M. Camille Doucet, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Alfred de Vigny, y est venu prendre séance le jeudi 22 février 1866, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Tout pour les lettres, tout par les lettres, voilà ma vie ; me disait un jour l’illustre auteur d’Éloa, de Chatterton et de Cinq-Mars.
En parlant ainsi, M. le comte Alfred de Vigny se peignait lui-même mieux que personne n’eût pu le faire, et résumait, avec autant de justesse que de concision, cette vie d’honneur et de travail à laquelle l’indulgence de l’académie m’a donné la douce et périlleuse mission de rendre aujourd’hui devant vous un suprême hommage.
La Bruyère qui, dans sa jeunesse, avait acheté une charge de trésorier de France à Caen, était bien sévère pour lui-même, et d’avance pour beaucoup d’autres, quand il écrivait dans son admirable étude du Mérite personnel : « Il faut en France beaucoup de fermeté et une grande étendue d’esprit pour se passer des charges et des emplois ! »
Cette grande étendue d’esprit et ce beaucoup de fermeté que demande La Bruyère, M. de Vigny les possédait au plus haut degré ; j’oserais dire qu’il les eut à ses dépens, tant il se montra dans toute circonstance prêt à s’immoler lui-même, et à sacrifier ses plus chers intérêts à la noble passion de son cœur ; sachant toujours se passer des charges et des emplois ; ayant su même, quand il avait à choisir entre deux gloires, renoncer à poursuivre l’une, pour être plus certain d’atteindre l’autre.
Loin d’exiger de chacun les mêmes qualités et les mêmes sacrifices, l’Académie française se contente parfois de rencontrer les mêmes aspirations et les mêmes efforts. Elle comprend que d’autres devoirs puissent dignement s’associer au culte des lettres, et que souvent, aliéner une part de sa liberté ne soit encore qu’un moyen d’assurer à son esprit une entière indépendance’
Pour moi, Messieurs, qui, à tous égards, rentrais moins que M. de Vigny dans le programme de La Bruyère, j’ai été d’autant plus touché, d’autant plus fier de vos suffrages. Permettez donc qu’au moment où il m’est donné de pénétrer dans cette enceinte par la porte heureuse des élus, je remercie l’Académie française de l’honneur que je lui dois ; honneur tel à mes yeux que la joie de l’obtenir n’a pas seulement comblé tous mes vœux, mais qu’elle a ôté à mon cœur satisfait jusqu’à la pensée d’en former d’autres.
Dans les temps mystérieux et poétiques où des fées bienfaisantes visitaient les nouveau-nés et les dotaient de quelque précieux talisman, on eût dit que deux sœurs rivales avaient caché une plume et une épée dans le berceau du jeune Alfred de Vigny. Quand il vint au monde, c’était le bon moment pour naître armé de l’épée ou de la plume ; de l’une et de l’autre, mieux encore !
Sortie enfin de l’abîme dans lequel, avec ses plus nobles enfants, comme avec ses lois, ses mœurs, ses institutions et ses préjugés, elle avait failli périr elle-même, la France ressuscitait plus jeune et plus belle, plus fière et plus enthousiaste que jamais. Avec un nouveau siècle, une ère nouvelle allait s’ouvrir ; il fallait des héros pour recommencer l’histoire, et des poëtes pour la chanter !
À la voix de la patrie menacée, les héros étaient accourus les premiers ; c’étaient Hoche, Marceau, Kléber, Masséna ; c’était le jeune vainqueur de Rivoli et de Marengo ! Des prodiges allaient étonner le monde ; les glorieuses annales de la France étaient rouvertes, et déjà remplies.
Bientôt, de son côté, sur l’autel relevé avant le trône, M. de Chateaubriand déposait le premier poëme du XIXe siècle, chef-d’œuvre de l’exil, voix enchantée du nouveau monde, qui allait réveiller tous les harmonieux échos de l’ancien. Du sein de nos ruines sanglantes, avait retenti souvent aux oreilles de nos pères le cri terrible que les vaisseaux de Tibère entendaient gronder sur les flots au milieu de la tempête : Les dieux s’en vont ! — Les dieux reviennent ! et Dieu revient ! répondit un jour à ce blasphème le chrétien de génie qui, parti des rives de l’Ohio et du Meschacebé, et longtemps battu par les flots contraires, rentrait enfin triomphant au port, fier de rapporter avec lui la foi et la poésie !
C’était le tour des lettres après celui des armes. Combien d’entre vous, Messieurs, naissaient alors comme mon illustre prédécesseur, combien grandissaient déjà pour l’honneur et la gloire de notre pays !
