Réception de M. Auguste Barbier
M. Auguste Barbier, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Empis, y est venu prendre séance le jeudi 17 mai 1870, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Il m’est bien doux d’entrer en cette enceinte, mais il m’est triste de ne pouvoir y prendre place sous les auspices et les regards de l’homme considérable qui, depuis tant d’années, présidait à vos fêtes et à vos travaux. C’est un devoir pour moi d’unir mes regrets aux vôtres, et un besoin aussi de mon esprit de vous dire combien j’admirais en votre vénéré secrétaire perpétuel, M. Villemain, l’orateur disert qui avait toutes les grâces de la parole et l’écrivain consommé qui possédait toutes les élégances du style. Je laisse à une voix plus autorisée que la mienne le soin de vous en exprimer davantage, et je rentre dans le rôle glorieux mais difficile que vous m’avez fait, celui de récipiendaire à l’Académie française.
L’œuvre d’un de vos plus illustres confrères, que la politique tient malheureusement éloigné de vous, renferme une pièce de vers puissante et originale qui se nomme le Satyre. L’auteur y raconte que le grand Hercule prit plaisir un jour à mener Pan dans l’Olympe. Cette fantaisie mythologique m’a paru avoir quelque analogie avec ma situation actuelle. En effet, tant d’hommes de génie ont brillé sous la voûte de ce temple, tant d’esprits supérieurs, tant de maîtres en l’art d’écrire et de bien dire y font encore résonner leur voix, que l’on peut sans trop d’exagération flatteuse reconnaître en ces lieux une sorte d’Olympe de la littérature française. Quant à moi, tout en étant fort loin d’appartenir à la race de l’agile coureur des champs et des bois, il serait facile de me trouver un trait de ressemblance avec cet enfant de la nature : ce serait la façon dont j’ai souvent rendu mes idées, je veux dire la crudité et la liberté de langage que les anciens attribuaient à son génie rustique, et que les poëtes satiriques, mes pareils, semblent avoir possédées de tout temps. Enfin mon introduction parmi vous, si elle n’est pas le fait d’un dieu terrible, est au moins celui d’une grâce affectueuse, la bienveillance. Oui, Messieurs, c’est votre bienveillance qui m’a ouvert les portes de ce sanctuaire et qui a laissé les rudes accents de ma muse pédestre se mêler au chœur de vos voix harmonieuses et élevées. Recevez-en mes remercîments et permettez-moi, avant de siéger à vos côtés, de vous faire entendre quelques paroles sortant peut-être encore du ton académique, mais scrupuleusement méditées, au sujet de l’homme de mérite que vous avez perdu et que vos généreux suffrages m’ont appelé à remplacer.
La nation française, a dit un écrivain anglais, Addison, est la nation comique par excellence. Cela ne veut pas dire en la bouche de cet illustre étranger qu’elle soit ridicule et plaisante, cela signifie que nulle autre nation n’est plus qu’elle, à cause de son extrême sociabilité, de son tempérament naturellement gai et de son vif esprit d’observation, propre à goûter et à cultiver le genre de littérature que l’on nomme comédie. Ajoutez à cette disposition d’esprit et de caractère une forte tendance à la démocratie, forme de gouvernement réputée favorable au développement de cette sorte de composition, et vous ne trouverez pas sans fondement, peut-être, la remarque du philosophe anglais. Molière, quoiqu’il ait eu pour prédécesseur le grand Corneille, est en réalité le premier génie de notre théâtre. Dans l’histoire littéraire du monde moderne, il partage avec Shakspeare la gloire d’avoir le mieux représenté la figure de l’homme social ; Shakspeare l’a peinte sous l’aspect de la douleur, Molière du côté risible. Ce goût inné du peuple français pour la société nous paraît donc expliquer assez bien son amour constant des plaisirs de la scène et même la préférence donnée par lui à l’action dramatique sur des genres de poésie qui lui sont essentiellement supérieurs, comme par exemple, le poëme lyrique ou épique. Aristote disait il y a longtemps :
« Le drame est inférieur à l’épopée parce qu’il a trop besoin de moyens matériels pour remuer les âmes. » Ne lui faut-il pas, en effet, la décoration, le costume et le geste ? Quoi qu’il en soit et quelques bonnes raisons que l’on puisse donner pour ou contre cette thèse, le fait est que l’amour du pays à l’égard des représentations théâtrales, depuis des siècles, depuis le jour où, suivant Boileau :
De pèlerins, dit-on, une troupe grossière
En public, à Paris, se montra la première,
ne s’est point démenti, et que peu de littératures offrent ainsi que la nôtre, en ce champ spécial de l’art, une moisson plus riche et plus variée d’œuvres excellentes. Après les admirables ouvrages du dix-septième siècle, les compositions charmantes et spirituellement mordantes du dix-huitième ; et, enfin, depuis la révolution jusqu’à nos jours, cette quantité prodigieuse de pièces comiques et tragiques qui se sont succédé sur nos diverses scènes, comme les flots aux flots, et au-dessus desquelles planent, étoiles glorieuses, avec beaucoup d’autres noms célèbres qu’il serait trop long d’énumérer, les noms contemporains de Scribe, Casimir Delavigne, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Alfred de Vigny, George Sand et Ponsard ; veine féconde qui est loin de s’appauvrir et qui continue à donner de brillants produits sous la main d’hommes éminents que je suis heureux de saluer, ici, en confrère, et sous l’effort d’écrivains plus jeunes qui font leurs preuves au dehors et viendront, je l’espère, recevoir un jour des suffrages de l’Académie la récompense due à leurs remarquables travaux. C’est dans la vaillante milice des dramaturges de notre époque que M. Empis eut le bonheur de prendre place, il y a quarante ans. Comment y vint-il ? par quelle vocation y fut-il poussé, et comment s’y comporta-t-il ? voilà, Messieurs, ce que je me propose de vous dire.
