RÉPONSE DE M. DE CHAMPAGNY
AU DISCOURS DE M. LITTRÉ
prononcé dans la séance du 5 juin 1873
Monsieur,
Ce n’est pas à moi que devait appartenir l’honneur de vous recevoir. À cette heure où le nom de M. Villemain se présente à nos regrets, un autre nom les appelle encore. Celui qui devait siéger à cette place où je suis confus de me trouver, c’était ce philosophe si lumineux et si pur, ce prêtre si intelligent et si doux, cet écrivain si aimé (et chez lui, l’homme était aimé plus encore que l’écrivain), en qui se rencontrait, avec la sagacité de Malebranche, la grâce et la mansuétude de Fénelon, et qui a couronné sa vie en imitant dignement la filiale soumission de l’archevêque de Cambray. M. l’abbé Gratry était digne en effet de vous souhaiter la bienvenue, lui qui était le bienvenu pour tous ; il était fait pour vous répondre avec la perspicacité du savant, l’esprit délicat de l’homme de lettres, la haute et décisive raison du philosophe. Que ne puis-je deviner ce qu’il vous eût dit et vous le redire !
Du reste, Monsieur, vous n’êtes pas, à parler exactement, un nouveau venu parmi nous ; nous avons déjà mis à profit vos lumières, demandé vos conseils, réclamé l’aide de votre science. Quand nous travaillons à cette tâche qui est la tâche principale de l’Académie française, et qui, toujours accomplie à la satisfaction publique, sera néanmoins toujours à recommencer, le Dictionnaire de la langue française, nous vous avons au milieu de nous, nous vous consultons sans cesse et presque toujours votre avis devient le nôtre. Votre dictionnaire, depuis bien des années, est comme un quarante-unième académicien, académicien muet et qui cependant a réponse à presque toutes les questions. À partir d’aujourd’hui, Monsieur, il y aura réponse à toutes les questions.
En effet, vous êtes un des grands serviteurs de la langue française. Vous avez bien mérité de ce noble idiome que les âges voient se transformer peu à peu, je ne dis pas se défigurer, jusqu’à présent du moins. Pendant que l’Académie, à chaque demi-siècle, révise le progrès de la langue, le constate, le tempère sans prétendre l’arrêter, vous, Monsieur, revenant en arrière, vous avez envisagé toute l’histoire si compliquée et déjà si vieille de notre idiome ; vous prenez chaque mot à sa source et vous le suivez à travers les formes diverses et les acceptions différentes que chaque siècle et les grands écrivains de chaque siècle lui ont données. Notre dictionnaire à nous est fait pour tous ; c’est le manuel de tout Français qui veut parler correctement sa langue, de tout étranger qui veut savoir la nôtre. Votre lexique est pour ainsi dire un commentaire de celui de l’Académie, commentaire destiné au savant, au philologue, à l’historien, à tous ceux à qui il ne suffit pas de savoir leur idiome, mais qui veulent savoir l’origine, l’histoire, la raison de leur idiome. Vous êtes le scoliaste de l’Académie comme Aristarque a été le scoliaste d’Homère.
Vous aviez déjà fait un autre don à la langue française, vous aviez fait parler notre idiome à quelques-uns des grands écrivains de l’antiquité. Je ne dirai pas, comme on disait au XVIIe siècle, que vous les avez habillés à la française ; c’est ainsi qu’on traduisait alors ; ce n’est plus ainsi que l’on traduit aujourd’hui. À Hippocrate et à Pline, vous avez conservé, autant qu’il était possible dans un idiome moderne, leur figure antique : et, en même temps, dans une lumineuse introduction, vous avez apprécié ces deux génies, l’un savant si profond, l’autre compilateur instruit et littérateur éloquent ; l’un qui, dès le début de la science, lui a ouvert un horizon si vaste, et à qui, après vingt siècles, l’esprit moderne demande encore des lumières ; l’autre qui, au déclin de la science, en a réuni toutes les notions, toutes les traditions, tous les souvenirs, je puis même dire toutes les rêveries, pour les conserver et les transmettre par-dessus les crises et les orages de l’avenir aux mains d’une lointaine postérité. Le médecin et l’érudit ont à vous remercier du service que vous leur avez rendu par ce labeur, surtout en ce qui touche cette collection hippocratique que, dans votre travail préliminaire, vous avez soumise à une critique si intelligente et si laborieuse. Mais permettez qu’ici, à l’Académie française, nous retournions à notre amie et à la vôtre, la langue française.