La biographie de M. le comte Alfred de Vigny est plus à faire avec l’histoire de ses œuvres qu’avec les rares accidents d’une existence peu animée, sans anecdotes et volontairement passée dans la retraite. À le voir un moment si belliqueux dans les luttes littéraires, on eût pu croire sa vie agitée, orageuse et violente, tandis qu’elle fut calme, contenue et digne. Sans avoir eu l’honneur d’être admis dans son intime familiarité, j’ai assez connu M. de Vigny pour avoir apprécié sa personne à l’égal de son talent ; aussi, Messieurs, serai-je heureux de me rencontrer dans une douce communauté de sentiments avec ses meilleurs amis et ses plus sincères admirateurs.
Le 27 mars 1797, le comte Alfred de Vigny naquit à Loches, en Touraine, et naquit pauvre, c’est-à-dire ruiné, comme tout le monde naissait à cette époque, pour peu qu’on tînt à quelque noblesse par son nom, par ses sentiments ou par ses vertus.
« Je suis le dernier fils d’une famille très-riche, » écrit M. de Vigny dans une de ces notes presque quotidiennes auxquelles il confiait ses plus secrètes pensées ; « mon père, ruiné par la révolution, consacre le reste de son bien-être à mon éducation. Bon vieillard à cheveux blancs, spirituel, instruit, blessé, mutilé par la guerre de Sept ans, et gai, et plein de grâces de manières. Je lis pendant tout le temps de l’empire ; le cœur ému, en voyant l’empereur, du désir d’aller à l’armée ; mais il faut avoir l’âge ! »
S’il avait eu l’âge, et s’il n’eût obéi qu’à ses propres inspirations, M. de Vigny aurait donc suivi avec joie l’aigle impériale dans son vol victorieux ; son cœur, ému de tant de gloire, n’avait de parti pris que contre le repos ; mais il n’en était pas de même de sa famille ; qui, noblement fidèle au malheur, à la mort et à l’exil, détournait du présent ses regards prévenus et se réservait pour l’avenir.
« Nous avons élevé cet enfant pour le roi, » écrivit un jour Mme la comtesse de Vigny au ministre de la guerre, en demandant l’admission de son fils dans les gendarmes de la Maison-Rouge.
La restauration était venue, et bientôt le jeune Alfred de Vigny, admis par faveur, avec brevet de lieutenant, dans ces compagnies de luxe, débutait, comme il le racontera plus tard dans cette touchante histoire de Laurette, par escorter jusqu’à Béthune la retraite du roi Louis XVIII.
Rentré dans la garde royale quelques mois plus tard, puis dans la ligne, il devait attendre huit ans que l’ancienneté le fit capitaine. « J’étais indépendant d’esprit et de parole, disait-il, j’étais sans fortune et poëte ! triple titre à la défaveur. » En s’exprimant ainsi, M. de Vigny était injuste envers les autres et envers lui-même. Avec les grandes guerres de la république et de l’empire, avaient disparu ces avancements rapides, ces fortunes précoces des vieux généraux de vingt ans. La paix a tant d’autres avantages qu’il faut bien lui permettre ou lui pardonner cet inconvénient. C’est grâce à elle sans doute, et par la force naturelle des choses, non parce qu’il était poëte, sans fortune, et indépendant d’esprit et de parole, que M. de Vigny fut obligé d’attendre pendant huit ans un grade qu’il eût conquis peut-être en un jour sur les champs de bataille de l’empire ; à moins pourtant que, soldat et poëte, un même boulet n’eût tout emporté à la fois.
Le 28 mars 1823, à l’âge de vingt-six ans, M. de Vigny était enfin nommé capitaine au 55e régiment de ligne, et l’on ne peut guère douter qu’alors il n’en fût heureux, à voir dans quels termes il l’annonçait, le jour même, à un poëte de ses amis, M. de Saint-Valry, rédacteur en chef de la Muse française.
« Aujourd’hui, le lendemain du jour de ma naissance, vient de m’arriver ce nom de capitaine, auquel semblent seulement commencer les grandes choses de la guerre et ce grade qui, le premier, donne un peu de liberté et quelque puissance. Avec lui m’est arrivée la nouvelle que j’irai en Espagne quand le régiment sera complet. Ainsi, je mérite vraiment toutes vos félicitations, puisque je me vois certain de faire cette guerre de du Guesclin, et d’appliquer aux actions les pensées que j’aurais pu porter dans des méditations solitaires et inutiles. »
Cette guerre de du Guesclin qu’il se croyait certain de faire, il ne la fit pas ; au lieu d’entrer en Espagne, son régiment fut laissé en garnison sur la frontière, dans les Pyrénées ; et le duc d’Angoulême enleva sans lui le Trocadéro.
Ainsi rendu à ses méditations déjà solitaires, mais non inutiles, et détourné de la carrière d’action qu’il n’avait fait qu’entrevoir, M. de Vigny s’absorba plus que jamais dans sa pensée, et, s’il ne dépouilla pas immédiatement cet uniforme qui, pour lui, avait un si grand prestige, on peut dire pourtant que, dès lors, la lutte avait cessé entre ses deux vocations, entre les deux instincts de son cœur, entre les deux fées de son berceau. Désormais tout à la poésie, M. de Vigny n’appartenait plus qu’à cette armée de la paix qui, sur le champ d’honneur des lettres, allait avoir, à son tour, ses combats et ses victoires.
