ACADÉMIE FRANÇAISE.
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 15 NOVEMBRE 1883.
RAPPORT
DE
M. CAMILLE DOUCET
SECRETAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1883.
Messieurs,
Le nom de Lamartine est le premier que je veuille prononcer aujourd’hui devant vous. Sa mémoire réclamait de nous un suprême hommage. Heureuse de le lui rendre publiquement, l’Académie ne s’est pas trompée quand, faisant appel à tous les jeunes poètes, elle leur demanda de l’aider à remplir ce pieux devoir.
La tâche était difficile ; le sujet, trop vaste et trop beau, semblait être de ceux qui, tout à la fois, nous séduisent et nous découragent. La séduction l’a emporté sur le découragement et, mieux inspirée cette fois, la poésie vient de prendre une grande et glorieuse revanche.
Cent soixante-seize pièces de vers avaient été présentées à ce concours. Parmi les vingt meilleures, quatre, survivant aux dernières épreuves, ont paru mériter d’être récompensées. Elles étaient inscrites sous les numéros : 19, 70,143 et 169.
La première, no 19, ayant pour épigraphe ces mots connus et consolants : Gloria victis ! manque peut-être de cette mesure dans la force dont les chefs-d’œuvre de Lamartine donnent toujours l’exemple ; mais, si l’on a pu reprocher à l’auteur quelque chose d’excessif, l’ensemble de l’œuvre a beaucoup plu ; l’ordonnance en a paru bonne ; dans la pensée et dans le style, on a reconnu des qualités solides et brillantes ; malheureusement, qui dit concours dit comparaison ; la supériorité des trois autres pièces n’a permis d’accorder à celle-ci qu’une mention honorable.
Un grand souffle lyrique anime le n° 70. Pourquoi faut-il que son développement avorte au moment où l’intérêt semble devoir progresser encore. C’est un ballon captif qui part fièrement pour monter au plus haut du ciel et qui, tout à coup, s’arrête à moitié chemin.
Cette pièce ne contient que cent vers. Elle n’est pas trop courte, elle est écourtée ; mais, à force de grâce et de charme, elle triomphe du seul reproche qu’on lui ait fait, et que j’ai dû lui faire.
Un souvenir d’Alfred de Musset a inspiré l’auteur de ces vers. Ici, à son tour, Lamartine est visité par sa Muse, qui le rassure en lui disant :
De l’artiste, du moins, l’œuvre subsiste entière
Au-dessus du flot vil qui fermente et qui bout,
Et la Postérité, qui s’en fait l’héritière,
La garde et la contemple, immuable et debout !
Les vers suivants sont d’un admirateur moins enthousiaste ; ce qui ne les empêche pas d’être d’excellents vers, frappés au bon coin ; c’est par eux que débute la troisième pièce, inscrite sous le no 143 :
O ! Lamartine, hier on dressait ta statue ;
Voici que maintenant le peuple s’évertue
À prodiguer partout le marbre et le métal,
Pensant qu’à des géants il faut un piédestal !
Il croit payer ses morts par ce facile hommage ;
Il perd leur souvenir et garde leur image,
Et, jugeant envers eux son devoir accompli,
Les reprend au néant, pour les rendre à l’oubli.
— Nous dressons ta statue et n’ouvrons plus ton livre ;
Ta gloire et ton poème ont peine à te survivre ;
Toi, qui sauvas trois fois la patrie en danger,
Ma génération te traite en étranger,
Et, pareille à la rouille, aujourd’hui l’ironie
Ternit ton héroïsme et ronge ton génie.
Nos pères cependant t’admiraient à genoux,
Grand homme, et tu parais être, à côté de nous,
Qui sommes trop chétifs pour marcher sur ta trace,
Enfant d’un autre siècle, et fils d’une autre race.
Le ballon qui nous emportait tout à l’heure est redescendu sur la terre ; au pur lyrisme qui nous montrait l’œuvre du Maître immuable et debout, a succédé le langage plus précis et plus sceptique de l’épître et de la satire. Je serais injuste envers l’auteur et envers l’ouvrage, si je n’ajoutais que, traduites dans un style à la fois ferme et harmonieux, de hautes pensées s’y développent avec autant d’élégance que de bon sens.
Entre cette seconde pièce de vers et la première qui lui ressemble si peu, l’Académie eût hésité. Comme dans une fable célèbre, que je ne me permets pas de rappeler autrement, survint alors la troisième, inscrite sous le no 169, qui, mettant tout le monde d’accord, saisit d’emblée la couronne que se disputaient les deux autres.
Cette pièce, Messieurs, vous allez l’entendre. Subissant à votre tour le charme d’une poésie fière, ardente et convaincue, vous confirmerez, j’espère, en l’approuvant, le choix fait par l’Académie.
C’est au n° 169 que, sans hésitation, elle donnait la préférence.
Tout n’était pas dit pour cela ; et comment se résigner à ne couronner qu’un poète quand trois au moins, quatre peut-être, méritaient qu’on les couronnât ?
Par bonheur, Messieurs, tandis que, jusqu’à ce jour, le prix de poésie et le prix d’éloquence, fondés tous deux par l’État, n’étaient portés au budget que pour une somme annuelle de deux mille francs, cette année, pour la première fois, le chiffre s’en trouvait doublé, grâce à une mesure généreuse dont l’Académie, par ma bouche, remercie le ministre libéral qui témoigna ainsi de sa sympathie pour les lettres.
Devenue soudain assez riche pour qu’il lui soit permis, désormais, de mieux faire à chacun sa part, l’Académie, au lieu d’un élu, s’empresse d’en proclamer trois.
Un premier prix, de la somme de quatre mille francs, est décerné à l’auteur de la pièce inscrite sous le n° 169, M. Jean Aicard.
Deux seconds prix, de deux mille francs chaque, sont décernés aux deux pièces portant, l’une le n° 70, l’autre le n° 143. La première est de M. Léon Barracand ; M. Marcel Ballot est l’auteur de la seconde.
Ainsi que je l’ai dit plus haut, une mention honorable est accordée à la pièce inscrite sous le no 19, dont l’auteur est M. le vicomte Raymond de Borrelli.
Songeons maintenant à l’avenir !
Pour le prochain concours de poésie, qui sera jugé en 1885, il fallait désigner un nouveau sujet.
