire ces chants, délices de l’oreille, amples comme l’infini, qu’on n’avait point encore entendus et qu’on n’oubliera plus.
Victor Hugo, le puissant, qui a traduit en images étincelantes la vie impalpable des choses, donné au lyrisme la corde d’airain et fait sonner les cloches à pleines volées sur tous les sommets.
Le poète de l’histoire, Michelet, narrateur aux extases, aux intuitions, aux fantaisies, dont vous dites si bien qu’il inspire le besoin de savoir l’histoire pour aller l’apprendre avec lui.
Le poète de la dialectique, Lamennais, âpre jusque dans ses attendrissements, qui de sa mer d’Armorique a gardé les rugissements et les majestueuses mobilités.
Le poète de la négation, Renan, dont le scepticisme s’exprime par l’ironie grave ou caressante d’une admiration protectrice, qui, resté sacerdotal, quoique n’avant plus ni culte ni autel, peuple les solitudes de son Nirvanâ par les visions toujours vivantes en lui de la Muse des sanctuaires.
Le père politique de l’Église, Joseph de Maistre, qui d’une âme tendre n’a voulu tirer qu’un dogmatisme sévère, et par la force de son génie littéraire, a rendu la théologie éloquente et la métaphysique attrayante.
Le vulgarisateur de Platon, Victor Cousin, qui a expliqué les lois de la Beauté dans une langue, elle-même une beauté, et a tenté de finir par une paix sans vaincus la guerre des écoles philosophiques.
Le bénédictin de l’Épicuréisme, Sainte-Beuve, subtil dans l’analyse, exact dans l’information, délicat dans le goût, moraliste perspicace, écrivain raffiné, historien psychologue admirable, s’intéressant même au sublime, mais s’en effarouchant et le fuyant vite dans les admirations moyennes, non incapable d’enthousiasme, mais habituellement fixé en une clairvoyance chagrine dont la sécheresse glace. Votre clairvoyance, Monsieur, n’est pas moindre, elle a plus de chaleur ; quand on le quitte on est découragé, on se sent plein d’entrain quand on vient de passer quelque temps avec vous.
En vous lisant, je me demandais laquelle de vos études je signalerais de préférence, et j’optais chaque fois pour celle que je venais de terminer. Finalement il me semble que vos pages sur Auguste Comte présentent sinon toutes vos qualités, du moins les plus fortes.
Personne mieux que moi n’est en situation de les apprécier, car je suis peut-être le dernier auditeur survivant du cours qu’Auguste Comte professa au Palais-Royal après 1848. Il arrivait à deux heures, en habit noir, petit, l’aspect sévère, un peu souffreteux, la tète inclinée, le front comme dilaté par la tension d’une recherche sans repos, la lèvre dominatrice, le menton obstiné, de l’ascendant dans le regard, quoique sans rayonnement. Il se plaçait devant une table, avalait une gorgée d’eau et commençait d’une voix égale, monotone, sans aucun effort pour entraîner, comme se parlant à lui-même, en des périodes longues, mais claires et précises. À cinq heures il parlait encore et aucun auditeur n’était parti. Un jour il s’arrête brusquement, ses yeux se remplissent de larmes. Stupéfaction, on se regarde. « Excusez mon émotion, dit-il, c’est aujourd’hui que mon incomparable amie a passé de la vie objective à l’immortalité subjective. » Si mon cher chancelier Joseph Bertrand, que j’ai le chagrin de ne pas sentir à mes côtés, eût été présent, il se fût écrié une fois de plus : « Vous le voyez bien, il est fou ! » On le pensait beaucoup à l’École polytechnique et à l’Institut du temps.
Il n’y a pas trace de folie dans l’œuvre magistrale d’Auguste Comte. On y sent partout une intelligence lucide, puissante, maîtresse d’elle-même et des sujets qu’elle traite. Sa prétention n’est pas modeste : il veut, pour le plus grand bien des hommes, les débarrasser de la théologie et de la métaphysique et fonder une religion nouvelle.
