ACADÉMIE FRANÇAISE.
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 20 NOVEMBRE 1884.
RAPPORT
DE
M. CAMILLE DOUCET
SECRETAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1884.
Messieurs,
Après Marivaux, l’Académie eût hésité peut-être à prendre aujourd’hui Beaumarchais pour sujet du prochain concours d’éloquence si, dans l’intervalle, entre deux écrivains qui, sur la même scène, sans avoir le même vol, eurent presque la même fortune, elle n’eût placé d’abord le grand tragique que Corneille appela son père ; si, à cette heure, ici même, elle n’avait à vous occuper d’un de ces hommes rares et forts qui, par les variétés de leur puissante nature, touchant à tout, restent en dehors de tout, sans jamais être au-dessous de rien.
On a pu dire que, dans le cours de sa longue existence, vers la fin d’un siècle troublé, Beaumarchais combattit avec sa plume ; deux cents ans plus tôt, et à travers les orages amoncelés de la guerre, de la religion et de la politique, Agrippa d’Aubigné, se reposant, écrivait avec son épée.
D’Aubigné, Messieurs, fut l’image même de son époque ; il en avait l’intempérance, l’originalité, la dureté même, l’esprit surtout et la finesse ; suivant l’expression énergique de Brantôme : « Il était bon, celuy-là, pour la plume et pour le poil. »
Historien et poète à ses heures, le fier ami d’Henri IV méritait à tous égards que sa grande figure, étudiée à nouveau, fut pour nous l’objet d’un public hommage. L’Académie voudrait n’oublier personne ; l’une de ses tâches les plus douces étant de convier tous les talents à honorer toutes les gloires.
Le sujet avait séduit, plutôt qu’inspiré, un grand nombre de concurrents. Sur vingt-six manuscrits présentés à son examen, l’Académie n’a pu en retenir que deux ; mettons trois, pour consoler les vingt-quatre autres.
Le discours inscrit sous le n° 19 portait deux épigraphes, bien choisies pour la circonstance : l’une tirée d’Horace,
Illi robur et aes triplex
Circa pectus erat…
L’autre, un vers bien connu de notre ami Sainte-Beuve,
Et de moins grands, depuis, curent plus de bonheur.
Unanime à reconnaître la supériorité de cette étude, l’Académie en a loué la force, l’accent et la composition. Peut-être eût-elle mieux aimé que, dans ses appréciations littéraires, notre époque n’étant pas en cause, l’auteur s’arrêtât plus tôt. Toucher au présent, à propos d’un passé si lointain, était pour le moins inutile.
C’est l’œuvre d’un jeune homme, a dit de cette étude le plus sévère de ses juges. En réalité, Messieurs, c’est l’œuvre d’un vrai lettré, d’un érudit élégant et d’un savant sans pédantisme.
L’Académie décerne le prix d’éloquence, de la somme de quatre mille francs, à l’auteur de ce remarquable travail, M. Paul Morillot, professeur au lycée de Dijon.
Une autre étude avait été, tout d’abord, réservée avec faveur. Inscrite sous le n° 7, elle portait pour épigraphe :
Rien n’est si grand que l’âme.
Pleine de vues honnêtes, d’idées généreuses et de nobles sentiments qu’on ne saurait trop louer ; mais, y cédant trop peut-être, et dépassant le but à leur suite, elle semble oublier parfois le sujet et les conditions du concours. Écourtée outre mesure, la partie littéraire est ici visiblement et volontairement sacrifiée à la partie morale, philosophique et religieuse.
À ce travail incomplet, mais distingué, l’Académie accorde une mention honorable.
M. le pasteur Gustave Fabre, de Nîmes, en est l’auteur.
Autorisé par lui à connaître et à faire connaître son nom, je le proclame avec plaisir.
Et maintenant, Messieurs, — c’est aux concurrents de demain que je m’adresse, — amis inconnus que nos fêtes attirent, et qui convoitez nos couronnés, quand l’Académie vous propose un nouveau but, digne de vous tenter, prenez vos pinceaux des dimanches, vos plumes du meilleur acier, et, de votre esprit le plus fin, sur un papier choisi, tracez-nous à grands traits, en gros et par le menu, le portrait de ce brillant écervelé, comme disait Voltaire, de ce prodigue de génie qui fut tout bonnement, après les maîtres du XVIIe siècle, un des princes de la scène française.
Ce n’est pas la biographie de Beaumarchais ; ce n’est pas l’histoire de sa vie ; c’est l’histoire de son talent que l’Académie vous demande. Oublions, au besoin, ce qu’il faut qu’on oublie. De l’homme et de l’œuvre, tout le reste vous appartient, pour l’étude et pour l’éloge.
Revenons aux concours de cette année. Rarement nous en avons eu de meilleurs. La liste des élus menace donc d’être longue ; trop longue aussi, par conséquent, la tâche que j’ai à remplir et que, dans votre intérêt, je voudrais pouvoir abréger.
Les historiens vont m’en vouloir. Ils auront tort. Ici, tout les favorise et nos plus gros prix sont pour eux. J’ajoute, à leur gloire, que, par les plus louables efforts, ils ne cessent de justifier le grand nombre des donations et la grande générosité des donateurs.
Dans tous leurs ouvrages, en dehors des qualités personnelles par lesquelles chacun d’eux peut se distinguer particulièrement, il est des mérites communs qui les rapprochent et que comporte, en quelque sorte de droit, la nature même de ces nobles travaux.
L’exactitude des faits contrôlés par l’érudition, les erreurs légendaires rectifiées aux sources mêmes, l’impartialité des jugements statuant en dernier ressort sur les hommes et sur les choses, l’intérêt du roman s’associant volontiers à la vérité historique, l’élégance enfin de la forme ajoutant son charme aimable à l’autorité, à la solidité du fond : ces mérites-là, Messieurs, nous les avons rencontrés dans chacun des ouvrages qui, présentés à nos divers concours historiques, ont fixé l’attention de l’Académie et obtenu ses récompenses. Je les en loue une fois pour toutes ; une fois pour tous.
L’histoire de la Chevalerie, par M. Léon Gautier, n’est pas seulement un livre d’érudition ; c’est une œuvre piquante et originale, agréable autant qu’instructive, romanesque et poétique à la fois, dans laquelle revit, pour le grand plaisir du lecteur, une institution régulière qui, jusqu’ici, semblait appartenir à la légende plus qu’à l’histoire.
Sortie, toute sauvage et toute barbare encore, des forêts de la Germanie, nous la verrons bientôt, quand le christianisme l’aura transformée, contribuer puissamment, en adoucissant les mœurs, au progrès de la civilisation. Parvenue, dans le XIIe siècle, à son complet développement, elle n’aura plus qu’à décroître, en présence d’un pouvoir central assez fort désormais pour lutter contre l’oppression de la tyrannie féodale. La création des armées régulières et permanentes va lui porter enfin un coup mortel, et elle ne sera plus qu’un vain simulacre, un souvenir du passé, cher à l’imagination des enfants et des poètes, quand le héros de Marignan, avant d’engager la bataille, inclinera fièrement sa royauté devant le dernier des paladins, devant le plus digne emblème de la vieille chevalerie.
Dans une préface, charmante d’ailleurs, et qu’on prendrait volontiers pour une conclusion, le savant écrivain qui vient de glorifier Bavard, dédie bravement son livre à l’immortel auteur de Don Quichotte. Il n’y a plus de Pyrénées ! Le chevalier sans peur fraternisant avec le chevalier de la triste figure, c’est le dernier mot de la chevalerie. Le sublime touche au ridicule, et il en meurt !
Pour ce bel ouvrage, qui coûta tant d’années de travail, l’Académie décerne à M. Léon Gautier le grand prix Gobert, dont le montant s’élève à près de 10 000 francs.
