M. Cuvillier-Fleury, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Dupin, y est venu prendre séance le jeudi 11 avril 1867, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Il me serait trop facile, au moment où vous daignez me recevoir dans votre illustre Compagnie, de m’abandonner aux sentiments qui conviennent au plus nouveau de ses membres. J’aime mieux vous dire à quel point votre choix m’a rendu fier. Ceux que vous appelez à vous se trouvent tout à coup élevés si haut, qu’ils sont tentés d’associer un instant, à la certitude de votre bienveillance, la pensée de votre justice. Pourquoi m’auriez-vous choisi, dans cette nombreuse et vaillante milice de la critique, qui compte parmi vous de si brillants organes, si vous n’aviez voulu donner une fois de plus, au culte public et persévérant des traditions littéraires qui sont votre gloire, un encouragement encore plus fait pour honorer la religion que le fidèle ? Cette impression redouble en moi quand, songeant au genre d’études qui m’ont spécialement occupé, je retrouve ici une des admirations durables de ma vie, le vrai maître, j’allais dire le créateur, en France, de la critique moderne, qu’il a fécondée par l’érudition, éclairée par l’histoire, animée par l’éloquence ; quand j’y reconnais, près de moi, l’aimable et sérieux esprit qui a si longtemps enseigné à la jeunesse l’alliance de la morale et du bon goût, donnant à toutes ses œuvres ce cachet si rare, le charme dans la gravité ; et lorsque, enfin, j’ai le bonheur de trouver assis sur ce fauteuil, où l’égalité qui vous unit aime à se faire représenter tour à tour par la puissante diversité qui vous distingue, l’éminent écrivain dont le ferme savoir a élevé, à l’histoire de notre littérature nationale, un monument qui restera.
Vous avez consulté mon zèle, Messieurs, plus que mes forces quand vous m’avez choisi pour la tâche difficile que je vais essayer de remplir. La vie de mon illustre prédécesseur touche par tous les côtés à l’histoire de notre pays pendant soixante ans ; et ces soixante ans n’ont rien qui leur soit comparable dans la suite de nos annales, car ils contiennent l’éclatant essai de la plus grande œuvre qu’une nation puisse entreprendre : la fondation d’un gouvernement libre. Pendant cette période, et dès sa jeunesse, M. Dupin n’a cessé de compter au premier rang de ceux que le pays a vus, entendus, discutés, écoutés, dans ce noble apprentissage de la liberté où les disciples étaient, par instants, trop pressés de devenir maîtres, mais où les vrais maîtres ont gardé leur rang ; car ils l’ont encore. M. Dupin avait gardé le sien. Jusqu’au terme de sa vie, sa voix a compté, même quand le changement, trop peu prévu, du théâtre de son action en avait affaibli l’écho. Avocat, député, magistrat, président des assemblées électives, orateur au Sénat ou à la Cour de cassation, votre regretté confrère a été toute sa vie un homme public, mêlé aux événements politiques comme acteur ou comme frondeur, — dans une fronde qui, sans doute, ne recrutait pas les grandes dames, n’assiégeait pas les villes, n’enrôlait ni Turenne ni Condé, mais qui, souvent réduite à M. Dupin tout seul, se faisait compter comme un parti.
Nous avons connu des hommes qui, entraînés dans la vie publique par le cours irrésistible de leur destinée, lui donnaient le moins possible, réservant à l’étude et à la méditation ce qu’ils enlevaient au tracas des affaires. Chez les uns, une sorte de vocation doctrinale et une noblesse naturelle, sans ancêtres et sans blason ; chez les autres, « cette force chevaleresque (c’est un mot de Mme de Staël), transformée par les lumières du temps en amour de la liberté » ; chez tous, éclataient certains signes où leur supériorité morale semblait l’emporter sur leur aptitude pratique. L’État pourtant n’avait pas de serviteurs plus habiles, plus éloquents, plus courageux, quand venaient les jours difficiles. C’est un de ces philosophes de la vie active qui présentait au roi Charles X l’adresse de 1830. Un autre vous rappelait, il y a dix ans, entrant dans cette enceinte, l’énergique mot d’ordre de l’empereur Sévère. Dieu, en effet, n’a pas refusé le don de l’action à tous ceux qui lui préfèrent les jouissances de la pensée libre, désintéressée et solitaire.
M. Dupin n’a guère vécu que pour l’action, tour à tour attiré, excité, rebuté, mais toujours repris par le spectacle et le bruit des choses humaines. S’il a éprouvé parfois le besoin du repos, il n’en a jamais eu le goût. Pour lui le mouvement de la vie publique, c’était la vie même.
Ah ! je ne médis pas de la vie publique ! Comment ne pas l’honorer ici, Messieurs, parmi vous tous et tout près de l’homme illustre qui, depuis cinquante ans, lui a donné et en a reçu tant d’éclat ? J’aurais voulu pourtant n’avoir à apprécier dans M. Dupin que le lettré, non le politique. Le critique littéraire aurait seul parlé. Juger ainsi votre éminent confrère, le renfermer dans le cercle de ses écrits, c’était l’étouffer. Jamais, à aucune époque, vous n’avez éludé l’homme public dans l’écrivain. Quand vous avez choisi M. Dupin, était-ce pour le seul mérite de ses nombreux ouvrages ? N’était-ce pas plutôt ce génie d’éloquence pratique, ce bon sens animé, cette verve, compagne de l’action, qui, dès l’année 1832, le désignaient à vos suffrages ? Vous l’aviez suivi des yeux au début de nos grandes luttes, sans vous y engager par passion, sans y échapper par indifférence, juges des talents, non des partis.
La surprise, j’allais dire la frayeur, est grande lorsque, ayant à étudier le génie oratoire de mon infatigable prédécesseur, on se trouve en face de ces longs catalogues qu’il aimait à rédiger lui-même pour ses propres œuvres. « Plus de cent volumes, » dit-il quelque part, en tête d’un dénombrement de ce genre. Ce sont des volumes ; ce ne sont pas toujours des livres. N’y cherchez pas trop la trace d’une méditation patiente. Voyez en eux plutôt des auxiliaires de l’action, chargés de pourvoir à un intérêt immédiat, d’empressés serviteurs de la passion qui n’a pas le temps d’attendre ; tantôt, les bulletins de campagne, tantôt les chants de victoire de ce soldat de la parole qui ne reconnaît pas de chef, qui aime à marcher à côté du bataillon, mais qui marche, et qui est toujours là, quoi qu’on en ait dit, un jour de bataille. L’auteur, pour tout dire, est presque toujours, et bien lui en prend, au service de l’orateur. Il est partout inspiré, dominé par cette qualité principale de son esprit, par cette forte et impérieuse, maîtresse de sa vie : je veux dire l’éloquence.