Votre dictionnaire en effet, ce labeur si important, a dû suivre ou amener bien d’autres labeurs du même genre. Il ne pouvait vous suffire d’étudier un à un les mots de notre langue, de recueillir débris par débris ce que nous ont laissé les idiomes des temps passés, comme le géologue recueille dans les cavernes et au fond des lacs les fragments d’une végétation disparue et d’un monde qui a péri. De même qu’avec ces débris de plantes et d’ossements épars, le géologue cherche à reconstruire la flore ou la faune des siècles écoulés ; de même ces fragments de notre vieille langue, épars dans la langue nouvelle, vous ont fait rechercher, reconstruire, étudier, aimer notre vieille langue. En remontant le sentier de nos origines, vous êtes arrivé au temps où le langage de nos contrées était tout autre et ne peut pas encore être appelé la langue française. Vous avez cherché à fixer le jour où les idiomes précédents ont fini, où notre langue a commencé ; vous avez montré le point de division entre les langues qui se mouraient et celles qui venaient de naître ; vous avez fait l’état civil de notre idiome ; vous nous avez dit le jour de sa naissance et sa filiation.
Mais, dans ce travail, votre marche était autrement sûre que celle du géologue. Les révolutions du sol ne lui ont laissé, à lui, que de muets témoins ; nulle intelligence humaine ne les a vues ou du moins nulle intelligence humaine ne nous les raconte, et le passé de notre globe demeure et demeurera peut-être toujours à l’état de problème. Vous, au contraire, vous avez des témoins ; les langues qui ne sont plus sur les lèvres humaines sont encore sur le parchemin et sur la pierre ; et vous avez pu raconter les révolutions du langage presque avec autant de certitude qu’on raconte les révolutions des empires.
Vous avez vu, avec l’œil perspicace de l’homme accoutumé à suivre cette sorte de végétation, vous avez vu germer, puis éclore, puis grandir les quatre rejetons qui sont sortis presque simultanément et sous les mêmes influences du tronc latin et qui couvrent aujourd’hui l’Europe occidentale : langue italienne, langue espagnole, et nos deux idiomes français, la langue d’oc et la langue d’oil. Cette floraison ne vous a pas semblé une décadence. Vous les aimez, ces langues de l’Europe chrétienne, à l’égal au moins de leur mère, la langue de la grande cité païenne. Vous êtes frappé (et, grâce à la lucidité de votre critique, nous le sommes après vous) des caractères communs qu’elles ont avec leur mère dont le vocabulaire est presque en entier devenu le leur, et en même temps des caractères qui les séparent de leur mère et qui leur sont communs entre elles. Ces caractères, il serait trop long de les énumérer ici ; mais je me permets d’en ajouter un à ceux que vous remarquez : c’est l’emploi de ce petit mot oui, chez nous modernes si usuel et si nécessaire, si absolument inconnu aux anciens. Ne dirait-on pas quatre filles dont l’air de famille n’empêche pas les différences ?
Facies non omnibus unaNec diversa tamen, qualem decet esse sororum.
Elles ont gardé les traits et le costume maternel, mais elles se sont entendues pour y ajouter certaines parures et les mêmes parures, et sur l’un de ces joyaux, le même pour toutes, chacune a écrit son nom : langue de Si, langue d’Oc, langue d’Oui, vous savez que c’est ainsi que l’on distinguait nos langues, et vous vous rappelez que Dante, désignant le pays de Bologne, le caractérise par le mot correspondant de son dialecte (dove SIPA si dice).
Il y a là un problème et des conjectures sur lesquelles je serais bien tenté de m’arrêter. C’est ma lecture d’hier, et vos pages m’ont vivement frappé.
