ACADÉMIE FRANÇAISE.
SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DU JEUDI 7 AOUT 1879.
RAPPORT
DE
M. CAMILLE DOUCET
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1879.
Messieurs,
On m’a reproché d’abuser de votre patience. On a eu raison, et, malheureusement, voilà que, plus que jamais, je vais mériter ce reproche. Presque triplé depuis dix ans, le nombre de nos concours vient de s’accroître encore. Ceux qui me suivront, dans ce nouveau voyage à travers les livres, trouveront donc la route bien longue, et m’en voudront, j’en ai peur, de m’attarder à chaque station. Plus d’un, en revanche, parmi ceux dont la part vous aura semblé trop grande, m’accusera au contraire d’avoir dérobé quelque chose à l’éloge qu’il se croyait dû.
Trois nouveaux prix : le prix Monbinne, le prix Juglar et le prix Jean Reynaud, vont, dans cette séance, être décernés pour la première fois par l’Académie qui, chargée souvent d’une tâche ingrate, trouve toujours son dédommagement et sa récompense dans le bien à faire, dans le talent à encourager.
Le prix Jean Reynaud, Messieurs, s’il est le dernier venu de nos prix, en devient aussitôt le premier par sa valeur, par son importance. Il consiste dans une somme annuelle de dix mille francs que chacune des cinq classes de l’Institut doit, à son tour, et sans pouvoir la diviser, décerner à une œuvre originale, élevée, ayant un caractère d’invention et de nouveauté, et qui se serait produite dans une période de cinq ans.
Voilà un beau programme ! trop beau peut-être.
Il y a quinze ans, un vrai philosophe, un rare écrivain, dont l’Institut ne demandait qu’à s’enrichir, M. Jean Reynaud, mourait avant l’âge, laissant après lui la gloire d’un nom sans tache ; si honoré qu’un de nos meilleurs confrères a pu dire de lui : C’était presque le plus bel exemplaire de l’homme qu’il m’ait été donné d’admirer.
Poète autant que savant et qu’historien, M. Jean Reynaud avait, au plus haut point, témoigné de ces qualités diverses dans la composition de deux ouvrages fondamentaux dont notre jeunesse salua l’apparition et dont près de quarante années n’ont pu que consacrer le succès. Terre et Ciel et l’Esprit de la Gaule mériteraient que l’Académie leur attribuât le prix fondé en souvenir de leur auteur. C’est à de pareilles œuvres que devait songer, en rédigeant son programme, la noble femme qui, après avoir partagé et charmé la vie du philosophe, vient, par un généreux sacrifice, de lui élever un monument qui ne peut manquer de rendre sa mémoire impérissable, en la faisant toujours bénir.
Pour fonder un prix pareil, l’argent ne suffit pas ; il faut que les sentiments soient au-dessus de la fortune. Et, quand une fois le prix existe, pour le bien donner, la difficulté n’est pas moindre. Madame Jean Reynaud avait cru simplifier les choses en stipulant que les membres de l’Institut pourraient prendre part au concours. L’Académie en a décidé autrement, pour cette fois du moins, et sans engager l’avenir. L’embarras du choix était devenu trop grand pour elle ; tant de nos confrères pouvant y prétendre ; soit que, se taisant, ils laissassent leurs œuvres se présenter d’elles-mêmes ; soit que, cédant aux instances de leurs amis, ils consentissent à entrer franchement dans l’arène, où bientôt, sortant de leurs tombes, d’illustres morts allaient revivre tout à coup pour leur disputer la couronne. Si glorieuse que fût la lutte, elle eût été trop pénible entre amis, entre confrères, entre membres d’une même famille. Chacun a reculé devant ce péril, et l’Académie s’est récusée la première, estimant que, pour elle, il est plus digne de donner que de recevoir.
Plusieurs poètes, dont, je dois le dire, aucun n’avait sollicité nos suffrages, ont, tout d’abord, et à leur insu, obtenu cet honneur de nous être dénoncés par leur talent. Méritant tous la préférence, par l’ensemble de leurs travaux, comme par l’éclat de leurs succès et de leurs bonnes renommées, les uns avaient contre eux le souvenir de récompenses trop récentes, qui les recommandaient pourtant ; les autres, par la date de leurs derniers ouvrages, se trouvaient placés de droit en dehors des conditions du programme ; l’un d’eux enfin, que le danger n’effraye jamais, avait poussé la modestie jusqu’à décliner toute compétition. Plus on a de .titres, plus on tient à s’en créer d’autres.
Parmi les candidats, peu nombreux d’ailleurs, qui nous avaient envoyé leurs livres, des raisons de principe en ont fait écarter deux ou trois. Le reste, il y a, pour ne pas nommer le reste, un vers de Corneille que vous connaissez mieux que moi.
Aux termes de la donation, je le répète, une œuvre originale, élevée, ayant un caractère d’invention et de nouveauté, et qui se serait produite dans une période de cinq ans, pouvait seule être couronnée. Cette œuvre existait, Messieurs. Par modestie ou par orgueil, elle aussi ne nous demandait rien ; mais son succès parlait pour elle. Pendant plus de cent représentations consécutives, le public avait applaudi, sur la première scène française, une tragédie héroïque, inspirée par les sentiments les plus nobles, par le patriotisme le plus élevé et le plus consolant ; une vraie tragédie, joignant même aux qualités du genre ce que, dans ses Lettres sur Œdipe, Voltaire n’a pas craint d’appeler ses défauts nécessaires. Une tragédie à l’heure qu’il est, c’est une nouveauté, Messieurs, et celle-ci, qui se jouera encore, était représentée pour la première fois il y a quatre ans, le 15 février 1875.
La voix publique nous a dicté notre choix. C’est à son autorité, à sa faveur, à sa justice, que répond l’Académie en décernant le prix Jean Reynaud à la tragédie populaire de M. le vicomte Henri de Bornier : la Fille de Roland.
Le prix Juglar ne présentait pas les mêmes inconvénients et ne soulevait pas les mêmes difficultés. La personne charitable qui en a eu la pensée généreuse et qui s’est voilée à demi en ne lui donnant que la moitié de son nom, avait voulu, sous la dénomination de prix de Mme Marie-Joséphine Juglar, consacrer une somme de trois mille francs à aider un jeune homme ayant déjà fait preuve de talent, et à honorer un vieil écrivain estimé pour son mérite.
Estimé pour son mérite, comme pour l’honnêteté de son caractère, pour sa vie laborieuse et son infatigable vieillesse, l’auteur des Contes de l’atelier, de Daniel le lapidaire, des Souvenirs d’un enfant du peuple, de tant d’autres romans restés populaires et d’ouvrages nombreux applaudis sur tous nos théâtres, M. Michel Masson réunissait, et au delà, les conditions fixées par la donatrice. Une part du prix Juglar a été mise à sa disposition. En songeant à lui spontanément, l’Académie eût été heureuse de pouvoir lui offrir davantage.
Le surplus du prix a été attribué, pour deux mille francs, à un jeune poète, un peu indiscipliné, disait de lui le rapporteur bienveillant qui recommandait sa candidature à l’attention de l’Académie. M. Charles Cros a fait preuve de talent en composant des poésies dont l’une, intitulée le Fleuve, mérite d’être particulièrement remarquée.
Nous connaissons de lui plusieurs saynètes en vers, originales et piquantes, qu’un comédien d’esprit a fait souvent applaudir dans les salons de Paris. M. Cros sait l’hébreu et possède, à un haut degré, le sentiment des littératures étrangères. Il a présenté enfin quelques mémoires à l’Académie des sciences. En voilà plus qu’il n’en fallait pour justifier notre choix. J’oublie à dessein un nouveau petit volume de vers, quelque peu gaulois, dit-on, que M. Cros aurait publié depuis la décision de l’Académie et dont l’Académie n’a pas eu à connaître. Dans ces limites, et sous ces réserves qu’elle m’a chargé de faire, l’Académie encourage avec plaisir dans M. Cros un jeune poète, un jeune savant, et un jeune père de famille, digne d’intérêt à tous ces litres.