Parlons de cette vie, non pour la raconter : elle n’est que le cadre du portrait dont je vais essayer l’incomplète ébauche. M. Dupin était originaire de Varzy, une petite ville perdue au fond d’une province que son nom de famille, trois fois célèbre, a illustrée. C’est dans « ce pays de loups », comme il l’appelle, qu’il était né, le 1er février 1783, avec une âme d’orateur. À ce don magnifique il joignait la passion du travail, la patience robuste, le goût de lire, la soif de connaître, une mémoire prodigieuse. Il avait eu pour mère une femme d’un très-vif esprit qui lui faisait apprendre par cœur, quand son éducation commençait à peine, le Plutarque d’Amyot. Son père était un homme de mérite, d’un caractère solide, ayant gardé jusqu’à la fin de ses jours une autorité singulière sur des fils qui lui étaient supérieurs par l’éclat de l’intelligence ; grand éloge pour eux et pour lui ! M. Dupin disait, au temps même de sa plus haute fortune : « En présence de mon père, il me semble que je retombe en minorité. » La reine Marie-Amélie lui écrivait : « J’ai toujours admiré votre piété filiale, Monsieur ! » De son côté, le père avait toujours l’œil aux actes de son fils, l’oreille à ses discours. « Dieu soit loué ! lui écrit-il un jour, tu as refusé le ministère ! » Cela me rappelle ce mot de l’évêque de Beauvais, monseigneur Feutrier, écrivant à madame Swetchine : « J’ai bien pensé à la peine que vous éprouveriez, Madame, en me sachant ministre… »
M. Dupin avait eu cette fortune que le poëte Horace a célébrée pour son compte, et dont Montaigne était si fier :’il avait eu « un très-bon père ». Un autre bonheur pour lui, ce fut sa femme. Il s’était marié très-jeune, ayant vingt-six ans à peine, avec Mlle Brunier, qui était du Nivernais : « Nous nous connaissions dès l’enfance, écrit-il, nous allions l’un vers l’autre à coup sûr… » Remarquons ici à quel point sa vie s’arrangeait pour le succès de cette faculté maîtresse qui était son avenir. Le sort, qui avait mis l’éloquence dans son âme, mettait la discipline dans son enfance, la règle dans sa jeunesse, l’honneur dans sa maison ; lui donnait pour frères deux hommes supérieurs, dont l’un avait été le disciple favori du savant Monge, dont l’autre, c’était tout dire, devait un jour lui succéder au barreau ; et à toutes ces faveurs le hasard en ajoutait de singulières, qui se présentaient à M. Dupin avec une apparence contraire. Ayant concouru (en 1810) pour une chaire de professeur à l’École de droit, il avait échoué, comme Cujas lui-même ; deux ans plus tard, présenté pour une place d’avocat général à la Cour de cassation par le célèbre Merlin, il n’avait pas été nommé : double fortune qui lui laissait dix-huit ans (de 1812 à 1830) pour appuyer au sol, sur de larges assises, le solide édifice de sa renommée.
Avant la seconde restauration, M. Dupin n’avait guère été qu’un avocat habile et heureux. Il avait gagné sa première cause à seize ans. Plus tard, et dans plus d’un procès d’importance, il avait montré ce que la science peut communiquer de vigueur à un très-jeune esprit. Devenu docteur en droit, nommé secrétaire de la commission instituée en 1813 pour la classification des lois, il prenait rang peu à peu, dans ce barreau inoffensif et suspect, parmi cette rare jeunesse que la conscription avait épargnée, que la vie civile comprimait, et qu’éveillait pourtant chaque jour, dans ce rapide déclin de l’empire, le pressentiment d’un nouvel ordre de choses, inévitable et inconnu.
Les biographes de M. Dupin (il en a eu d’excellents) ( ) racontent qu’à l’époque où il n’était encore qu’étudiant, ceux de ses camarades qui, revenant du bal ou du spectacle, passaient la nuit par la rue Bourbon-Villeneuve, y remarquaient une lumière qui toujours brillait à une des fenêtres de la maison qu’il habitait. « Tiens ! l’étoile de Dupin ! » disaient-ils en riant… L’étoile continuait à briller, discrète et confiante, pendant que celle du glorieux Empereur allait s’éteindre dans les abîmes où son génie avait entraîné sa fortune.
L’Empire tombé, la France deux fois envahie, ce fut la Restauration qui la releva de ce grand désastre. A-t-elle mérité pour cela de compter parmi les heureuses fortunes de notre patrie ? J’aurais osé à peine, il y a trente ans, poser cette question. Qui s’était abstenu de toute passion, soit pour attaquer la royauté rétablie, soit pour la défendre ? qui avait daigné être prudent ? qui avait osé être sage ? Aujourd’hui, c’est presque un ridicule de n’être pas juste pour ces princes qui, rentrés en France après vingt ans d’exil, y ramenaient la paix, la prospérité et la liberté. La charte, il est vrai, renouait la chaîne des temps ; elle vieillissait le règne à plaisir comme l’âge avait vieilli le roi. Qu’importe ? La liberté est toujours jeune ! Dans ce long préambule de la charte de 1814, tout plein de prétentions surannées, la France tressaillit en retrouvant presque entiers les grands principes de 89 ! Elle tressaillit, comme ce héros de la Fable, découvrant tout à coup, mêlées à des hochets frivoles ; les armes qu’une main divine avait préparées pour lui. La France reconnut les siennes, celles que la Révolution avait forgées de son bras viril, et qu’une vieille dynastie lui rapportait. Elle les saisit, joyeuse d’une telle surprise, fière d’un tel avenir. Arrêtons-nous un instant ; c’est là, au seuil de la Restauration, que nous attend M. Dupin.
L’Empire et M. Dupin s’étaient mal quittés. Député de Château-Chinon dans la Chambre des représentants de 1815, il ne s’était refusé aucune marque d’opposition à la personne même du souverain des Cent jours ; l’acte additionnel, auquel un illustre historien a depuis rendu plus de justice, l’avait peu séduit. Aussi est-ce avec complaisance qu’il cite cette réponse d’un maire de village à qui la constitution du jour avait été envoyée : « Nous avons reçu la constitution, et nous recevrons de même toutes celles qu’il vous plaira de nous adresser par la suite… » M. Dupin s’était séparé sans regret d’un pouvoir qui devait lui inspirer, cinquante ans plus tard, quand il écrivit ses Mémoires, des pages d’un acquiescement si douteux.
Étrange contradiction de sa destinée ! Il était encore obscur, quoi qu’il eût osé. Comment entre-t-il enfin dans la renommée ? Son nom est associé tout à coup à celui du plus glorieux et du plus infortuné des maréchaux de l’Empire. Où finit cette lamentable destinée, la sienne commence. Il n’est qu’au second rang dans cette défense confiée à l’un des premiers avocats de l’ancien barreau, M. Berryer père ; mais comme il y marque sa place en débutant ! quelle rapide conquête de l’attention et de la sympathie publiques ! L’antagoniste de l’Empereur devient le défenseur en titre d’office de tous les généraux du règne, accusés ou proscrits. Les plus grands noms, les plus menacés, se succèdent dans ses belliqueux dossiers comme dans les chants d’une épopée militaire, Brune après Ney, Gilly après Rovigo, Moncey, Travot, Lavalette, Caulaincourt, et combien d’autres ! J’ai lu ces plaidoyers ; l’accent en est presque lyrique. C’est l’époque des Messéniennes, des odes à la colonne, des pèlerinages rimés à Sainte-Hélène ; c’est l’hégire de Béranger. M. Dupin s’associe, en patriote, à ces tristesses d’une noble défaite ; un autre intérêt le domine. Il s’est fait précéder dans la lice par un admirable écrit : la Libre Défense des accusés ; — ce livre, publié à la face des commissions prévôtales, lui assigne déjà un rôle politique. La politique en ce temps-là est partout, assez peu soucieuse des moyens, marchant avec résolution à son but. Équitable ou non, l’opinion est en pleine réaction contre ces princes qui se défient d’elle, après lui avoir rendu le mouvement et la vie. Comment se défend-elle ? en évoquant la gloire impériale, comme auxiliaire de la liberté. Ces alternatives soudaines du sentiment public, c’est l’histoire même de nos révolutions en France ; on s’était endormi libéral contre Napoléon, on se réveillait bonapartiste contre les Bourbons. Le ligueur d’aujourd’hui est le royaliste de demain. La Fronde s’insurge contre un roi mineur, par zèle de la royauté. Au règne des dévotes sans merci succède la domination des maîtresses sans scrupule. Le tyran Louis XVI a pour successeur le philanthrope Robespierre. Et contre les Bourbons rétablis on invente, au nom d’une charte libérale, la réaction napoléonienne. Je rappelle, sans l’accuser, cet entraînement qui alors nous emportait tous, même, il m’en souvient, les écoliers sur les bancs du collége. L’esprit libéral et la gloire militaire, qui s’étaient boudés quinze ans, on les mariait dans le malheur. La généreuse France se reconnaissait à cette transaction. Le patriotisme en faisait les frais, sans compter. N’en médisons pas, Messieurs, surtout aujourd’hui. L’amour du pays, c’est encore la meilleure des institutions militaires.