Depuis un an, bien que publiés sans nom d’auteur, les premiers poëmes de M. de Vigny avaient fait sensation dans un coin du monde parisien qui, plaçant la littérature presque au-dessus de la politique, accueillait avec enthousiasme un jeune poëte élégiaque inspiré par Théocrite et qui semblait venu tout exprès pour achever l’œuvre interrompue d’André Chénier.
On connaît à peine aujourd’hui, même de nom, le premier, le plus important des poëmes contenus dans le recueil de 1822. M. de Vigny, qui trouvait dans le sujet et dans l’action même d’Héléna un vice fondamental, aima mieux tout détruire que de rien changer. Il sacrifia cette œuvre de sa jeunesse et en défendit la réimpression. Moins sévère que l’auteur, le public, ou plutôt la portion du public qui a le loisir et le goût de s’occuper de ces délicatesses, avait été touché par la grâce du style, par le charme des détails, et aussi par l’opportunité patriotique des sentiments les plus généreux. Dans Héléna, on voulut voir la Grèce même, et la Grèce avait alors tout pour elle : la mode, la justice et la poésie ! Casimir Delavigne avait armé la France en pleurant sur cette noble cause, et le jeune Alfred de Vigny lui consacrait ses premiers vers, au moment où, ne pouvant la défendre, lord Byron s’apprêtait à mourir pour elle.
Après Héléna qui avait commencé la renommée du jeune poëte, après Moïse qui l’avait accrue, Éloa vint l’achever. La belle imagination de l’auteur s’était fortifiée en s’épurant. Sans rien perdre de sa fraîcheur, de sa grâce et de son éclat, son style s’était affranchi de quelques rares défauts de jeunesse qui l’avaient un moment déparé. Le Déluge et Dolorida suivirent Éloa de très-près. Le Déluge était la dernière des œuvres bibliques et antiques de M. de Vigny ; Dolorida, la première de ses œuvres romantiques.
Cependant l’heure des vagues soupirs et des rêveries angéliques était passée. Deloin déjà le tocsin littéraire appelait la jeunesse aux armes, et, saisi d’une ardeur nouvelle, M. de Vigny ne songeait qu’à se précipiter dans la mêlée. Il ne brisa pas sa lyre, .il la déposa pieusement au fond du tabernacle où il devait la reprendre plus tard pour charmer sa dernière solitude et pour chanter encore sur la terre avant de remonter au ciel.
Il existait alors à Paris une très-piquante revue que j’ai déjà nommée, à la fois littéraire et politique, romantique et royaliste, la Muse française, à laquelle travaillaient en première ligne des écrivains presque tous chers à l’Académie : Soumet et Pichat, Brifaut et Baour-Lormian, Guiraud et Chênedollé, Charles Nodier et Victor Hugo, les deux Deschamps, Émile et Antony, frères par le talent comme par la naissance, Mmes Valmore et Tastu, Mlle Delphine Gay enfin, cette autre Muse, française aussi, qui à sa première illustration devait joindre plus tard celle de Mme de Girardin.
C’est à cette revue que M. de Vigny donna ses premières pages de prose, et je n’offenserai pas la mémoire de l’auteur de Cinq-Mars et de Stello, mais je vous étonnerai, Messieurs, en vous disant qu’on hésita à publier ces essais, tant le style en parut incorrect. MM. Émile Deschamps et Saint-Valry durent prendre sur eux d’y faire des changements assez considérables, contre lesquels la susceptibilité du capitaine se révolta tout d’abord ; mais le poëte radouci finit par les accepter et s’en trouva bien.
Les amis de M. de Vigny, ses collaborateurs in partibus, mirent-ils la main à un article remarquable, et très-remarqué alors, qu’il publia sur les œuvres posthumes de M. le baron de Sorsum, traducteur de Shakspeare, ou plutôt sur Shakspeare lui-même, je l’ignore ; mais, à coup sûr, dans la forme comme dans le fond, on y trouve déjà tout entier le poète qui, commençant par traduire Othello et le Marchand de Venise, écrirait un jour Chatterton et la Dernière Nuit de travail, du 29 au 30 juin 1834.
C’est du Nord aujourd’hui que nous vient la lumière,
avait dit un grand poëte, dans un jour de flatterie. C’est du Nord que venait, à cette heure, un vent mystérieux qui, soufflant à la fois de l’Allemagne et de l’Angleterre, devait bientôt en apporter des nuages gros de poétiques tempêtes. Un danger, plus imaginaire que réel, parut menacer alors la grande littérature française ; un moment on s’émut pour elle ; mais ce n’est pas d’une invasion, c’est d’une alliance qu’il s’agissait. En avance de quarante ans, les lettres allaient signer entre elles le traité international du libre échange.
