Réponse de M. Joseph d’Haussonville
au discours de M. Camille Rousset
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 2 mai 1872
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Vous venez de nous tracer un agréable tableau de la dernière séance publique tenue, avant la guerre, par l’Académie française, pour distribuer aux concurrents de 1869 ses récompenses annuelles. J’y assistais comme vous ; comme vous je crois voir encore, à la place que j’occupe en ce moment, ces figures du jeune homme et du vieillard toutes deux également fines et spirituelles, toutes deux souriantes, comme il convenait en un pareil jour, si différentes toutefois par l’expression ; l’un portant avec légèreté et bonne grâce les promesses d’un avenir qui s’annonçait si brillant, l’autre assombri par l’âge, fatigué par les longues études, non moins que par les dévorantes épreuves de la vie publique, déjà replié sur lui-même, mais relevant avec une joie visible sa tête à demi inclinée aux accents de la voix généreuse dont l’éloquence lui rappelait, comme vous l’avez si bien dit, l’éclatant triomphe de ses premiers débuts. Avec quel plaisir n’avions-nous pas ensemble savouré les délicates jouissances de cette fête de l’intelligence ! Qui nous eût dit, Monsieur, qu’au jour alors si peu éloigné, où nous étions destinés à prendre la parole en ce même lieu, vous, pour y occuper la place conquise par votre talent, moi, pour vous y souhaiter la bienvenue, la France, après une désastreuse campagne de quelques mois, aurait perdu deux de ses plus belles provinces, tandis que, mutilée comme elle, cette compagnie aurait vu disparaître, presque du même coup, son doyen respecté, notre maître à tous, et le plus jeune de ses membres, objet de tant d’orgueilleuses espérances ?
Vous m’excuserez, Monsieur, de m’être un instant laissé aller à ces tristes impressions et d’avoir songé d’abord aux absents. Aussi bien, ces deuils de l’Académie ont presque été les vôtres ; et voici longtemps déjà qu’elle a pris l’habitude de vous considérer comme devant lui appartenir un jour. Des l’année 1862, vous vous êtes désigné vous-même à son attention en présentant à ses concours vos quatre volumes sur Louvois. Avouez qu’elle n’a pas été insensible à cet hommage. Elle en a si bien senti la valeur qu’elle vous a maintenu pendant trois ans le grand prix d’histoire fondé par M. Gobert. Depuis lors, elle ne vous a guère perdu de vue ; et le succès obtenu par vos publications ultérieures l’a d’autant plus réjouie qu’elles justifiaient mieux ses premières préférences. Je ne sais si je m’abuse, Monsieur, et si l’amour des mêmes études me rend, à mon insu, partial à votre égard ; mais il me semble que, par une heureuse fortune, il vous a été donné d’exceller dans une branche de la littérature qui a fait, de nos jours, d’incontestables progrès, et qui répond merveilleusement aux secrets penchants de notre société moderne. C’est, en effet, l’un des mérites de l’histoire qu’elle contribue puissamment à distraire, ne faudrait-il pas dire à consoler, les générations mécontentes de leur sort. Plus sombre leur apparaît l’avenir, plus volontiers elles se rejettent vers le passé, comme dans une sorte de refuge. Elles s’y complaisent surtout quand elles espèrent y rencontrer un peu de soulagement pour les blessures de leur amour-propre national en souffrance.
C’est à des esprits ainsi disposés que vous avez eu la patriotique pensée de vous adresser pour les entretenir du terrible sujet qui s’impose aujourd’hui aux méditations de notre cher et malheureux pays, je veux dire l’origine et la formation, les abus et la décadence de nos institutions militaires, tour à tour instruments de notre force ou cause de notre faiblesse, auxquelles, suivant les temps, il nous faut rapporter tantôt de si éclatants triomphes, et tantôt de si amères déceptions. Mais que vous êtes trop avisé, Monsieur, pour avoir songé à mettre dès le début vos lecteurs dans la confidence d’un si sérieux dessein, ou pour leur avoir seulement indiqué vers quel but lointain vous entendiez les conduire ! Afin de dérouler sans fatigue pour vos lecteurs l’instructif tableau de la composition de nos armées, vous leur avez successivement offert la biographie de Louvois, la correspondance du maréchal de Noailles, l’aimable esquisse de la carrière trop courte du séduisant comte de Gisors, puis, toujours dans le même dessein quoique moins accusé, vos deux volumes sur les volontaires de la première République, et sur la grande armée de 1813. Vous vous êtes ainsi résolûment installé au cœur même de l’histoire de France, ne craignant pas d’aborder de front un sujet tout empreint de grandeur magnifique, le plus attrayant qui fût au monde, mais aussi le plus redoutable.