L’alliance était faite ; M. Dupin y engagea son talent, sans y enchaîner son indépendance. Mais, s’il n’était pas le plus docile, il était le plus applaudi. On le vit bien pendant le premier procès des Chansons. Telle était l’affluence qui assiégeait toutes les issues de la cour d’assises que le prévenu lui-même, raconte M. Dupin, avait beau dire aux gendarmes qui l’arrêtaient à la porte : « Mais je suis Béranger, je suis l’accusé ! on a besoin de moi ! » Les gendarmes répondaient : « Il n’y a plus de place ! » M. Dupin aimait le succès, non sans défiance. La popularité l’attirait sans le retenir. Au moment même de sa plus grande faveur dans le parti de l’ancienne armée, il lança son éloquente brochure sur le procès du duc d’Enghien. Ces diversions lui étaient familières. Il se prouvait ainsi à lui-même son indépendance, que personne ne contestait, ayant toujours la sincérité du moment, ne se souciant guère d’être conséquent. Et aussi, à l’époque de ses plus vives luttes contre les Jésuites, pendant que tous les échos de la presse libérale répétaient les accents tour à tour indignés ou railleurs de sa verve gallicane, si on le vit, un jour, manger le dîner de Saint-Acheul, c’est que le père Loriquet fut très-engageant, que M. Dupin fut très-flatté ; c’est aussi que les révérends pères furent, cette fois du moins, plus fins que lui.
Voulons-nous, en dépit de cette mobilité apparente, rendre justice au généreux rôle de M. Dupin à cette époque, rappelons qu’il fut le patron infatigable de deux libertés principales, la liberté de conscience et la liberté de la presse ; qu’il défendit, sans distinguer et sans hésiter, le Constitutionnel, le Censeur européen, le Miroir, la Souscription nationale, le Journal des Débats, ce conseiller prophétique et non écouté d’un malheureux roi. On sait quel était le client de M. Dupin dans ce dernier procès, resté si célèbre : un homme vraiment rare, le premier des journalistes, esprit judicieux, âme forte, vie modeste. Il avait jeté un cri d’alarme. M. Dupin le recueillit, et il fut presque plus prophète que soit client lui-même en caractérisant par avance, avec un singulier bonheur d’expression, cette sédition du pouvoir » qui se préparait. C’était à la fois définir, justifier et armer la révolution future, celle du droit contre la force.
M. Bertin fut acquitté ; son heureux avocat refusa les honoraires qui lui étaient dus. Il n’acceptait, à titre politique, que les portraits de ses clients ; en sorte que, si leurs noms avaient pu périr, on les eût retrouvés dans ce musée qu’il avait composé de leurs images en buste, en pied, en marbre, en bronze ; rois ou citoyens, maréchaux ou banquiers, prêtres ou journalistes. Et qui donc ne venait à lui, au premier symptôme d’un démêlé politique avec la justice ? Un jour c’était l’archevêque publiciste, l’intarissable causeur, qui semblait avoir au XIXe siècle découvert l’Amérique et qui, partisan décidé du gouvernement parlementaire, ne put rester plus d’un mois député ; après lui, ce gentilhomme authentique qui inscrivait le nom de M. Dupin sur un des rochers du Puy-de-Dôme (politesse que M. Dupin lui rendit plus tard, sur un rocher du Morvan) ; écrivain, lui aussi, et des plus véhéments, qui avait scandalisé le monde dévot par ses attaques contre les congrégations, après avoir prononcé, sur « cette croix de bois qui avait sauvé le monde, » une phrase qu’eût enviée Bossuet. N’oublions pas les deux Ermites si peu solitaires, même en prison ; l’un célèbre pour une tragédie classique que l’acteur Talma semblait avoir faite à lui seul, tant il la jouait bien ; l’autre si supérieurement jugé à cette place même par son éminent successeur, mon confrère admiré dans la presse et mon ami dans tous les temps ( ).
M. Dupin avait l’originalité du caractère, et sur ce point on n’a jamais tout dit. Il avait à un degré incomparable celle du talent. Nous tous qu’il avait précédés d’une vingtaine d’années dans la vie, nous l’avons surtout connu orateur politique : il avait commencé par être un grand avocat. On dit d’un écrivain, d’un peintre, d’un général, à une certaine hauteur qu’ils sont grands ; on le dit des rois, surtout de leur vivant ; pourquoi ne le dirait-on pas d’une grande renommée du barreau ? Ce qui caractérisait le défenseur de tant de clients illustrés, c’était une réunion de qualités vraiment unique : nul emportement, beaucoup d’ardeur ; l’érudition sous la main, la parole à discrétion, l’esprit très-moderne avec un goût d’archaïsme, les citations piquantes lestement accouplées aux graves arguments ; une indépendance alerte et avisée, une âme saine sous une rude enveloppe ; beaucoup de verve et de patience, de brusquerie et de bonne humeur, de pénétration et d’entrain, de sens gaulois et de sel attique (quand il le voulait bien) ; gallican régulier et entêté, voltairien malgré tout ; chatouilleux à l’éloge, facile à agacer jusqu’à l’invective, jamais jusqu’à la colère ; railleur puissant, moqueur impassible, gardant son sérieux quand son auditoire l’avait perdu, et « tellement occupé de sa cause, » disait-il, qu’il semblait, plutôt fâché que complice de ces succès de rire dont ses clients triomphaient. Ajoutez-y l’action, cette grande partie de l’orateur, qu’il avait très-particulière et très-franche, une fois parti. Sa première inspiration était brusque, un peu incertaine ; il semblait souffrir au début, comme la Pythie antique, sous la pression du dieu ; une sorte de malaise se trahissait sur son visage, qui, par un sort commun à quelques grands orateurs, suppléait à la beauté par l’expression. Comme il vous emportait ensuite dans son élan et dans sa force ! Vous avez pu en juger ici, Messieurs, le jour où il vint prendre avec une satisfaction si naturelle sa place au milieu de vous, et lorsque, parlant de l’improvisation, excité par son sujet, on put croire que son discours écrit allait lui tomber des mains. Partout ailleurs, quel entrain, comme il savait tout dire ! quelle sobriété ! quel relief ! Ni déclamateur ni banal, il raille tous les préjugés, même ceux de sa robe. Il ne s’élève guère, soit dédain, soit impuissance de l’abstraction. Ne lui demandez non plus ni cette véhémence enflammée, ni cette chrétienne ardeur, ni ces viriles harmonies de la voix, du regard et du geste dont vos suffrages ont consacré l’éclatant prestige ; ni cette dialectique patiente et forte, qui monte lentement tous les degrés d’un raisonnement pour trouver en haut l’éloquence. Si puissant qu’il soit dans l’argumentation, c’est moins un plan vigoureusement concerté qu’il exécute que « par vives et impétueuses saillies » qu’il procède. Je cite, en l’aventurant un peu, ce mot de Bossuet ; c’est que les plaidoyers de M. Dupin ont bien ce caractère, la vivacité soudaine et entraînante ; rien ne s’y tient, diriez-vous, et tout y est vivant, efficace, irrésistible, comme les charges de Rocroy. Il a l’âme, le visage, l’allure, le cri du combattant.
