Réponse au discours de réception de Prosper Duvergier de Hauranne

Le 29 février 1872

Alfred-Auguste CUVILLIER-FLEURY

Monsieur,

Quand j’ai relu tout récemment votre histoire, aujourd’hui si connue, du Gouvernement parlementaire, pour y retrouver les titres qui vous avaient si justement assuré les suffrages de l’Académie française, me permettrez-vous de vous dire à quelle illusion j’ai cédé ? J’ai essayé de croire un instant que vous n’aviez été toute votre vie qu’un homme de lettres ; que cette histoire, résumé de vos études, non de votre expérience, avait été écrite dans le calme de vos souvenirs et dans la sérénité de vos impressions solitaires. Je me suis figuré un historien étranger aux événements, les jugeant avec un désintéressement impartial et une sagacité dégagée de toute passion personnelle. Dans ce rêve de mon esprit, je me suis attaché uniquement aux mérites de l’écrivain. Je n’ai demandé à votre œuvre qu’une exposition lucide, un récit animé, un style clair et précis, la pénétration et le mouvement. Tous ces mérites, Monsieur, vous les avez ; ils suffisaient à justifier le choix de notre compagnie ; et ce n’est pas sur ce point que ma volontaire illusion me trompait. J’y renonce pourtant, afin de vous rendre une justice non moins sincère et plus complète.

Vous n’êtes pas seulement un écrivain. Vous avez été, vous êtes encore, quand vous écrivez, un homme d’action. Vous avez droit de compter parmi ceux de nos confrères que la politique active a donnés de nos jours à l’Académie. La politique a deux formes imposantes sous lesquelles nous l’associons volontiers à nos travaux, l’éloquence et l’histoire, l’une ou l’autre, quelquefois les deux. Une fois ici, la politique perd son nom ; elle n’est plus qu’une des aptitudes supérieures de l’intelligence. Cela nous autorise à chercher ce que le politique emprunte souvent au lettré, et surtout ce qu’il lui prête. Nous ne sommes pas des distributeurs de marguerites ou d’églantines ; nous aimons à rallier dans cette calme enceinte les hommes éminents, éprouvés par les orages de la vie publique, même si leur drapeau couvre de graves dissentiments entre eux et nous. Nous sommes institués pour honorer et couronner l’esprit, non pour guerroyer contre des doctrines et exterminer des systèmes. La littérature et la politique, alliance tour à tour bienfaisante et redoutable, féconde pour le bien comme pour le mal ! Les échos de l’histoire sont tout pleins des accents de la grande éloquence et des sifflements aigus de la satire. L’ardent pamphlet y a sa place comme le panégyrique vengeur et inspiré, la Verrine comme la Milonienne, Eschine comme Démosthène, William Cobbett comme M. Canning. Tous ces noms appartiennent à la critique littéraire par le talent, au jugement historique par la responsabilité. Tout homme est responsable de l’emploi qu’il a fait de son génie ; et si ce n’est pas ici, Monsieur, qu’un tel procès peut s’instruire, la part qu’un esprit supérieurement cultivé a mise dans la lutte des opinions, son influence servie par son talent ou détournée par sa passion, c’est là une étude que votre destinée nous offre, quand nous essayons d’en résumer, dans un coup d’œil rapide, les phases si vivement caractérisées et si diverses.

J’aurai beau faire. J’ai lu tous vos écrits, et j’ai relu tous vos discours. Votre loyale confiance a voulu me rappeler, en les mettant sans distinction sous mes yeux, ceux même que je n’aurais pas recherchés et que j’aurais voulu oublier. J’ai interrogé tous les souvenirs de votre longue vie, mis par vous à ma discrétion avec une sincérité dont j’aime à vous remercier ici publiquement. J’ai recueilli les témoignages de vos amis, de ceux même qui ne l’étaient plus. Mais, si complète que fût mon étude, elle n’a pu échapper à une conclusion qui s’est imposée dès l’abord à mon jugement : en vous, le lettré, le touriste (vous l’étiez souvent), l’écrivain et le conteur, le journaliste et l’historien avaient un point de départ exclusivement politique. Partout se retrouve en vous la trace de ce moule indestructible d’où vous êtes sorti, non pas toujours pour le repos du monde ou pour le vôtre, mais avec une rare vigueur et une durable empreinte d’éminente personnalité.

Si j’interroge vos premières années, après des études où votre esprit quelque peu indocile s’était, dites-vous, donné carrière, je me trouve arrêté par un incident qui a le droit de nous faire sourire. Au début de votre vie intelligente, je rencontre trois vaudevilles, innocents produits de votre bonne humeur juvénile. Innocents, oui sans doute, jusqu’au moment où un journal dévoué au second Empire eut l’idée de vous faire un crime de ces péchés de jeunesse que tout le monde avait oubliés, vous surtout. Les deux premiers furent exhumés, non sans peine. Quant au troisième, on vous accusait de l’avoir fait supprimer dans les dépôts publics, où il ne se retrouvait plus. L’accusation était sérieuse, Vous la laissiez grossir, ayant pour y répondre une assez bonne raison ; et un jour que M. Ravenel, conservateur des imprimés à la Bibliothèque impériale, se montrait fort inquiet de cette suppression de l’Arlequin jaloux (c’était lui qui manquait à l’appel) : « L’Arlequin est tombé à plat, lui dites-vous ; il n’a jamais été imprimé. Apprenez cela aux personnes qui veulent bien se donner tant de peine pour réunir mes œuvres complètes. »

La muse comique vous avait malgré tout visiblement tenté. Il vous en était resté quelque chose. Ces grelots de la fantaisie satirique, par lesquels vous aviez fêté vos vingt ans, on en retrouve par moment l’écho, bien plus tard, dans vos œuvres les plus sérieuses et dans vos actes les moins suspects de jovialité. Les ridicules et les travers de la comédie humaine ne défilent pas impunément sous vos yeux. Vous les arrêtez au passage pour les étudier, parfois pour les peindre. Vous ne riez guère ; vous faites volontiers rire aux dépens des autres. Vos discours politiques, dans ces banquets trop fameux dont vous étiez, après Lamartine, l’orateur le plus populaire, ne sont pour la plupart que de longs éclats de rire. À chaque instant, si j’en crois les parenthèses qui y fourmillent, d’immenses accès d’hilarité vous interrompent. Vous n’avez pas l’air de vous en plaindre. Paul-Louis Courier, le grand pamphlétaire, celui qui disait : « J’ai donné dans la Charte en plein, » avait créé un genre. Vous avez appris à son école, et aussi en fréquentant les hustings d’Angleterre les jours d’élection, comment une idée, quand on l’affuble d’un manteau de comédie, fait sa trouée dans les foules compactes où le rire est à la fois électrique et contagieux. Et même, dans vos écrits le plus sérieusement conçus, vous ne vous refusez pas ce dangereux assaisonnement du comique, mêlé au drame de la vie humaine. Dans votre grande Histoire du gouvernement parlementaire, la comédie se glisse, puis s’étale, au milieu des récits les plus imposants. Vous mettez un soin infini à recueillir dans toute sorte de pièces inédites ou peu connues, mémoires, correspondances, rapports de police, simples billets, même ceux des femmes, des témoignages toujours dignes de foi, puisque vous y croyez, mais qui contrastent avec la gravité habituelle de votre récit. C’est ainsi que vous avez introduit, dirai-je le vaudeville ou la comédie ? dans l’alcôve où se mourait un des rois de la branche aînée des Bourbons, le plus sage de tous, puisqu’il avait donné la charte, qu’il l’avait jurée et qu’il avait tenu son serment.