Né à Paris, le 29 mars 1795, au déclin des orages de la révolution, de parents appartenant à la bourgeoisie et livrés aux affaires, Adolphe-Dominique-Florent-Joseph Simonis, qui avait ajouté au nom paternel celui de Empis se trouva obligé, au sortir de ses classes, par suite d’un grand revers de fortune et pour n’être point à charge à sa famille, de remplir des fonctions lucratives. Le gouvernement de la Restauration lui offrit l’occasion de se placer convenablement, et il entra comme employé dans les bureaux de la liste civile du roi Louis XVIII. Ardent travailleur, esprit net et judicieux, il ne tarda pas à se faire remarquer et à quitter les humbles rangs de sa fonction pour monter aux grades supérieurs. Cependant l’amour des lettres, qui s’était fait sentir en lui dès le collége, ne fut pas étouffé par son application aux affaires. Depuis longtemps les administrations sont le refuge bienfaisant des littérateurs peu fortunés. Elles remplacent de nos jours la protection des cours et des grands seigneurs d’autrefois. La direction de M. Français de Nantes est restée, à ce sujet, célèbre dans nos annales littéraires. Ses bureaux étaient l’asile le plus peuplé des beaux esprits d’alors, et je crois même qu’un des vôtres, Messieurs, le chevalier de Parny, y poétisait à ses heures et à son aise. Ce fut donc à l’administration des biens de la couronne des feux rois Louis XVIII et Charles X, et sans nuire le moins du monde à son travail quotidien, que M. Empis donna l’essor à ses facultés inventives et à son goût pour le théâtre. Ses premiers ouvrages furent le fruit de la collaboration, cette amitié de l’esprit qui précède et suit souvent celle du cœur. Il en sortit d’abord des livrets d’opéras composés en société avec MM. Mennechet et Cournol, livrets habilement construits et non dépourvus de sentiment poétique, celui de Sapho, par exemple, livrets qui eurent l’honneur de fournir des thèmes à la musique de plus d’un maître célèbre, entre autres à celle de notre fin et grand mélodiste Hérold. Puis vint le bon, l’aimable Picard, qui rajeunit son vieux sang comique à la chaleur d’imagination dit jeune homme et lui fit conquérir ses premiers succès véritables ; puis le brillant Mazères, qui l’aida à remporter de nouveaux triomphes et à établir définitivement sa réputation d’auteur dramatique sur le terrain de la haute comédie. Enfin, dégagé des liens charmants, mais un peu gênants parfois, de la collaboration, il produisit seul un certain nombre d’ouvrages importants qui donnèrent la mesure réelle de son talent et s’accusèrent nettement les tendances de son esprit. On reconnut, en général, dans ses drames et comédies une aspiration à la peinture des caractères, un vif sentiment de la situation dramatique, de la logique, de l’observation, un style naturel et un fonds de haute moralité. Ces mérites, joints au succès de vogue de plusieurs de ses pièces, fixèrent sur lui l’attention de l’Académie, et il obtint en 1847 la possession du fauteuil de M. de Jouy.
L’honneur qui lui était fait redoubla son amour pour les lettres sérieuses. Quittant le champ des mœurs contemporaines, il chercha dans l’histoire moderne des sujets en rapport avec les penchants de son esprit et les allures de son imagination. Ce fut l’histoire d’Angleterre qui l’attira particulièrement. Déjà il y avait touché par son drame de Bothwel, essai de tragédie en prose, souvenir lointain du président Hénault et de Walter Scott, où il montrait Marie Stuart plus entraînée que coupable et se débattant vainement dans sa solitude royale sous l’œil fascinateur et la serre brûlante de l’épervier d’Écosse ; ouvrage classique de forme, faible de couleur, froid de style, mais dont la date est cependant notable, 1824, date qui coïncide avec la période qui vit éclore les belles scènes historiques de M. Vitet, le théâtre chaudement pittoresque de Clara Gazul, le Henri III de M. Dumas et l’Hernani de M. Hugo. Il revint à cette histoire, mais cette fois avec le profit du grand mouvement romantique français et une pratique intelligente des œuvres du prince des tragiques bretons. De ce renouvellement d’esprit naquit le drame qu’il nomma les Six Femmes de Henri VIII. À notre avis, c’est là sa production littéraire la plus forte et la plus remarquable, non point sous le rapport scénique, car les proportions en sont trop vastes et sans intérêt spécial et attendrissant, mais comme étude de caractères, comme fouille de l’âme humaine et comme ouvrage écrit d’un style plus vivant, plus coloré et plus élevé que celui de ses autres compositions.