En souvenir de leur ancien caissier, M. Théodore-Nicolas Monbinne, deux agents de change de Paris, à qui ce brave employé avait légué le fruit de ses économies, M. Eugène Lecomte et M. Léon Delaville Le Roux, ont fait don à l’Académie française, comme à l’Académie des beaux-arts, d’une inscription de quinze cents francs de rente à l’effet de fonder un prix biennal de trois mille francs, qui porterait le nom de prix Monbinne et qui serait particulièrement applicable à des personnes ayant suivi la carrière des lettres ou de l’enseignement.
Quand l’Académie française, accomplissant à son tour sa douce mission, va, pour sa part, donner suite aux intentions généreuses de ces deux messieurs, elle aime à remercier, avant tout, le caissier fidèle qui, même après sa mort, soucieux de son petit pécule, savait ce qu’il faisait en le plaçant si bien ; elle aime à remercier aussi ceux qui se sont doublement honorés en acceptant d’une main, et en rendant de l’autre, un honnête argent, gagné par un honnête homme et dont ils ont fait un honnête emploi.
L’Académie a répondu de son mieux à leur confiance en partageant le prix Monbinne entre trois personnes dignes d’intérêt, d’estime et de sympathie : M. Xavier Aubryet, M. Albéric Second et Mme veuve Henry Monnier.
Un prix du même genre, institué dans le même but, le prix Lambert, de la somme de seize cents francs, est décerné avec honneur à un respectable vieillard ; âgé de quatre-vingt-dix ans et aveugle, M. P.-M. Quitard, qui, cette année, présentait encore à l’un de nos concours plusieurs de ses ouvrages récemment composés, tandis que, dans sa première jeunesse, à soixante et dix ans de distance, il s’était fait connaître et s’était même rendu populaire en publiant un très bon livre dans lequel nous avons tous appris à lire et à penser : la Morale en action.
Plus de six cent mille exemplaires de ce livre ont été vendus depuis lors, sans profit, mais non sans gloire, pour le digne homme qui, dans l’origine, avait cédé d’avance, à bas prix, la propriété de sa fortune.
L’an dernier, Messieurs, le grand prix Gobert, d’une valeur presque égale au nouveau prix Jean Reynaud, était décerné à M. Chantelauze pour son ouvrage sur le Cardinal de Retz et l’affaire du chapeau.
En le proclamant ici, j’ajoutais : « M. Chantelauze se propose de raconter encore, à l’aide de nouveaux documents, la lutte que le cardinal de Retz soutint pendant sept années, dans la prison et dans l’exil, après l’extinction de la Fronde, contre Mazarin ; et les missions importantes dont Louis XIV le chargea plus lard auprès du saint siège. »
M. Chantelauze a tenu parole, et cette seconde partie, qui promettait de n’avoir pas moins d’intérêt que la première, il l’a publiée sous ce titre : le Cardinal de Retz et ses missions diplomatiques à Rome.
Le chef de parti a fini son grand rôle d’agitateur politique, disait à l’Académie le savant historien auquel je voudrais pouvoir emprunter la totalité de son rapport ; il nous apparaît aujourd’hui sous un aspect nouveau, comme un diplomate consommé, employant au service de l’État sa grande expérience, sa merveilleuse sagacité et toutes les ressources de l’esprit le plus subtil.
Moins piquant que le premier volume et d’un intérêt moins vif, ce qui tient à la nature même du sujet, le nouvel ouvrage de M. Chantelauze se distingue comme l’autre par des qualités estimables ; son style, plus élégant et plus sévère, semble s’élever avec l’importance des événements qu’il raconte.
Ces deux parties d’un même tout ne devant plus être séparées, l’Académie les réunit et les récompense en décernant de nouveau le grand prix Gobert à M. Chantelauze, pour l’ensemble de ses travaux sur le cardinal de Retz.
Le second prix Gobert est attribuée à un très bon livre de M. l’abbé Mathieu, professeur au séminaire de Pont-à- Mousson : L’ancien régime dans la province de Lorraine et Barrois ; un de ces rares ouvrages qui, sous un titre modeste, ont le grand mérite de tenir plus qu’ils ne promettent.
L’histoire de la Lorraine, avec son organisation ecclésiastique, féodale, judiciaire, administrative et financière, est exposée là de la façon la plus claire, et cette savante étude, dont le but apparent est de nous faire connaître une seule province, embrasse presque entièrement l’ensemble de la monarchie française. Équitable et modéré dans les jugements qu’il porte sur les causes qui, en Lorraine comme ailleurs, ont préparé les bouleversements de la Révolution, M. l’abbé Mathieu fait, avec convenance et réserve, mais avec la plus louable impartialité, la part de tous les torts, même des torts du clergé et des ordres religieux ; il les diminue en n’affectant pas de les méconnaître. Son style est excellent, et, quand un pareil ouvrage semblait ne demander que de la correction, ce n’est pas sans quelque surprise qu’on y trouve, par surcroît, l’agrément d’une élégance simple et naturelle.
Le livre de M. Ernest Denis sur Huss et la guerre des Hussites est une œuvre considérable qui atteste une grande érudition et une puissante faculté de travail. Les symptômes précurseurs de la révolution religieuse du XVIe siècle apparaissent dès la fin du XIVe. Après un coup d’œil jeté sur cette préface de son histoire, Jean Huss entre en scène ; le voilà tout entier ; si sincère dans sa piété, si courageux en présence d’un supplice horrible, si fermement convaincu jusqu’au dernier moment qu’il restait fidèle au catholicisme, alors qu’il en sapait les bases fondamentales et qu’il ouvrait la porte à Luther. L’indignation que sa mère excite en Bohême, le soulèvement de ce petit peuple qui, pour défendre sa nationalité et sa religion telle qu’il la comprend, lutte avec succès contre l’Église et l’Empire, repousse cinq invasions, porte la guerre chez ses agresseurs qui d’abord s’étonnent et reculent : plus tard enfin, lorsque cinquante années de luttes ont épuisé ses ressources, lorsque la division s’est mise dans ses rangs, le respect qu’il continue d’inspirer à ses ennemis et qui lui vaut d’obtenir la paix à des conditions honorables : tels sont les tableaux que déroule sous nos yeux l’intéressant ouvrage de M. Ernest Denis. J’hésite à me demander si, à la sympathie, à l’admiration que ses héros lui inspirent ne se mêle pas un peu d’exagération ; ce qui s’expliquerait d’ailleurs par la grandeur des événements et des caractères au milieu desquels d’attrayantes études ont fait vivre longtemps l’auteur de ce beau travail.
L’Académie lui décerne une moitié du prix Thérouanne ; l’autre étant attribuée à M. Félix Rocquain, pour son livre intitulé : l’Esprit révolutionnaire avant la Révolution.
Préparée par la ruine des finances, par l’abus des privilèges, par les querelles enfin et les luttes incessantes des pouvoirs dirigeants, la Révolution était prévue longtemps avant qu’elle éclatât. Personne ne l’ignore. Elle avait été prophétisée en termes effrayants par le marquis d’Argenson, et Louis XV, avec son insouciance historique, prédisait que ses petits-fils auraient fort à faire avec les Républicains, — employant déjà ce mot, mais n’en sachant pas encore l’orthographe.
Le mérite du livre de M. Rocquain, c’est de nous présenter dans l’ordre chronologique et en s’appuyant sur des faits nombreux, sur des citations curieuses, les progrès de cette décomposition de l’ancienne monarchie ; c’est de nous mettre à même d’apprécier graduellement, avec équité, la part qu’ont prise à ce mouvement ceux-là qui, par leurs fautes, pour ne pas dire plus, allaient le rendre inévitable, ceux-là qui, les premiers devaient en être victimes. L’esprit philosophique, que l’on considère volontiers comme ayant enfanté l’esprit révolutionnaire, nous apparaît, au contraire, comme en étant moins la cause que l’effet ; la monarchie et la religion voyaient leur culte singulièrement affaibli, quand la jeune philosophie, timide jusqu’alors et se cachant dans l’ombre, osa lever son drapeau. L’ouvrage de M. Rocquain, ne fût-il qu’un recueil de documents, aurait déjà une grande valeur, qui s’augmente de l’habileté avec laquelle ont été mis en œuvre tous les matériaux qui s’y trouvent, non entassés, mais réunis.