Devant un certain baissement des esprits, des âmes et des caractères, quand nous cherchions une formule qui, sans arrière-pensée, embrassât à la fois, dans un idéal poétique, l’art et la morale, la religion et le patriotisme, un seul et même cri : Sursum corda ! s’échappa tout à coup de toutes nos consciences. Notre sujet était trouvé.
Ces deux mots latins, qu’on croirait français, tant ils s’expliquent d’eux-mêmes, Sursum corda ! nous les offrons, nous les livrons à l’inspiration de nos jeunes poètes qui, certainement, sauront les comprendre et les rendre.
Soumis à l’examen d’une même commission, particulièrement compétente en pareille matière, les livres d’histoire présentés aux trois concours fondés par le baron Gobert, par M. Thérouanne et, en dernier lieu, par M. Thiers, ont été l’objet d’un savant rapport qui mériterait de vous être lu d’un bout à l’autre. Nous gagnerions tous à l’entendre.
Adoptant ses conclusions, l’Académie décerne de nouveau le premier grand prix Gobert à M. Chéruel pour les deux derniers volumes de son Histoire de France sous le ministère de Mazarin. À l’honneur de M. Chéruel, j’aime à rappeler que ce gros prix, dont la valeur annuelle s’élève presque à dix mille francs, lui a été attribué, l’année dernière, pour le premier volume de cette histoire ; quand, deux fois de suite, en 1880 et en 1881, il l’avait obtenu déjà pour les quatre beaux volumes par lui consacrés à l’Histoire de France pendant la minorité de Louis XIV. Après avoir, dès le début et successivement, distingué, encouragé, honoré les persévérants efforts de M. Chéruel, l’Académie, dont l’attente n’a pas été déçue, couronne Aujourd’hui, par une nouvelle récompense, la fin et l’ensemble de son grand travail.
Le second prix Gobert est attribué à M. Ludovic Sciout pour son Histoire de la Constitution civile du clergé ; intéressant Ouvrage, bien composé et bien écrit qui, en traitant à fond un sujet délicat, l’a fait sans violence" avec une sage mesure et une louable modération.
Le prix de quatre mille francs fondé par M. Thérouanne, en faveur des meilleurs travaux historiques, est partagé par moitié entre deux ouvrages d’un rare mérite : Gaspard de Coligny, par M. le comte Delaborde ; Catherine d’Aragon et les Origines du schisme anglais, par M. Albert du Boys.
Coligny est l’un des plus beaux et des plus nobles caractères dont puisse s’honorer l’histoire. Ce livre ne nous l’apprend pas ; mais, une fois de plus, mettant en lumière, avec amour, ses grandes vertus de soldat, de chrétien et de père de famille, ii nous le montre profondément religieux et poussant aussi loin que possible l’esprit de tolérance ; exempt d’ambition quand toutes les ambitions lui semblaient permises ; simple et bon autant que brave ; ne demandant, pour être heureux, qu’à vivre au milieu des siens, dans ce manoir de Châtillon que toujours il regagnait au plus vite, dès que l’intérêt de la patrie et de la religion ne le retenait pas ailleurs. C’est pour ce double devoir qu’il a vécu et qu’il est mort.
Si, dans son livre, M. Delaborde se plaît à exalter le héros de la Réforme et la Réforme elle-même, trahissant aussi ses sentiments personnels, M. Albert du Boys, en écrivant la vie de Catherine d’Aragon, s’attache, avec une égale ardeur, à célébrer les hautes vertus de cette princesse, de cette martyre, que les plus dures épreuves accablèrent en vain, sans que sa foi ni son courage aient jamais fléchi sous le poids.
À côté de ce drame douloureux, dont l’intérêt est si puissant, la question religieuse tient une grande place dans le livre de M. Albert du Boys. La révolution définitive qui s’opérera plus tard, commence à peine sous le règne de Henri VIII, et, pour le moment, il ne s’agit en réalité que d’un schisme qui voudrait encore conserver tous les dogmes du catholicisme. Cette thèse, assez nouvelle, présentée habilement, est soutenue avec conviction et autorité, dans un bon style qui ne manque ni de clarté ni d’élégance.
Par une coïncidence singulière, les trois derniers ouvrages que l’Académie vient de couronner touchent, plus ou moins, à des questions religieuses. Il en est autrement des deux livres de M. Rothan sur la Politique française en 1866, et l’Affaire du Luxembourg, prélude de la guerre de 1870. Dans la position consulaire qu’il occupait à Francfort, après avoir été ministre de France à Hambourg, M. Rothan put alors suivre de près la marche des négociations dont les conséquences fatales devaient tromper tant d’espérances.
Dans ses récits familiers, et plus encore dans ses dépêches officielles, fermes et alarmantes, que l’avenir devait trop justifier, le langage de M. Rothan est grave, calme et digne, triste même, comme doit l’être celui de l’histoire quand elle traite un sujet pareil.
L’histoire, Messieurs, — libre à chacun de l’écrire comme il lui convient de le faire ; mais, en présence des nombreux volumes qu’une nouvelle école historique veut bien chaque année soumettre à notre jugement, une explication franche et nette a paru nécessaire, dans l’intérêt même de ces livres, dont le mérite n’est pas méconnu, mais qui, véritablement, je l’ai déjà dit, se trompent de porte quand ils s’adressent à nos concours.
Qu’avant de se mettre au travail, on fasse des recherches, on prenne des notes, on entasse des documents, rien de mieux ! Pour l’historien, à qui nous demandons des récits et des jugements, plus que des documents et des dates, il y a, dans le produit de ces premières fouilles, tous les matériaux d’un bon livre, tous les éléments d’une œuvre personnelle qui, mûrement réfléchie, composée avec soin, écrite avec élégance et portant le cachet de son auteur, méritera la publique estime ; mais ces bons livres que toutes nos couronnes attendent, avant de nous les envoyer, il faut commencer par les faire.
À tous ceux qui pourraient l’oublier, l’Académie rappelle que ses traditions deux fois séculaires lui font un devoir de travailler sans relâche, et de son mieux, à maintenir dans leur pureté l’art charmant de bien dire et ce bel art de la composition par lequel notre littérature nationale, entre les autres, a marqué sa place, et la conserve, au premier rang !
Je reviens avec empressement, Messieurs, à la tâche plus douce de louer le talent et de proclamer le succès.
Le prix Bordin, en son entier et sans partage, est décerné à M. Ferdinand Brunetière pour trois volumes de haute critique littéraire : le Roman naturaliste ; Études critiques (anciennes et nouvelles) sur l’histoire de la littérature française.