Tout l’orateur ne se fait pas au grand jour de l’audience ou de la tribune. M. Dupin note a révélé en partie sa méthode. Il s’en allait hors barrière, par-delà les murs de la ville, Il appelait cela promener ses notes. Sur ses notes, il parlait tout haut, tâchant « d’habiller son squelette, » disait-il encore. Non qu’il fût réduit à ce que Montaigne nommait « cette vile et méprisable nécessité d’apprendre par cœur, » ou qu’il eût aucune peur de l’imprévu. M. de Tocqueville cite, à ce propos, l’étrange manège de cet Américain qui avait toujours un cheval sellé à la porte des gens qu’il venait voir ; et, s’il était poussé à bout dans quelque controverse, il vous quittait, et s’en retournait chez lui à bride abattue, pour vous répondre la plume à la main. Les avocats français n’ont pas cette indigence de repartie ; ils auraient plutôt le défaut contraire. Quant à M. Dupin, il ne craignait pas d’écrire ; mais, lorsqu’il jetait ainsi sur le papier par avance quelques fragments de ses plaidoyers, c’est debout, en marchant, qu’il en traçait un canevas rapide, évoquant l’auditoire absent, s’entourant de bruit et d’interruptions. Cette méthode a été celle de quelques grands orateurs. Mirabeau l’avait adoptée. On a publié, en 1848, quelques phrases trouvées dans les papiers d’un éloquent ministre, et qui avaient dû servir à la préparation de ses derniers discours politiques. Le général Foy disait que les plus grands effets de sa parole publique avaient été souvent préparés par lui sous plusieurs formes. L’entraînement de la lutte en décidait.
Je voudrais citer ici un autre orateur auquel personne n’a songé peut-être. Celui-là n’aimait pas la tribune. Il avait voulu être le seul homme éloquent de son vaste empire ; il l’était. Qui n’a lu ces merveilleux entretiens de Napoléon avec M. de Narbonne que nous a rendus, il y a quelques années, un livre célèbre ? L’orateur se retrouvait surtout lorsque, la nuit, dans un de ces fréquents réveils de son impatient génie, seul avec un secrétaire, l’homme que le pape avait sacré dictait ces impérieuses lettres qui réglaient et remuaient l’Europe. Était-ce là dicter ? Non, l’Empereur parlait. Quelques lignes étaient à peine écrites, l’émotion le prenait. L’orateur paraissait. Le monde entier était là, formant un auditoire pour la parole du maître, ses maréchaux, ses gouverneurs de provinces, ses frères, devenus rois. Relisez ces lettres. Elles ne reproduisent qu’en partie cette pensée si rapide ; pourtant quelle verve ! quelle flamme ! pour tout dire, quelle éloquence ! C’est à ce mot que je reviens. Je cherchais comment l’imagination arrive à se créer un auditoire absent. C’était un des mérites de M. Dupin.
Comme orateur, M. Dupin n’avait pas à se plaindre de la Restauration. Elle l’avait mis sur le chemin de sa destinée. Elle lui avait ouvert largement les voies qui mènent à la renommée : le barreau, la presse, l’opposition légale, la Chambre élective. Le parti libéral, un moment confondu dans les généreuses rancunes de nos désastres, avait bientôt repris sa franche allure et son libre langage. En réalité la Restauration avait émancipé et rajeuni le barreau. Quant à la presse, souvent combattue jusqu’à la passion, tout compte fait, elle avait plus gagné que perdu dans ces procès mémorables, dont le public était alors le vrai juge ; car ils ne se plaidaient pas à huis clos. De son côté, l’opposition légale s’était insensiblement disciplinée sous d’habiles chefs. La Chambre élective avait voulu compter ; elle grandissait dans la lutte. Sa redoutable minorité avait pied à pied conquis le pays. Devenue maîtresse des affaires par le nombre accru de ses voix, comme par l’éclat de ses talents, elle était une arène tout ouverte à l’infaillible vocation de M. Dupin.
Une occasion lui avait été offerte d’entrer dans la politique active. Le ministre de la justice, M. de Serre, lui avait proposé une dépendance brillante à ses côtés. Il l’avait refusée. Dix ans plus tard, il entrait à la Chambre des députés. Il avait quarante-trois ans. Il montait donc, comme l’écrivait sa noble femme avec un mélange de fierté et de tristesse : « il montait toujours, » poussé par l’élan de sa nature, porté surtout par ce mouvement irrésistible de l’esprit libéral que la Restauration eut le malheur de craindre, qu’elle eut l’impardonnable tort de combattre à force ouverte.
L’esprit brisa la force. L’antique royauté fut vaincue.
Ici se marque d’un trait singulier la destinée de ces princes qui étaient rentrés en France, une charte à la main. Ils pouvaient périr par la liberté ; ils ne pouvaient vivre et durer sans elle. La liberté devint l’altière condition du nouveau régime, celui qu’une révolution légitime venait de fonder. Elle s’assit, avec son sage roi, sur ce trône qui fermait un abîme. L’âme de cette liberté, ce fut la parole publique. Qui semblait mieux désigné que M. Dupin pour être un des orateurs importants du nouveau règne ?
La France du XIXe siècle, si nouvelle qu’elle soit par les idées et par les mœurs, est une vraie fille du Forum. Quand on relit, par exemple, les admirables écrits que Cicéron a consacrés à art oratoire sous la république, on s’étonne qu’après vingt siècles, presque tous les préceptes applicables à l’exercice de l’éloquence chez les Romains semblent encore à l’adresse de nos tribunes modernes. Il n’est pas jusqu’aux portraits des orateurs, si nombreux et si saillants dans ces beaux récits, qui ne reprennent vie chez nous, renouvelés et rajeunis. Nous n’y chercherions pas inutilement celui de M. Dupin ( ). L’éloquence française des deux derniers siècles n’était souveraine que dans la chaire chrétienne. Elle avait là ses vrais chefs-d’œuvre ; et Pélisson pouvait dire sans trop d’injustice, voulant définir la mission de l’Académie qui venait de naître d’une immortelle pensée de Richelieu, « qu’elle avait à nettoyer la langue des ordures contractées dans les impuretés de la chicane. » La Bruyère ne montrait pas plus de confiance dans l’entremise des avocats, lorsqu’il disait, quelques années plus tard : « Les hommes ont tant de peine à s’approcher sur les affaires, sont si épineux sur les moindres intérêts, si hérissés de difficultés… que j’avoue que je ne sais pas où et comment se peuvent conclure les mariages, les contrats, les acquisitions, les alliances. » C’était le temps des Plaideurs de Racine ; la mythologie fournissait plus d’arguments que le Digeste ; Ovide et Catulle, disait-on encore, décidaient des mariages et des testaments. Tout s’arrange de nos jours entre les citoyens, grâce à l’intelligente intervention du barreau, tout se règle du moins suivant le vœu d’une loi raisonnable ; et de même, car c’est à cette démonstration que je voulais venir, tout se réglera de mieux en mieux dans la vie des peuples, si on laisse la parole au bon sens public. La parole libre, gardienne des institutions, aspirant au gouvernement des affaires, c’est le génie même de notre siècle. « Elle est, comme le disait récemment un magistrat bien inspiré, l’art décisif et souverain des sociétés modernes. » Le pouvoir a besoin d’elle autant que la liberté. Ses organes n’ont de valeur que par elle. On affecte de croire que les orateurs ne viennent que du barreau. Vous savez ici le contraire. Quand les avocats sont de vrais orateurs, les assemblées politiques les attirent et les retiennent. Ils y prennent une grande place. La parole est pour eux un instrument d’action, non un jouet frivole. Leur rôle n’est pas de poursuivre des succès d’esprit. L’éloquence est la plus pratique des facultés de l’intelligence, et son juge, c’est tout le monde. Laissons les gladiateurs de la parole, comme on les appelle, à ce peuple que ravissaient les exploits du bestiaire et que nourrissait la sportule. Laissons-les jouer, dans la Rome déchue, devant la foule indifférente, la parodie de ce grand art qui avait passionné les Scipions.