Shakspeare, à vrai dire, peut revendiquer une bonne part de l’idée de ce travail. L’œuvre de M. Empis est le drame de Henri VIII du sublime poëte, mais élargi et enserrant dans les fils sanglants de sa trame toutes les victimes des sensualités hypocrites du cruel Tudor. L’action, quoique étendue, en est peu variée. Les mobiles de l’acquiescement des jeunes femmes aux ardeurs du prince sont pour la plupart à peu près semblables : un dépit amoureux, une rivalité de charmes, avant tout la vanité devoir briller une couronne sur leur tête, puis l’ambition des grands seigneurs, leurs parents, les poussant au trône pour augmenter par elles leurs honneurs, leurs richesses et la prépondérance de leurs partis religieux. Quant au monarque, son moyen de conquête se réduit à l’irrésistible volonté du maître et son moyen de rupture à la répudiation ou l’appel au bourreau, moyens aussi brutaux qu’uniformes.
Néanmoins l’analyse du caractère de ces malheureuses princesses et la peinture des odieuses menées de leurs entours sont si habilement faites que l’intérêt ne cesse pas de s’attacher à leurs personnes, et, bien que l’on soit certain du triste sort qui les attend, on suit avec une curiosité tout anxieuse les péripéties de leur élévation et de leur chute. Shakspeare avait laissé très-prudemment dans l’ombre la figure de Henri VIII, en indiquant cependant la main du roi comme le ressort caché de toutes les noirceurs et lâchetés de son drame. M. Empis, qui avait moins de dangers à courir, l’a mise entièrement à découvert. Cette figure de théologien couronné, étudiée avec soin, dénote de la part du peintre une connaissance approfondie de l’histoire du temps et du caractère extrêmement bizarre de cet Hérode-Falstaff, qui fut moins le promoteur libéral et convaincu d’une réforme religieuse que l’atroce instrument du fait cupide et ambitieux de la rupture du clergé anglais avec l’Église romaine.
Sauf quelques erreurs de mœurs locales, quelques touches fausses sentant le vaudeville et la caricature, on trouve dans ce large drame un tableau souvent vrai et frappant des excès de l’autorité royale et du mal qu’ils causent à la vie et à la fortune des peuples quand ils peuvent impunément s’exercer pour l’assouvissement d’un caprice des sens ou la réalisation d’une folle conception de l’esprit. On y voit plus encore, on y voit la volonté trop absolue d’un seul infecter de sa gangrène les institutions religieuses et politiques d’un pays, et les chefs de l’Église et ceux du parlement se prêter avec servilité aux monstrueuses entreprises du prince et de ses courtisans. De là tant de bûchers et d’échafauds, tant de confiscations et de proscriptions, tant d’actes affreux déshonorant à jamais cette phase de l’histoire d’Angleterre ; de là ce mot symboliquement juste, le dernier du drame, que l’auteur fait jaillir des lèvres d’un bourgeois de Londres regardant le cadavre du prince : Quelle puanteur !
M. Empis s’est réellement distingué dans cette œuvre, et il n’était pas donné à tout le monde de la creuser aussi profondément ; mais cette œuvre pleine d’intrigues, de trahisons et de meurtres est douloureusement triste. En général, soit qu’elle porte l’habit parisien du dix-neuvième siècle, soit qu’elle s’agite sous le masque anglais du seizième, la comédie de M. Empis tourne facilement au drame, et l’éminent confrère qui va me répondre a eu raison de dire, en parlant sur la tombe de mon prédécesseur, que sous l’impression de son divertissement cette comédie laissait toujours quelque chose d’amer. M. Empis était un honnête homme, un père de famille excellent, un administrateur sévère. Dans la famille comme dans le service de l’État, il aimait et voulait l’observation du devoir ; aussi portait-il le sentiment moral jusqu’en ses moindres conceptions dramatiques. Il cherchait toujours un but utile à un travail de ce genre ; il ne concevait pas que l’on eût la possibilité de parler à quinze cents ou deux mille personnes et qu’on ne les entretint que de puérilités et de fantaisies sans portée sérieuse et instructive. En cela il était un peu de l’avis de la Bruyère, et, comme on le voit, adversaire déclaré de la doctrine de l’art pour l’art. Peut-être allait-il trop loin : mais telle était sa théorie, et lui-même il prêchait d’exemple en donnant à toutes ses pièces un caractère marqué de leçon et d’enseignement. Dans une Liaison, comédie où il entrevoit déjà le demi-monde, il montre les conséquences terribles de sa fréquentation pour l’âme faible qui s’y livre. Dans l’Agiotage et avant M. Ponsard, quoique avec moins de hauteur, il signale le naufrage de l’honneur sur les flots mouvants du monde de la Bourse. Avec l’Héritière il flétrit les coureurs de dot qui n’ont ni argent ni conscience. Avec Julie il décrit les difficultés sociales de l’état de séparation et conclut l’amour dans le mariage et l’union dans la famille. Avec un Jeune Ménage et surtout avec la Mère et la Fille, sa meilleure comédie et l’une des mieux faites du théâtre contemporain, il va droit à l’adultère, et d’une plume décente et habile à la fois qui sauve ce qu’il y a de risqué dans la donnée de cette dernière pièce, il retrace fort pathétiquement et les ardeurs funestes d’une passion illégitime et les angoisses imméritées de ceux qui en souffrent. Enfin Lambert Simnel, Lord Novart et un Changement de ministère lui fournissent l’occasion de stigmatiser les mauvais moyens de l’ambition, les jeux de marionnettes, l’emploi des influences féminines, les achats de consciences, les fausses promesses et les voltes-faces soudaines et intéressées des hommes d’État sans principes. Toujours le but honnête, partout la note morale, mais aussi l’accent triste et amer. C’est que l’auteur, sans s’être mêlé jamais des choses de la politique, les avait cependant étudiées ; c’est qu’à titre d’homme d’affaires et d’homme du monde, il avait pratiqué ses semblables et n’avait retiré de son contact avec eux que des sujets d’observation pénible. Comment, avec une telle moisson de faits et sous de pareilles impressions, aurait-il pu traduire gaiement les divers mouvements de la vie contemporaine ? Au reste, ce sentiment de mélancolique tristesse n’appartenait pas à lui seul. Il était déjà, de son temps, assez partagé pour que sa pensée ait dû mettre à la bouche d’un de ses personnages ces mots caractéristiques : Aujourd’hui dans les comédies on pleure beaucoup ; c’est l’usage.