Mais ce qui n’est ni problématique ni conjectural quand on vous a lu, c’est le mérite, la richesse, la régularité de ces langues du moyen âge, supérieures par bien des côtés à leur mère la langue de Rome, par certains côtés supérieures à leurs filles les langues modernes. Je ne dirai pas que vous me les avez enseignées, non, je ne suis à votre école qu’un bien faible écolier ; mais vous me les avez déjà fait aimer, vous m’avez fait aimer surtout notre vieille langue, la langue des chansons de Gestes et la langue des trouvères (car je ne veux pas aborder ici celle des troubadours). Vous la connaissez si bien ! Vous expliquez si bien, par un mécanisme pourrait-on dire infaillible, comment la parole latine, soumise à ce singulier travail de décomposition et de recomposition qu’une accentuation nouvelle lui faisait subir, s’est régulièrement transformée ; comment tel mot s’est forcément changé en tel autre ; tout cela sans hasard, sans rien de fortuit, par une loi inexplicable peut-être dans sa cause première, mais invariable dans ses résultats ! Vous auriez pu, si le ciel vous eût fait vivre au VIIIe siècle et vous eût révélé cette loi, prédire et d’avance fabriquer la langue du Xe siècle.
Et tout au contraire, lorsqu’au XVIe siècle la langue a subi une espèce de refonte scientifique, qui y a transporté sciemment et doctement des éléments latins et grecs, c’est bien plutôt alors que la langue s’est faite au hasard. On n’a plus tenu compte de l’accent dont vous appréciez toute la valeur ; on a méconnu les perles que l’on possédait et on a mis parfois de fausses perles à la place. Avec le fil conducteur que vous mettez en nos mains, nous prenons notre lexique et nous pouvons dire tout de suite quel mot nous est venu de nos aïeux, marqué pour ainsi dire de leur sceau, quel mot au contraire est une pure interpolation des savants et n’a pas passé par le gosier populaire. Et c’est ainsi que s’est formée, dans la serre chaude de la science, notre langue des XVIIe et XVIIIe siècles, plus riche peut-être, mais plus sèche ; plus solennelle, moins régulière ; plus compréhensive, moins harmonieuse ; cette langue dont, comme moi, vous admirez les chefs-d’œuvre, mais non sans quelque regret pour la langue sa mère.
Et du reste cette langue mère, elle aussi, a ses chefs-d’œuvre, ou du moins ses grandes œuvres. Il est vrai, ce n’est pas à notre France qu’est échu l’Homère du moyen âge, cet Homère chrétien, plus grand, oserai-je dire, que le premier, au moins par son sujet, car son poëme est le poëme de l’éternité et son épopée est l’épopée nationale de la race humaine. Mais si, nous Français, nous n’avons pas eu parmi nous le plus grand poëte, nous avons eu parmi nous les plus anciens poëtes du monde renouvelé. Nos chansons de Gestes, notre Charlemagne, notre Arthur, celui-ci emprunté, il est vrai, à la légende d’une autre race, mais vivifié par nous, ont été pendant quatre siècles l’épopée commune de l’Europe chrétienne, le sujet favori de ses chants. Les nationalités, parlons français, les nations étaient alors moins rigoureusement délimitées qu’elles ne l’ont été depuis ; les frontières n’étaient pas gardées par une douane aussi exacte ; la chrétienté de ce temps était une société internationale, un peu différente de celle de nos jours. Aussi nos chants français de ce temps ont-ils parcouru toute l’Europe, ils ont été traduits même en Allemagne. Une première fois donc, à l’époque de Philippe-Auguste et de saint Louis, plus peut-être et d’une façon certainement plus durable qu’en d’autres temps, la France a été la nation maîtresse, par la langue et la poésie, du monde civilisé ; et cela jusqu’à ces siècles de déclin, le XIVe et le XVe, où notre poésie est devenue surtout narquoise, satirique, railleuse. La satire connaît des frontières, la vraie poésie n’en connaît pas.