Elle décerne le second prix Gobert à un très intéressant et très touchant volume, consacré par M. de Maulde à la triste histoire de Jeanne de France, fille infortunée de Louis XI, épouse plus malheureuse encore de ce fier duc d’Orléans, qui, à un moment donné, put devenir un bon roi, mais un bon mari, jamais ! Si Louis XII se vanta de pratiquer le pardon des injures, il ne cessa pas, en revanche, de se montrer cruellement inflexible envers la pauvre princesse, qui aurait eu tous les mérites et toutes les grâces, si la beauté de son corps eût égalé celle de son âme.
Les moindres incidents de cette douloureuse existence et de ce long martyre sont racontés par M. de Maulde avec une sorte de complaisance attendrie qui a son intérêt, son charme et son éloquence.
Sur les 4000 francs montant de la fondation Thérouanne, un prix de 2 500 francs est accordé à M. Jules Flammermont pour son important ouvrage sur le Chancelier Maupeou et les Parlements.
Le surplus est attribué à un très bon livre intitulé : Succession d’Espagne. — Louis XIV et Guillaume III ; Histoire des deux traités de partage et du testament de Charles II, par feu M. Hermile Reynald, en son vivant doyen de la Faculté des lettres à Aix, en Provence. Si légitimement due à l’auteur et à l’ouvrage, cette récompense posthume sera, pour la respectable veuve de M. Reynald, un témoignage d’estime, de souvenir et de regret.
L’histoire de la lutte soutenue par le chancelier Maupeou dans le but de substituer aux vieux parlements une jeune magistrature plus docile est un vrai drame, saisissant et instructif, qu’on ne saurait lire sans intérêt, sans émotion même, tant il est impossible de ne pas voir dans les faits qu’y s’y agitent, le prélude des révolutions dont alors déjà la France commence à saluer l’approche et dont, un siècle plus tard, après tant d’alternatives de tempêtes et d’embellies, elle en sera toujours à souhaiter la fin. Le chancelier Maupeou regretterait aujourd’hui ses vieux parlements !
Cent ans avant cette lutte imprudente et funeste, cent ans avant cette première aurore de la Révolution que nous ont léguée nos pères, la Hollande, à la tête des Provinces-Unies, combattait bravement contre l’esclavage, pour l’honneur et la liberté. Délivrée du joug de l’Espagne, mais craignant encore de subir une autorité nouvelle qu’elle bénira plus tard, elle commence par essayer d’elle-même, et, pendant vingt années, le génie d’un homme va donner à sa république parlementaire un éclat et une solidité dont plus d’une monarchie pourrait, à bon droit, se montrer jalouse. Par une rencontre heureuse, il se trouva que cet homme était, en même temps, un grand homme d’État et un grand homme de bien.
Investi du gouvernement de la Hollande, en qualité de grand pensionnaire, Jean de Witt a si heureusement pesé sur les affaires publiques du dedans et du dehors, que son nom, lié pour jamais à l’histoire politique et militaire du XVIIe siècle, n’en saurait être séparé. Vrai fondateur de la prospérité des Provinces-Unies et modérateur vigilant des factions rivales, si ce sage patriote maintient au pouvoir ses coreligionnaires républicains, c’est sans permettre qu’ils en abusent, s’attachant à faire d’eux, non un parti vainqueur, dur aux vaincus, mais au contraire, pour le bien de tous, un instrument loyal de gouvernement.
Après nous l’avoir ainsi montré modeste et bon dans sa puissance, le beau livre de M. Antonin Lefèvre-Pontalis nous fait admirer encore Jean de Witt quand, trahi par la fortune que ses vertus ont lassée, sans force contre l’invasion étrangère qu’il a défiée si longtemps, victime enfin à son tour d’un de ces caprices populaires qui, sans raison, élèvent les statues et les brisent, il tombe fièrement comme César, frappé au cœur par les ingrats qu’il a comblés de ses bienfaits.
Là pourrait s’arrêter l’histoire ; mais, dans un dernier chapitre, moins tragique et plus souriant, détournant ses regards du grand crime qu’il vient de flétrir, M. Lefèvre-Pontalis nous présente sous un si beau jour les destinées, futures alors, des Provinces-Unies, que, pour notre propre compte, il nous conduirait presque à leur envier ce qu’il appelle leur sagesse et leur bonheur.
À ce livre qui, aux mérites communs à tous, joint celui, très grand pour nous, d’être écrit avec autant d’élégance que de fermeté, l’Académie décerne le prix Halphen en son entier et sans partage.
Elle eût voulu pouvoir en faire autant pour le prix Bordin, que se disputaient surtout deux ouvrages, d’ordres tout à fait différents : l’un historique et que je retiens à ce titre : le Cardinal Carlo Carafa, par M. George Duruy ; l’autre, dont je parlerai plus tard comme de l’œuvre d’un érudit : Essais orientaux, par M. James Darmesteter.
Choisir entre les deux était difficile. Ne donner à l’un et à l’autre que la moitié d’un prix, semblait moins facile encore. L’Académie a concilié tout, en décernant un prix égal à chacun de ces ouvrages.
« La galerie des neveux de papes n’était pas complète : il y manquait, dit M. George Duruy, la figure froide et résolue de ce redoutable aventurier qui fut le cardinal Carlo Carafa. » Cette lacune n’existe plus ; M. George Duruy ne l’a pas seulement découverte, il l’a comblée, et cela avec un vrai talent, dans un livre original et de première main, très intéressant pour l’étude de la politique et des mœurs en Italie, à Home surtout, dans la première partie du XVIe siècle.
Avant que l’ambition s’emparât de lui, Carlo Carafa avait commencé par n’être qu’un assassin vulgaire ; mais un grand rôle l’attendait, et, quand arriva l’heure de le remplir, il se trouva digne de sa tâche, à la hauteur de ses devoirs.
Neveu du pape Paul IV, et régnant, pour ainsi dire, sous son nom, il eut tour à tour, et à peu de mois de distance, l’honneur de le représenter à Fontainebleau et à Bruxelles, auprès des rois de France et d’Espagne, auprès des fils rivaux de François Ier et de Charles-Quint, qui, l’un et l’autre, faisant assaut de courtoisie, reçurent triomphalement, comme un ami respecté, l’ancien condottiere, qui les trahissait tous les deux.
À Rome, plus qu’ailleurs, la roche Tarpéienne a le droit d’être voisine du Capitole. La scène a changé tout à coup ; la toile qui vient de tomber sur des triomphes, se relève sur des désastres. Paul IV est mort ! et, victime à son tour d’une réaction plus juste que celle qui, tout à l’heure, frappait ici Jean de Witt, l’insatiable Carlo, à peine âgé de quarante et un ans, meurt aussi ; mais de la mort des criminels, étranglé dans sa prison par ordre du nouveau pontife qu’il avait servi et dont il se flattait déjà de se servir bientôt lui-même.
Voilà un beau drame, dans un beau livre.
Ne pouvant mieux faire que d’imiter son frère ainé, dont l’Académie se souvient, c’est le nom de leur père que M. George Duruy inscrit à bon droit sur sa première page : « Comme Albert, dit-il, je place mon livre sous le haut patronage de ton nom ; comme lui aussi, j’unis dans cet hommage la tendresse qu’inspire ta bonté au respect que commande le noble exemple de ta vie. »
Voilà de beaux sentiments, dans un beau langage.
N’étant pas assez riche pour faire à l’histoire une part plus grosse, l’Académie a voulu du moins que trois autres ouvrages, distingués par elle, fussent mentionnés ici avec honneur.