Écrivain délicat et travailleur infatigable, M. Brunetière, dans ces trois ouvrages, qu’un même titre pourrait réunir, a traité, avec une rare compétence, des questions diverses qui toutes se rattachent à l’histoire des lettres pendant les trois derniers siècles. L’un de ses volumes est entièrement consacré à l’étude du naturalisme moderne. C’est sans passion et sans colère qu’il se montre juste ; osant, tout à la fois, rendre hommage au vrai talent, et blâmer les élèves qui trahissent les maîtres, en n’imitant que leurs défauts. L’érudition chez M. Brunetière n’exclut ni l’originalité ni la nouveauté des vues. Ses doctrines lui appartiennent comme son style, et ses critiques, toujours équitables, se distinguent par trois qualités maîtresses : le bon sens, le bon goût et le bon ton.
Le prix Marcelin Guérin était moins facile à donner, tant plusieurs prétendants se le disputaient, avec des titres à peu près pareils. Trois ouvrages en ont eu leur part, et l’Académie a regretté de ne pouvoir en couronner un quatrième : Corneille Agrippa, sa vie et ses œuvres ; livre curieux et de science solide, dont l’estimable auteur, M. Auguste Prost, est un érudit de premier ordre et un bibliomane éminent.
Sur la somme de cinq mille francs, montant du prix fondé par M. Marcelin Guérin, l’Académie accorde : Deux mille francs à l’Histoire de la divination dans l’antiquité, par M. Bouché-Leclercq, professeur suppléant à la faculté des lettres de Paris ;
Quinze cents francs à un livre publié par M. Louis Favre, sous ce titre : Le Luxembourg, 1300 à 1862, récits et confidences sur un vieux palais ;
Et pareille somme à un volume d’études littéraires, intitulé : le Public et les hommes de lettres au XVIIIe siècle, par M. Alexandre Beljame, maître de conférences à la Sorbonne.
Enfin, et en regrettant de ne pouvoir mieux faire pour l’ouvrage et pour l’auteur, elle accorde une mention honorable au Corneille Agrippa de M. Auguste Prost.
L’Histoire de la divination dans l’antiquité est une sorte de monument, en quatre forts volumes, dans lesquels M. Bouché-Leclercq a réuni, en bon ordre et avec clarté, les fruits précieux de ses savantes recherches.
C’est surtout par la solidité du fond que se recommande cet ouvrage qui jette une vive lumière sur tous les problèmes dont se préoccupait l’antiquité classique et nous montre quels efforts, soumise tour à tour à ses devins, à ses prophètes, à ses aruspices et à ses augures, elle ne cessa de faire, pour accorder la liberté humaine, avec la prescience divine.
Plus léger dans la forme et aussi dans le fond, le livre de M. Louis Favre a un tout autre caractère. Magicien habile, après nous avoir rappelé par le menu tout ce qui, pendant cinq siècles, en s’y rattachant quelque peu, précéda ou suivit la formation du Luxembourg, il évoque enfin, pour les faire défiler devant nous, tous les personnages illustres qui, tour à tour, habitèrent ce palais ou le traversèrent plus ou moins, depuis Marie de Médicis jusqu’au chancelier Pasquier, depuis Robert de Harlay jusqu’à M. Gaulthier de Rumilly.
Tout est vivant dans ce livre ; même les morts qui, à chaque page, semblent sortir de leurs tombes ou de leurs cadres, pour montrer ce qu’ils furent et raconter ce qu’ils firent, au très grand plaisir du lecteur.
Quittons, s’il vous plaît, la France, Messieurs, et transportons-nous un moment en Angleterre, M. Alexandre Beljame va nous introduire dans la société de Dryden, d’Addisson, de Pope et de tant d’autres, qu’une savante étude fait revivre pour nous, enfouis qu’ils étaient, ces immortels, dans les vieilles archives du British Museum, comme les héros de M. Louis Favre dans les oubliettes du Luxembourg.
À l’aide des plus anciens journaux de la presse anglaise qu’il a pu retrouver et qu’il a consultés avec fruit, M. Beljame est parvenu à composer un ouvrage tout nouveau sur l’Histoire des lettres et la situation des écrivains en Angleterre.
C’est avec une émotion vive et sympathique que, dans le martyrologe des lettres, nous retrouvons, à chaque pas, la trace des luttes et des souffrances qu’ont eu tant de fois à subir les plus grands et les meilleurs ; ceux-là mêmes que, tôt ou tard, la gloire venge de la misère.
M. Beljame nous dédommage bientôt en nous montrant tout ce que, depuis lors, par des progrès successifs et d’heureuses revanches, dans la patrie de Shakespeare comme dans celle de Corneille, la condition des écrivains a définitivement gagné, en bien-être, en considération, en indépendance.
Œuvre d’un homme de goût et d’un écrivain délicat, le livre de M. Beljame a été partout, surtout en Angleterre, l’objet d’appréciations favorables et d’approbations publiques qui ont devancé, influencé peut-être, la justice de l’Académie.
Destiné à récompenser des travaux de philologie française, le prix fondé par M. Archon-Despérouses est, comme le prix Marcelin Guérin, partagé entre trois concurrents.
Deux mille francs sont accordés à M. Georges Bengesco pour le tome 1er de sa Biographie des œuvres de Voltaire.
Mille francs, à M. Gazier, auteur d’un livre intitulé : Choix de Sermons de Bossuet ;
Et mille francs, à M. Ch.-L. Livet, pour ses éditions classiques de trois chefs-d’œuvre de Molière : le Tartufe, l’Avare et le Misanthrope.
Accompagnées de notices très curieuses, d’un bon lexique et de notes historiques et grammaticales pleines d’intérêt, ces grandes comédies ont ainsi, pour les érudits comme pour les lettrés, un attrait de plus et un charme tout particulier. En accordant ce nouveau prix à M. Livet, qu’elle connaît de longue date, l’Académie aime à récompenser un savant consciencieux qui a voué sa vie à l’étude de notre littérature et à l’histoire même de notre Compagnie.
Vingt-trois sermons de Bossuet, tous revus sur les manuscrits, figurent dans le recueil publié par M. Gazier. Le choix en est heureux ; la collation en a été faite avec soin et discernement. À ce dernier texte et aux notes qui l’accompagnent, nous devons d’assister, en quelque sorte, au travail même du grand prélat, aux hésitations de son esprit et aux recherches de son goût ; pouvant y suivre, comme pas à pas, la marche et le développement de sa magnifique éloquence.