Voilà, Monsieur, ce que j’ai appris en vous lisant. Vous m’avez révélé encore que cette langue que nous appelions barbare était sujette à des règles et à un enseignement grammatical ; que cette poésie avait sa prosodie régulière, si bien qu’avec votre admirable sagacité, la prosodie vous révèle la prononciation, la prononciation l’accent, l’accent l’étymologie. Vous m’avez fait voir cette poésie si naturellement épique qu’en traduisant un chant d’Homère dans la langue du XIIIe siècle, vous donnez du poëte de Chios une version plus heureusement littérale que ne pourra jamais la donner notre versification moderne. Ces quatre langues sœurs si merveilleusement adaptées aux besoins de quatre peuples qui alors étaient frères ; cette fleur de poésie ainsi répandue sur toute l’Europe et qui, pour être née sur le sol français, n’en était pas moins la bienvenue en Italie, en Allemagne, en Angleterre ; tout cela, ce n’est pas de la barbarie. Et lorsque ailleurs, comparant au sénateur Pline le moine Vincent de Beauvais, vous constatez que, « de ce contemporain de Vespasien à ce contemporain de saint Louis, les connaissances humaines n’avaient subi aucun déclin et que le dépôt en était resté intact » ; que le moine, au contraire, était témoin de plus d’un progrès étranger au sénateur, que de son temps, la boussole était connue, la numération décimale usitée ; qu’il vivait déjà entouré des chefs-d’œuvre d’un art qui ne devait rien à l’art antique ; que les communes étaient en voie de s’affranchir ; qu’enfin l’esclavage avait été aboli : tout cela suppose, vous nous le dites, une grande civilisation ; employons un terme moins vague, une grande autorité morale qui avait enseigné la fraternité à ces peuples façonnés par Rome païenne à l’obéissance, non à l’amour ; une grande action morale qui s’était servie sans doute des éléments de la science et de la sagesse antique, mais les avait singulièrement dépassés. « Tout compensé, dites-vous avec une entière justice, le moyen âge est en progrès social et politique sur l’antiquité. »
Le moyen âge n’est donc pas pour vous un pur chaos, un ténébreux passage entre la lumière et la lumière ; la transformation chrétienne du monde ne vous semble avoir été ni un pas rétrograde ni un malheur. Vous avez trop vécu avec nos aïeux pour ne pas leur rendre cette justice ; vous savez bien que ni la vieille Rome ni la Grèce homérique n’ont rien d’équivalent à cette morale chevaleresque que les chanteurs du moyen âge ont, non pas créée, mais propagée ; à ce respect envers le sexe faible parce qu’il est faible (l’honneur est dû au plus faible, selon l’apôtre), et par suite à cette dignité, cette pureté, cette gloire virginale et maternelle qui appartient à la femme chrétienne. À cet égard, vous avez su rompre sans crainte avec le XVIIIe siècle, si peu historique et si peu juste.
En tout ceci, dans cette justice rendue à notre histoire, dans cet amour de notre langue et même de notre vieille langue, dans ce labeur sagace et infatigable, vous aviez eu pour prédécesseur, je puis dire pour maître, celui qui fut aussi votre prédécesseur à l’Académie, M. Villemain. Je m’imagine qu’ils n’ont pas été sans influence sur vous, ces cours de littérature où, après avoir, avec son admirable goût et son inépuisable mémoire, étudié tant de monuments de notre langue moderne, il en vint aux monuments de notre vieux langage, et à ces premières littératures chrétiennes dont l’étude alors avait à peine été défrichée par M. Raynouard. Ces cours étaient alors si populaires, si aimés de la jeunesse ! Tout ce que je viens de dire d’après vous, M. Villemain l’avait touché, d’une main moins sûre, il est vrai, au nom d’une érudition encore vacillante et moins avancée que la vôtre, mais avec un si grand goût, avec tant d’amour, avec un sentiment à la fois si délicat et si impartial de tout ce qui est beauté intellectuelle ou beauté morale ! Vous avez dû être un des auditeurs enthousiastes de la Sorbonne avant de devenir l’explorateur infatigable des vieilles archives de notre langue.
C’était une belle époque, n’est-ce pas, Monsieur ? Non-seulement nous étions jeunes ; car votre âge, si je ne me trompe, ne diffère pas beaucoup du mien. Mais encore le siècle était jeune ; mais notre pays était jeune, sorti enfin des sanglantes ignominies de la Terreur et des gloires ensanglantées de la guerre ; ayant et la paix, et l’honneur, et l’espérance, ces trois biens que nous avons vus si rarement réunis ; possédant, et pour longtemps, nous l’espérions, avec la royauté des siècles passés, la liberté des temps nouveaux. La politique était grave ; elle l’est et le sera toujours ; mais cependant ces nuages sinistres, ces doctrines étranges et menaçantes que nous avons vues surgir quelques années plus tard, n’assombrissaient pas encore notre horizon. Et de plus, sur ses épaules meurtries par tant de luttes, le pays se complaisait à jeter le manteau de pourpre que lui tressaient une littérature, un art, une poésie nouvelle. Sous cette poussière et ces ruines accumulées par les sophismes du XVIIIe siècle et par le vandalisme de 1793, on fouillait avec amour, et on retrouvait en fait d’art, en fait d’œuvres poétiques, en fait de souvenirs nationaux, des merveilles que les générations précédentes n’avaient pas toujours appréciées. On se remettait à aimer le passé, à le connaître, à lui rendre cette justice que vous lui rendez ; et, comme le passé, c’est toujours la poésie, on se remettait à aimer la poésie, une poésie nouvelle que la France ne connaissait plus, qu’André Chénier lui eût fait connaître, si la poésie d’André Chénier n’eût été étouffée par la main du bourreau. André Chénier revivait, plus suave et plus éclatant, sans parler de bien d’autres, dans notre Lamartine.