Les deux premiers volumes d’une étude approfondie de l’organisation de la France sous l’ancien régime que M. le comte d’Avenel a publiés déjà sous ce titre : Richelieu et la monarchie absolue, font vivement désirer que, loin qu’il se décourage, le jeune et savant auteur se hâte de mener à bonne fin un travail si bien commencé.
L’Histoire des guerres sous Louis XV, par M. le comte Pajol, et l’Histoire militaire contemporaine, par M. Canonge, sont des livres un peu spéciaux, mais pleins d’intérêt, dont le mérite ne pouvait être méconnu, et ne l’a pas été.
Si, tout entier d’abord aux livres d’histoire, j’ai dû faire attendre un moment M. James Darmesteter, je me hâte de revenir à lui, en vous rappelant, Messieurs, que, sur la fondation Bordin un prix est décerné à ses Essais orientaux.
M. James Darmesteter est un érudit de premier mérite ; un vrai savant qui, à la connaissance des principales langues de l’Europe ancienne et nouvelle, joint au plus haut degré celle des langues et des littératures orientales. On l’a loué notamment de savoir le zend, et, dans toute cette branche d’études, il jouit, dit-on, d’une compétence supérieure et reconnue.
N’ayant pas l’honneur de savoir le zend, je n’ai pu, pour ma part, constater dans les Essais orientaux que l’élégance de la forme et le rare talent littéraire dont témoigne chaque page. C’est à ce point de vue surtout que s’est placée l’Académie pour couronner un livre qui ne relève qu’à demi de sa juridiction et de ses encouragements.
Sur les cinq mille francs, montant annuel du prix fondé par M. Marcelin Guérin, l’Académie en accorde trois mille à trois volumes de haute critique publiés par M. Gustave Merlet sous ce titre : Tableau de la littérature française sous l’Empire, 1800 à 1815.
Les deux autre mille francs sont attribués à deux volumes des plus agréables, intitulés : la Jeunesse de madame d’Épinay, et les Dernières années de madame d’Épinay, une Femme du monde au XVIIIe siècle, par Lucien Perey et Gaston Maugras.
C’est la monographie d’une famille, monographie complète, non seulement de madame d’Épinay, mais de ses parents, de ses amis, de son mari et de ses enfants, et, partant, un spécimen de la vie privée d’alors, dans toutes ses relations, dans toutes ses phases. Rien de plus intéressant, de plus instructif même, que ces détails sur l’éducation, le mariage, l’amour et la paternité ; sur les salons, les affaires et les ménages.
Une partie de l’ouvrage est composée de lettres inédites, d’un grand charme et d’un intérêt puissant. S’effaçant volontiers pour leur céder le pas, et n’intervenant qu’à propos pour mettre dans tout de l’unité, de l’ordre et de la lumière, les auteurs s’attachent à laisser parler leurs personnages qui, par parenthèse, parlent très bien. C’est, à la fois, de la modestie et de l’habileté. Le succès leur donne entièrement raison.
Approuvé aussi et encouragé par le succès, M. Gustave Merlet ne s’est pas endormi, pas même reposé, après une première victoire. L’Académie ayant couronné son excellent volume sur la littérature française au début du XIXe siècle, M. Merlet s’est hâté d’en composer deux autres, non moins remarquables, auxquels la même récompense est accordée aujourd’hui.
Réunis désormais sous ce titre : Tableau de la littérature française sous l’Empire (1800-1815), ces trois volumes forment un ensemble complet, un tout bien défi ni, une sorte de galerie habilement aménagée, contenant, en grand nombre, des portraits d’une grande ressemblance. Tous les écrivains d’alors, ayant eu quelque valeur et laissé quelque souvenir, y figurent à leur place, esquissés ou peints d’après nature, dans des proportions plus ou moins amples, suivant la taille des modèles.
Si jamais l’histoire d’une littérature avait dit son dernier mot, celle-ci pourrait être considérée comme définitive ; définitive jusqu’à demain !
Ces deux ouvrages avaient droit aux préférences de l’Académie ; mais, parmi ceux qui leur disputaient la victoire dans un concours particulièrement remarquable, il en est trois surtout dont il a paru juste de constater au moins le mérite.
Les Mémoires de Claude Pellot, par M. O’Reilly, composés d’après des textes inédits, se distinguent par la grandeur du travail et l’importance des documents curieux dont ils sont largement remplis.
L’Histoire des doctrines esthétiques et littéraires en Allemagne, par M. E. Grucker, n’est pas terminée ; mais elle commence bien, et le premier volume en fait espérer d’autres qui, comme lui, ne manqueront pas d’intérêt.
La Palestine, enfin, par M. le baron L. de Vaux, est le simple et fidèle récit d’un voyage en bon lieu fait par un homme de goût, instruit, aimable et sans prétention, qui a vu ce qu’il décrit et fait ce qu’il raconte.
À ces trois livres, distingués par elle, l’Académie accorde une mention honorable.
Ayant à décerner cette année le prix triennal généreusement fondé par M. Guizot, l’Académie eût voulu pouvoir l’attribuer à un ouvrage qui, par son titre, son sujet et son mérite, semblait avoir tout droit d’y prétendre. L’Histoire de Jean de Witt ne se trouvait malheureusement pas dans les conditions du programme tracé pour ce concours par son illustre fondateur. C’eût été pour nous une bonne fortune de rapprocher ainsi, une fois de plus, deux noms et deux familles que tant de liens unissent dans la plus douce et la plus glorieuse des communautés.
Après avoir décerné le prix Halphen à l’auteur de cette histoire, M. Antonin Lefèvre-Pontalis, l’Académie partage le prix Guizot, pour des mérites d’un autre ordre, entre M. de Lescure et M. le comte Henri d’Ideville, auteurs, le premier, d’une grande étude sur Rivarol ; le second, d’une publication importante sur le fier soldat qui gagna pour la France la bataille d’Isly.
Le Maréchal Bugeaud d’après sa correspondance intime et des documents inédits (1784-1849), tel est le titre de l’ouvrage en trois volumes, publié par M. le comte d’Ideville.
Après nous avoir fait assister à la naissance de son héros, à l’éducation qu’il se donne lui-même dans un milieu noble et pauvre, au développement continu de cette âme courageuse et de ce caractère simple, énergique, dévoué à son devoir et à son pays, l’auteur, avec respect, laisse parler à son tour ce vaillant homme de guerre, de discipline et d’autorité, qui, presque jour par jour, nous raconte alors sa vie si belle et si glorieuse. Jeune témoin de cette noble existence et de ces grandes vertus, M. d’Ideville nous les retrace avec une piété sincère et se fait discrètement une bonne part dans un bon livre plein d’intérêt.
Intitulé : Rivarol et la société française pendant la Révolution et l’émigration (1753-1801), l’ouvrage de M. de Lescure n’est pas seulement la biographie agréable d’un homme d’esprit ; il promet et tient davantage.
S’il nous raconte en détail certaines parties plus ou moins connues de la vie de Rivarol, ses prétentions nobiliaires plus ou moins justifiées, ses débuts littéraires plus ou moins heureux en province et à Paris ; il nous montre bientôt en lui le brillant et bruyant pamphlétaire, le philosophe bel esprit, qui se démentira plus tard ; avec le politique émigré, il nous conduit enfin en Belgique et en Angleterre, à Hambourg et en Allemagne ; à Hambourg, où, encouragé par le succès de son Discours sur l’universalité de la langue française, Rivarol entreprendra un nouveau Dictionnaire de cette langue, dont, mieux que personne, il connaissait les finesses ; puis à Berlin, où nous le voyons un moment jouant le rôle d’ambassadeur in partibus du prince libéral qui, quinze ans plus tard, sera le roi Louis XVIII. Le tableau que M. de Lescure nous fait alors de la société française en émigration est des plus curieux. Les documents y abondent, avec excès peut-être ; si bien qu’on a pu reprocher à l’auteur d’avoir écrit trop vite un livre charmant, qui pécherait un peu par la composition. Nous aimons mieux louer les qualités qui distinguent cet ouvrage et qu’on ne lui a pas contestées. Étudié aux sources et très complet, il intéresse, il amuse et il instruit tout à la fois.