Il dit à l’esprit humain : Tu ne regarderas plus au delà du phénomène qu’on voit, qu’on sent, dont on peut palper les contours. À quoi bon perdre son temps à chercher une cause première conjecturale ? On nous parle sans cesse des lois de Dieu, de la volonté de Dieu ? Savons-nous s’il existe ? Y a-t-il un moyen scientifique de le connaître ? N’est-il pas aussi impertinent de l’affirmer, comme les crédules spiritualistes, que de le nier, pardonnez-moi de vous répéter ses propres expressions, comme les abjects matérialistes ? S’il existe, à qui a-t-il confié ses secrets ? Qui a-t-il appelé dans ses conseils pour nous notifier ses décrets quotidiens ? Renoncez à la religion de Dieu : elle est finie ; substituez-lui celle de l’humanité ; ne rêvez plus de renaissance dans un paradis problématique, contentez-vous de la perpétuité dans la mémoire des hommes, l’immortalité subjective ; intronisez un pape de la science à la place du pape détrôné de la théologie.
Il conçut même un moment l’idée baroque d’entrer en négociations avec les jésuites, ces docteurs calomniés du libre arbitre, de l’indulgence à nos fragilités, pour en obtenir qu’ils devinssent la milice du nouveau pouvoir comme ils l’avaient été de l’ancien.
Qu’est devenue cette prétention altière ? L’esprit humain n’a pas consenti à l’entendre. Il a continué à s’élancer au delà du phénomène, au-dessus de ce qui se voit et se palpe, à s’efforcer de pénétrer l’impénétrable. Il a persisté à chercher le pouvoir spirituel, au Vatican et non à la rue Monsieur-le-Prince, au tombeau de Pierre et non à celui d’Auguste Comte.
Le culte de l’humanité ne l’a pas enthousiasmé. Qu’est-ce donc, a-t-il dit au Positivisme, que cette humanité que vous proposez à notre adoration ? Nous y voyons des hommes doués de génie et de vertu appelés d’un nom spécial, les héros et les saints, pour marquer qu’ils sont des exceptions, Au-dessous qu’aperçoit-on ? Les succès étalés de la force, du crime et de la médiocrité, ceux qui rampent supplantant ceux qui planent et parfois les immolant, un perpétuel tournoiement dans un cercle fermé, non un incessant progrès, autant d’écroulements que d’élévations. Ils n’ont jamais ressenti les mélancolies de l’histoire ceux qui divinisent l’humanité. Elle n’est ni moins cruelle, ni moins immorale, ni moins esclave de la fatalité que la nature. Pourquoi donc nous refuser Dieu, ce Dieu autre que nous afin qu’il soit meilleur ; distinct de la nature pour qu’il ne participe pas à ses insensibilités ? C’est qu’il est, dites-vous, incompréhensible ? Mais, voilà, venue des profondeurs du firmament une blanche lueur qui nous attire et nous charme. Quel est-il le soleil invisible qui nous l’envoie ? Quelle est sa nature, sa constitution ? Quel est son rôle dans l’insondable espace ? Notre illustre confrère Janssen aura beau multiplier ses analyses spectrales, il ne nous l’apprendra pas. Et cependant, bien que ne comprenant pas, bien que ne sachant pas, nous disons : Il existe !
De même, quoique nous ne puissions ni atteindre, ni définir, ni contempler l’essence insaisissable de Dieu, quoique notre intelligence se perde à comprendre comment il est à la fois créateur et incréé, invisible et présent, maître du bien et du mal et permettant le mal, quoique nous ne percevions pas même un léger murmure du Verbe par qui les mondes sont et durent ; cependant quand nous le sentons en nous comme un désir, quand à son nom notre être entier tressaille d’une espérance heureuse, s’anime d’un plus fier courage, se relève et s’ennoblit, alors aussi bien que ne comprenant pas, bien que ne sachant pas, nous nous écrions : Il existe !
Pourtant ne rapetissons pas Auguste Comte. Son effort n’aura pas été stérile. Il n’est point parvenu à chasser la théologie et la métaphysique de l’esprit humain, mais il les a restreintes aux mystères de l’inconnaissable, et il leur a arraché les sciences de la terre. Sa victoire en cela est définitive. Sa religion n’a pas réussi, sa philosophie prévaut. On ne prend plus en considération aucun système, partant d’un a priori théologique ou métaphysique et ne reposant pas sur des lois fournies par l’observation des faits psychiques, physiques, historiques, lois toujours révisables d’après des expériences ou des analyses mieux conduites. Galilée, Bacon, Machiavel, Montesquieu, quelques savants dans leurs spécialités avaient appliqué partiellement cette méthode, la seule féconde en résultats civilisateurs, Auguste Comte l’a systématisée et étendue à l’ensemble de nos connaissances. Par là il a mérité cette immortalité subjective dont il se contentait. Vous l’avez établi en des pages d’une véritable beauté didactique. Votre sagace investigation a plongé jusqu’aux moindres replis d’un système simple en son principe, mais qui se déroule à travers une encyclopédie touffue de faits et de généralisations. Comme quiconque l’étudiera de près, vous avez admiré, toutefois sans aveuglement, et la justesse de vos critiques égale la lucidité concise de votre exposé. Un travail d’une si haute valeur suffirait à expliquer votre présence ici.