Messieurs, l’observation de M. Empis n’est probablement qu’un trait de satire lancé à quelques-uns de ses confrères trop larmoyants, peut-être une sorte d’excuse de sa propre manière de composer ; ne serait-elle pas la marque d’une situation nouvelle de l’art dramatique ? J’y ai réfléchi et me suis demandé par quelle évolution la muse comique de la France en était venue à resserrer ses lèvres et à n’en plus laisser partir, au moins aussi souvent et aussi abondamment, le rire franc, jovial et sans âcreté qui plaisait tant à nos pères.
Molière a créé trois sortes de compositions théâtrales fort distinctes : la haute comédie qui confine au drame et presque à la tragédie, celle de Don Juan, du Tartuffe et du Misanthrope ; la comédie moyenne, celle des Femmes savantes et du Bourgeois gentilhomme, et enfin la comédie du dernier degré, celle de M. de Pourceaugnac et des Fourberies de Scapin. Eh bien, de ces trois sortes de comédies, à considérer le théâtre depuis vingt ans, il y en a une qui devient de plus en plus rare : c’est la comédie moyenne, celle du rire fin et civilisé. Restent la comédie bouffonne, et encore sans le grand sens du maître, et la comédie sérieuse qui la plupart du temps se perd dans le drame. En résumé, nous tendons à n’avoir que deux sortes de représentations théâtrales la charge folle, échevelée, dénigrante, et le drame romanesque, social ou ardemment sensuel.
Quant à la partie la plus charmante, selon nous, des œuvres du grand poëte, la comédie moyenne, ménandresque, s’il m’est permis de la qualifier ainsi, il n’en faut guère parler, non plus que de la tragédie idéale qui depuis la mort de Talma et de mademoiselle Rachel ne semble être qu’un fantôme qui fait de vains efforts pour ne point disparaître du monde des vivants.
D’où vient cette perte, d’où vient ce changement ? Ne serait-ce pas que les conditions de la société ont changé elles-mêmes ? Longtemps le théâtre fut un plaisir aristocratique, celui d’un petit nombre de gens distingués, instruits, polis de mœurs et de langage. Aujourd’hui il est le plaisir des foules, des illettrés, des enrichis, des étrangers même, grâce aux puissants moyens de locomotion fournis par la science, tous gens très-divers de nature, de mœurs et d’éducation, qui viennent au théâtre plus pour s’y distraire de leurs soucis, de leurs affaires et de leurs voyages, que pour s’y amuser délicatement et y exercer leur pensée. À ces personnes d’un goût généralement peu fin il faut la plaisanterie graveleuse, les tableaux licencieux ou l’émotion des situations les plus scabreuses de la vie, les pantalonnades des tréteaux de la foire ou les effets de la cour d’assises. Tels sont les nouveaux amateurs de théâtre, et telles sont les préférences que les directeurs de spectacle sont obligés, à tout prix, de satisfaire.
Puis les sujets risibles ont diminué de nombre ; ce qui s’en trouve provient plus de l’excentricité des individus que des travers et des ridicules des classes. À mesure que la société se nivelle et prend les formes démocratiques, le souverain porte avec lui partout le respect de sa personne. Les valets, qui sont électeurs et éligibles à l’assemblée des députés de la nation, ne sont plus des êtres bâtonnables ; les médecins, les avocats, les magistrats et les militaires, des grotesques dont on fasse impunément danser la robe ou l’uniforme, et enfin les maris, des niais et des imbéciles dont on puisse rire et se moquer sans scrupule.