Les deux concours de traduction fondés, l’un par M. Langlois, l’autre par madame Jules Janin, en souvenir de son mari, n’ont pas eu cette année une fortune égale.
Consacré uniquement à la traduction d’œuvres latines, le prix Janin n’a pu être décerné, aucun ouvrage n’ayant paru réunir toutes les conditions voulues pour obtenir une récompense de premier ordre.
Ayant toutefois remarqué les louables efforts faits par trois des concurrents, et voulant leur en tenir compte autant que possible, l’Académie a décidé que la somme de trois mille francs, montant de la fondation, serait partagée entre eux par portions égales de mille francs chacune.
La traduction en vers des Comédies de Plaute, par M. le Dr Grille, médecin à Angers, se distingue en beaucoup d’endroits par un réel mérite de versification, mérite déjà reconnu dans ses précédentes traductions d’Horace et de Térence.
Une nouvelle traduction de Cornélius Nepos semblait assez peu nécessaire. M. l’abbé Grégoire en a jugé autrement, et celle qu’il vient de publier, toujours exacte et même élégante, a paru digne au moins d’attention et d’encouragement.
Traduites en vers par M. Hervieux, les Fables de Phèdre rappellent bien l’original par leur exécution et leur concision. Quelques-unes sont entièrement sans tache, et l’on sait gré à l’auteur d’imiter parfois avec succès la variété du mètre par laquelle La Fontaine approprie si heureusement ses vers à tous les mouvements du récit.
Ces trois ouvrages ayant leur mérite particulier, l’Académie ne se contente pas de leur accorder une mention honorable. Le prix Janin qu’elle partage entre eux doublera la valeur de cette récompense.
Il en a été tout autrement pour le prix Langlois.
C’est sans hésitation, sans conteste et sans partage que l’Académie le décerne à M. Claudius Popelin pour sa traduction du Songe de Poliphile, de frère Francesco Colonna.
Rien de plus difficile à traduire que cet amas de descriptions perpétuelles de palais et de décorations, avec un nombre infini de détails techniques et d’allusions mythologiques grecques et latines. Aussi les traductions précédentes n’étaient-elles que des abréviations et des arrangements incomplets.
Ce que d’autres avaient à peine ébauché, M. Claudius Popelin réunissait toutes les qualités nécessaires pour le conduire à bonne fin, et rien ne l’a découragé dans l’accomplissement d’un si énorme travail ; les érudits et les artistes lui doivent d’avoir désormais une traduction complète, exacte et littérale, de cet intraduisible Songe de Poliphile.
Jouissant déjà d’un grand renom dans le monde des arts comme maître émailleur, M. Claudius Popelin, dans des vers charmants, a prouvé qu’il était poète ; c’est comme érudit et comme écrivain qu’il se montre à nous aujourd’hui, par sa traduction d’abord, et aussi par la longue préface qu’il y a jointe sur les origines de la Renaissance en Italie, par ses recherches critiques sur l’auteur, par les notes savantes enfin qui accompagnent ce beau livre, dont on peut dire qu’il est en même temps une œuvre de science et un objet d’art.
Pour la première fois aussi, comme le Songe de Poliphile, l’œuvre dramatique de Lope de Rueda vient d’être traduite dans son entier en langue française ; l’auteur de cette traduction, M. Germond de Lavigne, avait à lutter contre la difficulté qu’offrait un idiome’ archaïque, parsemé de locutions populaires et de plaisanteries de terroir. Il en a pleinement triomphé et son travail, qui se distingue doublement par beaucoup de précision et d’élégance, a paru digne d’un sérieux encouragement.
L’Académie lui décerne une mention honorable.
La tâche n’est pas toujours aussi douce ; le choix n’est pas toujours aussi facile. De tous les embarras, l’embarras des richesses est celui qu’on aime le mieux et qu’on redoute le plus.
Ce n’est pas un prix, c’est quatre prix que l’Académie devrait donner, et qu’elle donne en effet, à quatre des ouvrages qui ont pris part au concours Archon-Despérouses. L’honneur sera le même pour tous ; donc aucun d’eux n’y perdra rien.
Ces quatre ouvrages sont :
Le Jargon du XVe siècle, par M. Auguste Vitu ;
Le XVIe siècle en France, tableau de la littérature et de la langue, par MM. Arsène Darmesteter et Hatzfeld ;
Lettres de Jean Chapelain, publiées par M. Tamizey de Larroque.
Et le Chansonnier historique du XVIIIe siècle, recueil en dix volumes, publiés par M. Émile Raunié.
Cette histoire en chansons, écrite d’année en année, et presque au jour le jour, pendant tout un siècle, est, du commencement à la fin, d’un intérêt réel et charmant, pleine de curieux détails, de témoignages précieux et de renseignements utiles. À chacun de ses volumes, M. Raunié a joint une introduction historique dans laquelle il résume, avec une grande clarté, l’ensemble des événements qui ont inspiré les chansonniers, et dont leurs chansons fidèles, gaies, sérieuses ou satiriques, reproduisent la physionomie et consacrent le souvenir.
La correspondance de Chapelain éclaire aussi, à sa manière, l’histoire du XVIIe siècle, de 1632 à 1665. Aucun résumé ne pourrait remplacer les nombreux et piquants détails qu’elle donne sur tout ce qui se rapporte à la fondation de l’Académie des inscriptions et belles-Lettres et au développement de la langue française, grand travail dont Balzac et Voiture sont les principaux ouvriers. On a pu reprocher à Chapelain l’extrême bonne grâce de son langage : heureux défaut, dont nous nous corrigeons tous les jours. Après l’avoir attaqué cruellement, Boileau finit par lui rendre justice. « Que n’écrit-il en prose ! » avait-il dit du poète, qu’il n’aimait pas ; le poète a écrit en prose, et sa prose lui fait grand honneur. Elle nous montre en lui l’un des témoins les plus judicieux et les plus sincères de son temps. Les écrivains et les savants durent beaucoup à ce puissant protecteur, alors que le génie lui-même avait encore besoin qu’on le protégeât.
Ces lettres ont leur histoire : longtemps elles furent la propriété de notre illustre confrère Sainte-Beuve, qui tantôt songeait sérieusement à les publier lui-même, et tantôt se proposait, plus ou moins, de les léguer un jour à la Bibliothèque impériale.
Le 13 octobre 1869, Sainte-Beuve mourait, sans avoir donné suite à l’un ni à l’autre de ses projets.
Libre alors, mais croyant répondre à un désir de celui dont il avait été le dernier secrétaire et dont il devenait le légataire universel, M. Jules Troubat s’empressa de donner lui-même à la Bibliothèque toute cette précieuse correspondance. L’un des vœux du maître se trouvait dès lors accompli. Le second vient de l’être à son tour.
Un savant distingue, M. Tamizey de Larroque, ayant reçu la mission de publier ces lettres, sous les auspices du Comité des documents historiques, a rempli sa tâche avec un soin, un goût et une compétence qu’on ne saurait trop louer et dont il aurait pu garder pour lui tout le mérite et tout l’honneur. Il se vante au contraire, avec modestie, d’avoir été secondé utilement par M. Marty-Laveaux, membre du Comité, qui, chargé de surveiller son travail, l’a fait, dit-il, avec une complaisance et un savoir également inépuisables.