Avec quel bonheur vous vous êtes tiré d’une entreprise si hardie, chacun le sait, Monsieur. Ce qui frappe toutefois quand on lit avec attention vos ouvrages, c’est que, plus ils remontent loin dans le passé, plus ils sont remplis de faits nouveaux, de révélations inattendues, de détails nombreux, familiers et précis. À quoi cela tient-il ? D’où vous vient cette étrange bonne fortune de savoir le mieux ce qu’en général on ignore le plus ? Comment avez-vous fait pour connaître ainsi par le menu tant de choses qui se sont passées hors de votre portée ? Ceux-là seront disposés à s’en étonner davantage, et peut-être à vous envier un peu, qui ont appris par une pénible expérience à quel point les documents propres à éclairer certaines périodes de notre histoire nationale sont à la fois rares, stériles et contradictoires. À coup sûr, vous ne les avez pas trouvées dans les relations primitivement accréditées par les journaux du temps. En raison même de leur origine, ces informations demeurent aujourd’hui, pour tout critique tant soit peu réfléchi, aussi notoirement insuffisantes qu’elles sont justement suspectes. Il est vraiment piquant de constater ce qu’était la presse périodique à ses débuts, c’est-à-dire au temps de Richelieu. Ne croyez pas qu’aucun artifice de langage me fasse introduire ici par pure fantaisie le nom de notre illustre fondateur. N’en déplaise à mes confrères, et je ne soupçonne pas en quoi cela pourrait leur déplaire, c’est bien lui qui après avoir institué l’Académie française a, je ne dis pas dans le même but, mais presque en même temps, créé aussi le premier journal offert à la curiosité des Parisiens. Loin de moi la pensée que le grand homme d’État n’ait pas su alors ce qu’il faisait. Il est toutefois à peu près avéré qu’il entrait plus de camaraderie, si je puis me servir de ce mot, que de politique dans cet acte de Richelieu. Le sieur Renaudot, médecin de son état et, si l’on croît ses contemporains, plus riche d’esprit que de clientèle, était de Loudun ; or cela n’a jamais nui, même sous l’ancien régime, d’être le compatriote d’un ministre tout-puissant. L’industrieux docteur dut à cette heureuse circonstance le privilège de la fondation de la Gazette de France. Avez-vous eu la curiosité, Monsieur, d’en feuilleter comme moi les premiers numéros ? Je doute qu’ils vous aient beaucoup appris. Ah ! que l’apprenti journaliste est prudent ! Il en aurait remontré à ses successeurs de tous les temps. Pour plus de sûreté, il commence par s’interdire absolument de parler de tout ce qui se passe en France. Il lui arrive régulièrement des nouvelles de Vienne, de Saint-Pétersbourg ou de Constantinople. Il n’ignore même pas les intrigues qui s’agitent à Téhéran auprès du schah de Perse. En revanche, il parait ne pas savoir le premier mot de ce qui se dit à Vincennes ou bien à Saint-Germain. Une fois, c’était probablement en sa qualité de médecin, il se risque, vers 1631, si je ne me trompe, à annoncer que la reine et les dames de la cour se trouvent très-bien des eaux de Forges. Après une si grande témérité, il se tait pour quelque temps, mais attendez. Voici, en 1632, le roi qui entre en campagne. Louis XIII, vous le savez, se piquait de s’entendre, non moins que M. le cardinal de Richelieu, aux choses de la guerre ; il avait particulièrement le goût de surprendre les places fortes on de les assiéger suivant les règles d’un art alors dans l’enfance, mais qu’au dire des hommes de la profession il possédait fort bien. Aussitôt la Gazette est remplie de récits détaillés sur l’investissement des citadelles de la Lorraine, sur les travaux entrepris pour s’emparer de Nancy, et sur le rôle personnel de Sa Majesté dans toutes ces grandes occasions.
Qui donc renseigne si bien M. Renaudot ? C’est le cardinal, c’est le roi lui-même. Richelieu ne se fait pas faute d’envoyer continuellement des articles à la Gazette. J’ai tenu, écrite de sa propre main et toute pleine de ratures, une note où Louis XIII prend la peine d’expliquer lui-même aux lecteurs de M. Renaudot le rôle important qu’il a joué dans je ne sais plus quel fait de guerre. Il n’en a pas été autrement sous Louis XIV. Vous nous avez montré Louvois surveillant plus tard avec attention les récits des campagnes de son maître en Flandre ou sur les bords du Rhin ; vous nous avez même agréablement conté comment, lorsqu’il voulait de très-bons articles, il prenait soin de les rédiger lui-même. De la part de si grands personnages, c’étaient à coup sûr, de signalées faveurs. Il y avait cependant des compensations. Richelieu et Louvois, après avoir si gracieusement traité la Gazette de France, ne se sont, ni l’un ni l’autre, gênés pour lui adresser, à l’occasion, de vertes semonces, d’autres fois, ce qui a dû lui être plus sensible, pour suspendre la publication, ou modifier la teneur de ses articles, voire même pour supprimer complètement les numéros qui avaient le tort de leur déplaire. Avoir à sa naissance le pouvoir absolu pour parrain, aux bons jours pour collaborateur, et le reste du temps pour censeur, tel a été, dans le passé, le sort de la Presse française. Est-il bien sûr que pour elle les choses aient depuis beaucoup changé ? En tous cas, ce n’était pas dans ces feuilles écrites presque sous la dictée des hommes d’État français, qu’un esprit comme le vôtre s’attendait à découvrir la vérité dont il était avide. D’où vous est donc venue cette abondante moisson de matériaux encore inconnus, si curieux et si décisifs ? Il aurait été difficile de le deviner si vous ne nous aviez vous-même livré complaisamment votre secret.
Parmi les pages agréables que vous avez écrites, il y en a peu qui m’aient autant plu que celles où vous nous décrivez, avec une émotion si communicative, ce que vous avez éprouvé lorsque, pénétrant pour la première dans les archives du dépôt de la guerre, destinées à être prochainement placées sous votre habile direction, il vous a été donné de lier connaissance avec tant d’illustres figures, dont vous nous avez esquissé plus tard les portraits saisissants. « Les années que j’ai passées là, dites-vous dans la préface des volumes sur Louvois, sont certainement celles qui m’ont donné le plus de bonheur intellectuel et de jouissances parfaites. Nouer un commerce intime et de tête à tête avec les plus grands hommes d’un grand siècle ; tenir entre ses mains les lettres originales de Louis XIV, de Louvois, de Turenne, de Condé, de Vauban, de Luxembourg et de tant d’autres, dont l’écriture semble encore fraîche comme si elle était tracée d’hier ; démêler sans peine tous les secrets de la politique et de la guerre ; assister à la conception à l’éclosion des événements ; suspendre l’histoire pour ainsi dire à l’état natif ; quelle plus heureuse fortune et qu’elle plus grande joie ! Je vivais au sein même de la vérité ; j’en étais inondé, pénétré, enivré. »
Vous n’avez pas fréquenté sans profit, Monsieur, cette belle compagnie. À feuilleter les lettres écrites par les contemporains des maîtres de notre langue, à vous imprégner de leurs pensées habituelles, vous avez gagné une façon d’écrire qui n’est pas sans avoir avec la leur un certain air de famille. Sans préméditation, sans calcul, sans nul archaïsme, votre style a pris quelque chose des allures de l’époque, de sorte qu’au montent où vous retirez, la parole à vos personnages pour la prendre à votre tour, la transition est à peine sensible. On croit presque les entendre encore, tant vous avez su vous approprier les qualités de cette diction claire, aisée, élégante, qui revêt comme d’un habillement fait à leur juste mesure les données de la vérité et du bon sens. Ce serait toutefois méconnaître le mérite principal de vos œuvres que d’en vouloir louer surtout la forme. Le plus grand nombre de vos lecteurs vous saura plutôt gré, je le crois, de l’abondance extraordinaire, de la valeur considérable, de la rigoureuse exactitude des informations détaillées, par lesquelles vous avez réussi à mettre en pleine lumière certains événements des deux derniers siècles, entourés jusqu’à présent, malgré leur importance, de nuages épais que vos savantes recherches ont complètement dissipés. Quant à la mise en scène, vous y avez employé des procédés si simples que les connaisseurs sont peut-être seuls en état d’en soupçonner toute l’habileté.