Ici l’élément féminin, qui forme la moitié de l’assistance au théâtre, s’impose et force la main aux auteurs. L’amour est et sera toujours le grand attrait des femmes dans les jeux de la scène. Mais, pour nos contemporaines, il n’est plus l’élégant badinage et la coquetterie raffinée des héroïnes de Marivaux : il est l’entraînement naturel des cœurs. Après la Révolution française et Jean-Jacques Rousseau, on conçoit que les femmes du peuple et de la bourgeoisie, qui viennent s’asseoir au théâtre de pair avec le petit nombre de patriciennes qui nous restent, ne puissent que difficilement se récréer aux subtilités amoureuses et au jeu de raquette spirituel des Aramintes et des Sylvias. Il leur faut un aliment plus simple, plus général, plus saisissable : la passion.
Diderot, Sedaine et Beaumarchais avaient bien pressenti ce nouveau besoin de la société. Ils avaient, les deux premiers, en abaissant leurs regards sur les mœurs de la bourgeoisie, le dernier, en ouvrant la veine impure, commencé à lui donner satisfaction par des drames où la gaieté s’effaçait devant les émotions du cœur. Le Père de famille, le Philosophe sans le savoir et la Mère coupable, ouvrages qui sonnent l’attaque des questions sociales, ne contiennent que des sentiments graves ou passionnés, des paroles sérieuses ou touchantes.
De nos jours, le mouvement s’est tellement accentué en ce sens que les habiles producteurs de la scène actuelle ne nous représentent, depuis un assez long temps, que l’histoire des tourments de l’amour, soit, l’amour en dehors des lois de la société, celui des courtisanes, soit l’amour aux prises avec le devoir conjugal, celui des femmes honnêtes. C’est ce dernier qui est le plus souvent mis en scène, et, nous devons l’avouer, il est de beaucoup le plus intéressant.
En effet, l’égalité étant inscrite dans nos lois et très-avant dans nos mœurs, ce n’est plus la noblesse du sang, ce n’est pas la richesse même qui contrarie réellement la liberté des cœurs, mais le lien du mariage. Or le spectacle de la passion bondissant sous les barreaux de la cage hyménéenne est certes un tableau extrêmement saisissant à offrir à des gens qui y sont enfermés ou qui peuvent l’être, et ce spectacle n’est pas, de sa nature, fort risible. Loin de là, lorsqu’il apparaît dépourvu de voiles et dans toute sa réalité, il imprime aux esprits une sorte d’attraction vertigineuse que nous ne trouvons pas sans danger pour leur sens moral. Au temps de Corneille et de Racine, il y avait un moyen d’atténuer les effets d’un semblable spectacle : c’était la foi religieuse, le sentiment chrétien, dont la mention et le rappel maintenaient la balance entre les forces de la nature et celles de la raison, et ne laissaient point les cœurs se retirer de la vue du combat des passions sans un retour sur eux-mêmes et un apaisement salutaire.
Mais de nos jours il y a tant d’efforts tentés pour effacer des cerveaux la notion de Dieu lui même, celle du Dieu libre et personnel, que, sur le terrain glissant de la séduction, il ne restera bientôt plus d’autre frein aux âmes amoureuses, en dehors des prescriptions du code, que la crainte du pistolet de l’amant jaloux ou celle de l’épée du mari outragé, et, encore une fois, pour les auteurs de pièces à passion, ce ne sont pas là des ressorts dramatiques de la plus folle gaieté.
Que faut-il conclure de ces considérations ? c’est que la vie actuelle devient de plus en plus sérieuse et que le théâtre, son miroir, s’assombrit comme elle ; c’est que l’amour vrai, l’inclination des cœurs sans calcul et préoccupation de fortune, celui qui doit produire le mariage dans la société nouvelle, ne peut plus être traité légèrement ; car, au sein d’un État libre et sous l’empire du droit commun, tout citoyen travaillant de la tête ou des bras aspire au mariage comme à la régularité paisible de la vie, au but réel de l’existence et à la récompense légitime de son labeur quotidien, la jouissance des pures joies de la famille. De là, difficulté de plus en plus grande d’amuser le public avec les infortunes d’un Amphitryon et d’un Sganarelle ; de là impossibilité de lui envoyer, même de la bouche d’un Molière, des mots semblables à ceux qui terminent la pièce de Georges Dandin : Avec une aussi méchante femme que la mienne, je n’ai plus qu’à me jeter à l’eau, mots terribles, cris de détresse peut-être du grand auteur lui-même, qui font oublier les prétentions les plus vaines et les plus ridicules et ouvrent les cœurs à la pitié.
Est-ce à dire, Messieurs, que le rire ne doive plus trouver place au théâtre, et qu’il doive même être banni des lèvres du peuple le plus aimable et le plus naturellement gai de la terre ? Non, Messieurs ; la sottise est éternelle, et il sera toujours impossible de ne s’en point moquer.
Si les sujets comiques se restreignent, il y en aura toujours assez pour défrayer amplement la verve et la malice gauloises. De nouveaux travers, de nouveaux ridicules surgiront des nouvelles mœurs, gardez-vous d’en douter ; les anciens pourront même reparaître sous des costumes nouveaux, car, ainsi que l’a dit un poëte d’un grand bon sens et d’un haut sentiment, qui eût été des vôtres, s’il eût vécu davantage, le créateur de l’idylle vraie en France, Auguste Brizeux :
L’homme, le même au fond, seulement se transforme.