J’ai parlé de votre voyage en Angleterre, vers 1826 ; c’est la première rencontre vraiment sérieuse de votre vie avec la politique. Vous étiez encore bien jeune ; mais quelques années auparavant on vous avait vu entrer au Globe, où,grâce à une intelligente direction, à un dessein libéral et à un choix habile, la raison « n’attendait pas le nombre des années. » Vous étiez tous jeunes, tous armés d’une plume alerte et incisive, tous préparés pour la lutte, l’innovation, la course à franc étrier dans la critique, la philosophie, le roman, l’histoire, l’examen hardi et tranchant ; car c’est là que nous apprenions un jour par la bouche du plus athénien d’entre vous « comment les dogmes finissent. » C’est aussi là que la politique vous attendait. Elle n’avait fait jusqu’alors que vous essayer, sans vous asservir. On eût dit que vous n’étiez pas pressé. Votre respectable père était depuis 1816 questeur de la Chambre des députés. Vous aviez assisté avec lui à des banquets ultra-royalistes qui ne vous avaient pas donné grand goût pour la réaction. Vous aviez aussi votre place dans la tribune de la questure, mais vous n’en abusiez pas. Un drame à grand tapage, ou quelque comédie bien charpentée, comme on disait alors, était bien mieux votre affaire. Pourtant, une fois à Londres, car j’y reviens avec vous, correspondant du Globe, témoin et chroniqueur d’élections politiques, le sort en était jeté ; votre véritable carrière commençait.

C’était au plus fort de l’agitation catholique. Sir Robert Wilson, candidat à Southwark, rompait des lances eu faveur de la tolérance religieuse. Il vous avait permis de l’accompagner dans la bataille électorale. C’était vous armer chevalier. Vous n’auriez pu d’ailleurs trouver un plus sûr guide dans ce premier essai que vous faisiez de la vie publique. Vos Lettres sur les élections anglaises eurent un grand succès à Paris. Vous les écriviez au courant de la plume, presque au hasard de vos impressions de chaque jour. Vous jugiez l’Angleterre électorale avec un mélange d’ironie et de réflexion que justifiait le spectacle parfois si burlesque, au fond si sérieux, qui se déroulait sous vos regards. C’était bien avant ces grandes réformes où les Anglais excellent à s’arrêter prudemment, sans se donner, comme nous, par-dessus le marché, le luxe d’une révolution. Votre verve de jeune écrivain ne se refusait d’ailleurs aucune satisfaction aux dépens de vos hôtes. Vous acceptiez tout dans cette exhibition de leurs ridicules qu’ils vous prodiguaient ; vous leur prêtiez quelquefois. Voici, par exemple, comment vous faites parler un électeur qu’un candidat est venu solliciter :
« Je ne demande pas mieux que de vous donner mon suffrage ; mais je n’aime pas les diligences (c’était en 1826). Il me faut une voiture particulière. Ce n’est pas tout ; je n’ai pas l’habitude de me séparer de ma famille ; vous la transporterez donc tout entière avec moi ; et, comme nous avons tous un grand appétit en voyage, vous aurez soin de nous fournir chaque jour quatre repas somptueux (1). »

Vous vous amusiez ainsi aux dépens de la corruption anglaise, en la chargeant quelquefois ; mais votre raillerie passait la Manche dans le packet-boat ; et la traversée ne lui nuisait pas. Charge en deçà du détroit, vérité au delà.

Quoi qu’il en soit, votre livre est certainement un témoignage très-utile à consulter sur l’Angleterre de 1826. La physionomie de ce grand pays a bien changé depuis cette époque. On la reconnaît encore dans vos amusantes esquisses. Vous vous y êtes peint vous-même avec une sincérité originale, et comme si vous aviez été engagé pour votre compte dans cette campagne électorale où vous ne serviez qu’en volontaire. Mais, bousculé comme vous l’aviez été si souvent, assailli sur les tréteaux populaires de projectiles de toute espèce, hué, sifflé, injurié dans la personne des candidats vos amis, vous n’aviez rien eu à leur envier, et vous pouviez désormais aborder la vie militante : vos preuves étaient faites.

Le Globe vous attendait ; le succès de votre correspondance électorale vous désignait pour la polémique, alors si vive entre les partis. Vous y aviez préludé dans ce même journal par la critique littéraire, dont il faut bien que je dise un mot, dussé-je remonter de quelques années en arrière. La critique n’avait pas laissé que de compter dans votre vie passée. C’est aux classiques de l’Empire que vous aviez surtout déclaré la guerre, vous et vos amis. Quel entrain ! quelle moquerie ! quelle foi dans l’avenir des théories nouvelles ! quelle triomphante prédiction de merveilles que vous aperceviez seuls à l’horizon de la littérature ! quel mépris pour les ultras de la vieille tragédie, plus combattus que ceux du droit divin ! Notre spirituel Viennet ne vous l’a jamais pardonné. Un jour, mais beaucoup plus tard, qu’il lisait dans une nombreuse compagnie, et devant vous sa fameuse épître intitulée : À mes quatre-vingts ans, arrivé à une tirade des plus irritées contre le romantisme qui, aussi bien, s’était fait vieux à son tour : « Ceci est pour vous, Monsieur, » dit-il en s’arrêtant et en vous lançant un de ces regards qu’il essayait, quoique bon homme, de rendre terribles. Vous vous étiez fait personnellement des ennemis littéraires qui vous ont gardé plus longtemps rancune que vos adversaires politiques. Ce n’est pas peu dire. Votre article sur les deux Fiesque, que Schiller eût fort approuvé, vous brouilla pour toute sa vie avec l’honnête Ancelot. Vous étiez de l’école de Beyle, le fameux Stendhal ; comme critique, vous emportiez le morceau. Un de vos amis disait à ce propos : « Duvergier a eu du bonheur, Beyle ne l’a pas trop gâté. » Au fait, vous étiez tous, au Globe, de platoniques amants de la nouveauté, que vous adoriez sans trop vous compromettre avec elle, restés en dépit de vous-mêmes des écrivains de goût et de bon sens, divinisant Shakespeare et discutant Hernani. Je ne veux pas citer des noms, les œuvres parlent.

Je m’attache volontiers, Monsieur, à ces quinze premières années de votre vie littéraire qui nous mènent, malgré tout et d’un cours si rapide, à la révolution de Juillet. Une fois là je sens bien que l’homme de lettres va m’échapper. L’homme d’esprit nous reste. La polémique politique vous avait rompu à la lutte et aux affaires. La société Aide-toi, le Ciel t’aidera, vous avait dressé à la discipline dans l’opposition. Vous parliez beaucoup de l’Angleterre ; vous en parliez bien. Vous étiez sage et prudent ; même vous l’étiez tant qu’un jour, le Globe ayant éprouvé le besoin de mettre quelques sourdines à sa politique de combat, vous fûtes choisi avec trois autres rédacteurs du journal, devenus plus tard membres de notre Institut (2), pour aider M. Dubois à modérer M. Pierre Leroux.

La Restauration vous avait fait journaliste, la révolution de Juillet vous fit député. Il est rare d’entrer mieux armé que vous ne l’étiez dans cette vie publique où, avant de recevoir les coups, vous aviez si bien appris à les rendre. Vous aviez une grande force. Vous étiez libéral, libéral par instinct, par principe, par destination. Vous l’avez toujours été, même en l’étant trop ; et c’est là certainement ce qui a fait, d’accord avec votre talent, la grande importance de votre rôle. Il y a un moment de votre vie où tout ce que vous aviez appris par l’étude et l’expérience, vos impressions si multiples, vos connaissances si variées, votre situation si indépendante, vos relations, vos amitiés, tout se réunit comme à un rendez-vous commun pour vous assister dans la lutte où votre avenir s’engageait. De toutes les ambitions, les plus désintéressées sont souvent les plus ardentes. Vous aviez une de celles-là. Ce premier essai du gouvernement libre qui avait abouti, par le fatal excès de la prérogative royale, à un sanglant divorce entre la royauté et le parlement, avait raffermi en vous l’esprit libéral de votre première jeunesse. Aussi fîtes-vous partie, dès l’orageux début du nouveau règne, de ce groupe d’intrépides lutteurs qui lui servit de rempart contre l’anarchie. Vous combattiez dans le rang, sans prétendre au pouvoir, ne visant qu’au succès de sa cause, qui était celle de la liberté même ; soldat à chevrons de l’armée constitutionnelle ; bien venu de ses chefs, souvent consulté ; conseiller volontaire et serviteur loyal, parfois exigeant et moins docile que zélé.