Ayant épuisé les couronnes de ce concours, l’Académie a voulu, du moins, qu’un mot de souvenir témoignât ici de son estime pour une Étude historique pleine d’intérêt et d’agrément que M. le comte de Bâillon a publiée sur Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre.
Si préoccupée qu’elle soit toujours de ne pas déprécier ses récompenses en les prodiguant, l’Académie résiste difficilement au plaisir d’encourager les bons livres par quelque témoignage de sympathie et d’approbation. Sa lâche s’en augmente ; la nôtre aussi.
Sur les cinq mille francs, montant du prix fondé par M. Marcelin Guérin, elle en attribue quatre à M. Charles Aubertin pour son livre sur l’Histoire de la langue et de la littérature française du moyen âge. Le surplus est accordé à M. Gustave Boissière pour son ouvrage intitulé : Esquisse d’une histoire de la conquête et de l’administration romaine dans le nord de l’Afrique et particulièrement dans la province de Numidie.
Sur les trois mille francs montant de la fondation Bordin, deux mille sont attribués à M. Charles Schmidt pour son Histoire littéraire de l’Alsace, et mille à M. Lichtenberger, pour son Étude sur les poésies de Gœthe.
Ce n’est pas tout.
Deux autres ouvrages ont été distingués parmi ceux qui se présentaient pour ce dernier concours : l’Italie au XVIe siècle, par M. de Tréverret ; Camoëns et la Lusiade, par M. Clovis Lamarre ; et trois parmi les candidats au prix Marcelin Guérin : Histoire de Henri de la Tour d’Auvergne, vicomte de Turenne, maréchal de France, par M. L. Armagnac ; la Philothée de saint François de Sales, Vie de Madame de Charmoist, par M. Jules Vuy, ancien président de la cour de cassation du canton de Genève, et deux volumes de Mme Mary Summer, intitulés : Contes et Légendes de l’Inde ancienne ; les Héroïnes de Kalidasa et les Héroïnes de Shakspeare.
Ces cinq ouvrages, ne pouvant être couronnés comme les quatre autres, ont paru mériter au moins d’être mentionnés dans ce rapport.
Écrit avec beaucoup de grâce, le recueil des Contes et Légendes de l’Inde ancienne, par Mme Summer, rappelle agréablement les contes des Mille et une Nuits, dont Galland a pris la fleur. Le second volume, dans lequel les héroïnes du vieil Hindou sont ingénieusement, et un peu subtilement, comparées aux incomparables héroïnes du grand Anglais, est rempli de portraits fins et délicats ; il contient, en outre, des documents instructifs et précieux qui, sous le pseudonyme dont elle se couvre, font reconnaître dans leur auteur, la femme, savante elle-même, d’un très savant orientaliste, M. Foucaux, professeur au Collège de France.
En racontant l’histoire touchante d’une sainte parente de saint François de Sales, M. Jules Vuy a fait un bon livre doublement utile par l’exemple d’une belle vie et par l’exemple d’une belle mort. Tandis que M. Armagnac nous fait admirer dans Turenne l’image même du courage et l’une des plus hautes personnifications de la gloire militaire, M. Clovis Lamarre élève un monument nouveau à la mémoire immortelle du Camoëns et, dans son livre sur l’Italie au XVIe siècle, M. de Tréverret, professeur de littérature étrangère à la Faculté des Lettres de Bordeaux, nous charme et nous instruit par de savantes études sur les grands hommes de ce temps et de ce pays, depuis Machiavel jusqu’à l’Arioste et Guichardin.
Sans nous séparer tout à fait de cette radieuse Renaissance à laquelle nous ramènerait bientôt le beau livre de M. Aubertin, reculons un moment avec M. Charles Schmidt jusque dans la pénombre du XVe siècle qui finit et du XVIe qui va commencer. Déviant un peu de la route qu’il devait suivre, son important ouvrage, comme il le dit lui-même dans sa préface, a pris une tournure plutôt érudite que littéraire. Il contient notamment de curieuses études biographiques sur des savants et des écrivains dont les noms et les œuvres méritaient qu’on les remît en lumière. Satires, poèmes, livres latins, l’auteur a tout lu et nous fait tout lire ; c’est un travail énorme, solide et instructif, que l’Académie a distingué en première ligne parmi ceux qui lui étaient présentés pour le prix Bordin.
Dans l’agréable et piquante étude que le même prix a récompensée, M. Ernest Litchtenberger s’attache, — j’ai failli dire, s’acharne, — à expliquer les œuvres poétiques de Gœthe par les divers incidents de sa vie, par les émotions diverses de son âme. À l’en croire, soumis tour à tour à de douces joies et à de vives souffrances, Gœthe n’aurait fait que reproduire, que photographier en quelque sorte les unes et les autres dans ces poésies indiscrètes qui, en nous charmant, le trahiraient.
En les écrivant jour par jour, sous la dictée de son cœur, dont M. Lichtenberger a trouvé la clef, Gœthe nous aurait livré d’avance le secret de sa vie et de ses sentiments, de ses plaisirs et de ses peines, de ses amours et de ses regrets, de ses sourires et de ses larmes ! Dangereuse théorie, paradoxe aimable, dont il ne faudrait pas trop abuser !
Le style de M. Lichtenberger est excellent : plein de nuances délicates et d’une élégance soutenue.
En revenant ainsi sur nos pas, nous trouvons devant nous, Messieurs, le livre de M. Boissière. En remontant encore, nous arriverons bientôt à celui de M. Aubertin.
Ancien inspecteur d’académie en Algérie, et appelé ainsi à vivre pendant quelque temps sur cette terre d’Afrique, jadis romaine, aujourd’hui française, M. Gustave Boissière a fait là de sérieuses études et recueilli le témoignage précieux des écrivains latins sur des luttes célèbres qu’il nous apprend à mieux connaître.
Dans la dernière partie de son ouvrage, après avoir comparé aux travaux de la colonisation romaine les débuts de la nôtre dans le même pays, M. Boissière venge la France des attaques et des préventions dont elle fut trop longtemps victime, et démontre qu’en fin de compte, elle a plus fait en Afrique depuis un demi-siècle que, dans le même laps de temps et toute proportion gardée, n’y avaient fait d’abord les Romains eux-mêmes.
Ce livre ne diminue pas Rome, il grandit la France ; et notre patriotisme lui en sait bon gré.
Comme écrivain, comme érudit, M. Aubertin est très connu de l’Académie qui l’a déjà couronné ; il se rattache même à l’Institut comme correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques.
Son nouvel ouvrage embrasse l’histoire des lettres françaises depuis son origine jusqu’à la fin du XVIe siècle.
Pour accomplir une pareille tâche, l’auteur s’est naturellement aidé des recherches faites avant lui ; choisissant bien, sans dissimuler ses emprunts et condensant avec art les idées, les faits et les choses. Il n’y avait pas moins de huit cents manuscrits de poèmes à examiner, pas moins de quatre millions de vers à lire ; les chansons de geste à elles seules formant quarante volumes et contenant quatre cent mille vers !
M. Aubertin n’a pas tout lu ; mais il en a lu plus que personne. Il faut l’en croire sur parole.
Plus faciles à contrôler, ses jugements sur les premiers historiens de la France et sur les monuments qu’on leur doit ont paru dignes de tout éloge et au-dessus de toute critique.