Les peuples modernes n’ont pas ces loisirs. Il faut qu’ils parlent sérieusement, c’est-à-dire que leurs intérêts, leurs besoins, leurs sentiments, leurs passions même, quand elles sont généreuses, empruntent la parole de leurs légitimes mandataires dans des assemblées libres ; ou que, dans le périlleux silence des aspirations libérales, refoulées au fond des cœurs, les hommes d’action, comme on les nomme, prennent la place des orateurs. L’éloquence a ses dangers ; elle brûle en éclairant : c’est un mot connu. Nous l’avons vue, en effet, armée de torches, répandre partout la terreur, mais à une époque où les incendiaires seuls étaient libres. La liberté a eu ses épreuves. Appuyés loyalement sur elle, des gouvernements ont péri. Hélas ! Messieurs, les plus grandes prospérités des systèmes contraires ont des retours qui les condamnent à être modestes. Les orateurs auraient-ils sauvé le premier Empire ? il s’en est fallu de peu. Ils l’ont essayé après Moscou. M. Dupin n’y aurait pas nui. Ils ont été repoussés ; et nous avons eu les traités de 1815. Qui les a détruits ? Est-ce seulement le glorieux canon de Solferino ? Défendre l’indépendance de la Belgique, comme le fit la France de Juillet, n’était-ce pas le prélude hardi d’une abolition plus complète ? n’était-ce pas une revanche de la capitulation de Paris que cette prise d’Anvers, à portée des fusils prussiens et avec des canons français, braqués sur le Nord ?
M. Dupin s’était associé au mouvement national, dont l’armée française avait été l’héroïque instrument. Il servait, volontaire courageux, sous le grand ministre qui avait rallié, contre les désordres de l’intérieur et pour l’exécution des plans du dehors, une majorité considérable, conduite par les plus grands orateurs du pays. Je m’arrête ici, à ces premiers discours politiques de M. Dupin, à ce début du règne, dont l’histoire est presque partout la sienne. Je ne prétends ni la raconter ni la juger. J’ai le droit de dire qu’en y retrouvant partout votre illustre confrère indépendant d’allure jusqu’au caprice, mais fidèle par le cœur au gouvernement de Juillet, son cœur avait raison ; que ce gouvernement était digne de l’estime des bons citoyens et de l’appui des forts ; et que ceux qui l’ont servi avec éclat, même en le combattant, car l’opposition légale était un des ressorts de son action, sont restés, morts ou vivants, dans le souvenir des contemporains, les premiers hommes de notre pays et du siècle. Quant à moi, je n’étais qu’un humble spectateur devant ce grand drame, mais très-bien placé. J’ai bien vu ; rien n’était caché. L’impression qui m’en est restée, même après vingt ans, est celle que je reproduis, sans l’exagérer ni la déserter, en confesseur sincère de la vérité historique, dont je suis un organe si impuissant.
Mais laissons le cadre et revenons au portrait. M. Dupin a eu presque constamment cette originalité, sous le dernier règne, d’être un assidu serviteur des grands intérêts du temps, et de répéter sans cesse que la politique ne l’attirait pas. Que voulait-il-dire ? elle ne l’attirait pas ; elle le prenait. Tout homme appartient à sa vocation. Celle de M. Dupin était-elle douteuse ? Si le gouvernement parlementaire n’était pas, au XIXe siècle, le gouvernement nécessaire, il aurait fallu l’inventer pour lui. Orateur, député, président, procureur général, conseiller privé d’un roi, membre de deux Académies, et avec tout cela, s’il m’en souvient, maire de son village, j’admire vraiment M. Dupin quand il vient nous dire : « La vie politique répugnait à mes goûts, à mes habitudes studieuses, à la vie plus libre et plus heureuse du palais, de la bibliothèque et du cabinet. » Quand il écrivait ces bucoliques en l’honneur de la vie privée, M. Dupin avait certainement ce que j’ai appelé la sincérité du moment ; il l’avait toujours. Ce qui était plus vrai, c’est qu’il n’avait aucun goût aux emprunts que les partis voulaient faire à son indépendance naturelle. Il ne comprenait pas qu’on fût d’un parti quelconque, même le meilleur. « Je suis conservateur, disait-il ; je ne suis pas du parti conservateur. » En effet, vivant dans le plus brûlant tourbillon des affaires, il ne s’y engageait pas, même à bonne intention ; on le voyait, au milieu du monde politique, acteur très-ardent, homme très-sociable, partisan inquiet et solitaire. C’est là ce qui lui faisait croire qu’il y apportait une abnégation complète. Il aimait à se procurer, dans ce grand tumulte et dans cette mêlée, l’illusion de la solitude. J’ajoute qu’il a eu le mérite, étant seul par le caractère, d’être toujours, par ses opinions, l’orateur d’un parti nombreux. Ce mérite de l’accord était réciproque autant qu’involontaire. On se rapprochait en se jalousant. On médisait et on profitait de lui. Il était homme à rendre la pareille, sans méchanceté, à tout le monde.
On croit d’ordinaire que plus un homme public attire sur lui les regards de la foule, plus il est aisé à saisir. Les cœurs dissimulés ne savent pas assez qu’il est moins difficile de surprendre leur secret que celui des âmes en apparence plus ouvertes. Je défie qu’on trouve quelqu’un à qui M. Dupin, qui a toute sa vie tant parlé, ait jamais dit le sien. Ne le cherchons pas. Il n’y eût rien perdu, j’en suis bien sûr. Il ne se cachait pas, il se dérobait. Nous nous rappelons tous ce qu’on appelait, sous le dernier règne, et assez malhonnêtement, la chasse aux portefeuilles. M. Dupin semble avoir été longtemps l’objet d’une chasse toute contraire : on courait après lui, sans jamais l’atteindre, un portefeuille à la main. Le portefeuille passait par-dessus sa tête. Il faut lire dans ses Mémoires le très-amusant récit de la tentative qui fut faite sur sa personne, au moment de la lente formation du ministère du 11 octobre. M. Dupin y joue le rôle de quelqu’un qui veut et ne veut pas, aimant à tâter le pouvoir comme pour y prendre pied, puis s’en éloignant comme par un invincible dégoût de toute dépendance. Tranchons le mot, il n’aimait pas la responsabilité ; comme politique, c’était sa faiblesse. Dans la crise ministérielle de 1832, quand on court visiblement après lui, qu’il est un moment presque séquestré à Saint-Cloud, traqué à Clamecy, ramené à Paris par un courrier qui attelle d’autorité quatre chevaux à sa voiture ; et quand, un soir, après un long entretien avec le roi, au lieu de rentrer au salon commun, où le roi l’a devancé, il fait retraite et se sauve du ministère, dont il ne veut pas, dans son hôtel, où pendant quarante-huit heures il reste aussi immobile qu’invisible ; durant cette crise, cet ambitieux qui refuse tout, ce candidat malgré lui, ce ministre contumace, ce politique qui glisse dans un main royale :
… J’ai fait des rois et n’ai pas voulu l’être !