On a souvent comparé l’histoire à la peinture. J’incline à croire qu’elle tient plutôt de l’art du statuaire. Le peintre a le privilège de choisir pour ses portraits le point de vue qui lui convient le mieux. Il l’impose même forcément au spectateur. Le sculpteur est, au contraire, tenu de faire des figures qui puissent être regardées sous tous les aspects. Les anciens ne considéraient pas, dit-on., comme parfaites les images des dieux, offertes dans les niches du temple, ou sur les autels, à l’adoration d’une foule tenue prudemment à distance. Ils trouvaient que les artistes négligeaient le plus souvent d’achever avec le même soin toutes les parties d’une statue qui ne devait jamais être envisagée que de face. Ils réservaient leur admiration pour les chefs-d’œuvre exposés dans les ateliers ou dans les édifices publics et que les curieux pouvaient contempler à loisir en en faisant le tour.
Être admis à faire le tour complet des personnages et des sujets dont on prétend l’entretenir, n’est-ce pas ce que le public attend aujourd’hui des historiens ? Vous lui avez, Monsieur, donné, à cet égard, complète satisfaction par votre travail sur Louvois. Jamais le lecteur français n’avait été introduit si avant dans les secrets de ceux qui ont joué les rôles principaux au milieu des affaires politiques et militaires du règne de Louis XIV. Avec vous il passe derrière la toile et se trouve tout à coup transporté de la salle dans les coulisses. Vus du parterre, combien les acteurs lui paraissent imposants ! Chose étrange ! Ils ne lui semblent pas l’être beaucoup moins lorsqu’il les coudoie de près et dans leur déshabillé. Ah ! sans doute, vous faites subir une épreuve à Louis XIV, à Louvois, à bien d’autres, lorsque vous mettez sous nos yeux toutes leurs dépêches, et jusqu’à leurs moindres lettres échangées chaque jour, lorsque vous nous faites ainsi assister aux lenteurs, aux contradictions trop flagrantes, aux erreurs trop multipliées qui se rencontrent forcément dans la conduite des affaires humaines. Somme toute, ils ne sortent pas amoindris de vos mains. Vous ne l’auriez pas voulu, car vous êtes loin d’être défavorable à Louis XIV, à Louvois, à la plupart des généraux et des ministres de la vieille cour de Versailles. On ne surprend dans les portraits que vous nous en donnez aucun puéril engouement, mais surtout nulle trace de malveillance. Il ne vous en coûte pas d’être impartial à leur égard ; vous semblez même prendre plaisir à faire valoir leurs solides qualités, sans appuyer plus que de raison sur quelques défaillances de jugement, ou sur certains défauts de caractère, sans doute, parce que vous vous reprocheriez de vous armer de trop de sévérité envers des hommes qui ont eu passionnément à cœur l’honneur de leur pays tel qu’ils le comprenaient, et qui ont mis tant de sérieux et tant de bonne foi jusque dans leurs travers et jusque dans leurs fautes.
Est-ce à dire qu’approuvant l’esprit qui vous les dicte, j’adhère à tous vos jugements ? Il s’en faut de quelque chose, Monsieur, et j’aurais bien quelques réserves à vous indiquer. Je me suis, par exemple, demandé si, à force de pénétrer, par l’étude attentive que vous en avez faite, dans toutes les pensées de Louvois, et dans les mille détails de ses fonctions de ministre de la guerre, vous ne vous étiez pas exagéré parfois l’influence même accidentelle qu’il aurait exercée sur les déterminations d’un maître qui savait vouloir et qui voulait surtout se faire obéir. J’ajouterai même que c’est pour moi une question de savoir si la participation bien inégale mais évidente du tout-puissant monarque et de l’actif secrétaire d’État à la conduite des affaires pendant les années les plus agitées du XVIIe siècle, n’a pas été préjudiciable, je ne dis pas seulement aux intérêts de la France, mais à la bonne réputation de l’un et de l’autre. Je suis porté à le croire. Ce n’est pas une heureuse alliance, celle d’un prince impérieux avec un serviteur sans scrupules. Pareilles rencontres font jouer gros jeu aux nations qu’elles lancent dans de singulières aventures. Il est rare qu’elles soient toutes profitables et glorieuses. À la conquête de l’Artois et de la Franche-Comté ne tardent pas à succéder les incendies du Palatinat et les dragonnades du Poitou. Ce sont là de lourds souvenirs à porter devant la postérité. Aussi longtemps que la voix de la justice et de l’humanité trouvera de l’écho dans le cœur de l’homme, ils pèseront cruellement sur la mémoire de Louis XIV et de Louvois. C’est pourquoi les esprits convaincus qui voudraient persuader à la France moderne de renouer le fil tant de fois coupé de ses antiques traditions agiront sagement en laissant exprès dans l’ombre ces deux personnages que vos écrits ne contribueront pas à rendre plus populaires, justement parce qu’ils les font mieux connaître. Sans sortir de nos annales, que ne mettent-ils de préférence en avant ces deux autres figures de Henri IV et de Sully si naturellement associées par la reconnaissance nationale ? Il y aurait profit pour la cause qu’ils défendent à rappeler au pays les noms qui se rattachent au généreux octroi de l’édit de Nantes, plutôt que ceux qui ont été mêlés à sa déplorable révocation. Puisque c’est la mode un peu étrange chez nous d’évoquer, en temps de monarchie, les souvenirs de la république, et de nous reporter, quand nous vivons en république, aux meilleurs jours de la monarchie, je me permettrai d’engager ceux qui cherchent leur idéal dans le passé à remonter encore plus loin que 89, au-delà même de Louis XIV et de Louis XIII, jusqu’à ce roi, un peu gascon mais si français, « le seul dont le peuple ait gardé la mémoire », qui trouvait que Paris valait bien une messe, qui a dû s’emparer à main armée de sa capitale, mais qui faisait jeter du pain par ses soldats à ses sujets révoltés, qui a mis à la raison les forcenés de la Ligue, cette Commune de son temps, qui a chassé les étrangers du sol de la patrie, et dont le rêve était de mettre une poule au pot des plus pauvres ménages de son royaume.
