Des effets de l’esprit littéraire dans les sciences et de l’esprit scientifique dans les lettres

Le 4 avril 1866

Lucien-Anatole PRÉVOST-PARADOL

DES EFFETS DE L’ESPRIT LITTÉRAIRE DANS LES SCIENCES
ET DE L’ESPRIT SCIENTIFIQUE DANS LES LETTRES

Lecture faite à la séance trimestrielle du 4 avril 1866

PAR M. PRÉVOST-PARADOL
MEMBRE DE L’INSTITUT.

 

Les sciences ont leurs procédés rigoureux d’investigation et d’exposition ; elles observent des règles sévères et salutaires pour la recherche et pour la démonstration de la vérité. Les lettres ont une allure plus libre ; ce n’est pas qu’on ne puisse donner aussi le nom de règles à certains procédés qui ont été appliqués le plus constamment et avec le plus de succès dans l’art d’écrire ; mais ces règles ne sont, après tout, que des usages ; on a souvent réussi sans emprunter leur secours, parfois même en s’élevant contre leurs exigences. Cependant les sciences et les lettres se touchent de près ; ce sont deux empires limitrophes qui sont en rapport continuel, soit par des échanges utiles, soit par des invasions injustes. Les sciences ont souvent recours à l’appui des lettres et sont parfois troublées par leur influence, tandis qu’on a souvent transporté dans le domaine des lettres l’appareil de recherche et de démonstration indispensable au progrès des sciences. Examinons brièvement les effets de ce fréquent mélange ; voyons quels inconvénients et quels avantages en peuvent sortir pour ces deux applications différentes, mais également admirables, de l’intelligence humaine.

L’esprit littéraire, intervenant dans les sciences, peut s’y faire sentir de deux manières qu’il faut bien se garder de confondre et qui ont des effets très-opposés : tantôt il intervient dans les conceptions mêmes de la science, influe sur la direction de ses recherches et prétend même en déterminer d’avance le résultat ; tantôt, au contraire, il n’a d’autre ambition que de servir d’interprète à la science, que de faire comprendre et admirer ce qu’elle a découvert, que de la rendre accessible, agréable et profitable à tous par le don qu’il possède d’éclairer et d’embellir tout ce qu’il a touché.

L’intervention de l’esprit littéraire dans les conceptions mêmes de la science y a porté le plus souvent le désordre et a plus d’une fois troublé et ralenti de ce côté la marche de l’esprit humain. C’est sous la forme séduisante de la poésie ou sous la figure respectable de la philosophie que l’esprit littéraire fait d’ordinaire ses invasions les plus redoutables dans les conceptions scientifiques. Sans remonter ici jusqu’aux divinités attrayantes qui rendaient compte à nos aïeux des mystères du ciel, de la terre et des eaux, jusqu’à ces géants vaincus, exhalant leur souffle par le cratère des volcans et agitant le sol de leur colère impuissante, jusqu’à Jupiter lui-même assemblant les nuages et disposant de la foudre, sans évoquer tous ces griefs, si charmants d’ailleurs, de la science contre la poésie, comment ne pas reconnaître que même dans ce siècle, si peu enclin à se laisser bercer par la Muse, la poésie erre encore autour de la science, comme le lion symbolique de l’Écriture, quœrens quem devoret ? L’astronomie, par la grandeur même de ses conceptions, par l’impossibilité de faire tomber dans le domaine commun de l’expérience les prodigieux et lointains objets de ses calculs, est la province des sciences la plus exposée aux incursions de la poésie. Aussi y fait-elle de fréquents ravages, soit qu’elle prétende déterminer comment sont peuplés ces corps célestes dont la science ne peut nous apprendre que le volume, la vitesse et le parcours, soit que, plus téméraire encore, elle les déclare autant d’habitations successives à notre usage, autant de séjours d’expiation ou de béatitude.