Et, pour en revenir à M. Villemain, quel théâtre c’était que cette Sorbonne, plus suivie que ne le sont aujourd’hui bien des cours savants et même bien des théâtres ! Où voit-on aujourd’hui quelque chose de pareil à ces ovations, politiques ou littéraires, peu importe, qui accueillaient M. de Chateaubriand et le général Foy, venus, modestes auditeurs, s’asseoir au pied de la chaire de M. Villemain ? Trois noms que je n’ai pas besoin de prononcer reviennent tout de suite à la mémoire : l’un, celui de votre glorieux prédécesseur ; l’autre, celui de ce philosophe, cet orateur, cet historien dont la perte nous semble d’hier, tant nous aurions aujourd’hui besoin de lui ! Et enfin, un autre nom, qu’il nous est encore moins permis de répéter puisque, grâce à Dieu, celui qui le porte est au milieu de nous, avec une expérience plus longue, et en même temps avec toute cette verdeur de la pensée, cette sagacité de l’historien et cette dignité du sens moral que nos jeunes mains ont applaudie dans la chaire de 1828.
Vous avez énuméré, Monsieur, et vous avez apprécié bien mieux que je ne saurais le faire, les travaux littéraires de M. Villemain ; ces travaux auxquels, dès les premiers jours, la célébrité s’est attachée, qui ont été continués à travers tant de fortunes diverses, tant de devoirs pénibles quoique glorieux, mais toujours scrupuleusement accomplis, et qui ont été continués jusqu’à la dernière heure. Quel est donc le jour où M. Villemain a cessé de lire, d’écrire, de penser ? Quel repos y a-t-il eu pour cette âme infatigable pour qui le labeur de l’intelligence était et un besoin et une joie ? Nul homme de lettres ne fut jamais plus homme de lettres que ne l’a été M. Villemain ; jamais le sentiment littéraire n’a été porté plus haut ; jamais la vie intellectuelle n’a plus complètement dominé toute une vie. Il a eu beau être homme d’État, orateur parlementaire, ministre ; en lui, l’homme de lettres a toujours surnagé ; au-dessus de sa bannière politique se sont maintenus les goûts et les souvenirs de sa vie littéraire, un peu comme ces chevaliers du moyen âge dont nous parlions tout à l’heure, faisaient flotter même au-dessus du drapeau de leur suzerain le nœud aux couleurs de leur dame. M. Villemain était littérateur, comme les grands artistes sont artistes : l’art n’est pas seulement leur occupation, mais leur vie ; partout où l’art se rencontre, ils vont à lui ; chaque fois que, sous une forme quelconque, à un détour quelconque du chemin de la vie, la beauté artistique leur apparaît, leur œil s’éveille et leur cœur bat. Ce que d’autres sont pour les tableaux et les statues, M. Villemain l’était pour les livres, pour la pensée écrite, pour la pensée parlée ; il la savourait sous toutes les formes ; il l’aimait dans toutes les langues. Quel est donc le grand poëte, le grand orateur, le grand écrivain, qu’il n’ait pas loué, loué avec amour et loué dignement ?
Aussi était-il merveilleusement choisi pour tenir la plume et porter la parole au nom de cette Académie. Des trente six ans pendant lesquels il a été notre secrétaire perpétuel, je n’ai vu, hélas ! que bien peu de jours, et j’ai pu apprécier cependant combien la délicatesse ingénieuse et au besoin finement critique de sa parole l’avait à bon droit désigné pour cette fonction. Ses rapports sur les concours dont la forme, habilement variée, fait si bien oublier l’inévitable monotonie du fond ; ses procès-verbaux eux-mêmes où, en copiant la pensée d’autrui, il la copie d’une manière à la fois si fidèle et si heureuse, resteront dans nos archives comme des modèles qui ont pu être égalés, nous le savons, mais que nul n’aura la prétention de dépasser. L’Académie française, le corps le plus essentiellement littéraire qui soit au monde, était dignement représentée par M. Villemain, l’homme le plus essentiellement littéraire qui fût en France.