M. Arsène Darmesteter est le frère de M. James Darmesteler dont, tout à l’heure, l’Académie a couronné les Essais orientaux. Il y a des familles privilégiées. Je l’ai dit en parlant de M. George Duruy, je le répéterai bientôt quand j’aurai le plaisir de proclamer deux prix décernés l’un à M. Gustave Droz, l’autre à son jeune fils, qui déjà, marchant sur ses traces, entre dans la voie du succès.
En s’associant avec M. Hatzfeld, M. A. Darmesteter a composé un excellent livre qui réclamait la collaboration d’un philologue et d’un écrivain. Chacun d’eux eût pu le faire à lui tout seul.
Ce livre, intitulé Le XVIe siècle en France, tableau de la littérature et de la langue, se divise en trois parties.
La première est particulièrement consacrée à la littérature. L’étude de la langue remplit entièrement la seconde. Quant à la troisième, elle se compose de morceaux choisis avec tact et empruntés avec goût aux nombreux auteurs, prosateurs et poètes, qui figurent dans le tableau de la littérature, deux cents au moins, plus peut-être. Les jugements portés sur chacun d’eux auraient bien le droit d’être brefs. Ce ne sont pourtant pas de sèches notices, mais plutôt des résumés clairs et succincts, équitables et substantiels, qui témoignent d’un grand effort de travail, de conscience et d’érudition.
C’est en première ligne, au premier rang, que, dans ce concours, l’Académie a placé le livre de M. Auguste Vitu : le Jargon du XVe siècle.
Avec l’esprit curieux et sagace qu’on lui connaît, M. Vitu, en préparant son édition complète des œuvres de Villon, devait être frappé de certains mots étranges et inusités qui se rencontrent dans les ballades imprimées du poète et dans cinq autres, inédites encore, qu’il a su découvrir, et dont la Bibliothèque royale de Stockholm possède les manuscrits.
Reconnaissant bientôt que ces mots ne pouvaient appartenir qu’au jargon, c’est-à-dire à la langue des gueux, M. Vitu l’avance, l’affirme et le prouve.
Après une longue étude sur l’origine des gueux, sur leur existence et leur organisation, c’est à leur langue surtout qu’il s’attache, langue bizarre mais savante, ayant son caractère, ses finesses et même ses lois ; vraie langue au total, dont la surveillance était sérieusement confiée à une sorte de conseil supérieur chargé de la conserver intacte, je n’ose dire dans la pureté, mais dans l’intégrité de sa correction sans mélange. Bien différente en cela de notre argot moderne, qui ne sera jamais qu’un langage vulgaire et grossier, variant toujours sans raison et sans règle, au gré de tous les caprices du mauvais goût et du mauvais ton.
M. Vitu est infatigable, et chacun de ses ouvrages, si intéressant qu’il soit, en annonce toujours un nouveau.
Son travail sur les ballades de Villon, le commentaire qu’il en fait et l’interprétation qu’il en donne, font apprécier d’avance ce que sera l’édition prochaine des œuvres complètes de ce poète des gueux, que ne dédaignèrent ni Clément Marot ni Boileau lui-même ; de ce roi de la bohème littéraire dont, plus solide que tant d’autres, la dynastie triomphante n’est pas disposée à s’éteindre.
De Villon à M. Leconte de Lisle, il y a loin. Avec beaucoup de bonne volonté pourtant, avec un peu de malice surtout, M. Vitu, qui s’y entend, trouverait peut-être encore dans cette série de Poèmes barbares, antiques et tragiques, quelques mots étranges, qui, de nouveau, le feraient rêver. M. Leconte de Lisle a sa place à part dans le royaume des poètes. Du haut de la tour solitaire qu’Alfred de Vigny lui légua, ce n’est pas avec dédain, c’est, avec une sorte d’indifférence calme et réfléchie, qu’il regarde au-dessus et au delà de l’humanité qui l’entoure. De gré ou de force, il nous emporte sur les sommets imaginaires que sa muse puissante habite et nous y retient dans l’étonnement, frappant nos yeux par de grands spectacles, troublant nos cerveaux par de grands vertiges. M. Leconte de Lisle a ses idées à lui, sa langue aussi, sa manière au moins, sa méthode et ses procédés que, tout naturellement, il applique, de bonne foi, aux œuvres qu’il compose et aux chefs-d’œuvre qu’il traduit.
Ce n’est pas le traducteur, c’est le poète, le poète hardi, fier et convaincu, que l’Académie avait à cœur de couronner.
En publiant récemment un nouveau volume, intitulé : Poèmes tragiques, qui se distingue, comme tous les autres, par la même ampleur et le même talent, l’auteur de Kaïn, d’Hieronymus et des Érinnyes s’est placé dans les conditions voulues pour obtenir le grand prix de 10,000 francs, libéralement fondé par la veuve de Jean Reynaud et dont chacune des cinq classes de l’Institut dispose tous les ans, à son tour.
Saisissant avec plaisir l’occasion qui s’offrait ainsi de lui donner publiquement un témoignage de son estime, l’Académie décerne le prix Jean Reynaud à M. Leconte de Lisle.
À un autre poète qui, jeune encore, est, à tous égards, digne d’intérêt et d’encouragement, à M. Ernest d’Hervilly, dont la muse gauloise ne prétendrait pas à un prix de vertu, mais dont quelques comédies en vers ont été représentées avec succès sur l’un des plus grands théâtres de Paris, l’Académie accorde le prix fondé par M. le comte Maillé de la Tour Landry.
Aimant à faire bon accueil à tous les talents, qu’ils viennent de près ou de loin, elle décerne le prix Lambert à un poète de province, à M. Médéric Charot, qui, du fond de la petite ville où il vit dans le travail, nous a envoyé ses vers, composés, édités et imprimés par lui-même, qu’il a publiés sous ce titre sans prétention : Croquis et Rêveries. C’est à la source douce, honnête et patriotique que M. Médéric Charot puise ses inspirations. Ses modestes croquis sont d’agréables tableaux, et ses rêveries aimables sont d’heureuses réalités.
D’une valeur matérielle presqu’aussi considérable que le prix Jean Reynaud, le prix Vitet ne lui cède en rien. Leur importance est égale. Pour répondre au vœu de celui qui l’a généreusement fondé, l’intérêt des lettres est le seul dont l’Académie ait à tenir compte. À ce titre, deux vrais lettrés, un poète et un prosateur, en dehors de tout concours et de toute prétention personnelle, s’étaient signalés à son attention par le seul mérite, par l’éclat seul de leurs travaux. L’Académie, le trouvant juste, a pris, cette fois encore, le parti de les couronner l’un et l’autre. Ce n’est pas la moitié d’un prix, c’est un prix entier, qu’au nom de M. Vitet ; pour l’ensemble de leurs œuvres poétiques et littéraires, elle décerne spontanément, l’un à M. Gustave Droz, l’autre à M. Frédéric Mistral.
Créateur d’un genre qui, jusqu’à lui, n’existait pas, et qui depuis a compté un grand nombre d’imitateurs, M. Gustave Droz a sa place marquée, en tête de ces écrivains délicats, de ces penseurs aimables, de ces philosophes élégants, pour qui le cœur humain n’a pas de secrets. Pleins d’observations fines et profondes, dont un grain de sensibilité augmente souvent la grâce, ses livres, écrits dans la famille, sur elle et pour elle, sont tour à tour des tableaux de genre charmants, des études de mœurs exquises, graves ou légères ; et aussi des portraits fidèles, faits d’après nature par un maître dans l’art de peindre.