Jamais en cas d’attaque sérieuse, défense n’eût été mieux préparée : à la Sorbonne, au Collége de France, au barreau, à la tribune politique, partout, régnait l’éloquence la plus pure, la plus brillante, la plus enthousiaste, grecque et romaine à la fois, et française par-dessus tout. Tandis que dans un autre Lycée, dans une chaire plus grande et plus glorieuse, la Harpe était surpassé et détrôné, la philosophie de Descartes semblait enseignée par Platon, et l’on eût dit que, rendu à la terre pour compléter son immortel discours, Bossuet venait de consacrer un de ses plus beaux chapitres à l’histoire de la civilisation.
À côté de Chateaubriand qu’on entendait partout et de partout à la fois, les Méditations annonçaient les Harmonies, et, de loin, la Chute d’un Ange, frère d’Éloa ! Les Odes et Ballades avaient paru, les Orientales allaient les surpasser encore, et déjà grandissait dans l’ombre le futur auteur de Mardoche, de Rolla, des Contes d’Espagne et d’Italie.
Les poëtes alors n’avaient pas seulement de nobles cœurs, ils portaient aussi de nobles noms, et quand on aurait pu la croire anéantie pour toujours, il fut beau de voir la noblesse française revenir au monde en tenant à la main, non le glaive cruel des représailles, mais le symbole pacifique de la civilisation ; non une torche, mais un flambeau ; pour éclairer, non pour punir. Cette armée de Condé des lettres n’avait d’abord que des généraux, et des succès ; bientôt elle aura des soldats et des défaites.
Mme de Staël venait de mourir ; mais son admirable livre de l’Allemagne lui survivait, prêchant pour elle la réforme littéraire, et joignant l’exemple au conseil. Au même moment, dans sa préface de Walstein, Benjamin Constant écrivait : « La tragédie française est, selon moi, plus parfaite que celle des autres peuples, mais il y a toujours quelque chose d’étroit dans l’obstination qui se refuse à comprendre l’esprit des nations étrangères. Sentir les beautés partout où elles se trouvent n’est pas une délicatesse de moins, mais une faculté de plus. »
Ce langage de l’impartialité, de la raison et du progrès, avait été entendu, et déjà l’un des plus purs gardiens de la langue française, inspiré par Schiller et devenant son collaborateur, prouvait par une belle œuvre dont le succès fut éclatant, qu’on peut supprimer les entraves sans détruire les règles. Suivant la même route, le chantre des Messéniennes débutait au théâtre par les Vêpres siciliennes et le Paria, pour arriver bientôt jusqu’à Louis XI et les Enfants d’Édouard. Sachant et disant qu’on doit beaucoup oser si l’on veut satisfaire le public, il avait osé beaucoup ; s’il eût vécu davantage, il est de ceux qui auraient osé plus encore.
Ce que l’auteur de Marie Stuart devait à Schiller, l’auteur de Marino Faliero l’empruntera plus tard à lord Byron, le traducteur d’Othello et du Marchand de Venise l’empruntera à Shakspeare, l’auteur de Cinq-Mars est en train de l’emprunter à Walter Scott. Ainsi, Messieurs, l’influence anglaise et l’influence allemande se faisaient également sentir en France ; mais sans que la France eût rien à redouter de l’une ni de l’autre. — Comme jadis la civilisation gallo-romaine avait absorbé les barbares, sur son territoire envahi par des poëtes, non barbares mais étrangers, la littérature française s’emparait elle-même de ses conquérants.
De 1824 à 1827, M. de Vigny ne publia rien ; mais il méditait Cinq-Mars, et, dans cet entr’acte laborieux, dans ce passage des vers à la prose, quittant lui-même la rêverie pour la réalité, il se maria, en 1825, à Pau, avec la petite-fille d’un de ces grands commerçants anglais qui rapportent de l’Inde des fortunes princières, et le surnom encore plus princier de nababs.
Il épousa une Anglaise et un procès, me disait une femme de beaucoup d’esprit, et de quelque malice, car elle ajoutait : une Anglaise qui, sachant très-mal le français, le parlait très-peu, tandis que M. de Vigny, qui savait assez bien l’anglais pour le traduire, le parlait très-mal ; ce qui pourtant ne les empêcha pas de s’entendre.
Le procès que Mme de Vigny avait apporté en dot dura près de trente ans, et, quand on finit par où l’on aurait dû commencer, par une transaction, il était trop tard. Escomptée d’avance par des provisions successives, la fortune du nabab se trouva diminuée à ce point qu’à la grandeur des espérances trompées succédait une réalité très-modeste dont, il faut le dire à son honneur, M. de Vigny se contenta avec une dignité qui, sans ostentation, faisait croire à une plus grande aisance.