Si j’ai insisté, Monsieur, sur nos légères dissidences à propos de Louvois, c’est qu’il me fallait bien saisir l’occasion de vous contredire un peu. Je courais risque de ne la plus trouver dans ceux de vos ouvrages qui ont suivi. Vous y avez abordé bien des sujets de controverse, vous y avez apprécié les caractères de beaucoup de personnages importants. Je ne demanderais pas mieux que de contester ; l’envie y serait, mais il n’y a pas moyen ; nous sommes trop d’accord. C’est, à mon sens, un morceau d’histoire excellent que l’introduction que vous avez mise à la Correspondance de Louis XV et du maréchal de Noailles. Elle a surtout le mérite d’établir un point de départ très-juste entre les différentes parties d’un règne que le public, mal informé des détails, est tenté d’envelopper dans un égal mépris. « La vérité est toujours faite pour attendre, » avait dit Voltaire parlant avec mauvaise humeur des affaires de son temps. Elle vous devra, Monsieur, de n’avoir pas trop attendu. Si elle a, suivant vos heureuses expressions, « fait descendre Louis XIV de son Olympe, elle a aussi tiré Louis XV de ses bas-fonds. » Tous vos jugements sur cette époque sont aussi justes que sagaces. Non content de les prononcer avec une incontestable autorité, vous les appuyez de preuves indestructibles ; car c’est votre méthode, la seule acceptable en histoire, de ne parler jamais que les preuves à la main. Vous avez ainsi redressé les injustices commises à l’égard de plus d’un loyal serviteur de l’État, dont les mérites avaient grande chance d’être oubliés dans le naufrage commun où se sont englouties, en France, presque toutes les réputations politiques et militaires de la fin du XVIIIe siècle. Le maréchal de Noailles, par exemple, ne laissait pas que d’avoir été atteint par les traits satiriques incessamment dirigés contre lui par le duc de Saint-Simon. Cependant les mordantes assertions de son rival acharné ne tiennent pas un instant devant les courageuses dépêches adressées par l’énergique vieillard au maître dont il aurait tant voulu secouer la désolante torpeur ; et nous comprenons parfaitement, après vous avoir lu, pourquoi, voulant rendre justice à de nobles conseils qu’il était capable d’apprécier quoiqu’il fût hors d’état de les suivre, Louis XV y répondait par ce compliment si mérité, mais si singulier dans sa bouche : « Je connais vos bonnes qualités, Monsieur ; celle de citoyen est au-dessus de toutes. »
Oui, malgré leurs défauts, c’étaient de bons citoyens, même dans l’acception toute moderne que nous donnons à ce mot, la plupart de ces hommes de cour qui s’arrachaient si facilement aux plaisirs d’une vie presque efféminée pour aller triompher à Fontenoy ou succomber à Rosbach. Grâce vous soient rendues, Monsieur, de ce qu’obligé par votre sujet de raconter la décadence de nos institutions militaires et les échecs qui en ont été la suite, vous avez fait le procès aux vices du système sans toucher à l’honneur des hommes. Il n’est, en effet, ni sage ni patriotique de donner à un pays le dégoût de sa propre histoire, et de lui apprendre à mépriser les chefs placés à sa tête, ceux-là surtout, quels que fussent leurs travers, qui sont morts pour lui conserver son rang dans le monde. Vous avez été bien inspiré le jour où, pour adoucir l’amertume des affronts infligés à notre orgueil national pendant la seconde moitié du dernier siècle, vous avez pensé à ressusciter devant flous, j’allais dire à créer, tant elle était demeurée inconnue, la douce figure du jeune fils du maréchal de Belle-Isle. La France a toujours eu des trésors inépuisables de tendresse pour les brillants officiers prématurément tombés sur les champs de bataille. Elle les met à part de tous les autres. Elle les décharge facilement de toute responsabilité dans les malheurs de leur temps ; volontiers elle suppose qu’il leur aurait peut-être été donné, s’ils avaient en plus d’imitateurs, de changer le cours des destinées de la patrie. Cette pensée est touchante. Elle a prêté un charme singulier aux pages émues que vous avez consacrées à la mémoire du comte de Gisors. Comment n’en serais-je pas douloureusement affecté en cet instant ? « Les lettres ont, en effet, comme la guerre, leurs héros enlevés à la fleur de l’âge et au milieu de leur première victoire. Elles peuvent montrer leurs Hoche, leurs Marceau, leurs Desaix, qui ont traversé si vite la scène du monde que la gloire a eu à peine le temps de toucher leur front et que leur vie pleine de promesses n’a été qu’une belle aurore. »
L’avez-vous deviné, Monsieur ? Ces derniers mots ne sont pas de moi, et je les emprunte à M. Prévost-Paradol.