« L’Académie, — c’est M. Villemain qui va parler, Messieurs ; c’est lui qui le disait, il y a vingt-trois ans, ici même, de sa voix puissante, qu’on regrette de ne plus entendre, — l’Académie a voulu reconnaître tout ce qui, dans cette France si active, intéresse les esprits, par un emploi du talent au service de pures et touchantes pensées ; accueillant ce mérite en dehors même de notre idiome classique, elle aime à couronner aujourd’hui un poème en dialecte provençal, une œuvre où la langue populaire de quelques districts du Midi est relevée par l’archaïsme du poète. »
Ce poète archaïque, c’était Mistral ! Cette œuvre romane, c’était Mireïo ! c’était Mireille ! Gounod l’a traduite en français !
Jeune alors, M. Mistral, visitant Paris pour la première fois, lui offrait son premier poème. Jeune toujours, l’auteur de Mireille, de Calendau et de Nerto est venu lui-même, cette année, nous apporter sa dernière œuvre.
Il venait, en même temps, avec tous les chantres du Midi, pour fêter chez nous le quatre centième anniversaire de l’union de la Provence à la France.
Dans un brillant discours, dont le patriotisme a touché nos cœurs, nous l’avons entendu alors proclamer comment la Provence libre, par sympathie et sans calcul, s’était un jour donnée à la France, et comment, après quatre siècles de vie commune, elle se trouvait bien encore de ce mariage d’inclination ; protestant très haut ainsi contre les idées de divorce que l’on avait prêtées à tort à la Provence en général, à ses poètes en particulier. Bons Provençaux et bons Français, ils aiment à la fois leur petite et leur grande patrie, qui, à elles deux, n’en font qu’une.
L’Angleterre a reproché souvent au barde écossais Robert Burns d’avoir écrit ses poésies dans le dialecte des Lowlands. Un poète en patois, a-t-on dit de lui, ne peut être qu’un poète local, une gloire de clocher.
Plus juste envers M. Mistral, l’Académie, qui l’adoptait à son début, ne saurait aujourd’hui le renvoyer à sa Provence, comme une gloire de clocher, comme un poète local. En le couronnant de nouveau, elle témoigne, au contraire, de son estime pour un bon Français, dont la France a droit d’être fière.
Je n’ai plus, Messieurs, qu’à vous faire connaître le résultat du concours fondé par M. de Montyon pour les ouvrages utiles aux mœurs.
Cent quarante-huit auteurs ont répondu à notre appel, et, pour n’en couronner que douze, ce qui ne laisse pas déjà que de sembler presque excessif, l’Académie a dû faire de grands efforts et aussi de grands sacrifices.
Parmi les livres qui, à défaut d’une récompense plus haute, lui ont paru, tout au moins dignes d’une mention particulière, je ne serai que juste en citant d’abord :
Théophraste Renaudot, d’après des documents inédits, par M. Gilles de la Tourette ;
Valentin Conrart, par M. A. Bourgoin ;
Histoire de Fléchier, par M. l’abbé Delacroix ; Les Salles d’asile de France, par M. E. Gossot ;
Entre les Alpes et les Carpathes, par M. l’abbé Vigneron.
Chacun de ces importants ouvrages mériterait d’être ici l’objet d’un rapport spécial, et, pour ma part, je voudrais pouvoir entrer, à leur sujet, dans de plus grands détails. Je me fais violence pour ne pas les louer davantage ; mais il y a des limites à tout, même à la patience du meilleur des publics, du plus indulgent des auditoires.
Permettez-moi pourtant de mentionner encore, pour mémoire et pour justice, quelques ouvrages d’un autre ordre, pleins d’honnêtes sentiments et qui, rentrant bien dans les conditions de ce concours, se recommandent d’eux-mêmes par des qualités à peu près égales, par des grâces à peu près pareilles : les Ignorances de Madeleine, par Mlle Émilie Charpentier ; André Tourel, par Mme E. Bersier ; Lucienne, par Mlle Marthe Lachèze ; les Idées de mademoiselle Marianne, par M. Émile Desbeaux ; Dauphiné Bon-Cœur et le Secret de la Lhauda, par Mme Louise Drevet ; Pauline Tardivau, par M. Albert Dupuis ; Théâtre de famille, par A. Gennevraye ; Récits enfantins, par Mme P. Forney ; Grand’Mère, par Étienne Marcel.
Loin d’oublier les poètes, je cite encore avec plaisir un charmant recueil intitulé simplement : Poésies, par M. Camille Crèvecœur ; l’Éternel féminin, par M. Joseph Gayda ; Feuilles au vent, par M. de Courmont ; l’Art d’être grand’mère, par Mme Amélie Perronnet ; le Coffret de perles noires, par M. le marquis de Pimodan ; les Chants du cœur, par M. Maurice Trubert.
Ayant maintenant à partager une somme de 10 500 francs entre les douze ouvrages que, dans divers genres, elle a particulièrement distingués, l’Académie a cru juste d’en faire ainsi la répartition :
Quatre prix de deux mille francs ;
Un prix de quinze mille francs ;
Et sept prix de mille francs chacun.
Les prix de mille francs sont attribués à chacun des ouvrages suivants :
Le Général Chanzy (1823-1883), par M. A. Chuquet ;
Un Touriste dans l’extrême Orient et De Paris au Japon à travers la Sibérie, par M. Edmond Cotteau ;
Lettres d’un dragon, par M Paul Droz ;
Les correspondants de Joubert (1785-1822), par M. Paul de Raynal ;
La Terre sainte, 2e partie, par M. Victor Guérin ;
L’Erreur d’Isabelle, par M. Maryan ;
Et la Lyre d’airain, recueil de vers, par M. Georges Leygues.
À côté de la corde lyrique, la corde patriotique est celle qui vibre le plus sur cette lyre d’airain dont les mâles accents sont faits pour remuer les cœurs. Sous toutes les formes et à chaque page se trahit la pensée intime et la constante préoccupation d’un poète blessé qui, ne songeant qu’à la patrie, pleure sur elle, et pour elle espère.
Parmi les nombreux romans présentés à ses suffrages, l’Académie a regretté de n’en pouvoir couronner qu’un. L’Erreur d’Isabelle, par M. Maryan, lui a paru, plus encore que les autres, remplir les conditions du programme. À ce livre on n’a guère reproché que son titre. Ce n’est pas d’une erreur, c’est d’un préjugé que l’héroïne de M. ou de madame Maryan est la victime respectable. Par une sorte d’orgueil nobiliaire, par une fierté de race qui a sa grandeur et ses périls, Isabelle, d’Émerancy a tout sacrifié, et la voilà qui succombe sous le poids de la logique, quand sa raison et son cœur interviennent à temps pour la sauver d’elle-même, après une longue suite de scènes touchantes et de péripéties romanesques dont l’intérêt est saisissant.
Dans cet ouvrage foncièrement honnête, les caractères sont bien étudiés et les sentiments se distinguent par une grande élévation morale. Le style, un peu recherché, ne manque, par cela même, ni de grâce ni d’élégance.
En 1882, un prix de 2,000 francs avait été décerné à M. V. Guérin pour son important ouvrage sur la Terre sainte. Cette œuvre de science et de patience ayant été complétée par une seconde partie, non moins intéressante que la première, l’Académie a voulu achever aussi ce qu’elle avait commencé, en accordant à M. Victor Guérin un nouveau témoignage d’estime et d’encouragement.
Vous le voyez, Messieurs, loin d’être exclusive, l’Académie, dans ce concours, aime à récompenser des travaux de genres très divers, faisant à chacun sa part.