Immédiatement après son mariage, M. de Vigny s’était remis au travail pour payer sa dette à la fortune, qui semblait alors lui sourire. Avant de traduire Shakspeare qu’il appelait son dieu, il voulut imiter Walter Scott qu’il appelait son maître. Écrit sous cette inspiration, Cinq-Mars allait être publié, quand, le glorieux auteur de l’Antiquaire et de Waverley étant venu à Paris, M. de Vigny eut le bonheur de le voir.— « J’ai passé hier quelque temps avec sir Walter Scott, écrivait-il à un de ses amis le 7 novembre 1826 ; l’oncle de ma femme , son compatriote, me l’a fait connaître ; je vous dirai tout ce que j’ai observé dans cet illustre vieillard ; l’écrire serait trop long. Je l’ai trouvé affectueux et modeste, presque timide ; mais souffrant, mais affligé, mais trop âgé, ce que je n’attendais pas ; cela m’a fait de la peine. » Né en 1771, Walter Scott n’avait alors que cinquante-cinq ans.
Un mois après cette entrevue du maître et de l’élève, M. de Vigny, achevant de corriger les épreuves de Cinq-Mars, consignait ainsi son opinion personnelle sur cet ouvrage, dans l’une de ses notes manuscrites que j’ai lues et que j’aime toujours à reproduire, ne pouvant mieux honorer leur auteur qu’en le laissant parler lui-même.
9 décembre 1826.
« Achevé de revoir les dernières épreuves de Cinq-Mars. Ce qui fait l’originalité de ce livre, c’est que tout y a l’air roman, et que tout y est histoire ; mais c’est un tour de force de composition dont on ne sait pas gré et qui, tout en rendant la lecture de l’histoire plus attachante par le jeu des passions, la fait suspecter de fausseté, et quelquefois la fausse en effet. »
C’est presque un aveu ; le romancier se trahit lui-même ; quoi qu’il en soit, le public sut gré, et très-bon gré, à M. de Vigny de cette œuvre qu’il appelait lui-même un tour de force de composition. Jamais lecture ne parut plus attachante, jamais le jeu des passions ne produisit plus d’intérêt et d’attendrissement ; mais, sans être plus sévères que M. de Vigny, nous reconnaîtrons avec lui que, dans ce genre de travail, tout de convention, la vérité perd souvent ce que l’intérêt gagne. Si M. de Vigny nous eût montré dans Cinq-Mars un jeune homme étourdi, un intrigant téméraire, un coupable ambitieux, trahissant son roi et son pays pour renverser le grand ministre qui les défendait l’un et l’autre, Son histoire eût été moins suspecte de fausseté ; elle eût été moins faussée, en effet, si, mettant au premier plan, à leur vraie place et dans leur vrai jour, le grand cardinal et son fameux confident, le père Joseph-François Leclerc, marquis du Tremblay, il eût rendu justice à tous deux ; mais alors le roman disparaît sous l’histoire, l’intérêt s’éloigne, l’émotion se glace, et elles n’eussent pas coulé ces belles larmes qui, depuis quarante ans, ont mouillé les nombreuses éditions de Cinq-Mars.
Un succès immense avait consacré sous une nouvelle forme le talent et la renommée de M. de Vigny. Sa prose avait ébloui comme ses vers, et, pour être le Walter Scott de la France, il n’avait plus qu’à s’imiter lui-même, quand, dès le lendemain du triomphe, son impatient courage rêva tout à coup une autre gloire sur un autre terrain, et le poussa à changer encore de genre ; je n’ose dire de garnison. C’est au théâtre que la lutte allait définitivement s’engager, et là, comme partout, ainsi qu’il l’a dit lui-même dans la préface des Poëmes antiques et modernes, M. de Vigny voulait encore arriver bien jeune, mais le premier.
Sentant qu’il n’y avait rien à faire pour un homme d’épée, il venait décidément de renoncer au service militaire et s’était fait réformer pour cause de délicatesse de santé. Libre alors, il se demanda par quelle œuvre il fallait commencer, pour bien commencer ; convaincu qu’un drame nouveau soulèverait infailliblement des contestations interminables, et que, pour soutenir le système auquel il avait foi, une des pièces de Shakspeare était le seul exemple suffisant, il se mit à traduire en vers le More de Venise, Othello ; et Shylock le Marchand de Venise.
La première de ces deux traductions fut seule représentée sur le Théâtre-Français, le 24 octobre 1829, le lendemain d’Henri III et de Marino Faliero ; la veille d’Hernani, d’Antony et de Marion de Lorme. Le succès avait été très-honorable ; et déjà, pour faire face à l’orage qui grondait de toutes parts, M. de Vigny s’occupait de faire jouer le Marchand de Venise, quand éclata la révolution de juillet, « et le bruit du canon étouffa, dit-il, celui de nos feux d’artifice, ainsi que la mode de ces poétiques controverses sur une nuance dramatique. » Vous le voyez, Messieurs, M. de Vigny réduisait à de bien modestes proportions la grande guerre du romantisme, et les poétiques controverses d’alors n’étaient pour lui qu’une sorte de malentendu.