ce personnage si obstinément incertain serait un vrai type pour la haute comédie, — si un sérieux imperturbable ne dominait malgré tout sa conduite, et ne se mêlait, — c’est un trait de son caractère, — à ses actes, à ses paroles, à ses hésitations, jusqu’à ses bons mots. Un jour (beaucoup plus tard) qu’il avait ainsi refusé un ministère, arrivé à la Chambre, on l’entoure : « Eh bien ! êtes-vous enfin garde des sceaux ? lui dit-on. —Non, répond-il, mais je garde mon cachet. » Le prince de Talleyrand n’avait pas manqué, lui aussi, de faire un mot sur les aventures ministérielles de M. Dupin : « Depuis cinq ans, disait-il, M. Dupin refuse le ministère, qu’on ne veut pas lui donner. » Le mot était dur, et injuste pour tous. L’illustre orateur était plus près de la vérité lorsque, ayant fini par saisir le fil qui conduisait dans ce labyrinthe où il s’était tant de fois perdu : « On commence par moi, disait-il, on finit par d’autres ! »
C’est une erreur de croire que le duc d’Orléans, monté sur le trône, n’aimait que les gens qui ne lui faisaient jamais d’opposition ; à ce compte-là, il aurait bien pu n’aimer personne. C’est le signe d’un gouvernement vraiment libre qu’on puisse entrer au pouvoir malgré le chef de l’État, y rester contre son goût, en sortir ou s’y refuser en lui laissant des embarras ou des regrets, tout cela sans perdre ni son estime ni même son amitié. Le dirai-je ? Le roi aimait dans M. Dupin des défauts qui entretenaient en lui son goût personnel pour les longues causeries et le réel mérite que ce prince éminent montrait dans la controverse. M. Dupin n’était pas tout à fait si commode. Il avait dans ses rapports avec le roi comme une jalousie de métier. « Le roi parlait trop souvent le premier, » dit-il quelque part ; et il confesse qu’il interrompit un jour son royal interlocuteur plus vivement qu’il n’aurait dû. Quand M. Dupin dépassait ainsi les bornes, le roi se taisait ; c’était sa vengeance. Au fond, si on veut vraiment apprécier ce prince, dans cette aimable et noble simplicité de sa vie intime, il faut lire les Mémoires de son conseiller privé. Ce sera aussi une occasion de rendre justice à M. Dupin. Il a été pendant quarante ans l’âme de toutes les relations civiles dans cette royale maison. Il a dirigé les procès, rédigé les contrats de mariage, veillé aux intérêts en litige, présidé à des liquidations épineuses, prodigué son temps et son zèle, conseiller sincère, défenseur habile, consultant inépuisable. Son dévouement se prêtait sans compter ; et un curieux écrit qu’il a publié en 1835 me rappelle que l’illustre jurisconsulte, chargé de donner aux fils du roi les premières Notions de la justice et du droit (c’est le titre du livre), s’était ainsi associé à une mission où j’avais aussi ma part, et qui a été le grand honneur de ma vie.
Il faut renoncer à suivre M. Dupin dans cette longue série de services éclatants que l’avocat supérieur, devenu un des premiers orateurs du parlement, rendit alors au trône et au pays ! Pendant les premiers temps, tout le monde lutte soit pour attaquer, soit pour se défendre : M. Dupin est au premier rang des lutteurs, et du bon côté. « Chaque profession a son champ d’honneur, » avait-il dit un jour. Il ne reculait jamais ; il provoquait souvent : j’entends cette provocation légitime qui, dans les moments de trouble, porte l’attaque sur le territoire ennemi et s’en va chercher les factions derrière leurs défenses. On a dit que, pendant les premiers temps, l’histoire aurait pu compter le nombre des émeutes par celui des discours de M. Dupin. Cela était vrai. Il n’attendait pas toujours l’émeute, si ce n’est chez lui, quand elle se faisait annoncer, et il lui donnait son heure : témoin ce jour (c’était à son hôtel de la rue Coq-Héron) où elle se montra si exacte au rendez-vous. Mais, à la tribune, il avait comme le pressentiment des menées démagogiques ; en homme de cœur, il les dénonçait.
Ses huit présidences de la Chambre des députés succèdent à cette première période si orageuse de son action. Il arrive alors à se croire le principal personnage de l’État après le roi. On le, ménage plus que le roi lui-même. Pendant près de dix ans, il gouverne l’assemblée élective, qui insensiblement se modère et se discipline sous cette main virile. S’il est parfois gênant pour les ministres, incommode à ses amis, très-peu tendre pour les orateurs en détresse, il s’élève pourtant, dans toutes les occasions difficiles, à la plus grande hauteur de son rôle. Privé du fauteuil, il retrouve la tribune, qui lui rend, sans qu’il s’y prodigue, les inspirations de son meilleur temps. Cette troisième époque de son talent oratoire correspond à une sorte d’accord plus étroit entre son éloquence et son bon sens. « Pour agir fortement sur les hommes assemblés, il faut avoir éloquemment raison, » a dit un excellent juge ( ). C’est bien là le caractère du talent de M. Dupin dans ces grandes discussions des derniers temps, où il paraît si opposé au pouvoir qui gouverne, où il est en réalité, sur tous les points sérieux, un soutien si considérable. Laissons-le se consoler, par des épigrammes contre ceux qu’il appuie, de cette solidarité si peu volontaire ; car c’est st justement qu’il a pu écrire : « La majorité, quels qu’en fussent les éléments, amis ou ennemis de ma personne, a presque toujours confirmé mes opinions par ses votes. L’éloge est grand, même s’il revient, non sans complaisance, à celui qui le donne. Vous l’aviez devancé par vos suffrages, Messieurs. Et il n’est pas arrivé un seul jour sans doute où l’Académie, n’ayant à juger que l’orateur, a pu regretter d’avoir associé aux gloires de l’éloquence que son élection consacre le lutteur puissant que, dès le début du règne, elle avait élu.
Mais le règne est fini. Le trône fondé en 1830 sur un grand intérêt public est tombé dans le bruit et la confusion d’une émeute. Effet sans cause, révolte sans sérieux grief, victoire sans combat, enthousiasme d’un jour, froide ivresse : telle est la révolution de Février. Tout ce qui semblait la rendre impossible l’a faite irrésistible. Née d’une surprise du pays, elle se trouva prête, à force d’audace, pour un succès qu’elle n’avait pas préparé. M. Dupin avait vu le naufrage de la royauté. Il n’était rien alors, ni président ni ministre ; un moment il fut tout. Ce fut lui qui essaya, du haut de la tribune menacée, en présence d’une princesse courageuse, un dernier effort de légalité impuissante. La voix d’un grand poëte avait jeté un cri qui fut seul répété par les échos du jour. La France rentra dans la carrière des révolutions.
M. Dupin pouvait se reposer. Il avait soixante-cinq ans. Il aimait les livres. Il était riche. Il avait une femme rare, une aimable famille, quelques bons amis ; rien ne manquait au bonheur et à l’honneur de cette verte vieillesse qui pour lui commençait. Cependant, dès le 25 février, M. Dupin reparaît à la cour de cassation. La cour est en séance Elle juge deux affaires. On attend les communications du gouvernement provisoire. C’était presque s’asseoir sur la chaise curule, comme les sénateurs de Rome, en attendant les Gaulois… Les Gaulois ne vinrent pas. Quelques jours plus tard, le procureur général eut à répondre au nouveau garde des sceaux, dans une audience solennelle qui consacra cette métamorphose républicaine de la justice.
M. Dupin était resté procureur général. Le gouvernement de Février s’était honoré en conservant un tel homme. Le suffrage universel lui donna bientôt une preuve de confiance plus difficile à obtenir, quand on appartenait au parti vaincu. L’ancien député fut élu membre de l’assemblée qui devait rédiger une nouvelle constitution pour la France. Il y siégea résolûment, utilement. Il prit part aux travaux de législation les plus importants, ferme devant l’anarchie, ardent à la réfutation des folies radicales du moment. Le socialisme doctrinal s’était mis à l’œuvre. Il essayait d’ébranler, avec plus de rhétorique que de puissance, les principes fondamentaux de toute société humaine. La France, toujours plus courageuse devant les canons que devant les sophismes, la France prit peur ; on put la croire prête pour le sacrifice de sa liberté. C’était la juger sévèrement. Elle avait eu sa grandeur. L’orage déchaîné, elle vit clair dans la tourmente. On lui avait jeté le suffrage universel comme un défi démagogique ; l’arme était dangereuse à manier, la France la ramassa. Elle en fit un instrument de salut. L’assemblée législative fut, en 1849, le produit de cette redoutable épreuve. Elle réunissait la majorité monarchique la plus nombreuse et la plus distinguée qu’on eût jamais vue dans une chambre française. Tous les partis, noblement représentés, entrèrent tour à tour au ministère. M. Dupin, élu onze fois de suite président de la nouvelle assemblée, retrouva ce fauteuil qu’il avait placé si haut sous le dernier règne, et que les factions voulaient alors placer si bas.