De Bossuet à Voltaire, il y a loin ! et l’Académie ne peut mieux faire acte d’impartialité qu’en passant si vite de l’un à l’autre.
Un jeune et savant étranger, que la France réclame comme un des siens, M. Georges Benjesco a fait, sur Voltaire et ses œuvres, un travail… je n’ose dire : « de bénédictin » !
Pour dérouter la police d’alors, qui n’avait que trop à s’occuper de lui, Voltaire, on le sait, était réduit à faire paraître ses ouvrages sous toute sorte de déguisements, ayant, au besoin, recours à de fausses indications de date et de lieu ; quelquefois désavouant les uns, accusant volontiers les autres d’avoir été altérés à dessein ou mal reproduits, d’après des copies dérobées et imparfaites. Au milieu de cette confusion volontaire, découvrir l’édition définitive, celle que Voltaire avouerait, retrouver l’expression vraie de sa pensée et le dernier mot de son esprit, n’était pas une tâche facile. M. Benjesco a étudié avec passion, dans notre Bibliothèque nationale, les deux mille numéros qui composent la collection voltairienne de Beuchot ; il a visité toutes les archives, lu tous les journaux et compulsé tous les catalogues de ventes célèbres. Le succès a déjà couronné ses efforts. En s’associant à l’estime publique pour récompenser ce premier travail, l’Académie espère encourager l’auteur à terminer promptement ce qu’il a si bien commencé.
À côté, au-dessous de ces grandes études consacrées à la gloire de trois des plus grands écrivains de la France, l’Académie avait distingué encore un petit livre très agréable, plein de faits et d’idées, qui lui est venu de loin, de l’île Maurice : Études sur le patois créole mauricien, par M. C. Baissac. Dans ce beau pays, qui fut français, et qui, depuis un siècle, a, lui aussi, cessé de l’être, M. Baissac nous dit et nous prouve que le souvenir de la France est resté cher à bien des cœurs.
La France, hélas ! se fait trop d’amis à ce prix-là.
À défaut d’une quatrième couronne, qui lui manque, l’Académie décerne une mention honorable à M. Baissac et à son livre, aussi bons français l’un que l’autre.
Deux concours de traduction avaient lieu cette année, pour le prix Langlois et pour le prix Jules Janin.
Le prix Janin n’ayant pu être décerné, le concours est remis à l’année prochaine.
En attendant, sur la somme de trois mille francs, montant de cette fondation, l’Académie en prélève mille qu’elle attribue à M. Develey pour sa traduction de deux ouvrages écrits par Pétrarque en langue latine : l’Africa et Mon Secret, traduction estimable et bien faite ; mais… et j’en demande pardon au grand poète des sonnets, je dois avouer que l’utilité ne s’en faisait pas autrement sentir. C’est pour des œuvres d’une latinité plus haute que le prix Jules Janin a été fondé.
Le prix Langlois est décerné à M. Émile Ruelle pour une traduction de la Rhétorique et de la Poétique d’Aristote.
Déjà connu par sa publication des œuvres de Damascius, philosophe éclectique du VIe siècle, et par d’intéressantes études sur les médecins de la Grèce, notamment sur Rufus d’Éphèse, M. Ruelle vient d’ajouter un titre de plus à ceux qui le recommandaient à l’attention de l’Académie. Tout en s’aidant des travaux antérieurs, il a réussi à faire de sa traduction d’Aristote une œuvre personnelle, digne d’encouragement et de récompense.
Un témoignage d’estime est dû, en outre, à deux ouvrages présentés au même concours : deux traductions en vers français, l’une des Bucoliques, par M. le docteur Yvaren, médecin à Avignon ; l’autre de l’Iliade, par M. J.-C. Barbier, procureur général près la Cour de cassation. On l’a dit souvent, peu de magistrats résistent à la tentation de traduire Horace ou Homère comme M. Barbier, Virgile et Lucrèce, comme notre très honoré confrère M. le premier président Larombière, Mistral même, comme M. E. Rigaud, hier encore premier président de la cour d’Aix.
Charmes de nos premiers loisirs, les lettres sont toujours là pour nous rendre moins pénible, au terme de la carrière, cette retraite légitime que Racan appelait les délices du port. Elles sont là aussi, dans les mauvais jours, ces grandes consolatrices, pour relever après le combat, pour recueillir après la tourmente, les vaincus et les naufragés.
Autant, et plus peut-être, qu’aux passions de la politique, l’Académie a pour principe de rester étrangère aux questions d’ordre social qui, dans le sein de l’Institut, ne sauraient être mieux traitées que par nos savants confrères des sciences morales et politiques.
Personne ne l’oublia quand, il y a sept ans, une généreuse Américaine, madame Botta, manifesta l’intention de fonder un prix pour quelque ouvrage sur l’Émancipation des femmes.
Si intéressante que la question pût être, elle ne rentrait pas dans le cadre de nos travaux ordinaires. Reculant donc devant une responsabilité dangereuse et se déclarant incompétente, l’Académie répondit d’abord par un refus. Des instances nouvelles et l’offre d’un nouveau programme devaient bientôt triompher de sa résistance. Elle n’aime pas à se faire prier ; elle a peu l’habitude de marchander avec ceux qui veulent bien lui déléguer la tâche de faire des heureux en leur nom.
Voilà, Messieurs, comment se trouva fondé le prix Botta, destiné, en fin de compte, à récompenser des ouvrages sur la Condition des femmes.
Ce titre était un peu vague ; mais, par cela même, une liberté plus grande était laissée aux concurrents, qui, bien prévenus, savaient du moins ce qu’ils ne devaient pas faire et sur quel terrain ils ne devaient pas s’engager, l’Académie ne pouvant les suivre au delà de ses propres frontières.
C’est donc à tort qu’on nous reprocha, il y a deux ans, et que, demain encore, on nous reprochera peut-être de n’avoir pas couronné des ouvrages qui, avec éclat, mais avec violence, dépassaient de beaucoup les limites si formellement assignées à ce concours.
Sous ce titre : Histoire de l’éducation des femmes, M. Paul Rousselot, ancien professeur de philosophie, a composé un livre excellent, rempli de faits, dans lequel abondent des renseignements curieux, clairement exposés dans un beau langage. « Être de bonne foi avec soi-même et avec les autres, s’efforcer à la modération et à la justice, cela m’a toujours paru être le premier devoir d’un historien, et je n’ai pas voulu faire autre chose qu’une histoire. » Ainsi s’exprimait M. Rousselot en présentant son ouvrage au concours Botta.