À ce bruit du canon de juillet, M. de Vigny hésite, s’interroge et, dans la solitude, écrit d’heure en heure des confidences qui mériteraient de devenir historiques ; éloquent dialogue entre son cœur et sa conscience, dont je ne saurais m’empêcher de faire arriver jusqu’à quelques accents.
« Je me sens heureux d’avoir quitté l’armée, se disait-il à lui-même ; treize ans de services mal récompensés m’ont acquitté envers les Bourbons... Quel est mon devoir ? Protéger ma mère et ma femme ! Que suis-je ? capitaine réformé… » Puis il s’arrête ; il se repent du mot qui vient de lui échapper, et s’écrie : « Et pourtant, si le roi revient aux Tuileries, si le dauphin se met à la tête des troupes, j’irai me faire tuer avec eux. — Le tocsin ! j’ai vu l’incendie de la fenêtre des toits... pauvre peuple ! tout guerrier !... j’ai préparé mon vieil uniforme ; si le roi appelle tous les officiers, j’irai… Comment ne pas y aller demain s’il nous appelle tous ? et quitter ma vieille mère et ma jeune femme qui comptent sur moi ; je les quitterai !... c’est bien injuste ; mais il le faudra. »
Lutte touchante ! déchirement cruel ! combat, de l’honneur et de la raison ! malheur des guerres civiles, tourment des âmes délicates et fières dans ces moments douloureux et terribles où, pour l’honnête homme, il est encore plus difficile de distinguer de quel côté est la ligne du devoir, que de la suivre.
La crise passée, les trois journées accomplies, M. de Vigny se disait encore, en regrettant de n’avoir pas eu à prendre sa part du danger : « J’y serais mort ; c’eût peut-être été dommage, qui sait ce que je ferai ? »
Ce qu’il fera, Messieurs, ce poëte à la fois confiant et découragé, qui dit, comme André Chénier, en frappant son front : « C’eût peut-être été dommage ! » et qui pourtant se demande : « Qui sait ce que je ferai ? » Vous le savez tous, ce qu’il fera ; et certes c’eût été dommage que la mort l’empêchât de le faire : Stello, la Maréchale d’Ancre, Chatterton., Servitude et Grandeur militaires... je m’arrête, au moment d’ajouter : et les Destinées, qui ne doivent sortir que de son tombeau !
La révolution de 1830 avait jeté toutes les passions dans la rue ; tout s’agitait dans la grande fournaise, tout bouillonnait, tout débordait. La littérature fait comme le reste et renverse ses barrières. Les chefs ne luttent plus seuls comme dans l’Iliade, avec les dieux pour témoins ; ce n’est plus le noble duel des Horaces et des Curiaces ! Les émeutiers de l’art s’élancent à leur tour, combattant avec les premières armes venues comme les soldats improvisés des trois journées de la veille ; partout le bruit et le désordre ; mais partout aussi le mouvement et la vie ; le bon sens s’égare, mais c’est la passion qui l’entraîne ; sur des autels d’emprunt chacun élève son idole qu’une autre brise et remplace ; mais, tandis que les dieux d’argile tomberont en poussière, les statues de bronze, celles du jour comme celles de la veille, demeureront seules debout sur leurs piédestaux éternels.
Au spectacle de l’effervescence, parisienne qu’il contemple du haut de se tour taire, M. de Vigny, partagé entre le dégoût et l’admiration, finit par s’écrier, comme on serait tenté de le faire avec lui de cette époque fiévreuse et de sa fiévreuse littérature :
Je ne sais si c’est mal tout cela ; mais c’est beau !
Mais c’est grand ! Mais on sent jusqu’au fond de son âme
Qu’un monde tout nouveau se forge à cette flamme.
Puis il s’arrête en disant : Le ciel est noir sur nous. Toujours le même découragement après la même exaltation ! Sans abdiquer encore tout à fait, M. de Vigny céda alors à un de ces besoins de solitude qui s’emparaient souvent de son âme. L’art de la scène lui semblait appartenir trop à l’action pour ne pas troubler le recueillement du poëte ; aussi, malgré le succès de la Maréchale d’Ancre, songea-t-il sérieusement à ne plus travailler pour le théâtre, où l’attendait pourtant son plus grand triomphe. Saisi, comme Stello, d’une pitié sans bornes pour ceux qu’il appelait ses compagnons de misère, M. de Vigny composa deux grandes et belles œuvres qui comptent parmi ses titres à la gloire, deux plaidoyers sombres, mais touchants, et de la plus haute éloquence. Ayant souffert comme soldat et comme poëte, il s’attendrissait ainsi sur les poëtes, sur les soldats et sur lui-même :
J’ai dit ce que je sais et ce que j’ai souffert.