Avec l’autorité que lui donnent ses premiers travaux, M. Aubertin, parvenu à la conclusion morale de son œuvre, la termine en exposant le mouvement heureux de la Renaissance dans une brillante étude sur le génie national du XVIe siècle. Lui reprocherons-nous d’avoir quelquefois dépassé la mesure et fait à certains auteurs une part trop grande, hors de proportion avec leur mérite honnête et leur talent modeste ? Si quelques exagérations, si quelques taches ont été signalées çà et là dans cette grande Histoire de la langue et de la littérature française au moyen âge, le livre, dans son ensemble, n’en est pas moins très distingué, très savant, et remarquablement bien composé. C’est, à coup sûr, un des meilleurs que l’Académie ait eu à couronner dans ses différents concours.
Pour le concours de traduction, fondé par M. Langlois, quatorze ouvrages nous avaient été présentés ; cinq d’entre eux, par des mérites divers, ont disputé les suffrages de l’Académie.
Les deux plus importants, entre lesquels le prix est partagé par portions égales, sont : une traduction des Œuvres de Synésius, due à M. H. Druon, et une traduction faite par Mme Henriette Loreau de dix volumes, publiés en langue anglaise, sur les illustres voyageurs Burton, Livingstone, Schweinfurth, Cameron et Stanley.
Personnage important du XIVe siècle, Synésius se distinguait à la fois comme philosophe et comme écrivain avant de se distinguer comme évêque. Sa conversion religieuse s’opéra si simplement, si doucement, qu’on a dit de lui qu’il avait coulé dans la doctrine chrétienne.
Ses lettres sur les affaires du temps ont une certaine grâce jointe à tous les défauts de la décadence grecque ; remplies de subtilités et de faux brillants, elles se rapprochent parfois du style qu’affectèrent Balzac et Voiture ; mais ses dissertations philosophiques, ses hymnes surtout que l’on a exaltées et comparées aux chants de Pindare, sont d’une rare élévation. Était-ce donc un beau génie, comme l’a dit un maître ? C’était plutôt un bel esprit.
En traduisant ses œuvres, M. Druon a rendu un véritable service aux savants et aux lettrés ; il l’a fait en très bon style et, en tête de sa traduction, il a placé une introduction remarquable qui ajoute encore au mérite de son ouvrage.
Les dix gros volumes traduits par Mme Loreau avec autant d’élégance que de fidélité appartiennent à un autre genre et à une autre époque. On le leur a reproché. En couronnant cette intéressante publication, l’Académie, je dois le dire, a cédé surtout à l’admiration que lui inspiraient les intrépides voyageurs qui ont enrichi la science de leurs précieuses découvertes.
L’Académie s’est demandé si M. Langlois se préoccupait des livres modernes lorsque la pensée lui vint de fonder un prix de traduction. Savant distingué, ami des œuvres sérieuses, M. Langlois a répondu d’avance et tracé son programme en donnant lui-même l’exemple des choix à faire et des livres à répandre.
Quoi qu’il en soit, une récompense était due à Mme Loreau pour le grand et excellent travail auquel sa vie s’est consacrée.
Rien de plus intéressant, de plus curieux et de plus émouvant que ce recueil des voyages célèbres faits de nos jours, sur la côte australe et jusque dans le centre de l’Afrique, par des explorateurs anglais et américains, par des Français aussi : depuis le temps où, au XIVe siècle, des marins, partis de Dieppe, abordaient les côtes de la Guinée, jusqu’au jour où, en perçant hier l’isthme de Suez, comme il percera demain l’isthme de Panama, notre savant compatriote, notre illustre confrère et ami M. Ferdinand de Lesseps, faisait une sorte de grande île de ce vaste continent africain qu’ont traversé avec tant de hardiesse et d’honneur, de péril surtout, les vaillants, les généreux, les téméraires, dont ces dix volumes nous racontent l’histoire, qui n’est pas finie.
La gloire, hélas ! a tenté trop de nobles cœurs : n’obéissant qu’à son courage, on veut aller la chercher là-bas : on l’y trouve : mais, comme : elle a ses héros, elle a trop souvent ses martyrs !
Au-dessous des deux ouvrages couronnés par elle, l’Académie en a réservé trois qu’elle m’a recommandé de mentionner avec estime : Deux petits volumes publiés par M. Eugène Fallex sous ce titre : Anthologie des poètes latins ;
Une traduction d’Eunape par M. le baron Stéphane de Rouville (Vies des philosophes et des sophistes) ;
Et une traduction en vers des sonnets de Pétrarque, par M. Philibert Leduc ; travail solide et correct qui, serrant le texte de près, concilie le respect dû au poète italien et le respect dû à la langue française.
Nommer Pétrarque suffit à sa gloire. Je n’en dirai pas autant d’Eunape, dont beaucoup ignorent jusqu’au nom. Rhéteur et biographe du IVe siècle, il a composé une sorte d’histoire de vingt personnages que nous avions le tort de moins connaître encore, et son livre instructif abonde en détails curieux sur les choses d’alors, sur les personnes et sur l’état des esprits. La traduction que M. de Rouville en a faite est agréable et facile. Plusieurs fois déjà, il avait présenté à nos concours des traductions intéressantes de divers ouvrages grecs ; l’Académie, qui s’en souvient, aime à lui en tenir compte.
Précieuse pour les amis des lettres, qui n’ont pas le temps de lire en entier les chefs-d’œuvre de l’esprit humain, l’Anthologie de M. Eugène Fallex leur donne un spécimen de quarante poètes latins qui ont brillé deux siècles avant l’ère chrétienne, et quatre cents ans après, depuis Livius Andronicus jusqu’à Rutilius Numatianus.
Au mérite d’avoir choisi habilement dans la grande littérature, et discrètement dans la littérature libre, les passages les plus propres à faire apprécier chaque auteur, M. Fallex joint celui d’avoir bien traduit ces fragments de choix et de s’être toujours, autant que possible, rapproché de l’original.
Avant d’arriver au concours Montyon, l’un des plus anciens, l’un de ceux qui, d’ordinaire, intéressent le plus les mères de famille, étant consacré surtout aux ouvrages utiles aux mœurs, laissez-moi vous dire un mot de trois autres concours, d’origine récente, qui, par leur but et leurs résultats, sont vraiment dignes d’attention : Le prix Archon-Despérouses, le prix de Jouy et ce prix sans nom, que nous ne savions jamais comment qualifier, mais qui, par la force des choses, malgré la volonté et la modestie de son fondateur, finira par s’appeler le prix Vitet, remontent tous trois à cinq ans à peine.
Affecté spécialement à la philologie française, le prix Archon-Despérouses s’est vu disputé cette année par de nombreux concurrents : un ouvrage intitulé Histoire et théorie de la conjugaison française, par M. Camille Chabaneau, a paru mériter qu’on le distinguât en première ligne. C’est l’œuvre d’un érudit qui, non content de savoir ce qu’ont fait les autres, veut encore aller plus loin qu’eux. Son livre se compose de deux parties : l’une plus générale, plus philosophique, où il cherche à préciser la signification exacte des divers temps et la raison d’être de chacun d’eux, montrant en quoi ils se rapprochent ou diffèrent, et comment, par leur moyen, l’esprit arrive à exprimer les nuances les plus fines du passé, du présent et du futur ; l’autre, plus historique, où il fait voir de quelle manière nos conjugaisons se sont formées du latin et où, sur chacune d’elles, il émet des idées nouvelles et profondes.
À cet excellent ouvrage, dont la forme est aussi précise et aussi nette que le fond en est solide, l’Académie décerne un prix de deux mille francs.
Elle accorde deux prix de mille francs chaque, l’un à M. de Chambure pour son Glossaire dit Morvan, un de ces livres consciencieux et utiles où l’étude des patois locaux sert à l’histoire de la langue nationale ; l’autre à M. Luchaire pour une savante Étude sur les idiomes pyrénéens de la région française, pour des recherches philologiques des plus intéressantes sur la langue basque, sur les patois gascon, languedocien et catalan dans cette partie des Pyrénées qu’habitent encore aujourd’hui les descendants directs de tant de races diverses.