C’est ainsi que vous avez traversé les dix premières années du gouvernement de Juillet, dans une action rarement interrompue, toujours utile. Vous saviez donner l’intérêt de l’improvisation à des discours habilement préparés. On aimait dans votre style oratoire cette clarté qui parfois sautait aux yeux comme un jet de lumière électrique. Vous aviez d’ailleurs ce qui distingue les vrais politiques, et ne les laisse pas confondus dans le troupeau des rhéteurs, la science et le goût des affaires publiques. L’économie politique ne vous inspirait ni dédain ni répugnance. Vous traitiez les questions qui s’y rapportent avec cette précision ferme et lucide que notre compagnie a toujours eue en si grande estime, et qu’elle a honorée souvent dans les hommes de science pratique, associés par elle à ses travaux.

Entre la révolution de Juillet et celle de Février, dix-huit ans s’écoulent. On eût dit que vous en aviez fait deux parts : dans l’une vous souteniez le gouvernement, dans l’autre vous le combattiez. Non que je prétende que vous ayez voulu essayer ces deux rôles, l’un après l’autre, pour compléter votre éducation politique. Votre imagination était vive ; elle vous montrait le gouvernement parlementaire en grand péril, quand ce péril n’était que dans votre imagination même. Votre caractère était entier il vous avait tourné contre des amis de vingt ans qui ne partageaient pas vos alarmes.

Mille fois ils m’ont tout promis ;
Mais le siècle en fourbes abonde,
Et je ne hais rien tant au monde
Que la plupart de mes amis...

Au fait, vous ne pouviez pardonner à la plupart de vos amis d’être sortis, en 1840, de la coalition parlementaire qui avait renversé le comte Molé, quand elle n’avait plus aucun but, suivant eux, si ce n’était de troubler l’État.

Vous venez de dire qu’elle a été mal jugée. Il n’est pour les coalitions qu’un jugement possible, le blâme de l’histoire, après celui de leurs auteurs eux-mêmes, qui ne leur a jamais manqué. Quand M. de Chateaubriand, M. Molé et M. de Talleyrand, après l’assassinat du duc de Berry, s’essayaient, par haine du comte Decazes, à réaliser l’alliance de la droite et de la gauche, sans trop de souci des lois destinées à protéger la sûreté de la famille royale, vous faites remarquer que les royalistes modérés avaient peu de goût pour « cette tactique plus habile que loyale » (3). Voilà, Monsieur, le jugement de l’histoire, un peu dur peut-être, mais le vôtre, sur les coalitions.

Je ne dirai rien de plus de ce grand conflit ; les intentions, ni en 1820 ni en 1838, ne peuvent être accusées par nous ni discutées ; mais le respect des personnes n’exclut pas, ici surtout, l’étude philosophique des opinions et des idées. Pourquoi ne dirions-nous pas, par exemple, que votre prétention de constituer un gouvernement parlementaire, monarchie ou république, sur l’insignifiance, volontaire ou contrainte, de son principal agent dans l’ordre exécutif, est philosophiquement une idée fausse ? Décrétez l’imbécillité du chef suprême de tout grand État, ou vous n’aurez rien fait. Vous êtes actif et doué d’un rare esprit, Monsieur ; vous n’avez pas un trop grand dédain pour vos propres idées ; votre parole est toujours prête. Qu’auriez-vous fait si par malheur vous aviez été roi ? J’aurais bien voulu vous y voir ! Vous auriez, j’en suis sûr, respecté la charte de 1830 dans sa lettre et dans son esprit. Couvert devant le pays par une responsabilité que l’éminente valeur de si habiles ministres eût garantie aux yeux de tous, vous seriez-vous interdit de mettre votre part d’expérience personnelle dans la balance des délibérations du cabinet ? Cela est-il possible en France, et même ailleurs ? Connaissez-vous un pays constitutionnel, grand ou petit, royauté ou république, où le chef de l’État ne soit rien ? L’énergique Lincoln n’était-il rien ? Victor-Emmanuel a-t-il trop mis du sien dans l’indépendance de l’Italie ? Le prudent roi Léopold était-il compté pour rien en Belgique ? Passe pour l’Angleterre, quand elle a pour reine une femme de bon sens. Faudra-il refaire la loi salique en sens contraire ? En France, on veut toujours être quelque chose, même quand on est roi. On veut être compté, même si l’on a sauvé son pays des suites d’une horrible guerre et d’une rébellion sauvage, et si on ne lui demande en retour, au lieu de reconnaissance (les peuples n’en donnent pas), qu’un peu de mémoire, de prévoyance et de patience.

Mais enfin cette royauté que vous jugiez si puissante, Monsieur, elle est tombée, sans doute parce qu’elle ne l’était pas assez. Ce gouvernement parlementaire que vous aimiez tant, il a péri, bien malgré vous, je le reconnais, dans un de ces embrassements qui étouffent en voulant sauver... Le cardinal de Retz, parlant de la cabale qui précéda les barricades de la Fronde, et racontant la surprise des honnêtes libéraux du temps qui, avaient donné la main, sans le vouloir, aux menées des factieux : « Ils l’a fesoient eux mesmes (cette cabale), dit-il, mais ils ne la cognoissoient pas ; et l’aveuglement, en ces matières, des bien intentionnés, est suivi pour l’ordinaire bien tost après de la pénétration de ceux qui meslent la passion et la faction dans les intérêts publics... (Telle est) l’erreur de ceux qui prétendent qu’il ne fault pas craindre de parti quand il n’y a point de chef. Ils naissent quelquefois dans une nuit... (4). »
Le gouvernement parlementaire, depuis vos deux voyages en Angleterre jusqu’à la révolution de 1848, avait été l’idée fixe de votre esprit, votre client préféré, votre passion un moment malheureuse, mais toujours fidèle. Votre attitude et votre hardi langage dans les deux assemblées qui avaient succédé à la chute du trône n’avaient pas donné une très-favorable idée de votre complaisance aux audacieux séides qui complotaient et préparaient de loin le coup d’État du 2 Décembre. Aussi avait-on pris des précautions contre vous. Tout sert à qui veut s’instruire, même la prison. Vous aviez eu à étudier en théorie, dans une commission de l’Assemblée législative, les différents systèmes de détention qui se partagent l’opinion des criminalistes. Incarcéré à Mazas, transporté ensuite au fort de Vincennes, puis transféré à Sainte-Pélagie, votre expérience commençait à être fort avancée. Un décret d’exil l’abrégea. De retour en France, vous étiez dans la force de l’âge, votre passion seule était ancienne. Vous étiez resté libéral avec quelques autres, incorrigibles comme vous. C’est alors que commença votre grand travail sur le gouvernement parlementaire. Votre premier volume est de 1857.

Heureux celui qui revit dans un bon livre !

La liberté abattue, vous avez écrit son histoire. Pour elle, c’était reprendre pied sur notre terre de France ; pour vous, c’était revivre. Votre livre se donnait par avance une longue carrière entre deux dates diversement mémorables, 1814 et 1848. On nous dit que vous n’irez pas jusqu’à cette dernière ? Personne ne croira qu’elle vous fait peur. Vos dix volumes de l’Histoire de la Restauration n’en seront pas moins un ouvrage complet, bien conçu dans son ensemble, inspiré par un esprit libéral et pratique, sachant affirmer et conclure, le produit le plus viril de votre plume infatigable.