Sans rêver aucune utopie, sans s’insurger contre les lois et contre les mœurs, M. Rousselot, écrivain libéral et spiritualiste, applaudit, en les racontant, à tous les progrès du passé ; à ceux que promet l’avenir, toutes ses sympathies sont d’avance acquises. Pour lui, comme pour nous, le dernier mot du bien ne sera jamais dit. Plus historique que philosophique, en effet, son livre expose tout et ne détruit rien. S’il ne tranche pas la question, il l’éclairé, en la traitant avec une grande sûreté de jugement et une louable impartialité. Quoiqu’il manquât d’une des conditions nécessaires pour que le prix Botta lui fût entièrement attribué, ce livre n’en a pas moins paru le plus digne d’une honorable récompense.
Sur les cinq mille francs, montant de la fondation, l’Académie lui décerne un prix de trois mille francs.
Si M. Rousselot ne conclut pas assez, son principal concurrent, M. Léon Giraud, concluait trop au contraire, et l’Académie n’aurait pu s’associer aux hardiesses de ses conclusions. Son important ouvrage intitulé : Essai sur la condition des femmes en Europe et en Amérique, n’en a pas moins été l’objet d’une attention sérieuse, et ses généreuses intentions n’ont pas été méconnues.
Le nouveau volume présenté au même concours par mademoiselle Clarisse Bader conclut presque trop aussi, mais dans un sens très opposé, et les bons sentiments y prennent volontiers la place des bons arguments. L’œuvre considérable à laquelle mademoiselle Bader a dévoué sa vie est aujourd’hui terminée. Les encouragements de l’Académie l’ont soutenue dans ce grand effort. À défaut d’un nouveau prix, une somme de mille francs, prélevée sur le fonds spécial à ce concours, lui est accordée comme un témoignage d’estime pour ses travaux et pour sa personne.
Parmi les nombreux et très agréables ouvrages présentés pour le prix de Jouy, l’Académie en a surtout distingué trois : Pensées d’automne, par P. Gerfaut ; Ignis, par M. le comte de Chousy ; Marca, par Mme Jeanne Mairet.
Dans les Pensées d’automne, on a remarqué, en général, une grande finesse d’observation et une rare délicatesse de sentiments très féminins. Malheureusement la recherche y va parfois jusqu’à l’afféterie ; parfois aussi, la pensée devient obscure, à force de vouloir être profonde.
C’est donc entre les deux autres ouvrages que l’Académie a partagé le prix de Jouy, tout en se demandant si le premier rentrait complètement dans les conditions du programme.
Fontenelle a mis jadis l’esprit au service de la science ; aujourd’hui l’auteur d’Ignis met la science au service de l’esprit. C’est l’histoire du feu que, dans une sorte de roman scientifique, humoristique et satirique, M. le comte de Chousy nous raconte à sa manière, qui, à vrai dire, empiète un peu sur celle de M. Jules Verne. Plein d’aperçus ingénieux, ce livre est écrit dans une langue charmante, dont M. de Jouy eût certainement approuvé la force et la grâce.
Marca est un vrai roman, un roman de mœurs actuelles, qui ne manque pas d’intérêt et dans lequel, au point de vue de ce concours spécial, il faut louer l’auteur d’avoir étudié avec soin et développé avec finesse plusieurs caractères étrangers et étranges, qui ont leur cachet, leur saveur et leur originalité.
Deux tiers du prix de Jouy sont attribués par l’Académie à l’auteur d’Ignis, M. le comte de Chousy ; le troisième, à l’auteur de Marca, Mme Jeanne Mairet. Rappelez-vous ce nom et ce livre. Je vous dirai pourquoi tout à l’heure, en proclamant, comme je vais le faire, les vainqueurs du concours Montyon.
Cent vingt-quatre ouvrages, plus ou moins utiles aux mœurs, étaient en présence, et l’Académie s’est vue dans la nécessité d’en récompenser quatorze. Quatorze prix pour cette seule fondation ! Il a donc fallu restreindre d’autant la part de chacun. Ce que l’on a fait ainsi pour l’argent, je serai, dans votre intérêt, forcé de le faire pour l’éloge.
Et pourtant, Messieurs, en dehors de ces quatorze élus, comment ne pas saluer ici quelque peu d’autres d’ouvrages qui, à défaut de couronnes, ont mérité de fixer un moment l’attention de l’Académie ? Le nombre en est tel que les désigner seulement par leurs titres serait déjà un travail.
Parmi les romans, on a surtout remarqué les intéressantes Aventures d’un orphelin, par Mme de la Fizelière ; Fleurs d’ennui, par Pierre Loti ; la Fille aux oies, par Jean Rolland, forte étude, presque virile, écrite avec un charme tout féminin ; Méha, par M. G. Boutelleau ; les Sœurs de charité, par M. de Lyden ; Bartholomea, par M. G. Lafenestre.
Parmi les ouvrages d’un autre ordre et d’une portée plus haute, je citerai en première ligne, en regrettant de ne pouvoir louer chacun d’eux, comme il m’eût été doux et facile de le faire : les Essais de Macaulay, par M. Paul Oursel ; Washington et son œuvre, par M. Masseras ; Petits Côtés d’un grand drame, par M. A. Badin ; Histoire du Portugal et du Brésil, par M. Alfred Boinette, de Bar-le-Duc ; Scènes de la vie cléricale, par M. Charles Buet ; un recueil de Fables en vers, par M. Léon Riflard, et un poème intitulé : Érostrate, par M. Léon Duplessis ; enfin, deux charmants livres dont les auteurs, trop récemment couronnés, se dérobaient ainsi d’avance à une récompense nouvelle que tous deux eussent méritée : Abeille, par M. Anatole France, et la Vie rurale dans l’ancienne France, par M. A. Babeau.
J’ai gardé pour la fin un ouvrage qui se présentait à ce concours dans des conditions toutes particulières.
La Terre natale, par M. le baron Lafond de Saint-Mur, sénateur de la Corrèze, ambitionnait moins un prix, dans l’acception positive du mot, qu’une distinction purement honorifique. Déjà couronné par la Société d’encouragement au bien, ce livre, dont on a pu dire qu’il dégageait un parfum honnête et sain, est de ceux qu’on ne saurait lire sans intérêt, sans plaisir et sans profit : loin d’être l’œuvre d’un campagnard, comme il en affiche la prétention, il est le fruit heureux des loisirs d’un homme de bien qui, par circonstance, a vécu de la vie publique ; mais qui, constant ami de la campagne, s’applique à la faire connaître et, sans peine, parvient à la faire aimer.