Pourquoi n’avez-vous pas également rendu justice à un homme sans le labeur colossal duquel ni Auguste Comte ni aucun de nos penseurs, n’aurait obtenu le moyen d’exposer ses conceptions : Voltaire.
Ici je m’armerai contre vous de l’autorité de mon grand prédécesseur. Lamartine remplissait ces lourdes heures de la vieillesse dont la distraction serait un travail auquel les forces se refusent, à se faire lire constamment, tour à tour, la correspondance de Cicéron et celle de Voltaire. Son dernier écrit a été un panégyrique du patriarche de Ferney. Il y compare « les stances reposées du poète à une eau limpide dans une coupe d’or », et il dit du philosophe : « Le blasphème ne fut jamais en lui qu’un accident ou une manœuvre ; la foi en Dieu était le fond de sa nature. » Et il citait ces paroles du Dictionnaire philosophique qu’il a traduites lui-même en vers élyséens : « Cette nuit, je méditais, j’étais absorbé dans la contemplation de la nature ; j’admirais l’immensité, le cours, les rapports de ces globes infinis ; j’admirais encore plus l’intelligence qui préside à ces vastes ressorts, et je me disais : Il faut être aveugle pour n’être pas ébloui de ce spectacle, il faut être stupide pour n’en pas reconnaître l’auteur, il faut être fou pour ne pas l’adorer. »
Vous êtes plus sévère que Lamartine : vous ne contestez pas, qui l’oserait ? le maître auquel notre langue doit une des qualités qui lui manquaient après le XVIIe siècle, la flexibilité familière et gaie qui résume les idées les plus hautes dans des phrases alertes, les vulgarise sans les trivialiser, met la profondeur sous la simplicité et le sérieux sous l’agrément. Vous admirez même ses tragédies ! vous admettez qu’on peut trouver quelque plaisir à relire la Henriade ! mais vous ne vous contentez pas de flétrir justement les profanations, vous méconnaissez le caractère social de l’œuvre et vous maltraitez l’homme : il était menteur, méchant, égoïste.
Menteur[1], parce qu’il s’est caché sous des pseudonymes et a désavoué quelques-uns de ses écrits. Vous en parlez bien à votre aise aujourd’hui qu’on peut aller sans périls jusqu’aux dernières limites de l’extravagance. On n’en était pas là au XVIIIe siècle, où l’État professait officiellement une croyance qu’il protégeait de son glaive. Quand on jeta au feu, après lui avoir brûlé la langue et coupé la tête, un étourdi de dix-neuf ans soupçonné d’avoir brisé une croix sur un pont, le bourreau plaça sur le bûcher, à côté du malheureux, le Dictionnaire philosophique. Voilà de quoi rendre prudent quand on n’a pas le goût du martyre.
Le P. jésuite Adam et tant d’infortunés secourus seraient fort étonnés qu’on accusât leur bienfaiteur d’avoir été méchant ; ils vous rappelleraient que l’irritation, même excessive, contre les hostilités implacables de l’ingratitude ou de la jalousie n’est pas la méchanceté.
Ce qu’il fut le moins, c’est égoïste. Dans la première partie de sa vie, simple littérateur il est avant tout préoccupé de sa gloire, mais plus tard, à cet âge où, fatigué des mirages décevants, on dit : « À quoi bon ? » son ambition s’élève, il se dégage des petitesses de son passé, et, au lieu de jouir en sybarite repu de son opulence et de sa renommée, il se jette à corps perdu dans le combat pour le progrès et l’humanité. Il forge sa plume en dard aigu et il la pousse en se jouant au cœur de toutes les sottises et de tous les abus. Il ne découvre nulle part une difformité sociale sans la dénoncer, non en pessimiste qui en exulte, mais en philanthrope qui veut la guérir. L’avènement de Turgot lui ouvrit les cieux : il crut l’avenir assuré, la révolution écartée. Son renvoi le consterne : « Je ne vois plus que la mort devant moi, écrit-il[2], depuis que M. Turgot est hors de place ; ce coup de foudre m’est tombé sur la cervelle et sur le cœur. » Est-ce là le cri d’un égoïste ? À quoi donc surtout s’est employé l’ascendant de Voltaire sur l’opinion européenne ? À pourchasser et à maudire l’intolérance, la plus haïssable des aberrations, à exalter la raison, ce qu’il y a de véritablement divin en nous. Si ce sont là actes d’égoïste, béni soit l’égoïsme ! Son tort fut, emporté par la passion, de rendre la foi catholique responsable des férocités judiciaires des parlements jansénistes. Quoi qu’il en soit, grâce à lui, l’intolérance théologique est morte à jamais. Mais une autre surgit moins noble et plus funeste. Ne vaudrait-il pas mieux, au lieu de déconsidérer le tribun des franchises de l’esprit, reprendre ses sarcasmes vainqueurs contre un fanatisme qui finirait par détruire notre unité, nous couper en plusieurs nations ne se comprenant plus et acharnées à se détruire.