Ah ! qu’il m’en coûte, Monsieur, d’avoir à parler après vous de notre regretté confrère ! Je n’ai pas seulement connu M. Prévost-Paradol, je l’ai aussi beaucoup aimé. Rien n’égala ma profonde stupeur lorsque j’ai appris, il y a deux ans, la nouvelle inattendue de sa mort, lugubre prologue d’un drame épouvantable. Combien d’autres avaient disparu déjà parmi ces jeunes gens destinés à devenir la parure de leur génération ! Vous nommiez, il y a un instant, M. Rigault, enlevé avant l’heure par les rudes fatigues de ce métier de journaliste qui a si vivement attiré et si cruellement détruit tant de nobles victimes. En vous écoutant, je songeais à un autre rédacteur du Journal des Débats, à M. Alexandre Thomas, le compagnon de mes anciennes luttes, ce brave cœur et ce ferme esprit, qui a payé d’un exil volontaire la fière satisfaction de pouvoir parler suivant sa conscience des affaires de son pays. Naguère c’était M. Forcade, qui sentait la plume lui échapper des mains. Peut-être le lecteur insouciant ne sait-il pas assez quelles secousses profondes, douloureuses et répétées, ont d’abord ébranlé ces intelligences d’élite qui n’arrivent à l’émouvoir un instant qu’en lui servant, pour ainsi dire chaque matin, la meilleure partie d’elles-mêmes. Il y a toujours des morts et des blessés sur les champs de bataille de la vie. Honorons tous nos blessés et tous nos morts. Vous trouviez bon que je saluasse tout à l’heure au passage les hommes d’ancienne race qui, au plus fort de la décadence de nos institutions militaires, couraient si gaiement soutenir aux frontières la renommée de la vieille bravoure française. Laissez-moi donner aussi un souvenir aux écrivains qui, aux jours de la défaillance universelle, se sont généreusement portés en avant pour revendiquer, à leurs risques et périls, nos droits méconnus et nos libertés ravies. C’est justice de confondre dans un même hommage tous ceux qui sont vaillamment tombés en défendant des drapeaux également glorieux, également chers à notre pays.
À ne considérer que l’aimable expression de sa figure, toujours resplendissante de jeunesse heureuse et de grâce souriante, vous semblez, Monsieur, avoir supposé, comme bien d’autres, que les sérieuses difficultés de la vie furent toujours épargnées à M. Prévost-Paradol. Il n’en n’est pas tout à fait ainsi. Privé trop tôt d’une mère courageuse, il eut à traverser une rude épreuve dès le seuil même de cette École normale dont vous nous parliez tout à l’heure. Ce fut précisément une lettre de M. Alexandre Thomas qui lui fit se poser, pour la première fois à lui-même, le redoutable problème dont la solution, épargnée aux heureux de ce monde, agite parfois si cruellement les âmes délicates qui se trouvent un instant placées entre les suggestions de leur conscience prompte à s’alarmer et les nécessités de leur situation. M. Alexandre Thomas venait d’envoyer avec éclat sa démission de professeur à la suite des événements de décembre 1851, et il avait chargé M. Prévost-Paradol de donner le plus de publicité possible à une démarche bien propre à surexciter les jeunes gens qui se destinaient alors à la carrière de l’enseignement public. À l’École normale, les opinions étaient assez partagées. Qu’allait faire M. Prévost-Paradol, tenté peut-être de suivre cet exemple, mais bien déterminé à ne pas retomber à la charge de son père ? Sa décision fut prompte ; il la motiva sur-le-champ en des termes qui témoignent à quel point il voyait clair dans ses propres sentiments, et quelle horreur lui inspiraient dès lors les confusions de la pensée et les détours du langage : « Je ne donnerai pas ma démission, écrivait-il le 17 décembre 1851 ; mais il ne faut pas pour cela faire de sophisme ; il faut tout simplement s’avouer qu’on pas un héros, ce qui n’est pas blâmable… Je le confesse à la honte de notre pauvre pays, nous ne sommes pas tenus de donner un inutile exemple, nous que l’État tient à la chaîne d’indispensables appointements... Je voudrais avoir, moi chétif, un avenir à jouer d’un aussi grand cœur, quelque chose à confier à la fortune pour qu’elle me le prenne sans retour, ou qu’elle me le rende au centuple. »
M. Prévost-Paradol n’avait donc aucun parti pris à l’avance. Volontiers il serait resté à cette École normale « dont l’esprit, disait M. Royer-Collard, n’est autre chose que l’esprit de notre âge et le progrès de la société transporté dans les études qu’il agrandit. » N’est-ce pas, en effet, cette école qui, dans les premières années de sa fondation, donnait à la philosophie, à la religion, aux belles-lettres, M. Cousin, l’abbé Bautain, et le secrétaire perpétuel de notre compagnie ? N’est-ce pas elle qui, dans une seule promotion, celle de 1836, associait le nom de son directeur actuel, M. Bersot, l’un des membres éminents de cet Institut, avec ceux de trois jésuites dont l’un, le père Olivaint, a été massacré, le 25 mai, à la prison de la Roquette, parmi les otages de la Commune ? J’ai ouï raconter que, prêt à tomber sous le plomb de ses bourreaux, le saint prêtre avait reconnu, embrassé, et chrétiennement fortifié de son courage l’un de ses anciens camarades d’école, échappé plus tard, par miracle, à la rage des assassins. N’y a-t-il pas quelque close de frappant dans le rapprochement suprême de ces deux destinées ? Il ne témoigne pas seulement de la puissance des liens contractés pendant l’enfance ; il atteste l’entière liberté laissée à leurs élèves par des maîtres scrupuleusement respectueux des droits de la conscience humaine ; il proclame surtout comment, au sein de cette école restée ouverte à toutes les aspirations du siècle, l’esprit de Dieu, qui souffle où il veut, a toujours su choisir et marquer d’avance ceux qu’il s’est réservés. Mais, après l’établissement du second Empire, d’autres influences avaient momentanément prévalu. Le joug était devenu moins facile à porter. M. Prévost-Paradol préféra s’y dérober sans néanmoins le rompre tout à fait.