Entre les quatorze ouvrages retenus par elle, l’Académie a réparti, dans les propositions suivantes, la somme de dix-huit mille francs, montant, cette année, de la fondation Montyon :
Un prix de deux mille cinq cents francs ;
Deux prix de deux mille francs ;
Un prix de quinze cents francs ;
Et dix prix de mille francs chaque.
Je me trompe. C’est neuf prix de mille francs et une médaille d’or de pareille somme que je devais dire.
Cette médaille, Messieurs, dont, pour nous, la valeur morale dépasse de beaucoup la valeur matérielle, est décernée à une collection de livres qui tous, isolément, seraient dignes d’une récompense.
Publiée sous le patronage du Gouvernement, et sous la direction immédiate de M. Jules Comte, inspecteur général des écoles d’art décoratif, la Bibliothèque de l’Enseignement des Beaux-Arts se proposait de combler une grande lacune, en offrant à la jeunesse studieuse des livres pratiques, des ouvrages élémentaires où chacun pût facilement apprendre l’histoire et la théorie de l’art, dans une série de petits volumes peu coûteux ; elle promettait de mettre sous nos yeux le tableau des procédés qu’emploient les diverses formes de l’art, en nous faisant connaître les phases successives de leur développement à toutes les époques de l’antiquité et des temps modernes. Elle a tenu parole, grâce à un éditeur hardi et généreux, dont le zèle n’a été dépassé que par son désintéressement ; huit volumes ont déjà paru, qui tous : la Gravure, par notre éminent confrère M. le vicomte H. Delaborde, secrétaire perpétuel de l’Académie des beaux-arts ; l’Archéologie grecque, par M. Max. Collignon, professeur à la faculté des lettres de Bordeaux ; la Tapisserie, par M. Eugène Muntz ; la Peinture anglaise, par M. Ernest Chesneau ; la Mosaïque, par M. Gerspach ; tous enfin, dans leurs genres, sont des œuvres accomplies.
Gœthe a dit quelque part que, si l’on découvrait le Jupiter d’Olympie ou la Minerve du Parthénon, l’humanité deviendrait meilleure. La Bibliothèque de l’enseignement des Beaux-Arts ne va pas jusqu’à nous promettre ces merveilles ; mais il en est beaucoup qu’elle nous fera presque découvrir, en nous les faisant mieux comprendre.
Estimant que tout ce qui élève l’esprit est utile aux mœurs, l’Académie a voulu, elle aussi, encourager cette louable entreprise. Une médaille spéciale pouvait seule atteindre ce but. C’est au jeune et intelligent directeur, M. Jules Comte, qu’elle sera remise ; mais l’honneur en rejaillira sur tous ceux qui, ayant pris part à la peine, ont droit, comme lui, au partage de la récompense.
Pendant que l’Académie, il y a trois ans, mettait au concours, pour le prix d’éloquence, une Étude sur Marivaux, M. Gustave Larroumet, agrégé de l’Université, aujourd’hui professeur au lycée de Vanves, trouvant sans doute trop étroit le cadre que nous lui proposions, persistait à préparer dans la retraite un volume tout entier, un gros volume, consacré à l’aimable auteur des Fausses Confidences et de la Vie de Marianne.
C’est à ce livre intitulé : Marivaux, sa vie et ses œuvres, d’après de nouveaux documents, que l’Académie décerne un prix de deux mille cinq cents francs.
Avec une patience admirable et une excellente méthode, l’auteur a consulté, en effet, tous les documents possibles, mémoires et correspondances, il a tout lu ; tous les témoins de l’époque et tous les critiques en renom, il lésa étudiés et contrôlés : Voltaire et Ghérardi, Fontenelle et Lesbros de la Versane, d’Alembert et Le Sage, Louis Riccoboni et le marquis d’Argens.
Partout et à travers les épreuves diverses d’une longue carrière, M. Larroumet nous montre, dans Marivaux, le galant homme parfait, dont la bonne grâce célèbre mérita qu’en le recevant à l’Académie, l’archevêque de Sens créât un mot tout exprès, pour louer hautement l’amabilité de son caractère.
L’amabilité de son esprit aura eu la même fortune. Dans le domaine des lettres, elle a introduit un genre et un style qui ont gardé son empreinte, et, pour leur donner un nom, elle aussi a créé un mot. On ne marivaude plus guère aujourd’hui ; mais le marivaudage aura toujours sa place dans le dictionnaire élégant de la vieille urbanité française qui, Dieu merci, n’est pas encore aussi morte qu’elle en a l’air.
L’étude de M. Larroumet n’est pas seulement une œuvre charmante. C’est une œuvre complète ; le sujet est rajeuni ; le portrait est achevé. Ajoutons, pour être juste, qu’après comme avant cet éloquent panégyrique, Marivaux garde sa place parmi les plus gracieux écrivains du XVIIIe siècle, l’un des premiers, au second rang.
Cent pages consacrées à celui qui, au contraire, sera toujours le premier au premier rang ; moins de cent pages placées en tête d’un grand travail de recherches et d’érudition, ont enlevé d’assaut une couronne que l’Académie n’eût marchandée qu’avec peine à un écrivain, dont le talent, du reste, était d’avance hors de cause.
Sous ce titre : la Maison mortuaire de Molière, M. Auguste Vitu a fait un livre dont une autre Académie aurait pu s’emparer, j’en conviens. Le pavillon couvre la marchandise, et, placé sous l’invocation de Molière, ce savant ouvrage est, avant tout, un ouvrage de littérature. Pour nous, comme pour M. Vitu, la maison où mourut Molière est, dans la rue de Richelieu, la première de celles qu’il décrit si bien et dont le souvenir remplit chaque page d’un intérêt saisissant. Une rue peut avoir son histoire, tout comme une ville et une province ; habitée tour à tour, depuis deux siècles par un grand nombre d’écrivains et de personnages célèbres, par Voltaire lui-même un moment, la rue qu’illustra Molière vient de trouver son historien, et le livre qu’elle a inspiré à M. Vitu ne peut manquer de plaire à tous ceux qui s’intéressent encore aux hommes et aux choses du passé.