Vous êtes bien dur aussi envers Balzac. Vous nous le représentez laid, lourd, vulgaire, grosse voix, geste violent : il manque d’esprit et de style. Ceci m’a remis en mémoire ma première rencontre avec lui. C’était à la Porte Saint-Martin, où Frédérick Lemaitre, un des acteurs célèbres du temps, jouait d’une manière extraordinaire un drame émouvant, la Dame de Saint-Tropez. À quelques stalles de la mienne, je remarquai un personnage de charpente athlétique, vêtu avec la négligence de quelqu’un qui ne se donne pas le temps de méditer chez son tailleur : il secouait vivement une abondante chevelure noire. Un de mes voisins le nomme : Balzac ! Je ne cessai plus de l’observer. Ses traits, empâtés par l’embonpoint maladif du travailleur cloué pendant des jours et des nuits devant son papier, néanmoins restaient fins, le front superbe d’ampleur, la lèvre sinueuse, se relevant aux bords, marquait la sagacité et plus encore la magniloquence. Chaque fois qu’il applaudissait, j’étais frappé de ses mains admirables que Titien eût enviées pour un de ses modèles. L’œil surtout m’attirait : luisant, aigu, inquisitif, il fouillait, butinait, emmagasinait, se faisait ami pour mieux vous pénétrer. On se sentait en face d’une puissance et non d’une vulgarité.
Ailleurs je l’entendis causer ; sa voix était retentissante, non grosse, ses gestes véhéments, non violents. Il se montrait jovial, bonhomme, prodigue de lui, inépuisable en saillies d’idées sinon de mots, et personne en l’entendant ne s’avisait qu’il manquât d’esprit. On ne le pense pas davantage en écoutant la conversation toujours si vraie de ses personnages. Vous vous scandalisez de ce qu’il ait mis dans la bouche d’une duchesse : « Hein ! mon petit ! » Dans tous les temps certaines grandes dames en ont dit bien d’autres : rappelez-vous le discours de la princesse des Asturies à Saint-Simon.
Son style a des alanguissements, des chatoiements énervés, des exubérances brutales, des préciosités impatientantes, mais il possède la qualité supérieure, la vie. Il s’épanche en flots pressés, roulant des paillettes précieuses qui brillent au-dessus des détritus détachés de la rive, il palpite sous la fermentation de la sève créatrice. Vous en croirez Sainte-Beuve : « Les meubles même qu’il décrit ont quelque chose d’animé, les tapisseries frémissent et la page elle-même frissonne. »
Où je me fâcherais vraiment si je n’étais désarmé par la verve de talent avec laquelle vous soutenez ce paradoxe, c’est quand vous en faites une espèce de Lesage. Non, Monsieur ; dites, je vous en prie, un Molière, car il l’égale. Comme Molière, c’est un véritable réaliste, c’est-à-dire un voyant non un photographe. Il observe la réalité, mais avec imagination, il ne s’arrête pas à ses surfaces, il descend jusque dans ses profondeurs, il la cherche dans ce qui ne se voit pas où elle est plus que dans ce qui se voit et, par des coups de génie. Il l’a fait jaillir des sources cachées. Ses héros sont individuellement vrais et cependant ils expriment plus qu’eux-mêmes; ce sont des types qui restent à jamais gravés dans la mémoire : Grandet, le père Goriot, M. Hulot vivront autant qu’Harpagon et le bon M. Tartufe.