Vous me sauriez mauvais gré de présenter ici l’analyse d’un tel livre, qui n’en serait qu’une réduction affaiblie. Je tiens seulement à caractériser en quelques mots l’inspiration d’où il est sorti, la méthode que vous avez suivie, la forme que vous avez adoptée. Quant à votre méthode, elle paraît simple. D’autres ont écrit avant vous l’histoire de la Restauration. Le premier en date, avec un talent d’écrivain incontestable, n’a fait en réalité qu’une chronique élégante et partiale. L’auteur des Méditations a écrit en prose, et non sans vérité, le poëme des Bourbons rétablis en 1814 sur le trône de France. M. Guizot, ayant à recueillir, dans le premier volume de ses Mémoires, ceux de ses souvenirs personnels qui se rapportaient au règne de la branche aînée, y a cherché surtout la trace de ses impressions et de son action, qui était déjà si grande. Une autre Histoire de la Restauration, la dernière venue mais non trop tard, se distingue par une qualité rare, le goût littéraire dans la narration politique et le choix dans l’abondance. Vous, Monsieur, vous prenez tout. Cela ne veut pas dire que vous n’ayez ni le jugement, qui distingue, ni le tact, qui met chaque chose et surtout chaque personne à sa place. Mais vous ne comprenez l’histoire que comme une vaste information du passé, un laborieux dépouillement de matériaux de toute sorte, d’où la vérité s’échappe à la fin, épurée, par le souffle même qui l’en fait sortir. Je ne vous compare pas aux anciens, qui n’ont rien connu de pareil, Voltaire, dans ses narrations brèves et lucides, supplée à l’étendue par le relief et donne par la sagacité rapide du jugement l’idée de la profondeur. Vous, Monsieur, vous avez voulu reproduire dans sa diversité multiple, bruyante, agitée, avec toutes ses voix retentissantes tom ses échos discordants : la tribune, la presse, la cour, l’église, les écoles, les salons ; vous avez voulu, dis-je, reproduire la réalité de l’histoire d’hier, celle que beaucoup de nous ont vue, sans parler de ceux qui l’ont faite et dont quelques-uns vivent encore.

Telle est votre méthode ; j’ajoute que votre style est d’une bonne école. Le canevas en est large, assez fortement tissu, sans trace de déclamation. Quant à l’inspiration de votre livre, je n’ai plus à en parler : vous avez, Monsieur, aimé avec passion le gouvernement parlementaire. Vous avez raconté ce que vous aimiez. Vous n’aimez pas toujours les hommes. Les institutions vous plaisent. C’est leur rôle dans la mêlée des passions humaines que vous signalez, leur personnalité pour ainsi dire que vous relevez, comme si elles agissaient par elles-mêmes indépendamment des acteurs. La liberté parlementaire est le principal personnage du drame que vous déroulez, elle qui parle, se passionne, attaque et se défend, languit par moment, s’exalte dans d’autres, suffit à tout, même à mettre des armes entre les mains de ses adversaires.

… Primi clypeos mentitaque tela
Agnoscunt, atque ora, sono discordia signant.

C’est un spectacle de ce genre que nous donne votre histoire, quand vous nous conduisez, en 1815, en face de cette chambre qu’on a nommée introuvable et qu’animaient jusqu’à la folie toutes les colères de la réaction royaliste. Étrange destinée du gouvernement parlementaire qui, à son origine au milieu de nous, après la seconde restauration, trouve, dans les passions même qui le détestent, la flamme qui l’a nourri et la chaleur qui l’a fait vivre ! La chambre de 1815 cherchait la domination et elle a trouvé la liberté. Elle a jeté le premier cri, ce cri triomphant de l’enfant nouveau-né, prenant possession de la vie. Ses violences réactionnaires, ses vociférations fanatiques, ses revendications d’initiative et ses révoltes contre le pouvoir personnel de Louis XVIII, entendons-le bien, c’était le gouvernement parlementaire affirmant la vie et saisissant l’empire, cœteris, imperaturum ! Il a fallu arrêter cet essor qui aurait par son excès, la force même qu’il empruntait au droit. Personne n’a mieux raconté que vous, Monsieur, ni mieux démêlé ce double drame qui se jouait alors pour aboutir à l’ordonnance libératrice du 5 septembre 1816, — l’un sur la scène par des acteurs à la voix sonore et au geste expressif, l’autre dans les coulisses de la comédie politique et tout autour du trône, dans les entre-sols du pavillon Marsan. Laissez-moi le dire, Monsieur, la Restauration avait encore plus besoin, à cette époque, de la sagesse de ses amis que de la modération de ses adversaires. Louis XVIII le comprit, et il régna. Son frère, engagé dans les liens que l’auteur de la charte avait habilement détendus, ne sut ni les relâcher ni les briser ; il mourut dans l’exil.

Le roi est parti ; le gouvernement parlementaire est resté.

On croyait alors, dans le pays qui a fait la révolution de 1789, que la liberté des peuples fait la légitimité des rois. Le croit-on encore ? Le gouvernement par la liberté a couru de grands risques depuis quatre-vingts ans. C’est son malheur, non sa faute. « Un homme, écrit le duc de Broglie, avale du poison, faute de savoir supporter pendant quelques jours une indisposition réelle ou imaginaire ; s’il en meurt, cela ne prouve rien contre son corps, qui était sain et bien constitué. » Un pays bien constitué, au sens moderne, c’est un pays libre, monarchie ou république, qui jouit d’un gouvernement parlementaire. Ce gouvernement est à la fois difficile et nécessaire. Qui en doute ? C’est son mérite à vos yeux. Vous n’auriez pas mis la main aux annales de ces peuples dont l’histoire ennuie. Où est-il, cet âge d’or historique ? Dans les champs, « les lis ne travaillent pas, » dit le livre saint. C’est le travail de l’homme qui fait pousser le blé. Les hommes ne se nourrissent ni ne se gouvernent qu’à la sueur du front. Votre livre, Monsieur, n’est ni une histoire de rois fainéants, ni une chronique de sérail, ni l’œuvre d’un endormi. Il crie par toutes ses pages : Au travail ! à la lutte ! à la tribune ! au conseil ! à l’atelier ! au champ de manœuvre ! à l’école ! à l’Institut ! C’est ce travail de tous, des riches et des pauvres, des plus grands et des plus humbles, ce mouvement de la ruche populaire, entretenu par la liberté, que vous avez voulu peindre par le souvenir, hélas ! quand vous vous êtes vu, enseveli tout vivant, dans cette mollesse publique d’où les buveurs d’opium se sont réveillés, un jour, tout surpris de leur désastre, entre les Teutons vainqueurs et les démagogues incendiaires.

Je viens de citer quelques lignes de votre illustre prédécesseur. C’est le moment de vous remercier, Monsieur, de l’avoir si bien jugé. Pour s’estimer réciproquement, il n’est pas besoin de se ressembler. Il suffit de se comprendre ; et aussi l’Académie a paru servir grandement l’intérêt de la vérité, en appelant à la succession du duc de Broglie un des témoins les plus assidus et les plus éminents de sa vie publique. On dirait même, en lisant votre ouvrage, et en vous voyant si souvent attiré au pied de cette tribune qu’il a tant illustrée, que vous aviez comme un pressentiment de la mission académique qui vous était réservée. Vous l’avez dignement remplie ; rien ne manque, dans le résumé de cette vie, à la sûreté ordinaire de vos informations. Non, rien n’y manque ; mais ici, à cette place où vous succédez au duc de Broglie, lui, Monsieur, nous manquera toujours.