C’est un des traits particuliers de notre époque que le goût très vif qui, fût-ce au prix de quelques indiscrétions, nous porte tous à pénétrer dans la connaissance de certaines intimités d’élite. M. Paul de Raynal l’a compris, et le charmant volume qu’il a publié sous ce titre : les Correspondants de Joubert, a très justement répondu à son attente et à la nôtre. Quoi de plus attrayant, en effet, qu’une société dont M. de Chateaubriand était le centre apparent et bruyant, dont M. Joubert était le centre discret et réel ; plus agissant que l’autre, en fin de compte.
Toutes les lettres qui abondent dans ce livre sont reliées entre elles et expliquées au lecteur par un commentaire instructif qui n’est pas une simple mosaïque empruntée à des documents précieux, mais une restitution très exacte et très intéressante des choses du temps, des hommes et des femmes surtout, dont les portraits vivants figurent là, en pleine lumière, comme dans une élégante galerie.
L’auteur de cette publication est plus et mieux qu’un introducteur et un guide. À force de vivre avec tant d’aimables modèles, il a contracté dans leur commerce intime une aisance, une simplicité, une façon élégante de s’exprimer enfin qui ne détonne en rien dans ce milieu choisi. Leur ressembler n’est pas un petit mérite.
Quand il arrive au régiment, le dragon de M. Paul Droz, gaiement sceptique et railleur, serait assez enclin à rire de tout, même de lui ! Mais bientôt l’enthousiasme du devoir s’empare de ce Parisien moqueur et, à si bonne école, ses idées se modifient, ses sentiments s’épurent, son âme s’élève, et qu’un jour la charge vienne à sonner, non encore sur un champ de bataille, mais seulement sur le champ de manœuvres : « Le danger est nul, nous le savons, s’écrie ce jeune guerrier ; mais je ne sais qui vous pousse, je ne sais quoi vous gonfle le cœur ; on est hors de soi et l’on voudrait que ce fût sérieux. »
Rassurez-vous, monsieur ; ce sera sérieux tôt ou tard ! Ce qui l’est déjà, c’est le bienfait de cette vie commune dans un milieu sain pour le corps et pour l’esprit, où la discipline triomphe des plus rebelles, où, sous les plis d’un drapeau, les enfants deviennent vite des hommes, des citoyens, des patriotes, et, au besoin, des héros quand sonnera pour eux l’heure de l’être.
Voilà ce que M. Paul Droz raconte à sa famille et à ses amis, avec une verve de jeunesse tout à fait piquante. Écrites dans un style parfois précieux, mais de bon goût toujours et de bon ton, ses lettres ont leur saveur et leur éloquence, leur utilité même. Ce jeune soldat aime son métier et le fait aimer. L’exemple est d’autant meilleur que peut-être il devient plus rare.
Plusieurs livres contenant des récits de voyage avaient été présentés à ce concours. L’Académie a distingué surtout deux volumes publiés par M. Edmond Cotteau et intitulés, l’un : De Paris au Japon à travers la Sibérie ; l’autre : un Touriste dans l’extrême Orient (Japon, Chine, Indo-Chine et Tonkin).
Le touriste, c’est M. Cotteau lui-même, touriste passionné que rien n’effraye et que rien n’arrête. Modestement employé dans une administration de l’État, il a cela de singulier, que jamais il ne sollicite aucun avancement ; en revanche, il demande souvent des congés, qu’on lui accorde très gracieusement, sous forme de missions littéraires… gratuites. Il s’en contente et quand, au retour, il a écrit ce qu’il vient de voir, il repart bien vite pour voir autre chose ; ne voulant jamais raconter que ce qu’il a vu, de ses propres yeux vu !
En ce moment même, à l’heure où l’Académie couronne ses derniers ouvrages, il en prépare de nouveaux. Parti depuis quelques mois pour les Indes, qu’il visitait déjà en 1878, il a quitté Calcutta pour se rendre à Saigon et, pendant qu’il est en train de bien faire, je ne serais pas surpris qu’ayant poussé jusqu’à l’île Formose, il en revînt exprès un de ces jours pour nous dire un peu ce qui s’y passe.
N’étant, à proprement parler, ni un savant, ni un poète, ni un romancier, c’est uniquement de vérités que cet honnête voyageur remplit tousses livres : livres sincères, d’une observation minutieuse et d’une irréprochable moralité ; livres simples et sérieux, dans lesquels abondent les détails nouveaux, les jugements sains, les réflexions fines ; le tout exposé dans une forme peu ambitieuse qui plaît d’autant plus par la grâce de sa bonhomie naturelle.
Le dernier, ou plutôt le premier des sept ouvrages compris dans cette catégorie de récompenses, est, je le répète, un livre intitulé : le Général Chanzy, 1823-1883. M. Chuquet en est l’auteur.
Si M. Paul Droz vient de nous apprendre comment il est bon qu’on commence, arrêté avant l’âge dans sa glorieuse carrière, le général Chanzy nous a montré trop tôt comment on finit, quand on finit bien. Entouré de l’estime de tous, honoré, admiré, pleuré, la mort de ce fier soldat ne fut pas seulement un deuil, elle fut un malheur pour la France.
Pendant plus d’un demi-siècle, l’ayant pris au jour même de sa naissance, le livre de M. Chuquet nous fait suivre comme pas à pas, le développement de cette noble vie, dont chaque étape contient un enseignement et un exemple. Les événements sont d’hier, et il semblerait qu’on n’y puisse aujourd’hui toucher sans que les passions s’éveillent et s’irritent ; loin de les provoquer, M. Chuquet évite avec soin d’entrer dans la lutte des partis. Comme le héros dont il écrit l’histoire, la France le préoccupe seule et son œuvre qu’elle inspire est toute de conciliation et de patriotisme. Nulle lecture n’étant plus saine et plus morale, l’auteur de ce livre méritait que l’Académie lui décernât une couronne que, dans sa reconnaissance, il ne manquera pas de déposer sur un tombeau.
Les contrastes ne nous effrayent pas ; au contraire. À un volume intitulé : le Rire, essai littéraire, moral et psychologique, par M. Louis Philbert, avocat à la cour d’appel de Paris, l’Académie décerne le prix unique de quinze cents francs que je vous annonçais tout à l’heure.
C’est très sérieusement que, traitant en philosophe un sujet qui semble futile, l’auteur a développé dans des pages savantes toute la psychologie du rire, c’est-à-dire des causes morales qui le sollicitent et des effets physiques qu’il produit.
Après avoir établi que l’esprit et le comique sont les deux sources du rire, distinguant avec raison l’un de l’autre, il prouve par des analyses et par des exemples, qu’on a tort de les confondre quand, en réalité, ils n’ont ni le même principe, ni les mêmes applications.
L’esprit, dans ce livre, est étudié à part et soumis à des observations très détaillées, ingénieuses et profondes, subtiles parfois, mais toujours intéressantes.
L’analyse du comique y reçoit aussi un très grand développement : ce qu’est le comique ! la différence du risible et du ridicule ; le comique à la scène et dans la vie ; les analogies et les différences de ces deux sortes de comique ; les phénomènes qu’ils font naître dans l’esprit des spectateurs, les effets multiples qu’ils produisent et les transformations qu’ils subissent ; tout cela est étudié avec une gravité, une conscience, une impassibilité de déduction vraiment remarquables.
Dans ce livre sur le rire, c’est le rire qui manque le plus. Ne regrettons pas son absence. M. Philbert a mieux à faire qu’à nous amuser ; il nous instruit et nous intéresse. En style de théâtre, son étude sévère n’ambitionnait qu’un succès d’estime ; elle a obtenu plus et mieux.
Les quatre prix, de deux mille francs chacun, sont les derniers, Messieurs, dont il me reste à vous entretenir.
L’Académie les décerne aux quatre ouvrages suivants :
Les Classes ouvrières en Europe, étude sur leur situation matérielle et morale, par M. René Lavollée, docteur ès lettres, consul général de France.