On sait quelle fut sa résistance à ces tentatives d’abaissement parlementaire, par lesquelles s’essayait l’absurde et impossible niveau qu’on organisait théoriquement pour la France. Le légiste résista, le règlement à la main ; l’homme de cœur résistait par l’impétueuse soudaineté de ses répliques. Un jour qu’un orateur de la montagne commençait ainsi un discours : « Deux hommes illustres, Saint-Just et Robespierre… — Deux scélérats ! » s’écrie le président en l’interrompant. Tout à coup un orage éclate sur Paris ; les grondements du tonnerre couvrent le bruit des interruptions confuses qui se croisent sur tous les bancs. On crie : « Attendez le silence ! » le fracas du tonnerre redouble. « Je ne puis faire taire cet interrupteur-là, dit M. Dupin, ni le rappeler à l’ordre. » Rire général. L’orage parlementaire était calmé. M. Dupin a recueilli, dans un de ses opuscules, tous les incidents de cette longue et orageuse présidence, où il est tour à tour si véhément et si railleur, toujours à propos. On a pu sourire en remarquant le soin qu’il a mis à relever, d’après le Moniteur, tous ces témoignages de sa fermeté. Je ne sais rien qui lui fasse plus d’honneur. Un de ses mérites, c’était de saisir le côté burlesque de toute hyperbole, fût-elle démocratique et sociale, de voir l’homme dans le héros, l’ambitieux sous le masque du tribun ; il était très-peu dupe de la comédie humaine. Un mot de lui déshabillait les marionnettes. Dans l’assemblée législative, et contre des adversaires qui l’attaquaient à coups de massue, il n’était souvent armé que de sa raillerie. Avec cette fine épingle il perçait les outres pleines de tempêtes ; avec cette fronde légère il blessait le front du géant.
Je traverse en courant cette période de la vie de M. Dupin… Laissons finir, comme elle a fini, cette inviolable assemblée que votre illustre confrère avait habituée à son courage ; laissons-la mourir, frappée par un de ces coups de foudre sous lesquels une multitude peut se courber, un homme jamais. Est-il vrai que le président descendit alors de ce fauteuil d’où il aurait dû tomber ? Est-il vrai, comme l’a dit depuis un éminent magistrat, que cette privation soudaine d’un grand poste « avait laissé dans son esprit un certain fond d’aigreur ?... » M. Dupin ne tarda pas à rentrer dans la retraite ; mais tout le monde sait pourquoi. Tout le monde sait qu’en se séparant de la Cour de cassation, il laissait après lui, dans cet immense vide que faisait son absence, l’écho d’une protestation généreuse. Ici, nous retrouvons le nom d’une femme, et nous aimons à mettre sous la protection d’une si douce mémoire, pour en sauver devant vous l’amertume, les souvenirs que pour l’honneur de M. Dupin, notre devoir est de rappeler. On a dit quelquefois, avec beaucoup d’injustice, qu’au fond de toute faute de la part d’un homme, il y a une femme. Le contraire est plus près de la vérité. Dans toute action noble et désintéressée, cherchez bien, vous trouverez votre mère, ou votre femme, ou votre enfant qui vous inspire, si vous êtes vraiment un homme de cœur. Mère, épouse, fille ou sœur, oui, répétons-le, il est des inspirations qui naissent de préférence dans le cœur des femmes, où le froid calcul, les ambitieuses réserves, les secrètes convoitises, ont toujours moins de prise que sur l’esprit des hommes, même les meilleurs.
« J’aimais ma femme avec tendresse, écrit M. Dupin dans le plus court et le moins connu de ses petits livres ; je l’aimais parce qu’elle était douce, pleine de sens et de raison, qu’elle avait le cœur affligé (elle avait perdu sa fille), et qu’il lui fallait des consolations. Je la consultais souvent, et je m’en suis toujours bien trouvé… Sur tout ce que j’écrivais, je prenais son avis. Elle n’ajoutait jamais. Elle conseillait souvent d’effacer, et toujours à propos. En un mot, ma femme était d’un bon et honnête conseil ; aimant bien un peu la gloire, mais aimant surtout l’honneur, et, entre deux partis à prendre, préférant toujours le plus généreux et le plus désintéressé…
« Le 23 janvier 1852, quand je lui annonçai que j’allais donner ma démission du titre de procureur général, afin de rester exécuteur testamentaire du feu roi, et d’en accomplir plus librement et plus complétement tous les devoirs, son adhésion ne se fit pas attendre ; pour toute réponse, elle me tendit la main et m’embrassa…. »
Quelques années plus tard, cette conseillère d’honneur était morte. M. Dupin fut accablé.
Comment avait-il employé sa retraite, tant que sa noble femme avait vécu ? Il s’était retiré dans sa terre de Raffigny, en plein Morvan. C’est là qu’il écrivit la plus grande partie de ses Mémoires ; et peut-être serait-ce pour nous le moment de parler du style de M. Dupin. Avait-il du style ? Il avait du souffle, j’entends cet entrain d’un vif esprit que ni l’aridité des matières dans la plupart de ses livres, ni leur confusion dans ses Mémoires, ni le temps, ce dédaigneux destructeur de nos œuvres, quand nous les faisons sans lui, n’avaient pu effacer dans les siennes. Au travail du cabinet s’ajoutaient les occupations de la campagne que l’ancien magistrat ne dédaignait pas. Et puis n’avait-il pas les comices de Clamecy ? Quelle occasion de se rappeler au souvenir toujours si cher des Athéniens de Paris, tout en devisant avec les éleveurs de bestiaux ! Les comices agricoles du Morvan étaient une tribune. L’orateur s’y retrouvait. Il y parlait de tout, même d’agriculture. Le gallicanisme l’avait suivi à Raffigny, comme dans une place de sûreté. Il foudroyait de là, n’ayant rien de mieux à faire, les théocrates du journalisme parisien. Il essayait de tromper les longues heures et les inexprimables mécomptes de sa solitude.
Mais c’est en vain qu’à notre tour nous essayons de prolonger, en nous y arrêtant un moment, cette retraite de M. Dupin, qui dura si peu. « La retraite qu’il vient de faire, écrivait le duc de la Rochefoucauld quand le cardinal de Retz fit la sienne, est la plus éclatante et la plus fausse action de sa vie… » Celle de M. Dupin avait eu un grand éclat. Elle avait été sincère. Elle n’avait qu’un défaut, elle dépassait les forces de cette âme que dominait le besoin de l’action. Sa femme était morte. Son isolement était grand, son ennui incurable. J’ai peine à prononcer un tel mot quand il s’agit d’un tel homme. Ce mot explique tout. M. Dupin ne put supporter davantage cette fatigue du repos, cette soif d’agir et de paraître, disons-le, cette nostalgie d’éloquence dont il souffrait depuis quatre ans. Combien d’autres en ont souffert comme lui, depuis vingt ans, plus résignés, et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? grandis par leur résignation même ! M. Dupin rentra aux affaires. Il y rentra pour revivre, c’est-à-dire pour discuter, pour parler, ayant du moins ce genre de constance qui consiste à revenir par une pente irrésistible à son goût, à sa vocation et à sa passion. Si on me jugeait par trop naïf de ne chercher aux actions des hommes célèbres que des motifs avouables, c’est, Messieurs, que je ne puis, oublier que M. Dupin a été trente ans l’un des vôtres, et qu’en regardant ici, tout autour de moi, je n’y rencontre qu’honneur, délicatesse et loyauté.