Si, pour ce concours, l’Académie avait eu un prix de plus à décerner, elle l’eût donné avec plaisir à M. Chazaud pour sa belle et curieuse publication des Enseignements d’Anne de France à Suzanne de Bourbon. Ce livre charmant d’une mère à sa fille, plein de raison et plein de grâce, pourra être mis à côté des meilleurs, parmi les ouvrages exquis que nous a laissés le XVIe siècle.
Fondé par la fille du célèbre ermite de la Chaussée d’Antin, pour être distribué tous les deux ans à un ouvrage, soit d’observation, soit d’imagination, soit de critique, et ayant pour objet l’étude des mœurs actuelles, le prix de Jouy est décerné à M. Édouard Drumont pour un petit volume d’études publié par lui sous ce titre : Mon vieux Paris.
Je m’empresse d’ajouter que ce titre M. Drumont ne l’a donné que par une sorte d’antiphrase à son livre qui, tout aussi bien, mieux peut-être, mais en y perdant quelque chose de sa bonne grâce et de sa bonhomie, aurait pu s’appeler : Paris nouveau.
À propos de l’Exposition de 1878, M. Drumont, jetant un coup d’œil en arrière, remonte à l’origine des Expositions universelles et ne s’éloigne un moment de notre époque que pour bien vite y revenir. En parcourant les nouvelles rues et les nouveaux boulevards, le boulevard Saint-Germain notamment, il retrouve incessamment le passé, que le présent remplace ; il étudie l’un par l’autre, les compare et les éclaire. Il amuse en instruisant. C’est bien là un ouvrage d’observation et de critique dans lequel même ne manque pas l’imagination et dont une partie a pour objet l’étude des mœurs actuelles.
En accordant le prix de Jouy à ce livre de M. Drumont, l’Académie a distingué un petit volume de M. Strenne, intitulé Perle, livre agréable, simple, attachant et moral qui, peut-être, eût mieux trouvé sa place dans un autre de nos concours.
Je vous disais tout à l’heure que le prix anonyme, fondé en 1873, finirait, quoi qu’il en eût, par s’appeler un jour le prix Vitet ; la famille de notre illustre confrère a compris, comme l’Académie, que, malgré tout, le secret dont voulait s’entourer cette libéralité généreuse était devenu le secret de la comédie et qu’il y aurait quelque puérilité à défendre plus longtemps une chère mémoire contre la reconnaissance qui lui est due. Va donc pour le prix Vitet ! Et, puisqu’en tout il n’y a que le premier pas qui coûte, à cette indiscrétion je vais en ajouter une autre, dont vous me remercierez. Au lieu de vous rendre compte moi-même du résultat de ce concours, comme ce serait mon devoir, je vais céder la place et la parole à l’un de ceux que vous aimeriez le plus à écouter parmi nous, à celui qui veut le moins qu’on l’entende, tant la tristesse de son âme le retient, à nos dépens, sous sa tente.
« Parmi les romanciers qui se sont produits en ces derniers temps, disait M. Jules Sandeau, dans son rapport sur le prix Vitet, il en est un qui mérite une place à part et qui ne pouvait échapper à l’attention de l’Académie. Comme tous les biens honnêtement amassés, cette fortune littéraire ne s’est pas élevée en un jour. La mode et l’enseignement n’y sauraient rien prétendre ; le travail et le talent ont tout fait. Si mes souvenirs ne me trompent pas, c’est en 1872, au lendemain de nos désastres, que parurent les premiers essais de Mme Thérèse Bentzon. Bien que l’heure fût peu clémente, ces essais ne passèrent pas pourtant inaperçus. Ils étaient pour plaire aux délicats et s’adressaient à cette portion du public qui s’appelait autrefois le parti des honnêtes gens. Ils allèrent à leur adresse. Dès lors, les œuvres de Mme Bentzon se succédèrent d’année en année discrètement, sans bruit ni fanfares. Jamais talent ne s’affirma d’une façon plus modeste et plus fière. Par un de ces bonheurs qui ne doivent rien au hasard et dont le travail a seul le secret, chaque œuvre nouvelle marquait un progrès, un pas de plus vers la perfection. Les plus aimables qualités du romancier et de l’écrivain se trouvaient réunies dans ces récits de la vie moderne. La passion n’en était pas exclue ; bien loin de là, elle en était l’âme. Mais, grâce à la pente naturelle d’un cœur droit et d’un esprit sain, l’auteur, sans étalage de morale, finissait toujours par la ramener et par l’asservir aux vérités et aux lois éternelles. Ses deux derniers ouvrages : le Remords et l’Obstacle ont mis le sceau à sa réputation.
« Combien d’autres que j’aimerais à citer ! La Petite Perle par exemple. C’est le nom de l’héroïne. Ce nom sert de titre au volume, et, s’il est vrai de dire que jamais nom ne fut mieux porté, il est juste de reconnaître que jamais titre ne fut mieux justifié. Car c’est une perle, en effet ; c’est un bijou que ce joli roman. »
« À tant de mérites qui plaident pour Mme Bentzon auprès de l’Académie, il faut joindre la fleur d’estime qui s’attache à sa personne. Elle-même l’a dit : Rien n’honore une femme autant que la conquête légitime de l’indépendance par le travail. Aussi vit-elle honorée de sympathies et de respects. Cela n’ajoute rien au talent, mais n’y gâte rien, que je sache. »
« M. Jules Claretie est un écrivain jeune encore, qui a déjà beaucoup écrit et qui n’en est pas à faire ses preuves de talent. Il méritait bien, lui aussi, d’attirer l’attention de l’Académie. Son dernier ouvrage, intitulé le Drapeau, n’a pas le caractère d’un roman ou d’une nouvelle. Ce n’est, à vrai dire, qu’une anecdote racontée, mais qui offre, dans sa simplicité même, quelque chose d’héroïque et d’épique dont il est impossible de n’être pas frappé : l’amour de la patrie et le fanatisme du drapeau ont rarement inspiré de plus nobles accents. »
Répondant à cet appel, et couronnant dans ces deux auteurs l’ensemble distingué de leurs œuvres, l’Académie a décerné le prix Vitet, d’une valeur d’environ six mille francs, à Mme Thérèse Bentzon et à M. Jules Claretie.
Ma tâche avance, Messieurs, et je n’ai plus à vous parler que de deux concours ; du concours Montyon, il est vrai ; celui que poursuivent toujours les plus nombreux prétendants, et du plus ancien de tous, dont la fondation remonte à plus de deux siècles : le concours de poésie.
Cent vingt auteurs, dont plusieurs avec plusieurs livres, ont pris part, cette année, au concours fondé par M. de Montyon pour les ouvrages utiles aux mœurs. Huit prix leur ont été accordés, et je craindrais de vous effrayer si je vous disais tout de suite, en bloc et sans préparation, de combien de volumes j’aurai à mentionner au moins les titres dans ce rapport déjà trop long. Il est bon, après tout, que le nombre des ouvrages méritants dépasse à ce point le nombre des prix destinés à récompenser leur mérite.
Ayant toujours à tenir compte des intentions morales du donateur, l’Académie était aussi guidée dans ses choix par le besoin de faire une part à peu près égale aux divers genres de travaux soumis à son examen.
Deux ouvrages bien différents, par leur genre, sinon par leur but, ont été placés en première ligne sur le même plan, l’Histoire de la duchesse d’Aiguillon, par M. Bonneau-Avenant, et un roman de M. Hector Malot, intitulé : Sans famille.
L’Académie décerne à chacun d’eux un prix égal de deux mille cinq cents francs.
Plusieurs autres romans avaient été distingués tout d’abord et je dois nommer ici particulièrement : Sœur Louise, par M. Charles Deslys ; la Fin du Marquisat d’Aurel, par M. Henri de la Madelène ; Primavera, par M. Maryan ; Boisgentil, par Mme de Pressensé ; les Histoires de mon Parrain et Maroussia, par M. P.-J. Stahl, qui, je vous dirai bientôt pourquoi, aura sa place à part dans ce concours.