Il y aura donc toujours des prétentions exagérées, des esprits sortant de la mesure, des caractères faux, des têtes creuses, des cœurs vides, et tout ce monde outrecuidant et falot fournira dans les mille et une situations de la vie une perpétuelle matière aux traits mordants de la muse comique. Seulement le rire s’arrêtera devant les faits de sentiment et respectera les choses respectables. Il tendra aussi de plus en plus à se confiner dans son domaine et à moins se mêler aux cris et aux pleurs du drame. L’art suprême n’est point le mélange des genres, mais leur séparation. Le rire aujourd’hui est noyé dans les grossièretés de la farce : il a les lèvres pleines de mauvais termes, il parle argot. Il faut qu’il remonte dans une sphère plus saine et qu’il retrouve la langue de ses pères véritables, Molière, Regnard, La Fontaine, Le Sage, Beaumarchais, Voltaire, Courier, langue éminemment française, claire, précise, légère, facile à prendre tous les tons, à reproduire toutes les nuances et même à se teindre des vives couleurs de la fantaisie d’un Musset. Avec elle il pourra recomposer cette comédie moyenne, tempérée, charmante, pleine de finesse et d’analyse, de bonhomie et d’expérience, prise au cœur des mœurs régulières, et que nous regrettons de voir disparaître de nos goûts et de nos habitudes.
De son côté le drame, poursuivant ses études sévères, continuera d’interpréter les grands actes de l’histoire ou les événements douloureux de la vie privée ; mais il le fera avec l’intuition pénétrante d’un Shakspeare ou le sentiment vrai d’un Sedaine, il le fera surtout en revêtant ses conceptions du riche manteau de la poésie, et, quand nous prononçons ce dernier mot, nous n’entendons point seulement par là un langage sonore et rhythmé, mais les forces de l’imagination et les accents de la sensibilité, qualités merveilleuses, qui tiennent un écrivain au-dessus des réalités de la vie et font de ses tableaux, non des photographies du monde princier, bourgeois ou populaire, mais des œuvres naturelles et idéales à la fois, où l’humanité se reflète profondément sans rien perdre de ses consolantes et divines grandeurs. Alors on pleurera beaucoup au drame et l’on rira beaucoup à la comédie, et l’on se retirera de ces jeux divers de la pensée en n’emportant à son foyer ni souillure à l’esprit ni mauvais rêve au cœur. C’est ainsi, sans doute, que le théâtre était compris par un grand poëte américain que nous eûmes l’honneur de connaître à son dernier voyage à Paris, M. Long-fellow. Cet illustre étranger avait suivi avec un vif intérêt les représentations de la Comédie-Française. Charmé du jeu des acteurs et des pièces qu’il y avait vues, c’étaient quelques-unes des plus belles de l’ancien répertoire et quelques-unes des plus agréables du nouveau, il nous dit : « J’envie beaucoup pour l’Amérique ce plaisir intellectuel dont on ne rougit pas. » Cette parole nous parut résumer d’une façon heureuse, à l’égard de la question du théâtre, ce qui vibre au fond de l’âme de tous les gens honnêtes et sensés, et nous nous plaisons à la répéter ici. Oui, ce plaisir collectif de l’esprit sans regrets et sans remords nous semble être un des plus nobles et des plus dignes passe-temps d’une nation véritablement civilisée, et nous ne désespérons pas que notre pays n’arrive de plus en plus à le connaître.
La société française est en voie de transformation. Soumise en masse aux bienfaits de l’instruction, elle est appelée en masse aux jouissances du livre et du théâtre. Peu éclairées encore, ses dernières classes n’en sont, en tout genre de plaisir intellectuel, qu’aux émotions produites par la peinture des réalités de la vie, aux spectacles et aux livres où le fait tient plus de place que l’analyse, où la passion l’emporte sur le sentiment. Mais cette société confuse, mêlée et très-mobile, se formera. Elle prendra son assiette et sa physionomie, et, comme il est dans la nature des choses que l’esprit humain ne soit jamais stationnaire, si elle ne tombe point en dissolution, elle se polira et s’élèvera. Alors pourrait peut-être se revoir un magnifique ensemble de compositions dramatiques qui, par le goût, l’esprit, le naturel et le haut sentiment, s’approchant encore une fois de la beauté antique, constituerait véritablement le théâtre de la démocratie française. Alors se renouvellerait pour un plus grand nombre d’auditeurs, et avec les idées de la France de 89, le plaisir de la société privilégiée du XVIIe siècle, plaisir qui serait sain, vivifiant et moralisateur, sans prétention directe à l’être. Est-ce là un rêve, une utopie que notre cerveau enfante dans le désir du bien ? Nous ne savons trop ; toutefois nous faisons partie d’une nation si intelligente, si pleine de sève, malgré ses vicissitudes et ses bouleversements, qu’il nous est bien permis d’augurer cet avenir. Ne sommes-nous pas le peuple à qui plus qu’à tout autre, en parlant de ses gloires littéraires, artistiques et scientifiques, on peut appliquer, à bon droit, le vers du poëte romain :
Uno avulso non deficit alter.
Un grand esprit de moins, un autre le remplace.