Un livre intitulé : Essai sur l’Esthétique de Descartes, semblerait, également, pouvoir soulever une question de compétence si l’auteur, M. Emile Krantz, ne devançait l’objection en ajoutant bien vite : Étudiée dans les rapports de la doctrine cartésienne avec la littérature classique française au XVIIe siècle.
Il n’y a pas d’esthétique de Descartes, a dit un de nos plus savants confrères. Ce qu’on ne peut nier, du moins, c’est que toute grande philosophie détermine, par son influence, un mouvement d’esprit qui se manifeste profondément dans les œuvres d’art et de littérature. D’heureuses analogies existent, par exemple, entre les préceptes du Discours de la méthode et les préceptes de l’Art poétique de Boileau. Le goût de l’ordre, le sens de la méthode, de l’analyse, de la mesure, tout cela, dans Descartes, comme dans la littérature de son temps, est une réaction contre le brillant tumulte et le beau désordre du XVIe siècle. C’est ce que met habilement en relief le livre de M. Krantz.
Ancien élève de l’École normale supérieure, agrégé de philosophie, maître de conférences à la faculté des lettres de Nancy et docteur ès lettres, M. Émile Krantz est un des jeunes écrivains qui déjà font plus que promettre, donnant mieux que des espérances. Dans son nouveau livre, l’Académie a surtout apprécié beaucoup de points de vue justes, intéressants, saisis avec vivacité, exprimés avec bonheur ; le style en est ingénieux, pimpant, alerte. Somme toute, c’est une œuvre de talent, qui cherche le nouveau, mais qui le trouve.
Ainsi deux ouvrages que protégeaient les grands noms de Molière et de Descartes se sont rencontrés et rapprochés dans ce concours. Unissant, à son tour, leurs auteurs dans une même récompense, l’Académie décerne deux prix de deux mille francs chaque, l’un à M. Émile Krantz, l’autre à M. Auguste Vitu,
Le prix de quinze cents francs est attribué à M. Henri Welschinger, pour un livre très agréable, intitulé : la Censure sous le premier Empire. Sévère pour d’honnêtes gens qui remplissaient de leur mieux une tâche ingrate et difficile, M. Welschinger invoque à l’appui de sa thèse l’opinion même du glorieux fondateur de l’institution. Les maladresses de la censure sont volontiers rendues publiques ; les services qu’on lui doit, au contraire, restent toujours inconnus ou méconnus ; ceux qui en profilent étant les premiers à les taire.
Sous ces litres, qui d’avance indiquent le sujet : Les censeurs, les journaux, les livres, les théâtres, l’auteur a réuni une foule de documents curieux, instructifs pour ceux mêmes à qui les questions de ce genre sont particulièrement familières. Anecdotes piquantes, vieux souvenirs, aperçus nouveaux, rien n’y manque : Napoléon et Talma, Delille et Chateaubriand, Racine même et Cadet Roussel ; tout le monde a sa place dans cette grande lanterne magique, qui nous charme par la variété et la vérité des portraits.
L’Académie décerne enfin neuf prix, de mille francs chaque, aux neuf derniers volumes dont il me reste à vous dire un mot : Essai sur la vie et les œuvres de Lucien, par M. Maurice Croiset.
Lucien est un des plus grands moralistes de l’antiquité ; aucun n’a plus et mieux étudié le cœur humain ; sa sagacité est merveilleuse pour saisir les ridicules ; son esprit incomparable pour les décrire. Il a voulu, surtout dépeindre une certaine époque ; mais les vices ou les travers qu’il attaque sont de tous les temps. Un essai sur Lucien est donc, par bien des côtés, une œuvre de morale.
Madame de Sévigné en Bretagne, par M. Léon de la Brière, ancien sous-préfet de Vitré.
On a pu reprocher à ce livre de n’être pas une œuvre personnelle, mais une sorte de mosaïque ou de marqueterie ; un travail de compilation, une collection de phrases extraites toutes de la correspondance de madame de Sévigné.
C’est là son tort ; mais c’est aussi son mérite, et l’on pourrait plutôt savoir gré à M. de la Brière d’avoir recherché et recueilli tout ce qui, se rattachant à la Bretagne, était disséminé dans cette correspondance précieuse et s’y noyait en quelque sorte ; tandis qu’on aime à le voir réuni désormais dans un très agréable ensemble.
Le Petit Français, par M. Charles Bigot.
Quand, l’année dernière, l’Académie couronnait l’excellent livre de M. Raoul Frary : le Péril national, quelques réserves pouvaient, à la rigueur, être faites, à raison même de l’exagération du plus noble des sentiments : le patriotisme ! Aujourd’hui, c’est sans réserve qu’une distinction pareille est accordée à un nouvel ouvrage inspiré par la même passion de la patrie. Les bienfaits de la patrie ! l’ancienneté de la patrie ! la gloire de la patrie ! la justice et la générosité de la patrie ! voilà ce que chaque page de ce livre enseigne à un petit Français idéal, dont M. Charles Bigot veut faire, pour la France, un fils dévoué, un honnête serviteur, un soldat courageux, et, qui sait ? un vengeur peut-être, dans un avenir plus ou moins lointain.
Écrit en bon style, ce petit livre est rempli, d’un bout à l’autre, d’une émotion saisissante qui remue les âmes et les rend meilleures.
En vous annonçant, tout à l’heure, qu’une part du prix de Jouy était attribuée à l’auteur de Marca, à Mme Jeanne Mairet, je vous disais, messieurs, rappelez-vous ce nom et ce livre ! La plus légitime et la plus aimable des communautés veut que le Petit Français soit le frère de Marca, et le nom de Jeanne Mairet en cache mal un autre que j’aime à découvrir devant vous, en dénonçant comme ayant, à notre insu, triomphé le même jour, dans deux de nos concours, M. et Mme Charles Bigot.
Les récréations scientifiques, par M. Georges Tissandier.
Ce livre, qui, avant tout, veut instruire en amusant, se compose de six chapitres où se trouvent réunis et exposés avec une élégante clarté, une foule de faits choisis parmi les plus curieux de la physique, de la chimie, des sciences naturelles, des mathématiques elles-mêmes. De pareils ouvrages contribuent à développer et à satisfaire le goût croissant du public pour les conquêtes de la science.
Histoire d’un petit homme, par Mme Marie Robert Halt.
Rajeunissant une thèse ancienne, mais toujours vraie, l’auteur prouve, une fois de plus, qu’avec du courage et de la persévérance, on finit toujours, dans ce bas monde, par se tirer des situations les plus difficiles. Énergique et fier, le petit homme de Mme Robert Halt prend, dès l’âge de quinze ans, la résolution de ne plus être à charge à personne, et le voilà qui part, sans trop savoir où il va.