La philosophie spéculative ne porte pas un trouble aussi évident dans les conceptions scientifiques, parce qu’elle les approche avec moins de bruit et ne prétend point ouvertement usurper leur place ; mais elle ne leur cause guère un moins grand dommage lorsque, ayant pris possession d’un esprit prévenu, elle le rend incapable de se mouvoir avec une pleine liberté dans le vaste champ de la science, soit qu’elle impose des bornes infranchissables à ses recherches, soit qu’elle dirige ses efforts dans un sens déterminé. Car il importe peu, au point de vue du dommage fait à la science, que la philosophie spéculative pousse d’un côté plutôt que d’un autre celui qu’elle a une fois détourné de la poursuite exclusive de la vérité scientifique et de l’observation absolument désintéressée des phénomènes de la nature. La doctrine des causes finales n’a pas apporté en son temps un moindre trouble dans les progrès de la science que le dessein préconçu de surprendre à la nature quelque témoignage contre la sagesse divine ; et nous voyons encore aujourd’hui combien une préoccupation philosophique peut compliquer et obscurcir la recherche si délicate des conditions qui président à la production et à l’apparition de la vie dans la matière. Ce n’est pas le sens ni la tendance de la doctrine philosophique qui devient alors pour la science un élément de trouble et une cause d’embarras ; c’est le fait seul d’un parti pris théorique dans un ordre d’études qui ne peut prospérer que par une souveraine indépendance ; c’est l’oubli de cette vérité : que la passion de voir les choses comme elles sont, et non pas comme il nous convient qu’elles soient, est la raison d’être de la science et le mobile le plus puissant de ses progrès.

Si l’esprit littéraire, même sous la forme la plus séduisante ou la plus noble, telle que la poésie ou la philosophie, peut devenir funeste à la rigueur et à la sûreté des conceptions scientifiques, s’il faut le bannir avec honneur, suivant le conseil de Platon, de cette austère république, il doit jouir en revanche de ses libres entrées et recevoir même, lorsqu’il se présente, un juste tribut de reconnaissance dans cette autre partie de l’empire des sciences où l’on s’occupe d’exposer et de répandre les vérités découvertes et de faire ainsi participer tout le genre humain aux fruits de ces solides conquêtes. L’esprit littéraire apporte alors à la science un secours toujours utile et souvent glorieux ; il reçoit la vérité des mains de la science comme un dépôt précieux qu’il faut conduire avec respect à travers le monde et montrer à la foule ; il la pare avec goût sans altérer la dignité de ses traits, sans rien enlever à sa beauté sévère ; il lui prête un langage tiré de la langue commune et pourtant digne d’elle, accessible à tous et capable de suffire à tout, assez claire et assez simple pour ne rebuter aucune intelligence, assez fort et assez élevé pour être égal aux conceptions du génie ou à la majesté de la nature. Que de grands noms, que d’imposants ou charmants souvenirs anciens ou récents l’on rencontre sur ce chemin toujours ouvert qui va de la science aux lettres, qui met l’observatoire de l’astronome, le laboratoire du chimiste, le cabinet du physiologiste en communication perpétuelle et féconde avec le reste du monde ! Sans remonter même au-delà de notre siècle, combien de noms à recueillir depuis Cuvier jusqu’au savant écrivain qui a mis dans une si vive lumière les fonctions du cerveau et qui nous a raconté les travaux des plus illustres de ses devanciers dans une langue digne de Fontenelle ! Et puisque ce dernier nom se présente inévitablement à l’esprit lorsqu’on songe à cette alliance féconde entre la science et les lettres, comment ne pas rendre hommage au plus ingénieux et au plus délicat de nos écrivains scientifiques, à celui qui a exposé la science de son temps avec autant d’agrément et de finesse que Lucrèce a répandu de grandeur dans les vues que ce son temps aussi, l’on avait sur l’univers ? Car la science, comme tout ce qui sort de l’intelligence et de la volonté de l’homme, est sujette au changement et capable de progrès ; mais alors même que la face de la science se renouvelle et que ses erreurs ou, pour mieux dire, ses vérités relatives ont fait place à des vérités plus complètes, on voit se soutenir avec la vigueur d’une éternelle jeunesse les œuvres admirables où la science a reçu un tel secours et pris un tel éclat ; elles restent debout au milieu des ruines de tous les systèmes, comme des mo­numents impérissables d’une alliance légitime entre la science et les lettres, comme autant de témoignages des bienfaits et des plaisirs que cette alliance a prodigués au genre humain.