L’année 1870, si fatale à la France, n’a pas épargné l’Académie. Le sort a voulu que, dès le début de cette année, j’eusse à lui annoncer, comme directeur, en moins de trois mois la perte successive de trois de ses membres, qui nous avaient quittés par la mort, non autrement.... Ces cruelles épreuves furent suivies bientôt de trois autres, dont la dernière se confondit un moment dans le malheur public (5). Le duc de Broglie, lui, était mort en pleine paix ; et même il avait pu voir, de son dernier regard, après une nuit de vingt ans, poindre dans une aurore encore douteuse les premiers rayons de la liberté politique ; mais il l’avait vue. Quant à nous, rien ne nous consolait. L’Académie faisait une perte irréparable. Non-seulement le reflet de cette belle vie et la pure lumière de ce grand esprit nous étaient enlevés à jamais. D’autres gloires nous restaient, nous restent encore. Le juste orgueil d’une compagnie telle que la nôtre a toujours de quoi s’abuser. Où le cœur a été frappé, le coup retentit longtemps dans un ressentiment douloureux. Nous admirions le duc de Broglie ; car nous l’avions suivi comme vous dans l’activité bienfaisante et dans le grand éclat de son rôle public ; mais dans nos regrets il y avait autre chose encore ; nous l’admirions et nous l’aimions.

L’élection du duc de Broglie à l’Académie française avait été une des dernières joies de ce grave esprit. Il y avait résisté longtemps. Il ne se donnait pas volontiers à son plaisir. Une fois élu, nul n’avait été plus fidèle que lui à ce contrat affectueux qui nous unit par un travail volontaire. Nul n’apportait ici un visage plus ouvert, une cordialité plus simple, une attention plus spéciale. Nos débats l’attiraient et le retenaient. Quand un sujet touchait, si peu que ce fût, aux questions où s’était consumée sa vie, on le voyait s’animer et prendre parti. Un jour, dans les derniers temps, on discutait vivement ici sur la philosophie de Goethe, à propos d’un livre proposé pour une de nos plus brillantes couronnes (6). Un des plus jeunes membres de notre compagnie avait la parole. Il parlait bien. Nous l’écoutions. Le duc de Broglie était assez loin de lui. L’âge qui s’appesantissait chaque jour davantage, moins sur son esprit, toujours présent, que sur son corps souvent épuisé, l’avait alangui un moment. Il semblait dormir. Tout à coup, aux premiers accents de cette voix connue, on put le voir se lever péniblement, puis s’avancer lentement, s’arrêter à peu de distance et écouter debout, la main appuyée à une table voisine. Le jeune orateur gagna sa cause avec éclat ; le livre fut désigné pour le prix. Le duc retourna à sa place sans que le père eût rien dit au fils. Tout le monde comprit l’intime bonheur qu’il avait ressenti, et que la langue de Virgile a pu seule exprimer :

… Tacitum pertentant gaudia pectus.

Pourquoi, Monsieur, ai-je rappelé ces souvenirs tout personnels à M. de Broglie ? Vous avez presque tout dit de sa vie publique. Je ne voudrais toucher à ce que vous m’avez laissé que d’une main discrète. Je voudrais pénétrer, sans y rien troubler de l’harmonie que Dieu y avait mise, au fond de cette nature à la fois si forte et si subtile, je veux dire d’une vigueur inflexible et d’une finesse exquise ; capable de grandes luttes, de résistances obstinées et des plus délicates conceptions dans l’ordre des idées, des sentiments et des devoirs de la vie ordinaire ; un sévère moraliste dans un homme du monde, un penseur sans cesse mêlé à l’action, une âme éprise de la solitude et ardente dans le combat des passions humaines, je ne sais quoi d’inébranlable comme la conscience dans un honnête homme, de mobile et de perfectible comme l’expérience en quête des leçons que la Providence prodigue, même chez les meilleurs, à l’orgueil humain. Tel était, depuis ce premier vote qui protestait contre l’impolitique immolation d’un héros, jusqu’à cet écrit récent et suprême qui revendiquait nos libertés perdues, tel était l’homme qui durant cinquante ans s’était mêlé à la vie orageuse de notre pays, et qui était venu se reposer un jour dans notre calme enceinte, comme dans un port de passage entre deux révolutions.

M. de Broglie avait été reçu à l’Académie en 1856. Il avait soixante et onze ans. Avait-il vraiment accompli sa destinée, le jour on il avait prononcé cette pathétique défense des lois de septembre, qui les fera respecter à jamais, de ceux surtout qui, comme vous, les avaient votées ? N’avait-il plus rien à faire ni à dire depuis le moment où il avait réclamé, devant les prétoriens de César, et du milieu de ses collègues qu’on entraînait, son droit à la prison ? Quoi qu’il en soit, on s’appliquait à chercher ici ce qui, en dehors des grandes aptitudes qui l’avaient désigné aux suffrages académiques, eût fait de lui en toute rencontre un homme supérieur. On était curieux de savoir ce qu’il s’était réservé à lui-même dans cette part si large que Dieu lui avait faite.

M. de Broglie nous en dit bien quelque chose dans ses Notes biographiques, que le plus cher et le plus illustre de ses amis a, par une récente publication, si habilement mises en lumière (7). Mais M. de Broglie ne dit pas tout, car il ne se vante jamais ; et, en même temps, il en dit trop quelquefois ; car il s’accuse de défauts que démentent tous ses actes, et il nous révèle sur certains points une infériorité qu’il est seul à voir. Étrange métamorphose du sens personnel ! « L’amour-propre, a dit la Rochefoucauld, est le plus grand de tous les flatteurs. » Le duc de Broglie pénètre bien plus avant que le philosophe des Maximes dans les secrets de la conscience humaine. Cherchant à nous expliquer, par exemple, pourquoi il ne voulut pas parler trop tôt à la Chambre des Pairs où le roi Louis XVIII venait de l’appeler : « Il ne tiendrait qu’à moi, dit-il, d’en faire honneur à ma modestie… mais j’aime mieux convenir de bonne foi que la timidité fut pour beaucoup dans mon silence, et, comme il arrive presque toujours, l’amour-propre pour beaucoup dans ma timidité. »

Il est incroyable du reste qu’avec une telle défiance de lui-même, le duc de Broglie ait trouvé en lui tout ce qui fait l’orateur puissant ; car à l’orateur il faut l’audace comme au soldat. On me dit, et j’y résiste, qu’une certaine action extérieure lui manquait, au sens du moins où tous les traités de l’art oratoire la font décisive. Sa voix ne semblait pas affecter d’autre accent que celui d’une conversation entre gens qui s’écoutent les uns les autres. Son geste était sobre. La chaleur, elle ne lui venait jamais que d’un certain développement de preuves et de conséquences, habilement déduites, dont l’irrésistible logique, après avoir saisi ses auditeurs, semblait l’atteindre à son tour par une sorte de contre-coup. On eût dit qu’il n’avait pas prévu l’effet de sa parole sur lui-même. L’effet une fois produit, il s’y abandonnait ; en cela il abondait dans son sens, et, comme vous l’avez dit, Monsieur, d’un de ses plus beaux discours, il épuisait la matière (8). Ce qui lui eût semblé superflu, avant la victoire du raisonnement, l’éloquence, même tardive, il l’acceptait dans cette métamorphose de la dialectique en passion qui semble le comble du talent, et qui n’est que l’efflorescence naturelle et comme le luxe d’un vigoureux esprit. C’est lui pourtant qui a écrit : « Mon talent de parole n’a jamais été de premier ordre. » Cela est vrai : son éloquence n’était pas prévue dans les traités de rhétorique. Elle était à lui, originale comme l’était en tout son esprit ; car une de ses qualités, qu’on me permette le mot, même en face de cette physionomie imposante, c’était l’originalité.