En dédiant son livre à sa fille, M. Hector Malot a, tout de suite, indiqué lui-même qu’il ne s’agissait pas, cette fois, d’un de ces romans de mœurs vulgaires ou d’élégantes immoralités que les pères cachent à leurs enfants et que les auteurs se gardent bien d’adresser à l’Académie.
Sans famille est un livre très amusant, plein d’intérêt, et d’une douce morale, fait pour le plaisir de la jeunesse, qu’il ne peut qu’édifier d’ailleurs en lui montrant à chaque page comment, dans une nature primitivement bonne, une âme honnête résiste à la mauvaise fortune et domine les événements contraires auxquels il semblerait trop facile qu’elle succombât.
Fort attachante par son sujet même et d’une lecture fort agréable, la monographie de la duchesse d’Aiguillon, nièce du cardinal de Richelieu, contient en outre un grand nombre de curieux détails historiques sur saint Vincent de Paul, par exemple, et principalement sur le caractère du grand cardinal, et sur la partie moins connue de sa vie, dans l’intimité de la famille ; sur la vertueuse femme enfin qui, à force de services rendus à l’humanité souffrante, mérite d’être placée parmi les saintes du XVIIe siècle.
« Désabusée des vanités trompeuses de ce monde, dit Fléchier en parlant de la duchesse d’Aiguillon, cette grande chrétienne n’avait été occupée qu’à distribuer ses richesses, sans se mettre en peine d’en jouir. — Elle n’avait été grande que pour servir Dieu noblement, riche que pour assister libéralement les pauvres, et vivante que pour se disposer à bien mourir. »
Le souvenir d’une existence si remplie d’enseignements utiles devait être disputé à l’oubli.
M. Bonneau-Avenant a bien accompli cette tâche. Jamais on n’a pu dire plus justement d’un bon livre qu’il était une bonne action.
Écrire l’histoire de Vauban était une tâche plus grande encore.
« La fortune m’a fait naître le plus pauvre gentilhomme de France, » écrivait à Louvois celui qui, par son génie, devait s’illustrer entre tous, dans un siècle qui a compté de si grands hommes, tant de si grands hommes !
Avec un sujet pareil, M. Georges Michel eût pu composer un poème épique ; il a été plus modeste. À son livre, qui est, lui aussi, une monographie plus qu’une histoire, on ne peut reprocher que de n’être pas assez complet et de contenir peut-être quelques erreurs de détail. Un descendant de Vauban possède, nous le savons, sur son glorieux ancêtre, des documents inédits très précieux et très authentiques. Puisse-t-il ne pas persister à en garder pour lui le secret !
Quoi de plus intéressant déjà, quoi de plus beau, qui enseigne plus le bien et nous y porte davantage, que le grand exemple de cette noble vie, entièrement consacrée au travail, à la lutte et aux plus généreux efforts de patriotisme.
À l’intérêt du fond s’ajoute le charme de la forme, et l’Académie a su bon gré à M. Georges Michel de son style clair, correct et même élégant. Elle a placé ce livre en tête de quatre ouvrages auxquels sont décernés quatre prix de deux mille francs chaque.
Les trois autres sont :
1e Trois volumes de M. Louis Simonin, intitulés : l’Or et l’Argent, le Monde américain, et les Grands Ports de commerce de la France.
2° Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle, par M. Gabriel Compayré, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Toulouse.
3° Les Femmes dans la société chrétienne, par M. Alphonse Dantier.
Ingénieur distingué, savant économiste, voyageur intrépide et brillant écrivain, M. Louis Simonin, dans ses trois volumes présentés à notre concours, nous fait d’abord visiter avec lui toute l’Amérique du Nord, qu’il a parcourue six fois, où, lui-même, il a dirigé, en Californie, une exploitation importante ; tantôt nous faisant pénétrer dans les entrailles de la terre, dans les mines de métaux précieux, nous en expliquant les secrets et mettant à la portée de tous l’art ou plutôt la science de la métallurgie ; tantôt étudiant devant nous, et pour nous l’origine du nouveau monde, son prodigieux développement, ses institutions, sa société, ses mœurs et son industrie ; sans oublier sa merveilleuse organisation hospitalière, qu’il nous fait connaître en. détail, l’exposant avec une rare compétence et de la façon la plus saisissante ; puis enfin, rentré en France, voilà que du Havre à Marseille, par Nantes et Bordeaux, il nous introduit dans nos grands ports de commerce dont il connaît les souffrances, qu’il nous montre et nous fait comprendre. Non content de signaler ce qui lui paraît défectueux dans la constitution commerciale de notre pays, il s’efforce surtout d’y remédier ; recherchant, en homme pratique, le moyen de conserver à la France un rang que la concurrence et l’initiative étrangères menacent de lui enlever.
Si chacun de ces volumes a son cachet personnel et son intérêt particulier, tous les trois se tiennent et se complètent. L’Académie n’a pas voulu les séparer.
L’Histoire critique des doctrines de l’éducation en France depuis le XVIe siècle, publiée en deux volumes par M. Gabriel Compayré, est le développement d’un mémoire déjà couronné en 1877 par l’Académie des sciences morales et politiques. Plus que doublé depuis lors, cet ouvrage, sans rien perdre de son ancien mérite, a pris une importance plus grande, qui ne pouvait que justifier une récompense nouvelle. En un temps où l’éducation n’est plus seulement une affaire domestique, où elle est devenue un problème social, comme l’auteur nous le dit dans sa préface, il est utile, en effet, d’examiner l’histoire des systèmes, pour y chercher les vérités durables ; mais M. Compayré ne va-t-il pas trop loin, quand il se flatte d’y trouver les éléments certains d’une théorie définitive ?
Remarquable par la critique, la science et le goût qui le distinguent, cet ouvrage apporte aux questions qui s’agitent en ce moment des documents précieux et des renseignements utiles.
En le couronnant pour son érudition profonde et pour un rare mérite d’analyse, qui l’a frappée surtout dans le premier volume, l’Académie a fait de sérieuses réserves sur la dernière partie du livre, où l’auteur a tracé, en manière de conclusion, l’esquisse d’une théorie de l’éducation. S’associant au jugement qu’en a porté une autre Académie, elle voit une illusion dans cette idée d’une pédagogie future absolument certaine, rendue évidente comme une science mathématique. L’enseignement n’est pas du domaine de la chimère, et peut-être n’est-il pas sans inconvénient de rêver pour lui des destinées trop ambitieuses. On le servirait mieux, peut-être, en affermissant chez les maîtres la confiance aux choses éprouvées, qu’en la troublant par la perspective de perfectionnements plus ou moins imaginaires.
Deux autres ouvrages, d’importance presque égale, ont disputé à M. Compayré cette couronne que, par cela même, il a eu d’autant plus de mérite à conserver. À défaut d’une récompense pareille, l’Académie a voulu du moins que ces deux livres, mentionnés ici avec honneur, reçussent d’elle un témoignage d’estime et d’encouragement.
L’un, déjà couronné aussi sous la forme d’un mémoire par l’Académie des sciences morales et politiques, est intitulé : la Science positive et la Métaphysique. Son auteur est M. Louis Liard, professeur de philosophie à la Faculté des lettres de Bordeaux.
L’autre, composé par M. Jules Rolland, avocat à la cour d’appel de Paris, est une Histoire littéraire de la ville d’Albi.
Estimant que la grande histoire est faite, M. Rolland en conclut que les efforts des savants n’ont plus qu’à se rabattre sur les coins restés obscurs, sur les personnalités intéressantes, les détails inconnus ou négligés, en un mot sur la monographie. Histoire ou monographie, son livre est l’œuvre distinguée d’un honnête esprit dans un jeune cœur. La maturité ne manque pas à ses jugements et il se place, avec bon sens et sérénité, devant les faits, quand il s’agit d’une comparaison à faire et d’un arrêt à prononcer.