Mais assez d’objections ; remettons-nous d’accord, et pour cela entretenons-nous de celui que nous admirons de même. Le portrait que vous venez de présenter de Cherbuliez est un des meilleurs de votre collection. J’ai suivi avec le contentement de l’ami qui entend bien parler de son ami cette analyse achevée où tant de vos pensées éloquentes et délicates s’entremêlent aux siennes pour les faire valoir. Après vous, il n’y a que lui de qui nous puissions apprendre quelque chose sur lui. Dans un petit chef-d’œuvre esthétique, l’Art et la Nature. Il nous a laissé une autobiographie de son esprit. Il y a dit : « Chaque profession a ses vertus, la parfaite sincérité est la vertu professionnelle de l’artiste. Quelque importance qu’aient la facture, l’industrie, la curiosité du travail, tant vaut l’âme, tant vaut l’œuvre. » N’est-ce pas lui ?
Il a dit encore : « Une rigueur qui plaît, une règle sévère qui se fait goûter, une sagesse qui fait des heureux, voilà la marque de l’art. » N’est-ce pas son œuvre ?
Le peuple en son instinct simple a, mieux que les critiques, deviné le rôle véritable du roman. Le plus grand éloge qu’il puisse faire est : Ça finit bien. Qu’est-ce à dire ? Que la fiction doit distraire des tristesses de la vie et non y ajouter celles de la fantaisie, faire oublier les laideurs et non s’y appesantir, rendre la douceur des heures heureuses ou en créer l’illusion. Cherbuliez n’avait pas d’autre esthétique. Vous venez de l’entendre, « une des marques de l’art, c’est la sagesse qui fait des heureux ».
Je vous sais gré de nous avoir épargné la comparaison rebattue entre Cherbuliez et Valbert, d’avoir compris qu’il n’y avait pas à choisir entre eux. Mais à les préférer également. S’il n’eût pas été Valbert, Cherbuliez n’aurait pas si richement semé ses récits de réflexions philosophiques et de souvenirs d’une érudition qui, étant toute de moelle, donne du lest et non de la pesanteur. Si Valbert n’avait pas été Cherbuliez, il n’aurait pas déridé la gravité de sa critique par les intuitions du poète et les pénétrations du psychologue.
Vous n’avez pas été moins bien inspiré en signalant la surprenante rareté d’un observateur sans œillères ne concluant pas à une misanthropie découragée, et d’un artiste en ironie ne la poussant pas jusqu’au sarcasme. Cela tenait, en effet, au trait distinctif de sa nature, la bonté. Il y a diverses espèces de bontés, la revêche qui grinche, la terne qui n’éclaire pas, la courtoise qui ne réchauffe pas. Il avait la bonté complète, celle qui charme, éclaire et réchauffe, qui se répand dans l’existence comme dans les œuvres, qu’on sent au foyer, qui échappe des conversations, qui communique à la physionomie une expression reposante d’attrait. C’est cette bonté qui adoucissait son observation quand elle allait tourner à la désespérance et faisait finir en belle humeur son ironie afin qu’elle ne dégénérât point en cruauté.
C’était un spéculatif très avisé, d’un imperturbable équilibre, d’une profonde sensibilité, mais qui se refusait au tapage des démonstrations. De tels hommes sont enclins à dédaigner les passionnés qui se jettent dans les mêlées confuses où l’on ne réussit pas précisément par la mesure, à les morigéner sur des affaires dont on n’a ni le secret ni l’habitude, et, quand ils ne réussissent pas, à les déchirer doucereusement ou rageusement. Lui, il leur était sympathique dès qu’il les jugeait sincères, les suivant avec intérêt, les appréciant avec bienveillance, ne leur reprochant pas les cyclones qui fondent parfois sur leurs meilleurs desseins.
Le droit d’autrui lui importait autant que le sien, ou mieux, c’est du devoir accompli envers les autres qu’il faisait naître son droit ; il ne lui en coûtait, pas de rendre justice aux hommes et aux choses n’appartenant pas à sa chapelle. Quoique né calviniste, il a célébré cette admirable Renaissance, une des joies de l’histoire, qui, protégée par les grands Papes, a fait revivre l’art antique sous l’inspiration chrétienne. N’être frappé dans les faits et dans les idées que des contradictions lui semblait débilité d’esprit et non force de génie, à son avis, les contradictions apparentes sont des dissonances éphémères qui au commandement d’un archet invisible se résolvent en un bel accord final.
Enfin il avait en lui une vertu bien rare : la solidité de l’esprit. Nous avons vécu dans un siècle de réactions. Je ne parle pas des réactions matérielles de la politique, mais des réactions morales des idées. Un grand nombre de nos contemporains se sont usés dans un va-et-vient continuel d’opinions et de croyances, passant des exaltations aux affaissements, des confiances aux incrédulités, des chimères aux routines, des contraires aux contraires.