Mais prenons-y garde, je comparais tout à l’heure les lettres aux arts, l’écrivain à l’artiste. Il y a cependant cette différence que l’art ne touche que de loin aux côtés sérieux de la vie ; les lettres y touchent de plus près. La littérature, si aimée qu’elle fût de M. Villemain, n’était pas aimée de lui pour elle seule ; il acceptait au besoin le nom de rhéteur, mais il n’y avait en lui rien de ces rhéteurs du bas empire, satisfaits de leur phrase pourvu qu’elle fût sonore, soutenant indifféremment le pour et le contre, et posant des couronnes sur le front de la vérité ou sur le front de l’erreur, peu leur importait ; les couronnes étaient si belles ! Au contraire M. Villemain ne faisait point de l’art pour l’art ; la littérature, disons mieux, la poésie et l’éloquence étaient pour lui deux grands instruments, donnés de Dieu à l’homme pour un but utile, noble, saint ; instruments de mort ou de vie, de ruine ou de salut pour l’homme, pour la nation, pour l’humanité. Lui, ne sépara jamais la forme du fond ; jamais il n’applaudit à la seule élégance des mots, sans pousser plus loin et sans se demander s’ils disent vrai. De là, ses préférences, inclinant le plus souvent vers la littérature la plus sérieuse. En Italie il rencontre Dante et comme vous il s’attache à ce grand poëte incontestablement le plus sérieux de tous les poëtes. En Angleterre, l’éloquence politique l’attire, malgré une forme souvent imparfaite, rude quelquefois : mais il voit l’homme dans l’orateur, il voit le cœur du patriote, la sagesse de l’homme d’État ; cette littérature du parlement, si on veut l’appeler ainsi, contient en elle le bonheur ou le malheur, le progrès ou le déclin, la liberté ou la servitude de l’Angleterre, même de l’Europe. Aussi quel Français avant lui avait parlé comme il le fait de Pitt, de Fox, de Burke, d’Erskine ? Dans les temps anciens, même après avoir si bien lu et compris Cicéron, Sénèque, Marc-Aurèle, sur qui s’arrête-t-il avec plus d’amour ? Sur les Pères de l’Église, saint Basile, saint Jean Chrysostome, saint Augustin, saint Ambroise. Ces noms-là reviennent sans cesse sous sa plume, et je me rappelle un passage où il parle des longues veilles, pleines de fatigue et de délices, qu’il consacrait à feuilleter ces pages plus aimées de lui que toutes autres ; il les aimait, non qu’elles fussent plus belles, mais parce qu’il les savait plus salutaires et plus vraies.
En effet, quand vous applaudissez avec tant de justice à la transformation du monde entre le VIe et le XIIIe siècle, ne vous demandez-vous pas quelle en fut la cause première ? Si, à l’origine et au-dessus de ces grandes choses, il n’y a pas eu une vérité suprême, immuable, éternelle ? Si la vérité absolue n’existe point ou si l’intelligence humaine est éternellement incapable de la saisir ? Si le besoin qu’elle a de la vérité doit être éternellement trompé ? Et quel abîme, plein de désespoir et de ténèbres, ce serait que la vie humaine, si elle ne connaissait rien que de changeant et de successif, et si, dans l’ordre de la pensée, elle ne pouvait s’appuyer sur rien de plus grand, de plus durable, de plus certain qu’elle-même ?
Il y a là des questions que je ne veux pas toucher, encore moins discuter. Vous ne l’ignorez point du reste ; c’est le littérateur, le philologue, l’écrivain, que l’Académie couronne en vous nommant ; ce n’est pas le penseur ni le philosophe ; je ne dis pas le métaphysicien, ce titre ne vous plairait point.