Cette sérénité, dont on lui a fait un mérite, l’abandonne un moment vers la fin de son travail. Il y a sur Voltaire, et même sur l’Académie, un mauvais mot que je ne veux pas citer, mais que je puis encore moins couvrir ici de mon silence.
Rien ne ressemble moins au livre de M. Rolland que celui de M. Liard sur la science positive et la métaphysique. Savant par-dessus tout, mais, pour nous, d’une science abstraite et parfois obscure, ce beau travail relevait naturellement d’une autre Académie qui lui a rendu pleine justice. Nous ne pouvions néanmoins laisser passer une pareille œuvre sans louer, comme elle le mérite, la vigueur de dialectique avec laquelle les doctrines de l’empirisme et du sensualisme contemporains y sont examinées et discutées. Nous signalerons surtout une discussion approfondie sur les théories positives, sur la psychologie anglaise de l’association et la doctrine de révolution, qui préoccupent si justement l’opinion scientifique de notre époque.
À côté de ces deux ouvrages, l’Académie en avait distingué trois autres qui, à défaut d’un plus long éloge dont ils seraient dignes, demandent au moins à être mentionnés ici avec estime : la Jeunesse d’Élisabeth d’Angleterre, par M. Louis Wiesener ; le Cardinal Bessarion, par M. Henri Vast, professeur agrégé d’histoire au lycée Fontanes ; et Essai sur l’Esprit public dans l’histoire, par M. le vicomte Philippe d’Ussel : trois bons livres pleins d’intérêt, qui se sont un peu trompés de porte en se présentant à nous pour le concours Montyon.
Après quelques arrêts et quelques détours, j’arrive au quatrième ouvrage, qu’un prix de deux mille francs a récompensé : les Femmes dans la société chrétienne, par M. Alphonse Dantier ; véritable monument élevé à la gloire de celles qui, par leur foi, leur charité ou leur patriotisme, se sont pieusement illustrées ; depuis l’avènement du christianisme jusqu’aux temps modernes, depuis les patriciennes de Rome jusqu’à nos vertueuses contemporaines, depuis sainte Cécile jusqu’à la sœur Rosalie, en saluant au passage sainte Catherine de Sienne, Blanche de Castille, Jeanne d’Arc, sainte Thérèse et Mme Swetchine, cette sainte d’hier, dont l’esprit égalait le cœur.
Serviteur dévoué de la science et des lettres, M. A. Dantier leur a sacrifié jusqu’aux restes d’une santé cruellement atteinte. Deux fois déjà l’Académie a encouragé ses persévérants efforts. Un nouveau témoignage d’estime et de sympathie hâtera, j’espère, la publication attendue de la Correspondance littéraire des Bénédictins de Saint-Maur, que M. Patin nous annonçait, en 1874, comme devant être le couronnement des travaux du savant modeste et infatigable que, de son côté, Sainte-Beuve appelait spirituellement : un Bénédictin in partibus.
Un autre souvenir a protégé encore l’ouvrage et l’auteur auprès de l’Académie. M. de Sacy, dont je cherchais à prononcer ici le nom, les honorait tous deux d’un intérêt particulier ; il nous en parlait en mourant, et c’est presque de cette main chère et vénérée que M. Dantier reçoit aujourd’hui sa couronne.
Si, dans cette galerie des femmes illustres, M. Alphonse Dantier a placé à son rang au premier, l’image glorieuse de Jeanne d’Arc, c’est un volume tout entier, un gros et magnifique volume, que M. Frédéric Godefroy lui a consacré à son tour et qu’il a intitulé : la Mission de Jeanne d’Arc.
Le patriotisme et la religion recommandaient cet ouvrage comme éminemment utile aux mœurs. L’auteur se recommandait aussi de lui-même par des travaux d’érudition que l’Académie connaît, qu’elle a distingués et encouragés, auxquels vient de s’ajouter encore une intéressante Histoire de la littérature française, dont huit volumes ont déjà paru.
L’Académie décerne un prix de quinze cents francs à M. Frédéric Godefroy, pour son livre sur la mission de Jeanne d’Arc.
Un prix pareil est accordé à un jeune poète, M. Lucien Paté, pour un petit volume de vers, publié par lui sous ce simple titre, qui dit beaucoup en un seul mot : Poésies.
Dans ce livre, dont personne n’a méconnu le mérite, M. Lucien Paté a mis tout ce que son cœur renfermait de tendresse et d’enthousiasme. L’exaltation des meilleurs sentiments, de l’amour filial et du patriotisme, l’a parfois entraîné trop loin. Je voudrais n’avoir que des éloges à lui donner en ce moment ; mais, sans lui reprendre sa couronne, l’Académie m’a prescrit de faire des réserves contre ce qu’elle a trouvé d’excessif, au point de vue politique, dans quelques-unes des pièces que contient ce volume, qui aurait pu s’en passer.
M. Lucien Paté, dont nous connaissons le cœur honnête et les sentiments délicats, doit regretter déjà d’avoir, dans sa juvénile ardeur, dénaturé sans raison et très-injustement travesti le caractère des plus grands écrivains de la France. Molière, Corneille et Racine auraient à se plaindre de lui, si rien pouvait les atteindre. On ne blesse que soi en tirant sur eux.
Tout n’était pas sur ce ton, heureusement, dans le volume de M. Lucien Paté. La poésie a racheté la satire et désarmé l’Académie.
J’en aurais fini, Messieurs, avec les prix Montyon, et je n’aurais plus à vous parler que du concours de poésie, si, comme je vous en ai prévenus, un grand nombre d’ouvrages n’avaient été mis en réserve pour être l’objet de mentions honorifiques ; j’en ai déjà cité quelques-uns, je vais vous dire un mot des autres. L’heure nous presse et je rougis de vous faire attendre.
Voici d’abord un beau volume, plein des meilleurs sentiments, des meilleurs conseils et des meilleurs exemples ; un de ceux que les mères peuvent, sans crainte et avec fruit, mettre dans les mains de la jeunesse ; un roman rempli d’intérêt, ou plutôt un livre d’éducation d’une lecture très agréable, intitulé : Heur et malheur, dont l’auteur, Mme Charles de Comberousse, se cache trop modestement sous le pseudonyme d’Emma d’Erwin. J’aime à révéler son vrai nom, depuis longtemps connu dans le monde des lettres et qui nous est resté cher.
Mélusine, recueil de mythologie, littérature populaire, traditions et usages, publié par MM. Gaidoz et E. Rolland.
Ce titre ne trompe personne et nous prévient, au contraire, qu’il s’agit ici, non d’une œuvre individuelle, mais d’une sorte de magasin littéraire dû à une collaboration intelligente. Chaque livraison contient d’intéressants récits et des documents précieux, fruits de longues recherches et de savantes études.
Causeries champêtres, œuvre honnête et sympathique d’un respectable vieillard, M. Pierre Bouilhac, ancien président des comices agricoles de Bergerac, Sarlat et autres lieux. Poète à sa façon, M. Bouilhac a constamment subi le charme de la vie des champs et des travaux rustiques. Il a rempli son livre des sentiments qui remplissaient son cœur.
Deux bons ouvrages, dont le premier conviendrait mieux peut-être à une autre Académie et le seconda un autre de nos concours, ont paru pourtant mériter de ne pas être passés sous silence.
Le Village sous l’ancien régime, par M. A. Babeau, est un livre technique spécial, plein de renseignements utiles et de recherches savantes. Libéral et moderne à la fois, tout en étant respectueux du passé, l’auteur a tâché de rester impartial en traitant un sujet délicat. Y a-t-il réussi toujours ? A-t-il eu raison, en outre, d’appliquer à la France entière ce qui appartenait surtout à la région qu’il a particulièrement étudiée, qu’il connaît bien et qu’il fait bien connaître ?