Le mot ne se définit pas, quand il s’agit d’un tel homme. Il était toujours lui-même, c’est tout ce que j’en puis dire ; et, quoiqu’il eût passé toute sa vie à se perfectionner, n’étant arrivé que tard et non sans effort à cette grande perfection de la foi chrétienne, il n’avait jamais trop combattu ni contrarié en lui outre mesure ces élans de nature qui étaient comme le relief de sa personne. Il était de grande race, et sa race revivait en lui avec ses fortes qualités, refaites en quelque sorte et remaniées pour son usage. Qui doute que le fils de l’héroïque général qui mourut en confessant la liberté sur l’échafaud de la Terreur, n’eût été à son tour, si Dieu l’avait voulu, intrépide soldat, courageux martyr ? Son petit-fils, presque un enfant, était grièvement blessé, il y a un à peine, dans un combat sous les murs de Paris. Ah ! c’est que l’héroïsme ne se perd pas, quand on l’a dans le sang. Le duc-de Broglie parle de sa timidité ! Il se trompe lui-même, mais ne trompe personne. Il était modeste, non timide. Combien de valeureux hommes de guerre qui ont relevé, par la modestie de leur attitude, l’énergique fermeté de leur âme ! Vauban, Catinat, Drouot, Mac-Mahon, tant d’autres ! Songez qu’il est le descendant de trois braves qui ont fait sans interruption souche de maréchaux. Il a l’instinct de la guerre sans en avoir le goût, et il lui plaira, à une certaine heure décisive, devant un gouvernement violateur des lois, entre la vie et la mort, que l’épée tranche la question par la main d’un homme résolu ; non l’épée ténébreusement aiguisée derrière une porte, dans l’ombre d’un complot nocturne, mais l’épée qui flamboie au soleil, à l’air libre, et dont l’éclair réveille les âmes abattues.

C’est ainsi que le duc de Broglie avait jugé le 18 Brumaire. Je cite après vous, Monsieur, cette opinion de votre prédécesseur, en apparence si contraire à tous ses principes. Je cherche, quant à moi, à quelle fibre elle se reliait, au fond de son cœur généreux. Elle était fille des trois maréchaux. Elle venait d’eux en droite ligne. Pour abolir un régime honteux, l’idée d’une dictature militaire put sembler légitime alors à de très-bons citoyens ; dans l’esprit du jeune gentilhomme, les souvenirs de Senef, de Denain et de Cor­bach n’y nuisaient pas. « Nos revers, durant la campagne de l’an VII, m’avaient causé un profond chagrin, nous dit-il. Ce fut ma première préoccupation patriotique. Les victoires de Hohenlinden et de Marengo me ravissaient d’enthousiasme ! » M. de Broglie, dans un livre profondément réfléchi, et peu d’années avant sa mort, a reproduit cette opinion sur le 18 Brumaire et le Consulat. Il l’avait exprimée devant vous, avec un singulier éclat, quand il fut reçu à l’Académie. « Vos fils me rendront la même justice, lui avait dit, quelques jours plus tard, le neveu couronné du glorieux conjuré de Brumaire, quand le nouvel académicien lui fut présenté, » — « Sire, l’histoire jugera, » avait répondu le duc de Broglie. Il ne savait pas alors que le juge était si pressé, et l’arrêt si prochain !

Cette vivacité du sang dans les veines du duc de Broglie explique bien des actes de sa vie, bien des traits de son caractère. Avant tout, ce vote héroïque en faveur du maréchal Ney, qui éclate comme un coup de feu au début de sa carrière politique ; — puis tant de mots échappés à la verve de son âme et qui circulaient dans les salons, qui parfois étaient des événements parlementaires ; tant de défis où le politique semblait céder la parole au chevalier, Sa gravité tempérait tout, n’arrêtait rien. Non que le gentilhomme en lui se donnât carrière. « Noblesse oblige, » était bien un mot fait pour lui, mais dans ce sens que les devoirs de l’homme obligent plus que ceux du noble.

Quand vint la restauration, Louis XVIII lui fit la surprise de le nommer pair de France. Cette surprise, il faut l’avouer, était encore chez le duc de Broglie un trait de caractère. « Cela, dit-il, peut paraître extraordinaire, mais n’en est pas moins vrai. J’avais totalement oublié que j’étais le chef de la branche aînée de ma famille, l’héritier du duché de Broglie, et qu’à ce titre, puisqu’il s’agissait de créer une chambre des pairs, j’y devais être naturellement appelé. » La fierté de race, il ne l’avait pas ; il n’a jamais eu que l’orgueil de ses idées, peut-être parce qu’elles furent à une certaine époque le triomphe laborieux de son bon sens sur les folles tendances de cette brillante noblesse à laquelle il appartenait. Il réalisait ce type rare en France, malgré d’illustres exceptions, le gentilhomme libéral. Toute, cette ardeur de son sang s’était portée là, pour ainsi dire, et mêlait à la sévère constance de ses convictions politiques, parmi tant de querelles ravivées, une sorte d’ironie agressive et d’impatience nerveuse qui, en plusieurs circonstances de sa vie publique, firent éclat. Non, rien n’aurait pu réprimer en lui cette raillerie supérieure qu’il opposait, sans nul effort d’esprit, à la sottise de ces hobereaux qui, dans leur aveuglément, comme Andrieux l’avait si bien dit :

Au char de la Raison s’attelant par derrière,
Voulaient à reculons l’enfoncer dans l’ornière...

Il y mêlait quelque chose de plus vif lorsque, dans l’involontaire entraînement des idées, il démêlait la perversité des ambitions. S’attaquer aux conquêtes de la Révolution, française ; la menacer dans les principes dont il avait le culte et dont le christianisme fut en lui, plus tard, comme dans son illustre confrère le comte de Montalembert, la sanction décisive. : violenter la liberté de conscience ; rêver des supplices barbares et des proscriptions impies pour venger le Christ sauveur et civilisateur du monde ; infliger le droit d’aînesse à l’égalité conquise dans la famille pacifiée ; défendre l’esclavage des nègres comme une institution et la pratiquer comme un commerce : ces entreprises ou ces menaces de la réaction ultra-royaliste le trouvaient pourvu d’une éloquence redoutable, faite de raison, souvent de pitié, l’une éclatant dans une logique irrésistible, l’autre dans une involontaire ironie. Tous ses grands discours, que je n’ai plus le droit de citer après vous, Monsieur, ont ce double cachet qui lui était propre.

Cela s’appelait alors ne pas savoir traiter avec les hommes ; et il est vrai qu’en ce sens une certaine souplesse lui a toujours manqué. On le vit bien quand il eut à négocier, comme ministre, avec les représentants de l’étranger. Il a, sur ce genre de relations, dans son dernier écrit, tout un chapitre, d’une curiosité saisissante, avec des théories discutables. « Traitez le pape comme s’il avait trois cent mille hommes, » disait Napoléon Ier dans ses jours de bonne humeur. Quand c’était avec la France qu’on traitait, même après 1830, le duc de Broglie ne croyait pas qu’on dût être moins ménager de sa dignité, moins soucieux de son honneur. Il avait raison. Il n’eût pas, comme le général Bonaparte, brisé un plateau de porcelaine dans le salon de M. de Cobentzel, mais il n’eût pas voulu que la France de Juillet se montrât trop pressée ni trop flattée de prendre sa place dans le cadre des vieilles royautés de l’Europe. « Il faut, écrivait-il, qu’un souverain nouveau, fût-il même de race royale, soit un officier de fortune, sous peine de n’être qu’un parvenu. » L’officier de fortune devait, selon lui, être fier et laisser faire la diplomatie à ses ministres. Je m’arrête à cette question. Elle m’entraînerait loin. Je n’y touche que pour signaler, dans M. de Broglie, ces velléités de contradiction loyale que tout son tendre dévouement pour un sage roi n’empêchait pas d’être parfois très-vive ; ce qui est l’honneur de tous les deux.