Je ne rappellerai qu’en passant une absence, je ne veux pas dire une retraite, objet pour moi d’un regret personnel que mon cœur d’ami ne saurait taire. Mais laissez-moi vous le dire, Monsieur. Ce n’est pas seulement ici un académicien qui répond à un académicien ; c’est une âme sincère qui parle à une âme sincère ; elle a besoin de s’expliquer et elle est sûre qu’elle n’offense pas. Vous avez cru que la science, c’est-à-dire la science des faits, la science des choses visibles, devait suffire à l’humanité ; vous avez interdit à l’homme d’aller au delà. Ce travail naturel et logique qui des choses visibles s’élève aux choses invisibles et qui est le labeur propre et la plus haute mission de notre raison, avec un stoïcisme impitoyable, vous avez cru devoir le supprimer ; vous avez mis en interdit l’intelligence humaine. Mais, soyez-en sûr, Monsieur, pour le bonheur de l’humanité, vous ne la déferez point ni ne la referez. L’humanité restera avec ses instincts qui ont besoin de la terre, mais qui ont besoin aussi d’autre chose que de la terre. La science strictement bornée à l’élément matériel, cette science toute sèche qui étudie les faits sans remonter à la cause suprême, ne suffira jamais à contenter l’humanité. Il faut à l’homme un autre exercice et une autre satisfaction pour sa raison, d’autres consolations pour sa vie, d’autres espérances pour ses douleurs, d’autres fleurs pour honorer le tombeau de ses pères, d’autres chants à chanter sur le berceau de ses petits enfants. Il l’a bien éprouvé, celui-là même que vous appelez votre maître et dont vous avez écrit l’éloge (il faut que votre modestie me permette de vous dire que je mets le panégyriste bien au-dessus du héros) ; Auguste Comte a éprouvé, dans la dernière période de sa vie, ce que vous appelez une réaction mystique, étrange et confuse, il est vrai, où il se faisait grand-prêtre, célébrait un culte (un culte sans Dieu) et passait des jours à lire, en même temps que les œuvres de certains poëtes favoris, l’Imitation de Jésus-Christ. Vous-même, vous trahissez, malgré vous, cette inquiétude du génie humain auquel ce qu’il voit et ce qu’il touche ne saurait suffire, lorsque, dans de beaux vers (car vous avez fait des vers, même dans la langue d’aujourd’hui), vous invoquez la terre à défaut d’autre Divinité ; vous voudriez la suivre, « plein, dites-vous, d’extase et d’effroi » ; vous voudriez « sentir sous vos pieds l’abyme et son mystère », et vous êtes désolé de ne rencontrer que « des soleils sans nombre »
Vains atomes,
Perdus dans les royaumes
Et du vide et du froid.
Non, Monsieur, tout n’est pas si vide ni si froid. Il y a quelque chose, et quelque chose de perceptible, au-delà de la science purement matérielle. Ce n’est pas un Père de l’Église ni un philosophe que je vais vous citer ; ce n’est, rassurez-vous, ni un théologien ni un métaphysicien ; ni saint Augustin ni Platon. C’est tout simplement l’homme du peuple, le comédien, mais aussi le grand penseur, Shakspeare. Vous vous rappelez ce mot : « Il y a plus de choses au ciel et sur la terre, Horatio, que ne peut en rêver votre philosophie, » à plus forte raison votre biologie et votre physiologie. L’imagination, la raison même, ne sont pas si courtes que la science. Cette vérité impalpable qui ne se révèle pas dans le laboratoire du chimiste, cette inconnue qui disparaît au fond des alambics et se cache hors de la portée des télescopes, cette x qu’aucune recherche expérimentale ne parviendra à dégager ; nous, plébéiens de la science, nous la connaissons et nous l’appelons Dieu !
Plébéiens de la science ! Mais pourquoi prononcer ce mot ? Est-ce que, parmi ces intelligences que l’on juge inférieures, il ne faut pas compter les plus illustres savants des siècles passés, Newton, Euler, Leibnitz, Descartes, Pascal, Linné ; et les plus illustres aussi de notre siècle, Cuvier, Ampère, Biot, Blainville, Flourens, Récamier, et tant d’autres qui sont encore au milieu de nous et dont les noms que je ne dois pas prononcer retentissent encore sous ces voûtes ? Non, ce n’est pas un modeste écrivain comme moi, c’est toute la science d’autrefois et la science d’aujourd’hui, qui, par ses noms les plus glorieux, proteste contre la science d’Auguste Comte.