Un charmant livre qui, n’étant qu’une traduction, aurait plutôt pu prétendre au prix Langlois, a plu tellement à ses juges qu’au lieu de l’écarter du concours, ils l’ont retenu, au contraire, en le signalant comme un ouvrage original et d’un intérêt particulier, qui a son cachet et sa grâce et qui, même en se fourvoyant ainsi, méritait de nous un gracieux accueil. Intitulé : Voyage d’une famille autour du monde, à bord de son yacht le Sunbeam, raconté par la mère, ce livre a été composé en anglais par mistress Brasser ; il est traduit en français, en bon français, clair, correct et élégant, par un Parisien distingué qui s’est traduit en anglais lui-même et qui s’appelle pour le moment : M. J. Butler.
Sous ce titre : Lettres de Jean-François Ducis, M. Paul Albert, professeur au Collège de France, a publié un livre excellent dont il est plutôt le parrain que le père. Le premier mérite en revient à Ducis et c’est lui qu’il faudrait couronner, tant ces lettres, aujourd’hui complétées et restituées, abondent en curieux détails, en citations piquantes, en souvenirs intéressants ; tant nous y retrouverons l’histoire intime de nos pères et le portrait rajeuni de nos ancêtres académiques. On connaissait mal Ducis avant de les avoir lues ; on le connaît mieux à présent, on l’estime plus, on l’aime et on l’honore davantage.
En tête de ce livre, M. Paul Albert a publié sur Ducis une étude qu’il qualifie simplement d’essai, mais qui vaut beaucoup par son mérite littéraire, par la finesse de ses critiques et la portée de ses jugements.
Je vous disais tout à l’heure, Messieurs, que M. Stahl, le collaborateur juré de M. Hetzel, aurait une place à part dans ce concours. Par une disposition entièrement nouvelle, l’Académie la lui donne, entre les prix auxquels il pouvait légitimement aspirer, et les mentions honorables qui, dans cette circonstance, n’eussent pas été pour lui une récompense suffisante.
Quatre fois déjà, en moins de dix ans, M. Stahl a vu couronner quatre de ses ouvrages d’éducation qui tous méritaient la faveur dont ils étaient l’objet. L’habitude est douce, mais l’Académie n’a pas de clients attitrés ; elle les redoute au contraire et son goût la porte vers les nouveaux venus. Il n’y a pourtant pas de règle absolue, et comment repousser un bon livre, uniquement parce que son auteur a bien fait déjà, et parce que l’Académie a déjà bien fait aussi, en l’encourageant à plusieurs reprises ?
Les deux nouveaux volumes de M. Stahl sont de charmants livres. L’histoire de Maroussia est une véritable épopée enfantine, et cette petite fille, plus grande que nature, sorte de Jeanne d’Arc moderne, inspirée aussi par son patriotisme, fera longtemps couler les pleurs de ses jeunes lecteurs émus et passionnés.
Ne pouvant écarter du concours des livres que, dans toute autre circonstance, elle eût certainement couronnés, l’Académie, prenant un moyen terme, s’est arrêtée à une mesure exceptionnelle qui ne saurait créer un fâcheux précédent, la première condition pour y prétendre étant que le même auteur ait mérité quatre fois, et quatre fois obtenu, non des mentions, mais des couronnes.
Au lieu d’un cinquième prix, c’est un rappel de prix que l’Académie décerne à M. Stahl, un prix platonique qui ne coûtera rien à ses concurrents, mais qui sera pour lui encore une honorable récompense et une consécration de plus pour son talent.
Lorsque, en 1876, l’Académie eut à désigner deux sujets : l’un pour le prix de poésie de 1877, l’autre pour le prix d’éloquence de 1878 ; la Poésie et la Science fut le premier qui lui vint à l’esprit. Après quelques débats qui l’arrêtèrent, elle crut devoir opérer la disjonction. Personnifiant la poésie dans André Chénier et la science dans Buffon, elle indiqua l’Éloge de Buffon pour le prix d’éloquence, André Chénier pour le prix de la poésie.
Deux ans plus tard, si satisfaisant qu’eût été pour elle le résultat des deux concours, son but ne lui semblait pas atteint. Ce que d’abord elle avait voulu, elle le voulait encore. Son sujet était escompté, mais non épuisé. Le reprenant en sous-œuvre, elle proposa pour le concours de cette année la Poésie de la Science, sans se dissimuler à quelles difficultés elle exposait les concurrents. Si la grandeur de la science et sa démonstration magnifique frappaient les yeux de tous, quelques-uns trouvaient sa poésie plus contestable ; ils se trompaient. En répondant à notre appel, cent vingt-sept poètes nous ont prouvé qu’il y a une poésie de la science.
Les cent vingt-sept pièces de vers que ce sujet a inspirées étaient toutes plus ou moins incomplètes ; mais dans toutes on a remarqué des parties brillantes ; presque toutes ont mérité un reproche dont je dois être l’interprète : en proposant aux poètes de traiter un pareil sujet, la Poésie de la Science, l’Académie pouvait croire qu’ils s’inspireraient de la grande tradition qui nous montre, à toutes les époques, la poésie comme l’interprète inspiré des énergies triomphantes de la nature. Orphée, Hésiode, Homère, Virgile, Lucrèce et Ovide dans les temps anciens ; la belle prose de Buffon, les beaux vers de Voltaire, de Delille, d’André Chénier, de Gœthe et de Lemercier chez les modernes, ont offert tour à tour le tableau de la création et celui de la conception du monde. La poésie descriptive s’était inspirée des beautés de l’univers ; l’âme des poètes s’était émue en présence d’une philosophie nouvelle née des dogmes de la science. Les services rendus à l’humanité par les découvertes modernes étaient restés dans l’ombre. C’est à cet aspect utilitaire que se sont placés la plupart de nos concurrents, moins émus de la grandeur même de la science que frappés des progrès du bien-être et des miracles accomplis par elle au point de vue pratique depuis le commencement du siècle.
Après un mûr examen, après de longues et consciencieuses comparaisons, trois pièces ayant fini par être réservées, deux d’entre elles partageaient à ce point l’Académie, que, ne pouvant se décider à en sacrifier aucune, elle se tira d’affaire en les couronnant à la fois toutes deux : l’une inscrite sous le n° 91, l’autre sous le n° 125, un accessit étant en outre accordé à la pièce portant le n° 43, qui avait eu aussi ses défenseurs. Plusieurs surprises attendaient alors l’Académie et allaient témoigner une fois de plus de son impartialité ; prenant son bien où elle le trouve, elle ne tient compte que du talent et ne lui demande jamais d’où il vient.
Le prix de poésie, qu’elle avait cru partager entre deux concurrents, s’est trouvé tout à coup, en réalité, décerné à trois poètes : trois poètes et un savant !
Doublement connu pour d’heureux débuts sur une grande scène littéraire et pour d’importants travaux scientifiques, M. Louis Denayrouze personnifiait d’avance en lui seul la science et la poésie ; il s’est fortifié encore pour la lutte en s’associant avec un de nos plus jeunes poètes, les plus dignes des regards de l’Académie et de ses encouragements.
La pièce inscrite sur le n° 125, et portant cette épigraphe significative : Arcades ambo, est due à la collaboration de MM. Louis Denayrouze et Jacques Normand.
M. Georges Renard, professeur de littérature française à Lausanne, est l’auteur de la première pièce couronnée sous le n° 91, avec cette épigraphe qu’il avait le droit de choisir et qu’il a su justifier : La poésie sera de la raison chantée.
L’accessit, accordé au n° 43, a été revendiqué par un compatriote de Soulary, par un poète qui demeure à Caluire, près Lyon, et qui se nomme, oui Messieurs, qui se nomme M. Henri... Thiers !
Les trois pièces de vers ainsi distinguées par l’Académie mériteraient qu’on vous les lût dans leur entier ; le temps nous manque. Vous entendrez du moins quelques fragments des deux premières entre lesquelles le prix se trouve partagé.
« La Poésie c’est le Cœur ; la Science c’est la Raison, marions-les ; » disait, à propos de ce concours, un de nos jeunes confrères, ami des dénouements heureux. Vous approuverez, j’espère, avec lui, Messieurs, cette union de la raison et du cœur, de la science et de la poésie.