On se demande après cela pourquoi M. de Broglie, défenseur résolu de toutes les grandes causes libérales, homme de son temps avec de si brillantes attaches dans le passé, ami passionné du progrès, tolérant, patriote, sévère à l’étranger, pourquoi un tel homme n’a pu être populaire ? La question serait mieux posée, si l’on se demandait pourquoi il ne l’a pas voulu. « Le sage, disait la Bruyère, guérit de l’ambition par l’ambition même. Il tend à de si grandes choses qu’il ne peut se borner à ce qu’on appelle des trésors, des postes, la fortune et la faveur. Il ne voit rien dans de si faibles avantages qui soit assez bon et assez solide pour remplir son cœur et pour mériter ses soins et ses désirs. Il a même besoin d’efforts pour ne les pas trop dédaigner. » M. de Broglie revit tout entier dans ce grand portrait qui deux siècles, et son impopularité s’explique. Non qu’elle ait été ni agressive ni affichée ; mais jamais il n’eût donné, pour plaire au roi ni au peuple, un atome de sa conscience. Pour être populaire, il faut donner tout.

Un désintéressement si complet de la gloire humaine ne devait pas se montrer trop rebelle aux attraits de la vie de famille, ni trop indifférent aux austères douceurs de la solitude. Il y revenait comme dans un refuge. Ailleurs il se donnait sans compter. Il se retrouvait là, et se refaisait pour la lutte sans la craindre ni la désirer. Non qu’il fût, comme un éminent esprit nous le disait en 1856, « un métaphysicien que la politique avait enlevé à sa vocation. » C’était presque le contraire qui était la vérité. L’homme d’État primait en lui le philosophe et s’en servait. Il a été certainement un des hommes publics de ce temps-ci qui ont mis le plus d’idées générales au service de leur action, et en même temps un de ceux qui se sont le moins payés de chimères. C’était sa force de voir le vrai en toute chose et de l’affirmer. Le hasard est un mauvais logicien, mais un maître impérieux des affaires humaines. Le duc de Broglie aimait à lui disputer, par la pensée, tout ce qu’il est possible de lui enlever, comme l’a dit Bossuet, par calcul et par prévoyance ; il y employait les vacances de son grand rôle politique. Il en a pris pour diverses causes de très-longues dans le cours de sa vie, n’ayant guère été ministre que pendant cinq ou six ans. Mais qui donc n’eût pas compté avec lui, quand il ne l’était plus ? On l’a justement nommé « un politique consultant ». Des princes qu’il avait plus d’une fois contredits, contrariés peut-être, quand leur famille était puissante, ne faisaient rien de sérieux, une fois en exil, sans prendre le conseil du duc de Broglie. Leur modération s’appuyait à son expérience. « C’était, m’écrivait l’un d’eux, aujourd’hui notre confrère, ce que les Anglais appellent un adviser, un donneur d’avis incomparable.

Sa vie privée avait toujours ainsi une porte ouverte sur les grandes affaires du monde, dont son bonheur même n’a pu le désintéresser. Vous avez justement remarqué que sa liaison avec la famille de Mme de Staël avait profité à son éducation politique. Quant à son mariage même, il eut alors la noble faiblesse, tout homme politique qu’il était, de ne consulter que son cœur : on sait qu’il fut bien inspiré. la duchesse de Broglie était une personne accomplie ; j’aurai tout dit si je rappelle que ce mariage, si brillant pour tous les deux devant le monde et si rempli d’attraits réciproques, ne fut que la rencontre de deux âmes faites l’une pour l’autre.
Publique ou privée, le duc de Broglie a toujours cherché pour sa vie un but qui fut digne de lui. Pour l’atteindre, il travaillait (c’était son mot). Lorsqu’en politique le but était masqué, avili ou perverti, il travaillait encore, mais pour le changer. Il ne faisait ainsi ni plus ni moins que tous les hommes éminents de notre époque, dans la féconde solitude des loisirs forcés. Tous avaient pris à la lettre la loi du monde nouveau ; ils devenaient de simples travailleurs. Il est incroyable à quel point le duc de Broglie s’était imposé cette loi. Personne n’était plus fidèle à ses heures, plus enfermé dans sa tâche, plus étranger à la fantaisie. « Il lui était impossible de ne pas penser toujours à ce qu’il faisait, » me disait de lui un des hommes de son intimité qu’il a le plus aimés. Cette absorption de sa pensée dans l’œuvre entreprise lui donnait, chose singulière, un air de distraction devant les indifférents. Pour ceux qui le connaissaient, c’était une des marques originales de sa nature. Il était un grand penseur, qui pensait toujours. On avait pu s’étonner de le voir, à moins de vingt ans, déployer ce que M. Guizot appelle si bien « la riche ambition de son esprit, » attiré par tous ces cours publics qui se rouvrirent une fois que les clubs furent fermés, par tous ces salons renouvelés ou raffinés, où la vieille société renaissait, où la nouvelle se formait. Les lettrés et les savants, représentant cette double tendance, n’étaient alors pour sa jeune intelligence que l’objet d’une attention curieuse et circonspecte. Entre M. de Boufflers et Garat, Lally-Tollendal et l’abbé Morellet, Joubert et Chateaubriand, parmi tant de fougue, d’imagination, d’exubérance et de bon sens, chacun y mettant sa part, le parti à prendre n’était pas facile ; l’intérêt du spectacle, dans un esprit tout neuf, l’emportait sur tout. Mais le choix fut bientôt fait. À ces divergences qui éclataient en tout lieu où dix personnes étaient rassemblées, alors comme aujourd’hui, en politique, en littérature, en histoire, en philosophie, le duc de Broglie, même avant d’être très-instruit, appliquait naturellement son criterium infaillible, du moins pour se mettre hors de page ; il jugeait par lui-même, non sans avoir une honnête confiance dans son propre jugement. On a dit de lui que, même dans les choses où il pensait comme tous les autres, il voulait avoir sa raison à lui ; il y donnait du moins sa forme, tenant grand compte du sens commun, croyant néanmoins qu’il pouvait bien arriver quelquefois que Voltaire eût plus d’esprit que tout le monde.

Ah ! que je regrette, Monsieur, que l’abondance des souvenirs historiques imposée à votre sérieux travail, et que les bornes prescrites au mien, nous aient interdit toute autre digression dans le domaine purement littéraire ! Quand on y rencontre le duc de Broglie, il semble qu’il n’ait jamais fait autre chose que d’y être, et qu’il aurait pu tout aussi glorieusement remplir sa tâche en y restant. Quel titre lui manquait en effet parmi les lettrés, puisqu’il avait parcouru le cercle entier des genres qui se rattachent à la littérature philosophique proprement dite ; — critique à ses heures, on le vit bien dans cette vive et lumineuse analyse de l’Othello de Shakespeare, qu’Alfred de Vigny avait si richement habillé à la française ; biographe pénétrant et délicat du savant orientaliste de Sacy ; philosophe irrité et logicien irréfutable quand il sauve, des grossières étreintes du célèbre Broussais, la spiritualité de l’âme humaine ; discutant dans d’admirables traités les plus épineux problèmes de la législation pénale et de la jurisprudence administrative ; ayant à son service, pour traiter des sujets d’une diversité si complexe, la langue, non pas d’une profession ou d’un art quelconque, non pas même le style d’un auteur qui a voulu avoir le sien, mais ce langage alerte et facile qui ne semble plus, après la lente élaboration des idées, que leur forme naturelle et au demeurant accomplie ? On se demande en effet, après avoir lu tous ces essais du duc de Broglie, dont quelques-uns sont des chefs-d’œuvre, comment le plus spirituel causeur aurait mieux parlé que lui, dans un entretien animé ; comment un écrivain de métier aurait mieux écrit ?