Messieurs, je m’aperçois que, dans cette assemblée si remarquable par le sentiment des convenances et celui de la mesure, je me suis laissé aller un peu trop à ma pensée aventureuse. Je crains même que l’esprit de satire ne s’y soit trop montré et ne m’ait entraîné hors du sujet que je devais traiter spécialement, l’éloge de mon prédécesseur. J’y reviens, et naturellement, en vous rappelant que M. Empis ne s’est point borné à avoir comme auteur dramatique de nobles tendances et de hautes aspirations, mais qu’il a rendu aussi des services importants à l’art de la scène en qualité d’administrateur de notre premier théâtre. À peine eut-il en main le sceptre de la direction qu’il voulut que la maison de Molière fût réellement la sienne, celle de ses grands émules et de ses brillants disciples. Il voulut que les anciens auteurs partageassent avec les jeunes l’honneur de divertir les générations contemporaines. Il fit donc remonter splendidement et scrupuleusement les pièces du vieux répertoire et les fit marcher de pair avec celles du nouveau. Cette heureuse inspiration fut-elle vaine et sans profit ? Assurément non. Par la représentation souvent renouvelée des chefs-d’œuvre de la scène française et par l’étude plus serrée du texte des maîtres, elle dut, d’un côté, faire réfléchir plus d’un écrivain au début sur les justes conditions de son art, et, d’un autre côté, contribuer à élever les acteurs à cette perfection d’interprétation, pour la comédie surtout, qui fait l’admiration des connaisseurs de toute la France et même de l’Europe ; ce qui est certain, c’est que sous la direction de M. Empis la prospérité financière du Théâtre-Français fut loin de déchoir. M. Empis n’eut point que les talents d’un administrateur intelligent et habile ; il fut encore un fidèle gardien des droits de l’acteur, un rigide observateur des règlements du théâtre. À ce sujet, je pourrais m’écrier avec Horace : Incedo per ignes, je marche sur des charbons, car j’aborde le terrain de la confidence. Mais pourquoi me tairais-je ? un homme public qui a fait une chose honorable dans l’exercice de ses fonctions a droit à en être récompensé par la voix de ses concitoyens ; je veux parler de la manière dont M. Empis s’éloigna du Théâtre-Français. Ayant eu quelques difficultés avec un ministre puissant relativement aux prétentions d’une actrice au titre de sociétaire, prétentions qu’il ne jugeait point fondées, une secrète pression fut exercée sur lui ; il lui fut dit qu’on verrait avec plaisir qu’il donnât sa démission. M. Empis, qui pensait en son âme et conscience avoir fait son devoir, répondit qu’il n’avait point de démission à donner, et que, dans le cas où l’on ne voudrait plus de ses services, c’était une destitution qu’il fallait lui infliger ; et il attendit avec dignité, lui écrivain sans fortune, père de famille sans patrimoine, ce qui, hélas ! ne se fit pas attendre longtemps, sa révocation. Il cessa donc d’administrer la Comédie-Française, au grand regret des sociétaires, car il était de ces hommes rares qui savent administrer et se faire aimer ; un peu aussi sans doute au regret du gouvernement, puisque ce dernier lui accorda, en compensation de la perte de ses fonctions, la place d’inspecteur général des bibliothèques.
Le fait, Messieurs, que je me suis permis de rapporter n’est pas certes des plus extraordinaires. Il n’est pas à la hauteur de l’acte valeureux, déjà cité ici, de votre ancien confrère M. Dupaty, qui, en qualité de capitaine de la garde nationale et à l’époque de la mémorable défense de Paris, ramenait dans nos rangs une batterie d’artillerie prise par les Russes ; ni de celui de M. Viennet combattant corps à corps les Anglais sur le vaisseau l’Hercule, comme on vous le racontait si bien dernièrement ; non, l’action de M. Empis n’est pas si héroïque, mais elle n’en est pas moins recommandable pour la mémoire de celui qui en fut l’auteur. Le sentiment du devoir ne fléchissant pas en l’âme d’un subordonné devant le désir d’un supérieur tout-puissant est quelque chose de trop honorable pour qu’il soit passé sous silence. Dans un pays comme le nôtre, où le courage guerrier est presque à tous naturel, où le courage civil est moins commun, le courage fonctionnaire, si je puis m’exprimer ainsi, plus rare encore, mérite que l’on s’y arrête et qu’on y applaudisse. La presse de l’époque approuva, du reste, unanimement la conduite de M. Empis. S’il fut obligé d’abandonner un poste qu’il aimait, sa retraite ne fut pas sans consolation. Indépendamment de l’estime publique, l’amour des lettres y suivit ses pas. Outre l’emploi de ses journées partagées entre ses nouvelles fonctions et ses devoirs académiques, il se préparait à donner un pendant à son roman dialogué des Six Femmes d’Henri VIII ; il amassait de nombreux matériaux pour la composition d’une histoire dramatique du règne d’Édouard VI. Ses lectures faites, son plan tracé, il allait commencer à l’écrire lorsque, dans une visite à son aimable et poétique confrère M. Lebrun, il fut frappé du premier coup de la terrible maladie qui devait l’emporter à un âge encore éloigné de l’extrême vieillesse. De ce moment il lui fallut renoncer à toute occupation sérieuse et surtout à sa participation aux travaux de l’Académie. Il ne pouvait plus se rendre à ses séances. Ce fut une perte pour vous, Messieurs, car, au dire de plus d’un de ses confrères, il était un utile et judicieux appréciateur des œuvres d’imagination soumises à votre sanction : très-susceptible et même inquiet pour tout ce qui touchait à l’honneur et à la dignité de l’homme, ayant le sang vif et facilement à la tête, il n’en était pas moins d’une aménité charmante de langage et de manières. Il aimait à rendre service, et l’on cite de lui plusieurs traits de générosité à l’égard d’anciens amis dont il avait eu à se plaindre. En un mot, il était ce que les Anglais appellent un véritable gentleman et ce que nous nommons, en bon français, un galant homme. Grâce aux tendres soins de la femme distinguée par les sentiments du cœur et le mérite d’artiste à qui de bonne heure et d’inclination il avait uni sa destinée ; grâce au savoir et à l’esprit de prudence d’un fils éminent dans l’art médical, il prolongea ses jours plusieurs années encore après la première atteinte de sa maladie. Enfin, au mois de novembre 1868, dans son habitation de Bellevue, près des siens, il s’éteignit doucement, et l’on put presque dire avec bonheur, car le pauvre père ne vit pas mourir son enfant, une jeune femme adorée, qui, frappée soudainement d’un mal sans remède, expira quelques heures après lui.