Réservé à plus d’une mésaventure, il se heurtera à bien des obstacles ; il connaîtra même la misère et la faim ; mais le succès lui donnera raison ; le bonheur l’attend au bout du voyage.
Ce livre est charmant et plein d’intérêt, dans sa première partie surtout ; le récit est vif, le style élégant, et l’ensemble très agréable.
Le Roman d’une sœur, deux volumes par Mme Vattier d’Amboyse.
Par la simplicité du récit, par l’enchaînement naturel des événements, par la variété des personnages qui y sont dépeints et mis en scène, ce roman apparaît comme une image de la vie réelle. C’est le réalisme dans sa plus douce expression. Un peu longs, peut-être, ces deux volumes n’en composent pas moins une, œuvre aimable et touchante dont l’honnête morale a son intérêt, son enseignement et son charme.
Sous ces titres : le Mariage de Gabrielle et Fleurs d’avril, mademoiselle Jeanne Loiseau nous avait présenté deux volumes, l’un en vers, l’autre en prose, et tous deux ont fixé l’attention bienveillante de l’Académie. Les vers recommandent la prose ; la prose recommande les vers, et l’auteur de ce double travail se recommande aussi personnellement par un grand courage, une rare intelligence et un vrai talent à son aurore. A vingt ans, elle a déjà souffert ; aussi compare-t-elle tristement ses vers aux fleurs d’avril qui osent naître dans la pluie et les frissons.
Mes vers n’ont pas d’autre grâce
Avril capricieux passe,
Il faut en cueillir les fleurs.
Mon printemps d’azur et d’ombre,
Dans ce livre, miroir sombre,
Met son sourire et ses pleurs.
Voici encore, pour bien finir, un volume de vers et un volume de prose, qui, ceux-là, ne sont pas l’œuvre du même auteur, mais qui se rapprochent tout naturellement par un même but, une même pensée et, qui plus est, par un même titre.
Les Grands Cœurs, en vers, par M. Stéphen Liégeard.
Les Grands Cœurs, en prose, par M. Gaston Lavalley.
Remplis des meilleurs sentiments, rappelant les meilleurs exemples et donnant ainsi les meilleurs conseils, ces deux ouvrages, de deux hommes de grand cœur aussi, tendent également, et par-dessus tout, à honorer la vertu, le courage, le talent et le patriotisme.
À leurs auteurs, comme à ceux et à celles que je viens de nommer avant eux, à leurs livres, dont j’aurais voulu pouvoir parler davantage, l’Académie, je le répète, décerne neuf prix, de mille francs chaque.
Ma tâche est presque achevée, Messieurs ; la vôtre aussi ; je n’ai plus qu’à vous entretenir un moment de trois prix qui ont un caractère tout spécial, n’étant pas, comme les autres, attribués à des livres, mais à des écrivains, en dehors de tout concours ; que les lauréats se soient présentés à nos suffrages, ou que, spontanément, par sa libre initiative, l’Académie ait fixé d’elle-même sur eux son attention et son intérêt.
Le prix Vitet, un beau prix, qui porte un beau nom, et dont le chiffre dépasse six mille francs, est décerné à un écrivain de grand mérite et de grand savoir : M. Émile Montégut. J’aimerais à rappeler, au moins par leurs titres, les œuvres nombreuses qui, pour cette distinction, l’ont signalé au choix de l’Académie, depuis ses Études sur les littératures anglaise et américaine, jusqu’à ses derniers travaux sur les Poètes et les Artistes de l’Italie, sans oublier ses Souvenirs de Bourgogne, si justement remarqués, et cette excellente traduction du théâtre complet de Shakspeare, que déjà le prix Langlois récompensait il y a cinq ans.
M. Émile Montégut me ferme la bouche, en se présentant aujourd’hui comme candidat au fauteuil qu’occupa si longtemps et si bien notre cher, notre regretté, notre inoubliable ami, Jules Sandeau. Inoubliable n’est pas français ; mais nulle expression plus correcte ne rendrait mieux ma pensée. Ce mot, que j’aurais vainement cherché dans notre Dictionnaire, je l’ai trouvé dans tous nos cœurs.
Le prix Lambert, dont le montant s’élève à dix-huit cents francs, est attribué, pour mille francs à M. Jules Levallois, érudit modeste et laborieux, critique habile et piquant, qui s’est formé à l’école de Sainte-Beuve, dont il eut jadis l’honneur d’être le secrétaire. Quelque chose lui en est restée.
Le surplus est accordé à M. Ponsevrez, professeur de philosophie au collège Sainte-Barbe, auteur de plusieurs ouvrages présentés par lui à nos concours : un Manuel d’enseignement moral, entre autres, et un recueil de poésies intitulé : la Vie mauvaise.
Destiné comme le prix Vitet, mais dans de moindres proportions, à honorer des écrivains de tout âge, en encourageant les uns et en récompensant les autres, le prix Monbinne est, dans ce double but, décerné, pour la première moitié, à M. Henri Dupin, et, pour la seconde, à MM. Édouard Noël et Edmond Stoullig, qui, depuis huit ans, sous ce titre : Annales du théâtre et de la musique, publient, chaque année, avec un véritable succès, une collection de notes intéressantes et de documents très utiles à consulter.
J’ai nommé M. Henri Dupin ! Que dire de plus de cet aimable doyen de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques ! Moins vieux à quatre-vingt-seize ans que beaucoup de ses jeunes confrères, Henri Dupin est pour tous un modèle de bonne humeur comme de bonne santé. Collaborateur de Scribe pendant cinquante ans, il croit travailler encore avec lui en allant tous les jours s’asseoir à la table de famille que préside si dignement la veuve de son illustre ami. « Je lui dois bien cela, » me disait-il dernièrement. — La dette est douce à payer.
Pour la première fois de sa vie, à la veille d’être centenaire, et il le sera ! personne n’en doute, lui moins que personne ! pour la première fois de sa vie, M. Henri Dupin est venu, cette année, frapper à la porte de l’Académie, en lui offrant un livre sur Mazarin. Le vaudeville et la chanson le recommandaient avant l’histoire, et c’est avec plaisir que, saisissant l’occasion propice, l’Académie a voulu donner à ce jeune doyen de toute la littérature un témoignage de sympathie... presque d’encouragement.