Qui n’a pleuré avec lui en lisant dans Stello le tragique récit de la mort de ces trois martyrs :’Gilbert, Chatterton, André Chénier ? Qui n’a pleuré avec lui en lisant, dans Servitude et Grandeur militaires, la navrante histoire de Laurette, le drame si intéressant de la vie et de la mort du capitaine Renaud ? Indigné jusqu’au paradoxe et poussant la pitié jusqu’aux rêveries du socialisme, M. de Vigny a soulevé dans ces deux ouvrages des questions philosophiques très-délicates que l’émotion publique, désarmée par ses larmes, a voulu laisser dans l’ombre. Je ferai de même, Messieurs, et sans m’engager dans une discussion inopportune, sans reprocher encore à M. de Vigny d’avoir été plus romancier qu’historien, je me contenterai d’admirer avec vous le sentiment qui a inspiré ces protestations poétiques et la magnifique conclusion qui les couronne :
« Cette foi qui me semble rester à tous encore, et régner en souveraine dans les armées, est celle de l’honneur.
L’honneur, c’est la conscience, mais la conscience exaltée.
L’honneur, c’est la pudeur virile.
La honte de manquer de cela est tout pour nous. C’est donc la chose sacrée que cette chose inexprimable. »
Jamais l’honneur ne pouvait être mieux dépeint par quelqu’un qui le connût mieux.
J’ai rapproché à dessein deux ouvrages qu’une pensée commune semblait avoir inspirés, et je ne me suis pas interrompu, Messieurs, pour vous parler encore de Chatterton, mais de Chatterton dramatisé, dont la représentation avait précédé de quelques mois la publication de Servitude et Grandeur militaires.
En vain un grand poëte avait dit qu’on ne voit avec plaisir au théâtre que le combat des passions qu’on éprouve soi-même ; la passion de Chatterton charma, enchanta, fascina tout un monde qui était loin de l’éprouver et de l’approuver. Œuvre étrange où la grâce le dispute à la terreur, la douceur à la violence, la naïveté à la déclamation ; œuvre presque unique qui restera comme une date, comme un monument dans de l’art et du romantisme. Était-ce immoral, était-ce dangereux, était-ce maladif ? C’était touchant, éloquent, enivrant ! L’émotion entraîna les cœurs jusqu’à l’enthousiasme, et jamais peut-être, dans les annales du Théâtre-Français, on ne vit un succès plus grand, une plus grande folie de succès, qu’à la première représentation de Chatterton, si ce n’est, je crois, à celles qui la suivirent.
Thomas Chatterton n’était sans doute de son vivant qu’un orgueilleux et un ingrat, le plus vaniteux des jeunes poëtes impatients et incompris, et qui, après sa mort, par son fatal exemple, fit encore plus de mal aux autres qu’il ne s’en était fait à lui-même. Mais, pour M. de Vigny, le poëte est tout ; Chatterton n’est qu’un nom d’homme, et la cause générale qu’il entendait plaider sous ce nom, c’est, — il le dit lui-même dans une dernière nuit de travail et de fièvre, — c’est le martyre perpétuel et la perpétuelle immolation du poëte, — c’est le droit qu’il aurait de vivre, — c’est le pain qu’on ne lui donne pas, — c’est la mort qu’il est forcé de se donner.
Cette généreuse mais imprudente théorie de la pitié n’allait à rien moins qu’à mettre la société en accusation et à lui demander compte de tous les poëtes avortés, à qui le plus honnête des hommes venait à son insu de reconnaître plus que le droit au travail, plus que le droit au pain, plus que le droit à la vie ; le droit à la mort !
La théorie eut contre elle la raison et la critique, qui ne l’épargnèrent pas ; mais le drame eut pour lui le public et la passion, qui le portèrent aux nues. Il y est resté.
Chatterton et Stello furent toujours pour M. de Vigny ses ouvrages de prédilection. Il y avait mis toute son âme, toute sa charité. En les écrivant il avait cru faire une bonne action, et la bonne action se trouva faite un jour, en effet. Après avoir vu jouer Chatterton, vous le savez mieux que moi, Messieurs, M. le comte Maillé de la Tour Landry dota l’Académie française d’une fondation qui vous permet encore de secourir honorablement, sinon le génie, le rare génie qui, en général, ne compte que sur lui-même, fier, courageux, énergique, sachant qu’il a des ailes ! mais au moins le talent jeune, pauvre, modeste et timide, dont les premiers pas ont besoin d’appui, dont les premières souffrances réclament des encouragements que l’Académie peut être la première, mais qu’elle n’est pas la seule à leur accorder.
Après Chatterton, après Servitude et Grandeur militaires, au moment où tant de succès devaient être pour lui un stimulant nouveau, comme si, à force de plaider la cause du malheur, il eût fini par se croire malheureux lui-même, M. de Vigny, à peine âgé de trente-huit ans, renonça définitivement aux lettres militantes et se sépara du monde extérieur pour se renfermer dans sa maison austère où de grandes amertumes l’attendaient, entre sa femme toujours malade et sa mère plus que malade ; cette incomparable mère qui, dans des pages de la plus touchante éloquence, lui avait adressé jadis des conseils dignes de tous deux, et qui ne retrouva ses belles facultés qu’au moment suprême, pour les rendre à Dieu avec sa vie.