Les trois années passées à l’École normale ont sans contredit contribué au développement de ce merveilleux talent d’écrire qui était, avant tout, chez M. Prévost-Paradol, un don de nature. Qu’il ait alors beaucoup gagné aux leçons de ses professeurs, comment en douter ? Il a bien dû aussi quelque chose à ses condisciples. Sa bonne étoile a voulu qu’il liât de bonne heure commerce avec des intelligences non moins alertes que la sienne, et non moins éprises du pur amour des belles-lettres. À l’école, les camarades de M. Prévost-Paradol, dont les livres ont aujourd’hui pris place à côté des siens dans la bibliothèque de tous les hommes de goût, tenaient déjà presque tous pour la phrase rapide et courte de Voltaire. Ils reprochaient au lauréat du grand concours de 1849 de trop se complaire aux longues périodes de Jean-Jacques Rousseau, et de ne pas dédaigner assez les beaux effets de rhétorique un peu déclamatoire. Quels ne sont pas les profitables effets de cette critique familière, autrement impitoyable que celle des maîtres, exercée à tour de rôle, aux heures de libre épanchement, par des rivaux de vingt ans, qui se savent aussi les uns pour les autres de véritables amis ! Je crois qu’elle a été singulièrement utile à M. Prévost-Paradol. Quoi qu’il en soit, peu d’années après ce commun noviciat, ces jeunes gens de bel avenir faisaient tous ensemble leur début dans le monde littéraire. Mais voyez la singularité ! Les plus brillants avaient déjà quitté la carrière de l’enseignement public, et rompu plus ou moins ouvertement avec le pouvoir du jour. Curieux enseignement pour ceux qui croient à l’action de l’État sur les tendances intellectuelles des recrues universitaires dont le sort matériel est remis entre ses mains ! Ces contrariants esprits prenaient plaisir à s’engager dans les voies les plus opposées à celle vers laquelle on avait cherché à les incliner. Cette plume, qu’on leur avait appris à manier dans les écoles fondées et soutenues par le gouvernement, ils n’aspiraient qu’à s’en servir contre lui. Parmi les armes ainsi aiguisées, comme autant d’épées de combat, aucune ne devait être plus tranchante et porter de plus rudes coups que celle de M. Prévost-Paradol.
Jamais je n’oublierai l’impression produite par l’insertion au Journal des Débats des premiers articles signés du jeune professeur enlevé à la faculté des lettres de la ville d’Aix. Par leur ton modéré, ils ne différaient pas beaucoup de ceux qu’on avait lus la veille. Cependant tout le monde avait aussitôt deviné qu’un nouveau défenseur était né à la cause libérale, doué d’une énergie à la fois puissante et contenue, semblable à celle de ces prodigieuses machines modernes dont l’action est si bien réglée qu’elles peuvent, à volonté, écraser une barre de fer ou rompre l’enveloppe d’une noisette sans en offenser l’amande. À partir de ce jour les regards du public ne cessèrent plus de suivre avec un intérêt croissant, dans son duel inégal, l’intrépide athlète descendu presque seul dans l’arène pour y combattre, armé à la légère, un adversaire soigneusement cuirassé et muni de toutes pièces. Il n’avait pas seulement conquis les sympathies des hommes politiques qui lui savaient gré d’avoir, au milieu du silence universel, trouvé moyen de faire entendre un peu de vérité ; il avait mis de son côté tous les lettrés, et charmé, dans le camp même qu’il attaquait, tous ceux qui se piquaient d’élégance et de goût. C’est que rien n’égalait la parfaite bonne grâce, l’habileté merveilleuse, la souplesse infinie de ce polémiste incomparable. Les coups partaient acérés et rapides de sa main toujours sûre d’elle-même et qui se dérobait en frappant, car il fallait, avant tout, se rendre insaisissable à l’autorité, qui veillait pleine de colère et de méfiance. Le procédé de l’écrivain consiste, en pareilles occasions, à prendre son lecteur pour complice volontaire des critiques qu’il lui suggère et des épigrammes qu’il lui souffle à l’oreille. Chez M. Prévost-Paradol, qui en usait souvent, l’ironie était toujours légère, presque gracieuse, car il laissait exprès à d’autres le soin d’y mettre tout son venin. Elle avait, par raffinement singulier, ce je ne sais quoi d’achevé que l’innocence des expressions ajoute à la malice de la pensée.
Qu’il était loin toutefois de se complaire dans ces adresses de style qui lui réussissaient pourtant si bien ! « L’art parfois nécessaire, écrivait-il en 1864, mais toujours humiliant et pénible d’envelopper la vérité, ne saurait produire une œuvre durable. Il assouplit, je le veux bien, la main de l’écrivain, et l’on a même prétendu assez ingénieusement que l’écrivain devait quelque gratitude à la rigueur du temps pour cette nécessité de s’assouplir. Mais on oublie que cette nécessité lui resserre en même temps le cœur, et lui défend d’espérer une saine et durable renommée. Oui, je le connais cet art misérable, et j’en use quand il faut en pleine sécurité de conscience ; mais j’en sens tout le poids, et ceux qui me louent parfois de l’avoir pratiqué avec quelque succès ne sauront jamais combien je le dédaigne, et combien je voudrais être né dans un temps qui me permît de l’ignorer. » M. Prévost-Paradol avait le droit de se rendre ce témoignage à lui-même. Il y aurait autant de frivolité que d’injustice à ne vouloir admirer en lui qu’un merveilleux arrangeur de phrases. Quand un homme devient ainsi la voix de sa génération, c’est qu’il a ressenti le premier et plus que personne les impressions dont elle est confusément agitée. — Toute atteinte portée à la justice ou à la liberté avait son contre-coup dans cette âme délicate et profonde ; elle saignait surtout des blessures faites à la patrie. Mais on ne prend jamais impunément ses plus intimes douleurs pour inspiratrices de son talent. Il y a danger à s’abreuver à ces eaux amères qui vous épuisent en vous surexcitant. Les traces de souffrance apparaissaient chaque année plus visibles chez M. Prévost-Paradol. Son visage demeurait souriant, sa conversation restait le plus souvent enjouée, car la gaieté de l’esprit est l’un des signes de sa force. Cependant une vague tristesse enveloppait de plus en plus, comme d’une sorte de voile transparent, les dons toujours brillants de cette riche nature. À voir l’ardeur avec laquelle, au plus vif des combats livrés chaque jour dans la presse militante, il a tenu à publier, à si peu d’intervalle, ses Éludes sur les moralistes français, et son livre de la France nouvelle, ne dirait-on pas que, se sentant menacé de près par la mort, M. Prévost-Paradol a voulu, avant de nous quitter, lui qui ne s’était encore donné au public que par fragments, nous révéler, en ces derniers et plus solennels entretiens, quel était l’objet habituel de ses douloureuses préoccupations ?