Tel qui avait brisé des vases sacrés en est revenu à déclarer que le monde rie vit que du parfum non évanoui de ces vases qu’il a brisés. Tel qui avait vécu dans la passion de la liberté l’a quittée pour suivre les adorateurs du sabre et du bâillon et les fervents de l’obligatoire. Tel autre qui avait exhorté la France à se faire partout le soldat de la justice au profit du genre humain, lui reproche de n’avoir pas été uniquement une ambitieuse égoïste et convoiteuse.
Cherbuliez n’a été ni parmi ces inquiets, ni parmi ces agités, ni parmi ces tourbillonnants. Il ne s’était pas formé une opinion d’intérêt ou de mode, il avait parcouru tous les systèmes, scruté, pesé, comparé, puis s’était établi en une ferme assiette dont les événements n’ont pu l’ébranler, et il n’a pas cessé d’aimer ce qu’il avait cru une fois digne d’être aimé.
Il avait adopté la philosophie de Platon, de Marc-Aurèle, de Descartes, du Vicaire savoyard, en certaines parties mitigée par ses souvenirs d’Hegel ; il y a vécu, sans emphase, dans la paix d’une sérénité confiante, se résignant à ignorer ce qu’il ne nous a pas été accordé de savoir encore, ne se désolant pas de ce que nous ne fussions point en pleine connaissance, puisque nous avions assez de clartés pour nous conduire sans trébucher.
Il a cru à la liberté qu’il ne confondait pas avec un individualisme infécond, et il a vu passer les courants despotiques d’en haut et d’en bas sans se laisser emporter par eux.
Il a jugé l’intelligence humaine capable de fonder et de soutenir l’état politique, et malgré ses éclipses, il n’en a pas désespéré.
Quoiqu’il ait pensé pour son compte, instruit par son cœur que la croyance est un appui, une consolation ou un frein, il n’en a ni troublé ni assailli aucune, et il n’a pas eu à se lamenter sur les ruines qu’il avait faites ; il n’a pas disputé à une mère sa foi de retrouver le cher enfant qui ne lui fermera pas les yeux, à un malheureux la vision de béatitude qui sourit à sa détresse.
Vous nous avez rendu tous les aspects de cette âme faite de lumière et d’harmonie, de cet esprit si vaste et si fin, de cet artiste à la fois cultivé et inventif, dont la riche imagination sait, de l’extravagance même, tirer des préceptes de sagesse, de cet écrivain supérieur, toujours pur et à la belle allure, à l’occasion incisif ou éloquent.
Vous venez de vous créer ainsi un titre de plus à notre bon accueil. Il sera tel que vous le méritez. Nous profiterons de vos lumières et vous trouverez quelque réconfort à participer à nos travaux. Nous rencontrerez parmi nous des hommes d’origines, de destinées, de talents divers, des victorieux, des vaincus, unanimes toutefois à déposer, au seuil de cet asile de liberté, les divergences qu’ils reprendront en sortant, pour devenir dans nos assemblées des confrères respectueux les uns des autres, affectueux ou courtois, n’ayant d’autre souci que de sauvegarder les traditions nationales de bon sens, de grandeur intellectuelle et d’idéal.
[1] Voltaire tenait passionnément à ce que le public parisien ignorât que l’Enfant prodigue était son œuvre. À cette occasion il écrivait à son ami Thiriot, le 21 octobre 1736 : « Le mensonge n’est un vice que quand il fait du mal. C’est une très grande vertu quand il fait du bien. Soyez donc plus vertueux que jamais. Il faut mentir comme un diable, non pas timidement, non pas pour un temps, mais hardiment et toujours. Qu’importe à ce malin de public qu’il sache qui il doit punir d’avoir produit une Croupillac ? Qu’il la siffle si elle ne vaut rien, mais que l’auteur soit ignoré ; je vous en conjure au nom de la tendre amitié qui nous unit depuis vingt ans. Engagez les Prévost et les La Roque à détourner le soupçon qu’on a du pauvre auteur. Écrivez-leur un petit mot tranchant et net. Consultez avec l’ami Berger. Si vous avez mis Sauveau du secret, mettez-le du mensonge. Mentez, mes amis, mentez ; je vous le rendrai dans l’occasion. » Pour tirer de cette plaisanterie la preuve que Voltaire était systématiquement un menteur, on en supprime les passages que j’ai soulignés, qui donnent à la lettre sa véritable signification.
[2] A la Harpe, 10 juin 1776.