Parlons maintenant de l’esprit scientifique porté dans les lettres, et tout d’abord dans la partie des lettres qui avoisine le plus la science, dans la philosophie. On ne peut même songer à contester à la philosophie, qui occupe la frontière des deux empires, le beau nom de la science ; il la condition cependant de ne point oublier qu’ayant un objet fort différent de l’objet des sciences exactes et naturelles, elle ne peut sans péril appliquer des procédés purement scientifiques à ces recherches élevées et délicates qui ont pour but la connaissance de la nature divine et de l’âme humaine. Malgré le grand exemple de Spinoza, ou, si l’on veut, à cause même de cet exemple, on doit reconnaître que la forme abstraite et que l’enchaînement rigoureux de la démonstration géométrique ne peuvent convenir à ce genre particulier de problèmes, et qu’il faut à la pensée humaine un instrument plus léger et plus souple pour s’étudier elle-même et pour essayer de s’élever par cette étude au principe même de l’univers. L’exemple admirable et touchant de Pascal ne doit pas avoir sur nous moins d’autorité pour nous détourner d’appliquer les procédés scientifiques à la théologie, qui est la philosophie de la religion et qui touche, comme la philosophie pure, à des problèmes trop délicats pour être résolus de cette ma­nière avec une pleine certitude. Ce grand homme a voulu, en effet, attribuer au dogme chrétien de la chute, dans la science de l’ordre moral, le rôle que joue l’hypothèse dans la science de la nature physique, c’est-à-dire qu’il s’applique à peindre l’homme de telle sorte que ce dogme puisse seul nous rendre raison de son état, et que cet état nous paraisse absolument inexplicable si ce dogme n’était pas la vérité même. Généreuse entreprise, qui tendait à transporter dans la théologie la certitude à laquelle peut nous conduire, dans les sciences naturelles, une hypothèse appuyée sur les faits et confirmée par la réduction à l’absurde de toute hypothèse rivale. Mais Pascal était trop sincèrement chrétien pour ne pas reconnaître plus d’une fois lui-même que la religion, qui doit rester enveloppée d’une certaine obscurité et être plus accessible aux mouvements du cœur qu’aux efforts de l’intelligence, ne peut être imposée à l’esprit de cette manière ni revêtir à tous les yeux la forme irrésistible d’une démonstration scientifique. Et, en effet, ni sa peinture de l’homme, ni les termes du problème tels qu’il les établit, ni la solution, non moins mystérieuse que le problème, à laquelle il fait tout aboutir, ne pouvaient échapper à la discussion et au doute. L’appareil de la démonstration scientifique est encore dressé dans les fragments de son éloquent ouvrage, mais comme une belle et puissante machine qui demeurerait inactive, parce qu’elle est détournée de son emploi naturel et arrêtée contre un obstacle qu’elle ne saurait franchir.

N’est-il pas digne d’attention que ce soit pourtant cet incomparable penseur, si ferme et si pénétrant eu beaucoup de choses, qui ait le mieux marqué dans deux pages admirables les bornes légitimes de ce qu’il appelle l’esprit géométrique, et le mieux expliqué l’incapacité de cet esprit géométrique à démêler les objets d’étude qui relèvent plutôt de ce qu’il appelle excellemment l’esprit de finesse ? Ces deux pages, dans leur élévation un peu abstraite, peuvent être invoquées avec le plus légitime à-propos contre l’usurpation aujourd’hui si fréquente de l’esprit scientifique clans le domaine de la critique littéraire. L’idée d’abord si simple, si juste (et si féconde de notre temps même en beaux ouvrages) d’appeler le secours de l’histoire générale et de l’histoire particulière pour mieux comprendre et mieux expliquer les œuvres littéraires, a conduit par degrés quelques esprits distingués à l’ambition chimérique de nous rendre un compte exact et complet des causes si diverses qui produisent les œuvres de la pensée, et d’écrire ainsi une sorte d’histoire naturelle des esprits qui aurait la rigueur, la précision et la certitude de l’histoire naturelle des corps. C’est vouloir atteindre l’inaccessible, c’est trop réduire la part si large de l’inconnu et de l’imprévu dans la nature humaine ; c’est méconnaître le nombre, la profondeur, la riche variété, le caprice infini et mystérieux des mobiles qui poussent l’homme à penser, comme à agir, dans les sens les plus divers et autrement que lui-même, l’instant d’avant, ne l’eût soupçonné. Pascal va nous dire, dans une langue sévère mais admirable, pourquoi l’esprit scientifique est ici hors d’usage et pourquoi il est frappé d’impuissance lorsqu’il s’égare si loin de son domaine. « Ce qui fait, dit-il, que les géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux, et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de la géométrie et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit ; on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux-mêmes ; ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent les démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas les principes et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre. Il faut, tout d’un coup, voir la chose d’un seul regard et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement les choses fines et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse : mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l’expression en passe tous les hommes, et le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes. »