M. Dupin était rentré à la Cour de cassation. Il devint sénateur. Le procureur général a été deux fois et supérieurement jugé devant cette haute cour, sur laquelle il avait jeté tant d’éclat. Pour nous, humble lecteur de ses vigoureux réquisitoires, M. Dupin était un magistrat qui avait peut-être une trop grande confiance dans la vertu de la loi. « Les peuples barbares, disait M. Royer-Collard, font tout avec les armes ; les gouvernements corrompus des peuples civilisés s’imaginent qu’ils peuvent tout faire avec les lois. » M. Dupin, esprit honnête et sain, était par moment légal à outrance. Il s’était acharné à la suppression du duel, sans trop se soucier du point d’honneur, qui, dans quelques cas respectables, s’y résigne tristement. Cette passion de légalité l’avait engagé, assez singulièrement, dans la révision du procès de Jésus-Christ, dont il avait relevé les nullités, le code de procédure à la main. Il avait cherché, dans l’Écriture sainte, toutes les règles de droit qui s’y trouvent, non sans y mêler, au bas des pages, beaucoup de malices à l’adresse de ses adversaires et de ses amis. Ce commentaire étrange des saints livres était un de ces petits traités qu’il faisait si volontiers. Sacrés ou profanes, les vieux textes l’attiraient. Il ne s’avançait jamais très-loin. Il aimait à côtoyer le rivage, à y reprendre pied sans cesse, érudit, spirituel, amusant, même dans ces rudes matières.
Au Sénat, M. Dupin ne put monter à cette tribune, aujourd’hui relevée, où un savant orateur, son frère, plus heureux que lui, revendiquait récemment, pour l’assemblée dont il est membre, le droit de discuter et de contredire. M. Dupin n’eût pas mieux dit. Il ne manqua du reste à aucune des occasions qui pouvaient provoquer son éloquence. Il avait retrouvé toute sa verve dans les questions relatives à la bonne administration des finances de l’État : c’était un de ses sujets favoris. Même succès contre la Pologne, hélas ! quand il vint, avec quelque raison et beaucoup de rudesse, contredire les nobles espérances qu’une récente insurrection avait fait naître. Mais n’avaient-elles pas raison plus encore, ces entraînantes effusions de pitié chrétienne qui inspiraient, presque en même temps, dans un admirable écrit, l’illustre orateur dont nos vœux appellent le retour prochain, je l’espère, dans cette calme enceinte toute remplie de son souvenir ?
La mercuriale contre les folies du luxe parisien fut le dernier discours de M. Dupin. C’était finir comme Caton le Censeur. L’éloquent vieillard s’attaquait cette fois à la dépravation, bien moins des mœurs, dont le fond résiste, que du goût public, imitateur frivole de ce qu’il condamne et infatué de ce qu’il méprise. C’est à ces ridicules que, de concert avec d’éminents comiques, nos confrères tant de fais applaudis, il avait déclaré la guerre dans une sorte de discours testamentaire qui lui survivra. Les forces de M. Dupin déclinaient, non son esprit ; la vie le retenait par ces liens puissants que garde tout entiers une âme forte jusqu’au jour où ils sont brisés. Il l’a avoué lui-même : il n’était pas prêt. « J’ai attendu trop longtemps, je n’ai pas fait tout ce que je voulais, » disait-il, la veille de sa mort, à un de ses neveux. Ce viril regret de l’action terrestre s’alliait en lui, on le sait, à la croyance qui nous enseigne que rien ne s’achève, si ce n’est en Dieu.
M. Dupin a laissé un des noms vraiment célèbres de notre pays dans la vie publique. Ce nom vivra, l’histoire se chargera de le conserver ; à nous, Messieurs, de recueillir, avant que la trace en soit effacée, le souvenir de qualités plus modestes. Non, quels que soient les travers de l’esprit et les incertitudes du caractère, on n’a pas l’éloquence sans avoir le cœur. Cela ne s’est jamais vu. M. Dupin était un bon et honnête homme, serviable et populaire dans le meilleur sens du mot ; mettant volontiers sa large main dans celle des paysans, des ouvriers et des soldats ; aimant à les encourager, à les assister, à les honorer, jusqu’à leur dresser des statues : témoin celle de Jean Rouvet, l’ouvrier flotteur. Il n’avait ni insolence de parvenu, ni sujétion mondaine ; magistrat régulier, bourgeois satisfait, jamais banal, même à la cour, où nous l’avons vu, il y a longtemps de cela, portant ses grands cordons avec une complaisance originale, « Si j’étais parti d’ici simple soldat, disait-il un jour à ses paysans, qui oserait me reprocher d’être revenu, après trente ans, avec des épaulettes de général ? » Dans ses relations privées, avec ses adversaires politiques, sa bouté naturelle l’inspirait bien. « Il avait, écrit, Guizot, le cœur ouvert aux sentiments naturels, aux affections de famille, et savait y toucher avec respect, même hors de sa maison, et sans aucun lien de personnelle amitié. » J’ajoute qu’il avait, dans l’occasion, une très-délicate politesse. « Quand les ministres s’en vont, disait-il, je leur fais toujours la première visite ; la seconde seulement quand ils reviennent. »
Me permettrez-vous de le dire, en finissant, Messieurs ? Je me suis attaché à M. Dupin, non-seulement pour l’avoir connu autrefois, mais pour l’avoir, depuis quelques mois, profondément étudié. Il avait sur les hommes de ma génération une avance de vingt ans. Je me rappelle le temps où, quand nous ouvrions les yeux pour la première fois au spectacle de la vie publique, c’est lui que nous rencontrions, dans les luttes politiques du barreau, au premier rang. Quinze ans plus tard, après la révolution de Juillet, quand les nobles idées que M. Dupin avait si noblement défendues semblaient compromises, par un excès de tendresse, chez de nouveaux défenseurs, il était encore parmi les premiers qui résistaient à un entraînement périlleux ; dix-huit ans après, quand ce n’est plus le péril des idées libérales qu’il faut conjurer, quand c’est du naufrage qu’il faut les sauver, il est encore entre les éléments déchaînés et nous. Sachons ici, Messieurs, dans cette sagesse d’équité atmosphère de que vous respirez lui tenir compte de cette longue persévérance dans un service public et volontaire ; et quand la tombe s’est refermée sur cette existence si remplie, donnons-lui, sans flatterie, mais sans mesquine revanche, l’austère adieu qui est dû aux serviteurs éminents du pays. « J’ai traversé trop de grands événements, disait, il y a quelques mois à peine, devant le barreau de Toulouse, le plus illustre des anciens confrères de M. Dupin au barreau de Paris ; j’ai traversé trop d’événements pour ne pas mesurer dans ma vie combien il faut être ménager d’accusations envers ceux dont le temps et la politique nous ont séparés. » Oui, le grand orateur avait raison : quelles que soient les distances qui nous séparent, ménageons-nous, respectons-nous, pour notre commune dignité, les uns les autres ! Aucun pacte avec cet étroit égoïsme des pensées cupides. La main tendue à tout drapeau libre et sans tache. Le présent est toujours plein de passions ; il n’est jamais si loin qu’on le croit des généreux accommodements. Ah ! flétrissons dans la vieillesse intrigante et avide les ambitions que l’ardeur du jeune âge lui-même n’excuserait pas ! Ne médisons pas de la vieillesse laborieuse et éloquente. Regardons à ceux qui tiennent aujourd’hui le flambeau d’intelligence et de vie morale, « ces héritiers du temps qui ne se courbent pas sous son poids, » disait Mme de Staël. Ils étaient nos maîtres à tous. Ils peuvent encore être nos guides. Le passé est ancien, il n’est pas toujours vieux. Homère, au XVIIe siècle, était plus jeune que Chapelain. Platon, Messieurs, n’était-il pas, il y a quelques mois encore, au milieu de vous ? Les hommes restés éloquents meurent toujours jeunes, même s’ils sont « pleins de jours, » comme disait Gilbert ; car ils manquent longtemps aux causes qu’ils ont servies, et leur mort fait taire tristement un de ces échos harmonieux où semble battre le cœur de la patrie.
Notes :
Citons MM. Ortolan, Oscar Pinard, Alloury, Descauriet (dans la Revue des provinces), Silvain Dumon (1823), Vapereau.
Ai-je besoin, même après quarante ans, de nommer tous ces clients de M. Dupin, — l’abbé de Pradt, le comte de Montlosier, M. Jouy, M. Jay, ces deux derniers membres de l’Académie ?
M. Mignet, Notice sur M. de Tocqueville.