La destinée de l’homme dans ce monde, celle de la patrie dans un avenir trop prochain, voilà les problèmes que M. Prévost-Paradol interrogeait incessamment avec une anxieuse curiosité. On sent qu’il a peine à s’en distraire. S’il abandonne un instant la politique pour les lettres, c’est pour leur demander la paix qui le fuit. « Vous êtes, leur dit-il en son charmant langage, comme ces sources limpides, cachées à deux pas du chemin sous de frais ombrages ; celui qui vous ignore continue à marcher d’un pas fatigué ou tombe épuisé sur la route. Celui qui vous connaît accourt à vous, rafraîchit son front et rajeunit en vous son cœur. » Pour son compte, il ne s’y arrête jamais qu’en passant. S’il apprécie avec amour les grands moralistes de notre langue, Montaigne, Pascal, la Bruyère, la Rochefoucauld, il s’attache de préférence à rechercher l’impression produite sur leur esprit par les conditions de la société dans laquelle ils vivaient, et par les événements qu’ils ont traversés. On sent courir à travers ses lignes comme un souffle de sympathie secrète lorsqu’il vient à parler de ceux d’entre eux qui, emportés avant l’âge, auraient pu mettre utilement la main aux affaires de leur temps. C’est ainsi qu’empruntant les expressions de Montaigne, il regrette que la Boétie, l’auteur de la Servitude volontaire, ait « croupi aux cendres de son logis domestique au grand dommage du bien commun » ; c’est ainsi qu’il s’apitoie particulièrement sur Vauvenargues, ce jeune homme obsédé par le besoin de l’action, « né pour la gloire et si cruellement privé de son véritable héritage. »
Mais que dire de l’ouvrage de M. Prévost-Paradol, la France nouvelle, dont les dernières pages sont empreintes d’une si profonde tristesse ? Cette tristesse, l’auteur, loin de s’en cacher, s’en glorifie : « C’est en proportion de notre patriotisme et de nos lumières, que nous la sentons peser plus ou moins sur nos cœurs. » Chose étrange ! deux bons citoyens, deux fermes et sagaces esprits, l’un déjà comblé de jours, l’autre au début de la vie, se sont préoccupés dans des livres, dont les titres sont presque pareils, de l’avenir réservé à leur pays qu’ils aimaient d’un égal amour. D’accord sur tous les points essentiels, ils lui signalent les mêmes dangers, ils lui donnent les mêmes conseils ; ils forment pour lui les mêmes vœux : mais, tandis que l’espérance surnage chez M. de Broglie, M. Prévost-Paradol semble presque se l’interdire. Pourquoi cela, et d’où vient ce sombre pressentiment ? Voyageant en Allemagne, pendant l’hiver de 1867, M. Prévost-Paradol avait traversé Berlin, cette grande, belle et froide cité. Il avait été surpris et comme effrayé de la trouver remplie de soldats ayant l’air si solides et si sérieusement intelligents. Un Frédéric II à cheval, orgueilleusement placé sur l’un des principaux boulevards, l’avait surtout frappé comme ayant l’air d’être, pour tout ce monde en uniforme, « l’Éternel qui les avait tirés d’Égypte, et leur avait donné une si belle place parmi les nations de la terre. » C’est sous cette impression qu’il avait écrit le dernier chapitre de la France nouvelle, si éloquemment et si déplorablement prophétique : « La France approche de l’épreuve la plus redoutable qu’elle ait encore traversée. La seule question qui pût être débattue naguère, lorsqu’on parlait de la puissance militaire du continent, était de savoir si la France pouvait tenir tête à l’Europe coalisée. Aujourd’hui la question est de savoir si la France l’emporterait sur la Prusse. Il n’est pas besoin d’insister pour faire sentir que la victoire de la Prusse serait le tombeau de la grandeur française. La France ne serait certainement pas anéantie. Il est même possible qu’on ne nous enlève pas dès lors l’Alsace et la Lorraine ; mais ce qui nous serait enlevé sans retour, ce serait le moyen de nous opposer à -ce démembrement le jour où notre rivale triomphante le jugerait praticable et utile à ses intérêts, et ce jour ne tarderait guère... De quel prix serait donc la vie que nous aurions à traîner désormais sur ce débris à demi-consumé qui, couvert encore du pavillon de la vieille France, flotterait plus ou moins longtemps sur les ondes au gré des caprices de l’Europe, avant de sombrer tout à fait sous le regard insolent du vainqueur ? »
Qui ne comprend maintenant l’intensité du coup porté à M. Prévost-Paradol quand il apprit loin des siens la fatale nouvelle de cette déclaration de guerre dont la seule perspective avait épouvanté son imagination ? Et dans quel moment lui arrivait-elle ? Son talent avait converti, du moins il pouvait le croire, jusqu’à ses adversaires les plus élevés. Plus heureux que la Boétie et Vauvenargues, il allait enfin pouvoir mettre la main aux affaires de ce monde, et, ce qu’il avait tant désiré, exercer une action personnelle sur les hommes et les choses de son temps, non pour se courber sous leur influence, mais, au contraire, pour leur imposer la sienne : car son ambition était aussi avouable que ses visées étaient hautes. Il n’avait dit adieu à ses compatriotes qu’avec l’espoir de revenir bientôt, fort de l’expérience acquise et des services rendus, leur demander sa place au sein de ces libres assemblées qui disposent en souveraines des destinées des peuples. Ce rare talent de la parole, révélé par ses succès à la faculté d’Aix, confirmé dans les grandes commissions réunies à Paris avant son départ, il se flattait de le consacrer tout entier au triomphe des libertés qui lui étaient toujours chères, et au maintien de la paix qu’il jugeait si nécessaire au salut de son pays. Quelle magnifique vision ! Puis, tout à coup, quel affreux réveil ! N’avoir rien pu empêcher de ce qu’il avait si bien deviné ; assister de loin aux épreuves de la patrie absente ; passer peut-être, ô comble du malheur ! pour avoir connu les secrets d’une politique dont il prévoyait avec une saisissante netteté les maux incalculables ! La pensée frémit quand on se représente ces assauts livrés coup sur coup à l’âme ébranlée de M. Prévost-Paradol. On lui applique alors involontairement ce qu’il a dit de Vauvenargues : « Ce jeune homme dont le génie se découvre à lui-même et aux autres, né sans doute pour l’ornement de son siècle et de son pays… né seulement pour titre constante douleur et pour le regret de la postérité, » et l’on a peine à se défendre de répéter avec lui la plainte profonde de son poète favori :
... Quare mors immatura vagatur ?