On voit par ces derniers mots que Pascal n’entend point contester que les choses fines aient leur géométrie, en d’autres termes, leurs causes et leur enchaînement qui en rendraient pleinement raison, comme de tout ce qui est, si l’esprit pouvait saisir ces causes et cet enchaînement avec ordre, sans omission, dans une pleine lumière, et en faire l’objet d’une démonstration scientifique ; ce que Pascal se borne à soutenir, avec raison, c’est que ce n’est pas là un objet d’étude régulière et encore moins de démonstration rigoureuse, mais, plutôt un champ ouvert à l’instinct, à l’intuition, au tact et au goût ; en un mot, comme il le dit si bien qu’on ne peut mieux faire que de le redire : le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes, et l’expression (c’est-à-dire la démonstration} en passe tous les hommes.

L’histoire et l’analyse des œuvres de la pensée est une de ces choses fines que l’esprit scientifique ne saurait revendiquer comme son bien sans usurpation ni sans dommage. Démontrer scientifiquement pourquoi tel homme, en tel temps, en tel lieu, a nécessairement pensé et écrit telle chose, et ne pouvait en aucune façon penser et écrire d’une autre manière, est au-dessus du pouvoir de l’homme ; ce qui ne veut point dire qu’il n’ait pas existé une raison déterminante de cette façon d’agir et de penser, mais bien plutôt que les ressorts qui ont produit ce mouvement de l’âme sont trop nombreux, trop variés, et surtout trop profondément enfouis dans la nature humaine pour être décrits, maniés, et surtout recomposés, après un long intervalle, et montrés en action avec cette assurance. Comment ne pas convenir en effet que, même dans l’homme vivant sous nos yeux, le jeu multiple et profond de ces ressorts nous échappe le plus souvent, et que notre vue, repliée sur nous-mêmes, ne parvient pas toujours à en saisir le mouvement dans notre propre cœur ? Si nous connaissions tous ces ressorts chez les autres et en nous-mêmes, serions-nous jamais en peine de trouver des moyens décisifs d’influer sur les sentiments et les actions de nos semblables ? Et pourtant nous voyons Pascal lui-même, ce maître en l’art de persuader, déclarer ingénument qu’il y a toute une partie de l’art de persuader qui échappe aux règles, parce qu’elle consiste à agréer, et qu’avoir la science d’agréer équivaudrait à posséder pleinement le secret des mouvements du cœur de l’homme. Ce secret existe pourtant, et les règles pour agréer en sortiraient sans effort pour quiconque en serait le maître ; mais Pascal se défend précisément et spirituellement de la prétention de le saisir. « La manière d’agréer, dit-il, est, sans comparaison, plus difficile, plus subtile, plus utile et plus admirable que la manière de convaincre ; aussi, si je n’en traite pas, c’est parce que je n’en suis pas capable, et je m’y sens tellement disproportionné, que je crois la chose impossible. Ce n’est pas que je ne croie qu’il y ait des règles aussi sûres pour plaire que pour démontrer, et que qui les saurait parfaitement connaître et pratiquer ne réussît aussi sûrement à se faire aimer des rois et de toutes sortes de personnes qu’à démontrer les éléments de la géométrie à ceux qui ont assez d’imagination pour en comprendre les hypothèses, Mais j’estime, et c’est peut-être ma faiblesse qui me le fait croire, qu’il est impossible d’y arriver. »

C’est ainsi que Pascal s’excusait d’une tentative qui de nos jours ne paraît plus guère effrayer personne. Profitons pourtant de cette leçon venue de si haut ; il n’est heureusement pas besoin d’approcher du génie de Pascal pour imiter sa modestie. Laissons l’esprit scientifique au seuil de la critique littéraire ; n’essayons pas d’expliquer les résultats de l’activité infiniment variée et toujours surprenante de l’esprit humain comme le travail monotone de l’abeille et de la fourmi, ni la libre croissance de l’âme humaine, incessamment se coulée et glorieusement mobile, comme la végétation toujours semblable à elle-même d’une plante esclave du sol et soumise à l’action uniforme de l’air et des eaux ; et si l’on peut avancer justement qu’il n’y a point dans ce monde d’effet sans cause et qu’il doit exister une chimie des âmes, reconnaissons du moins que nous n’avons ici-bas ni le creuset capable d’enfermer une telle substance, ni la flamme capable de la dissoudre.