Je ne fais qu’indiquer en courant le genre de mérite littéraire qui distinguait les œuvres du duc de Broglie. Quant au dernier de ses ouvrages, ce livre aujourd’hui célèbre dont vous avez raconté les aventures devant la justice, il était bien aussi le fils de cette pensée hardie dont mon rapide résumé nous a fourni tant de preuves. La France s’endormait depuis quinze ans dans un repos trompeur, sous l’œil inquiet d’un pouvoir sans avenir. Pendant ce temps, veillait un vieillard énergique, serein et patient. Et quelle tâche s’était-il imposée ? Il construisait, dans ce livre prophétique, sur le terrain occupé par l’autocratie triomphante, l’édifice où devait un jour, suivant son espoir, s’abriter la liberté politique ; — semblable à ce citoyen romain qui, après le désastre de Cannes, avait acheté, à quelques milles de Rome, le champ sur lequel campait Annibal.

Ce dernier écrit du duc de Broglie, qui témoignait, dans un âge si avancé et dans une retraite si résignée, de la persistante audace de son esprit, est comme une dernière satisfaction qu’il a voulu donner à sa conscience. Tacite nous dit quelque part que l’amour de la louange est la passion qui, même chez le sage, survit à toutes les autres. Il entend sans doute parler de cette louange intérieure qu’un homme d’honneur ne se refuse pas, quand il a bien fait. Et qui voulez-vous qui nous récompense sur cette terre, si ce n’est cela ? Comment expliquer autrement que par cette émulation secrète vers le bien la force dans la faiblesse, la fierté de la vertu chez les plus humbles, l’ardeur patriotique chez les vieillards, l’espoir survivant au découragement public, l’âme restant haute dans l’abaissement de tout ? « Quelque avenir qui nous soit réservé, écrivait le duc de Broglie bien avant la chute du second Empire, point de blasphème ! L’espoir nous reste. L’espoir est une vertu civique non moins qu’une vertu théologale. Il est imposé au citoyen comme au chrétien. »

« Pour advenir ! » On sait que c’était la devise de la maison de Broglie. Notre illustre confrère l’eût appliquée, s’il eût vécu jusqu’à ce jour, à la situation présente de son pays. Il aurait regardé à l’avenir, non au passé. Il n’eût été ni découragé ni désespéré. Ceux qui affichent la désespérance sont presque toujours des égoïstes qui veulent échapper à l’action commune, ou des ambitieux que sert le découragement public. Esprit curieux et investigateur au plus haut degré, le duc de Broglie avait profondément étudié le passé. Il n’y sacrifiait pas. Il avançait toujours, véritable praticien, non chimérique amant du progrès. Il marchait, non pour prouver le mouvement, comme ce philosophe ancien, mais pour en jouir. Je ne crois pas qu’il ait existé, depuis le commencement de ce siècle, un homme qui ait mis la main à plus de réformes utiles ; qui ait appliqué avec plus de constance à la direction ou au débat des affaires publiques ce qui était la règle de sa vie personnelle, le perfectionnement ; qui ait manié avec plus de justesse, monté et démonté avec plus de conscience, pour les étudier, les refaire ou les ajuster, les ressorts infinis de notre législation si multiple. Il mettait une sorte de passion à ce travail. Dans l’ordre politique, cette grande, puissante et délicate machine dont vous avez écrit l’histoire, le gouvernement parlementaire, l’attirait surtout par ce savant organisme, ce jeu difficile, ce fonctionnement régulier dans une agitation prévue, cet équilibre prudent, et finalement cette durée à laquelle il croyait, dans l’hypothèse, il est vrai, bien hasardée, du bon sens public.

M. de Broglie aura compté parmi les hommes supérieurs de notre âge, et au premier rang avec les meilleurs. Il se fût, à toute autre époque de notre histoire, je ne dis pas distingué dans la politique, peut-être ne l’aurait-il pas voulu, mais il eût puissamment développé son intelligence. Pour paraître et pour compter, il lui fallait l’air respirable et le paraître vaste horizon des pays libres. Il ne pouvait grandir que là où la grandeur sort d’elle-même, pour ainsi dire, et s’accroît de son propre effort, mais la grandeur légalement établie, loyalement combattue, responsable et sans cesse obligée à payer, comme il disait, de sa personne. Les gouvernements parlementaires ne font pas, à vrai dire, ce qu’on appelle, en se trompant soi-même, de grands hommes. Ce qui est mieux, ils font des hommes. Le despotisme n’en fait pas, ou il les défait. L’homme ne vaut que par le libre essor de sa pensée et l’action virile de sa volonté. Tous les grands ministres des rois absolus s’étaient affranchis de leurs maîtres. Quelques-uns les dominaient : Suger, Ximenès, Richelieu, Pombal. Un favori qui ne devient pas maître n’est qu’un vil esprit. Ces hautes fortunes des serviteurs du palais sont impossibles dans les pays libres. Le duc Decazes, vous ne l’avez pas laissé oublier, Monsieur, de favori qu’il était d’abord, devint un homme d’État. Il a, des premiers en France, pratiqué et respecté le gouvernement parlementaire. C’est la gloire de son nom. Mais des grands hommes, non, les peuples libres n’en font pas, n’en veulent pas. Ils coûtent trop cher.
Bienfaisante grandeur, Monsieur, celle des esprits distingués, laborieux, confiants, appuyés à des principes certains, pourvus de savoir, d’expérience, d’honnêteté, de dignité, et qui deviennent tout à fait supérieurs, quand le talent vient révéler en eux et communiquer, pour ainsi dire, leur âme à la foule !

L’Angleterre n’a pas eu d’autres grands hommes depuis qu’elle pratique sérieusement le gouvernement parlementaire. C’est à la supériorité que visent les hommes d’État de ce pays, parce qu’elle leur sert à diriger dans les deux chambres du parlement les affaires de leur parti ; ils n’ambitionnent pas le prestige dans la grandeur, qui suppose toujours une arrière-pensée de domination. Lord Châtain, William Pitt, Burke, Fox, Canning, sir Robert Peel, étaient des hommes d’un génie politique éminent, supérieurs à différents titres, pour lesquels l’éloquence était un instrument d’action, non une baguette magique, et ils s’en servaient pour faire pénétrer dans les âmes leurs opinions, leurs idées, souvent leurs passions, parfois leurs vertus. L’éloquence chez le duc de Broglie avait éminemment ce dernier caractère ; l’honnêteté de son âme et l’honneur de sa vie se révélaient avec une force modeste, mais décisive, dans tous ses discours. Sa vertu parlait.

« Ce n’est que par l’éloquence, a dit un excellent juge, que les vertus d’un seul deviennent communes à tous ceux qui l’entourent... » Laissez-moi finir par cette citation ; ni vous, ni moi surtout, Monsieur, nous n’avions le droit de dire le dernier mot sur le duc de Broglie. C’est Mme de Staël qui sera venue déposer sur la tombe de l’homme de bien éloquent cette couronne que j’y veux laisser avec respect.

Notes :

1 Lettres sur les élections anglaises, page 9.

2 MM. Tanneguy Duchâtel, de Rémusat et Vitet.

3 Histoire du Gouvernement parlementaire, tome V, p. 380.

4 La Vie du cardinal de Rais (1648), p. 70, de la collection Michaud et Poujoulat.

5 On sait que l’Académie a perdu, en 1870, MM. de Pongerville, le duc de Broglie, le comte de Montalembert ; puis MM. Villemain et Prévost-Paradol ; et enfin M. Mérimée, mort à Cannes pendant le siège de Paris.

6 La Philosophie de Goethe, par M. Caro, professeur à la Faculté des lettres de Paris, membre de l’institut.

7 Le duc de Broglie, par M. Guizot.

8 Histoire du Gouvernement parlementaire (discours sur le droit d’aînesse), tome VIII, p. 493.