Telles sont, Messieurs, et la vie et l’œuvre de M. Empis bien que ses nombreux ouvrages et ses hauts emplois ne lui eussent point acquis la richesse, il sut mener fort honorablement son existence jusqu’à ses derniers jours. Il fut récompensé de son habileté laborieuse au théâtre et dans l’administration tant par les distinctions honorifiques des divers gouvernements qu’il servit que par les suffrages infiniment précieux que lui accorda l’Académie française. Votre compagnie, Messieurs, en lui ouvrant ses rangs lui permit de figurer à jamais aux fastes de son histoire. Que pouvait désirer de plus un honnête homme de talent dans les lettres ?
Assurément l’art du style et de la composition offre l’exemple de destins plus magnifiques. Il est des esprits qui n’ont pas besoin de la sanction d’un corps de lettrés, si considérables qu’ils soient, pour frapper les regards et la mémoire des hommes. Doués par la nature de facultés extraordinaires et possesseurs des flammes les plus vives de l’intelligence, ils éclatent malgré les obstacles du sort, l’injustice ou l’aveuglement des contemporains, et volent à travers les âges composer cette Académie de la postérité qui vivra autant que l’humanité elle-même et dans laquelle brillent d’un éclat suprême et ineffaçable les génies créateurs de tous les ordres et de toutes les langues. Cependant, au-dessous de cette assemblée auguste, presque céleste, il est heureux qu’au sein d’une des nations marchant au premier rang du monde civilisé, il y ait, Messieurs, une société comme la vôtre, qui, se recrutant sans cesse parmi les écrivains et les orateurs que l’opinion élevée du pays lui désigne, forme en quelque sorte un parlement littéraire où viennent se ranger avec leur diversité de nature et d’étude tous les sincères amis du beau. Là réside une force éclairée, impartiale, qui veille à la grandeur intellectuelle de la France, non en réglementant le goût et en assujettissant l’imagination à des formes conventionnelles, mais en encourageant par des applaudissements et des couronnes tous les efforts de l’esprit tentés dans le sens du vrai et dans celui du génie national. Là est une citadelle de la pensée que les vents tumultueux de la politique ont pu ébranler quelquefois, mais n’ont pas pu détruire, tant ses fondements sont enracinés pour ainsi dire aux mœurs et au caractère du pays ; citadelle où l’on entre par le consentement seul des esprits et non par le bon plaisir du pouvoir, et où la parole s’exerce sur toutes les questions qui intéressent l’art et l’humanité avec d’autant plus d’indépendance véritable qu’elle retentit dans une région plus haute et plus sereine. Quelle que soit l’opinion des hommes et même leur critique au sujet d’une telle institution, elle n’en restera pas moins un titre de gloire pour son fondateur, le fameux cardinal. Elle aura pu souvent et avec raison sortir des voies trop exclusives tracées par l’illustre ministre ; néanmoins elle aura constamment rempli son vœu le plus cher, celui d’affirmer à la face du monde la splendeur spirituelle du génie de la France. Elle ne cessera donc point d’avoir sa place et son importance au milieu d’un peuple essentiellement littéraire comme le nôtre, et elle continuera surtout d’y être un noble but et un vif excitant aux grandes œuvres pour sa vaillante jeunesse ; — la jeunesse, cette intrépide chercheuse, que l’on peut blâmer quelquefois, mais que l’on aime toujours ; la jeunesse, que l’on affectionne d’autant plus que l’âge vous en éloigne ; la jeunesse, enfin, que nos regards ne peuvent suivre sans attendrissement, dans sa course, car nous savons qu’elle recèle en soi les germes puissants de l’avenir, et que, peu distante encore de la source divine, elle porte héroïquement en son cœur le feu sacré de la vie, l’amour du beau, du juste et de la liberté.