Cependant M. Prévost-Paradol n’avait pas tout prévu, et l’étendue de nos malheurs a dépassé ce qu’il avait imaginé. L’Alsace tout entière nous a été enlevée avec une partie de la Lorraine. Metz n’est plus à nous, et l’usage officiel de la langue de Bossuet est, au moment où je parle, interdit dans la ville qui a la première entendu la voix du plus grand orateur de la chaire chrétienne. Ne vous êtes-vous pas demandé, Messieurs, quel cri d’angoisse éloquente, quels fiers accents de cette mutilation de la France, s’il y avait assisté, aurait arrachés à M. Prévost-Paradol ? Car nul ne se le figure impassible, résigné, ou seulement silencieux, devant les désastres de la patrie. Quoi qu’on en ait dit, les désolantes doctrines de Lucrèce ou de Spinoza ne le gouvernaient pas à ce point. Si elles avaient séduit son esprit, elles n’avaient pas envahi son cœur. Elles n’avaient, en tous cas, aucune prise sur sa conduite. N’est-ce pas lui qui, étudiant les causes de décadence chez les nations modernes, leur rappelait naguère en termes si élevés qu’elles ne pouvaient se retremper qu’à l’une de ces trois sources de toute moralité et de toute bonne conduite humaine : la religion, le devoir et l’honneur ? Et vous n’avez certes pas oublié dans quel fier langage, en prenant place dans cette enceinte, il revendiquait, devant un pouvoir hostile et tout-puissant, le droit de juger autrement que par le succès le mérite des hommes et la valeur des théories. Avec quelle indignation n’eût-il pas protesté contre d’autres adversaires et contre d’autres théories ! Ne craignez pas que j’aspire à parler en son nom. Je sais trop que la meilleure preuve que nous puissions donner aujourd’hui de nos sentiments patriotiques, c’est d’en contenir soigneusement l’expression. Il me convient d’ailleurs et il me plaît de m’effacer devant cette chère mémoire. Écoutez donc comment M. Prévost-Paradol parlait de la guerre, avant qu’elle nous fût contraire, et tandis que la victoire nous prodiguait encore ses inconstantes faveurs. « La force manifestée par la supériorité dans la guerre n’est pas le droit ; elle ne le constate même pas, il n’est pas exact de dire qu’elle le crée. C’est un droit relatif sagement reconnu par les hommes, afin d’éviter un plus grand mal qui est la continuation ou le renouvellement de la guerre. Mais cette reconnaissance formelle ou tacite des conséquences de la victoire, cet acquiescement au résultat de la force qui entretient et prolonge la paix dans le monde, n’impliquent nullement, que ce résultat soit juste... La force n’a dans ce cas constaté qu’elle-même ; et ce qu’elle a créé, c’est un intérêt général à ne pas tenter inutilement ou prématurément de détruire son œuvre. Ce sentiment et cet intérêt, exprimés par des traités solennels, méritent le respect de tous et permettent lorsqu’on en parle d’employer le mot de droit et de justice. Mais c’est un jeu de mots qui serait réprouvé par la conscience universelle que de confondre ce droit et cette justice imparfaite, que les nations s’administrent selon leurs forces et qu’elles tolèrent selon leur intérêt, avec ce droit et cette justice que reconnaissent nos consciences et qui doit régler nos actions et nos jugements. De tels traités ne sauraient contenir plus de justice que la victoire dont ils sont sortis, et, si cette victoire est inique ou si on en abuse, notre sagesse les respecte en même temps que notre conscience les condamne. On peut leur obéir, et les détester (1) »
Efforçons-nous, puisqu’il le faut, d’accepter le sévère conseil de M. Prévost-Paradol. D’autres nations l’ont, aux heures de l’adversité, pris, avant nous, pour règle de conduite, qui semblent maintenant n’avoir plus rien à redouter que l’excès même de leur bonne fortune. Quand le présent est si sombre et l’avenir si voilé, c’est le devoir de tous les bons citoyens de s’armer de patience et d’énergie. J’entends d’énergie pour soi-même, et, de patience à l’égard des autres. Le temps des fantaisies est, en effet, passé. Qui donc pourrait garder des préférences exclusives ou des rancunes inexorables alors qu’il s’agit de l’existence même de la France ? Rendons grâces à l’illustre homme d’État qui, après avoir essayé de la détourner par ses conseils des voies funestes, couronne en ce moment l’œuvre entière de sa vie, en la dirigeant lui-même péniblement vers des destinées meilleures ; mais sachons bien que la « noble blessée » aura longtemps encore besoin de la pieuse sollicitude de tous ses enfants, et que son salut dépendra toujours de nos communs efforts. Vous ne cesserez pas, Monsieur, j’en suis assuré, de vouloir lui payer votre dette en poursuivant, pour son plus grand profit, vos instructives études sur nos institutions militaires ; et Dieu veuille qu’à titre de récompense il vous soit donné d’avoir à raconter un jour comment un pays qui n’a pas désespéré de lui-même peut reconquérir, avec l’estime des autres nations, le rang qui lui appartient dans le monde !
(1) De la Guerre, essais de politique et de littérature, 1865.