Vous terminez, Monsieur, par un souvenir patriotique des malheurs de notre France. Il y a vingt-deux ans, à une époque déjà bien troublée, de généreuses illusions remplissaient votre âme. Vous voyiez alors, dans un avenir peu éloigné, la guerre rendue presque impossible, les armées réduites à quelques volontaires, les révolutions devenant de plus en plus clémentes et magnanimes, la destinée des nations confiée sans péril aux prolétaires des grandes cités ; les barbares du Nord seuls vous inquiétaient, mais vous comptiez pour les repousser sur l’alliance de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. Noble confiance que, même avant nos derniers malheurs, vous avez été amené à rétracter ! Le progrès du siècle, hélas ! n’a rendu ni la guerre moins inévitable, ni la force militaire moins écrasante, ni les révolutions plus miséricordieuses, ni les prolétaires parisiens plus capables de gouverner la France, ni enfin l’Allemagne plus amie, ni l’Italie plus reconnaissante. Mais, sans nous arrêter à ce qui nous attriste et nous abat, pensons aussi à ce qui nous honore et nous relève. L’énumération pourra en être longue ; mais votre patriotisme ne s’en plaindra pas. Un certain jour, vous avez adopté un mot que notre dictionnaire n’accepte point ; comme philologues nous l’aimons peu, comme moralistes nous ne pouvons nous empêcher de l’aimer. C’est le mot d’altruisme, opposé au mot d’égoïsme, et que du reste on peut traduire par les mots de dévouement et de charité. Ces altruistes, ces hommes dévoués, ces âmes charitables, grâce à Dieu, ne manqueront jamais à notre pays. Notre armée en a eu par milliers, vieux soldats à qui le péril de la patrie avait rendu leur épée ; jeunes volontaires devenus soldats pour un jour, le jour du combat et de la mort ; et je sais telle école qui a pu remplir tout un volume des noms de ses jeunes élèves morts au champ d’honneur (1). Telles étaient aussi ces nobles victimes, récompensées d’une vie de dévouement par la captivité et l’assassinat, ces soldats, ces gendarmes, ces prêtres, ces dominicains, ces jésuites (j’aime à appeler les choses et les hommes par leur nom), ce pontife et ce chef de la magistrature qui, marchant à la mort appuyés l’un sur l’autre, étaient comme un emblème de l’alliance entre la patrie et l’Église. Tel a été ailleurs ce généreux Henri de l’Espée, rencontrant la mort dans la cité à laquelle il allait porter son dévouement. Tels sont encore ces frères des écoles chrétiennes, courageux infirmiers auxquels, après avoir parcouru la longue liste des dévouements civiques, l’Académie a tout d’une voix décerné la palme du dévouement ; instituteurs consciencieux et intelligents auxquels vous, Monsieur, vous avez si noblement rendu une justice dont nous vous remercions. Tels sont aussi ces jeunes officiers qui versaient hier leur sang pour le pays et aujourd’hui vont consoler, instruire, encourager l’ouvrier et le pauvre ; et enfin ces modestes lauréats qu’ici, au nom de M. de Montyon, nous couronnons chaque année avec tant de joie, ces humbles servantes, ces obscures chrétiennes, ces pauvres, bienfaiteurs des pauvres. Je dois l’avouer, ce n’est pas la philosophie positive qui a inspiré leur dévouement, pas plus qu’elle n’a inspiré cet humble caporal qui, tombant sur le champ de bataille, dit à son camarade : « Je vais au ciel, prie pour moi, je prierai pour toi. » Non, ils ont puisé leur dévouement à une source plus haute, j’ajoute, plus vraie ; mais vous ne les en aimez pas moins, Monsieur, j’en suis sûr.
Je sais qu’ici vous serez de mon avis. Il s’agit de générosité et de patriotisme. Assez de voix s’élèvent pour nous rabaisser ; assez de passions infimes nous font redescendre vers la terre ; assez d’humiliations et de doutes nous ont énervés ; assez de rancunes encore non satisfaites, de triomphantes ironies, de dédaigneuses curiosités poursuivent au dehors notre pauvre France ; assez de passions haineuses et cupides la déchirent au dedans. Laissons cela, aimons tout ce qui peut nous ennoblir et nous relever. Ne craignons pas que notre horizon soit trop vaste, notre ciel trop lumineux et trop pur. Mettons bien haut notre amour, notre culte, notre Dieu, afin de forcer notre cœur à s’élever et à s’ouvrir. De trop de côtés, on nous dit : les cœurs en bas : Corda deorsum ! Aimons toutes les voix qui nous disent : Sursum corda, les cœurs en haut !
Souvenirs de l’École Sainte-Geneviève. — Notice sur les élèves tués à l’ennemi, par le R. P. Chauveau, de la Compagnie de Jésus ; Paris, 1872.