Histoire de la littérature anglaise, depuis ses origines jusqu’à nos jours, par M. Augustin Filon.
L’Éducation morale et civique, avant et pendant la Révolution, 1700 à 1808, par M. l’abbé Augustin Sicard, vicaire à Saint-Philippe-du-Roule.
Journal d’un solitaire, par M. Xavier Thiriat.
Fruit de longues années do travail, l’ouvrage de M. René Lavollée est une savante étude sur la situation des classes ouvrières dans différents pays civilisés, et principalement en Allemagne. C’est un dossier plein de documents utiles, remarquables par la bonne entente et la sage distribution des matières.
Après nous avoir fait connaître, dans un chapitre de statistique pure, l’état de la population industrielle de l’empire germanique en 1875, l’auteur constate, preuves en mains, la prépondérance dans ce pays des ouvriers agricoles, et donne, à ce sujet, de graves et sérieux détails sur le développement formidable du socialisme en Allemagne, sur la multiplicité des sectes et la toute-puissance de l’association.
Avec la même méthode d’analyse, mais dans de moindres proportions, ce beau travail, plein d’intérêt, embrasse les États scandinaves, les Pays-Bas, la Suisse, l’Italie, la Belgique, l’Autriche-Hongrie, l’Espagne, le Portugal et la Russie. Nos éloges ne seraient mêlés d’aucun regret si, complétant son œuvre et plaçant sous nos yeux tous les termes de comparaison, l’auteur eût également étudié pour nous la condition des ouvriers en Angleterre, en Amérique et surtout en France. La tâche n’eût pas été au-dessus de son talent ; mais son ambition n’allait pas si loin ; il s’en explique et s’en excuse.
Somme toute, nous lui devons un très bon livre, animé toujours des meilleures intentions et plein d’une noble ardeur pour la pacification des haines sociales, pour la réconciliation des éléments divers dont se compose la famille humaine et qui, si ce n’était un rêve irréalisable, gagneraient certainement tous à mieux s’entendre et à plus s’aimer.
L’introduction et la conclusion que, dans un style élégant et correct, M. Lavollée a placées au commencement et à la fin de cet ouvrage, en font ressortir l’unité morale. Également éloigné d’un optimisme aveugle et d’un pessimisme intéressé, il instruit tout le monde sans risquer de blesser personne.
Moins sévère, sans être moins sérieux que celui de M. Lavollée, le livre de M. Augustin Filon sur la Littérature anglaise se trouvait d’avance, par son sujet mono, comme par la situation personnelle de son auteur, dans des conditions particulièrement favorables. Il n’a rien dû à leur influence, el, pour le couronner, l’Académie n’a tenu compte que de son mérite.
Si, comme le dit M. Filon, « l’historien littéraire doit faire revivre les œuvres et les hommes », on ne saurait trop le louer d’avoir su mettre avec bonheur cette théorie en pratique. Pour ébaucher les traits des écrivains qu’il veut peindre, quelques coups de plume lui suffisent ; l’esquisse une fois tracée, l’examen de chaque œuvre la complète ; quelques nouvelles touches s’y ajoutent et développent la ressemblance. Le portrait alors devient saisissant et ressort en plein relief.
C’est ainsi qu’il fait revivre pour nous les grands morts dont l’immortalité remplit le Panthéon de Westminster.
Shakspeare et Bacon, Milton et Dryden, Addison et Bolingbroke, Richardson et William Pitt, lord Byron et Macaulay, Walter Scott et Daniel O’Connell, émergent tour à tour devant nos yeux, avec leur brillant cortège de poètes, d’historiens, de philosophes, de savants et d’orateurs. Nul n’y manque et chacun d’eux garde son rang dans ce musée des souverains, dont M. Augustin Filon ouvre largement la porte à tous les génies et à toutes les gloires.
Cet ouvrage, dans lequel j’aurais peut-être quelques erreurs à relever, est d’un bout à l’autre d’un intérêt puissant et d’un agrément très substantiel. Beaucoup de science sans pédantisme et beaucoup d’anecdotes piquantes sans bavardage, voilà ce qu’on y trouve à chaque page, exprimé avec un vif sentiment de la beauté littéraire et de l’élévation morale. Ce sentiment généreux, l’auteur le ressent et le communique.
L’Éducation morale et civique, avant et pendant la Révolution, par M. l’abbé Sicard.
« C’est un ouvrage de premier ordre, a dit devant l’Académie le rapporteur de ce livre ; considérable par le sujet qu’il traite, par l’abondance et par la sûreté des documents qu’il renferme, par la méthode avec laquelle il est composé, par la modération, l’élégance et la fermeté avec lesquelles il est écrit ; enfin, par toutes les qualités qui font un bon livre destiné à un succès sérieux et durable. »
Le but de l’auteur est de montrer ce qu’était l’éducation de la jeunesse pendant la première moitié du XVIIIe siècle, ce qu’elle est devenue sous l’influence des utopies philosophiques et des lois révolutionnaires ; comment, enfin, un retour violent de l’opinion publique l’a, sous le Directoire et le Consulat, ramenée à ses antiques errements.
Quand, surtout sous la plume d’un prêtre, un sujet pareil devait appeler beaucoup d’allusions à ce qui se passe de nos jours, .ce livre n’en contient aucune. L’auteur a cherché ailleurs un succès plus digne de lui. Qu’on partage ou non tous ses sentiments et toutes ses doctrines, on ne peut méconnaître la valeur historique de ce livre, sa grande modération et sa louable impartialité.
Le dernier des quatre ouvrages auxquels a été attribué un prix de deux mille francs, mérite de vous, Messieurs, une attention particulière : Journal d’un solitaire, par Xavier Thiriat.
Par une coïncidence singulière et peut-être sans précédent, le livre et l’auteur pourraient, en même temps prétendre à l’une et à l’autre des récompenses fondées par M. de Montyon, le livre étant digne de figurer honorablement parmi les ouvrages utiles aux mœurs et, de son côté, l’auteur, le brave auteur ayant assez fait, sans le savoir, pour mériter un de ces prix que l’Académie a la douce mission de décerner au courage et au dévouement.
Xavier Thiriat est infirme.
Il ne l’était pas en décembre 1845, quand, à peine âgé de dix ans, par la pluie et la neige, il se jeta dans le canal de son village pour sauver une petite fille qui s’y noyait !
Perclus depuis lors, ne pouvant marcher, se traînant à peine, cet enfant chétif, né de paysans sans ressources, s’éleva lui-même et s’instruisit, Dieu sait comment ! Si bien toutefois que, aujourd’hui, toujours pauvre, mais heureux dans sa modestie, il se trouve entouré, choyé, et récompense de ses efforts, par la sympathie, par l’estime de tous ses concitoyens.
Il faut le voir à Gérardmer, dans son humble librairie de village, accueillant, aimable, familier, souffrant sans le dire, et toujours de bonne humeur ! Sa petite boutique est le port où, après bien des traverses, il s’abrite enfin, sous ses livres !
Ses livres ! Ceux qu’il vend, et ceux qu’il fait.
Il en a déjà publié plusieurs qui ont leur grâce à part et leur cachet personnel.
Dans le dernier, le meilleur et le plus touchant, il a mis tout son cœur, versé toutes ses larmes et, jour par jour, en prose et en vers, raconté toute sa vie laborieuse et solitaire. Ce journal, qu’on ne peut lire sans émotion, méritait un prix par lui-même, tant il est plein de beaux sentiments, tant il joint l’honnêteté du fond à l’élégance naïve de la forme.
L’Académie a subi son charme et c’est avec plaisir qu’elle couronne des deux mains le digne homme, deux fois respectable, qui commença par une bonne action et qui finit par un bon livre.