Un jour, le 13 décembre 1837, M. de Vigny avait été surpris par une visite, flatteuse pour son amour-propre et plus honorable encore pour son caractère ; l’ambassadeur de Bavière qu’il ne connaissait pas, M. de Jennisson, était venu lui demander s’il consentirait à entrer en correspondance avec l’héritier du trône, le jeune prince de Bavière, âgé de vingt-six ans, lui assurant que le prince lui-même en avait eu le premier l’idée en lisant ses ouvrages.
Après les plus délicates hésitations, auxquelles répondaient les plus vives instances, M. de Vigny avait fini par accepter, en ne demandant que le secret et à la condition expresse que, ni dans le présent, ni dans l’avenir, le prince ne se croirait obligé de lui en témoigner sa gratitude par autre chose qu’une lettre de lui. Sans cela, disait-il, ce ne serait plus un service, ce serait un marché.
Le soir même, après avoir consigné ce souvenir dans une note confidentielle destinée au secret, comme les services qu’il voulait bien rendre, mais qu’il ne voulait pas qu’on lui payât, M. de Vigny écrivait encore sur la même page : « J’ai lu toute la soirée à ma mère l’histoire de Port-Royal de Sainte-Beuve ; elle l’a écoutée avec un plaisir extrême et un esprit plus remis et plus net que jamais depuis quatre ans ! » Et trois jours après, le 20 décembre, il n’avait la force d’ajouter que ces trois mots : « Ma pauvre mère. »
Accablé par cette perte, plongé dans une indicible stupeur, M. de Vigny pleura et souffrit en silence.
Ce silence obstiné, auquel il se condamnait lui-même pour toujours, parut alors incompréhensible ; il s’explique mieux aujourd’hui à distance : M. de Vigny avait achevé sa tâche ; ce qu’il considérait comme sa mission était accompli. Le grand mouvement littéraire auquel il avait appartenu, qu’il avait secondé, encouragé, fortifié et honoré, touchait à son terme. Ils avaient commencé en même temps, grandi ensemble, triomphé à la même heure, et bientôt, parvenus à leur sommet commun, ils allaient en descendre pour se confondre, sans disparaître, non dans l’oubli, mais dans le repos.
« Le plus glorieux titre du calvinisme, » a dit, dans son Histoire de la littérature française, un maître que j’aimerais à nommer, si je n’avais en ce moment le bonheur de me voir à son côté, « le plus glorieux titre du calvinisme est d’avoir réveillé le catholicisme ; il lui a donné la méthode, il l’a forcé d’apprendre ce qu’il avait oublié, de retrouver ce qu’il avait perdu, de rentrer dans ces voies si connues des Pères, par lesquelles ils s’insinuaient si avant dans les cœurs. »
L’un des plus glorieux titres du romantisme ne sera-t-il pas aussi d’avoir réveillé l’orthodoxie, j’ose dire le catholicisme littéraire ? Il ne lui a pas donné la méthode ; mais, par l’effroi même qu’il lui a causé, et par la violence de ses attaques ; il l’a forcé de remonter vers les grandes sources et de rentrer dans ces voies si connues des maîtres de la littérature française, par lesquelles eux aussi s’insinuaient dans les cœurs, et régnaient souverainement sur les esprits.
Ainsi, Messieurs, l’art, comme la nature, a, tour à tour, ses sérénités et ses orages ; comme la terre, que sa fécondité même épuise, il a parfois ses lassitudes, ses temps d’arrêt, ses heures de stérilité.
Voltaire avouait un jour, dans le sein de l’Académie, qu’en France la gloire des armes se soutenait mieux que celle des lettres. Mais le feu qui nous éclairait n’est pas encore éteint, s’empressait-il d’ajouter.
Nulle gloire ne fléchit en France que pour se relever bientôt. En ce moment, Messieurs, une grande œuvre, née dans cette enceinte, et qui en réjouit les échos, ne vient-elle pas de donner un démenti à de vagues inquiétudes ? ne vient-elle pas de protester, de haut, contre les caprices du goût et ses défaillances passagères ? Si, d’un côté, la Comédie n’a rien perdu de sa verve attique et de son esprit gaulois ; de l’autre, le Drame a retrouvé ses plus mâles accents, ses plus fiers enthousiasmes, ses plus nobles aspirations. Voltaire avait raison : le feu qui nous éclairait n’est pas encore éteint !
M. de Vigny est de ceux qui n’eussent jamais désespéré de la littérature ; pour lui elle était un culte ; elle était même un droit. Il n’avait quitté sa retraite qu’une seule fois, pour tenter de faire une bonne action, en plaidant, avec autant d’autorité que de chaleur, la grande cause de la propriété littéraire, dans un mémoire adressé à la Chambre des députés, quand, le 8 mai 1845, dix ans après le double, mais dernier succès de Chatterton et de Servitude et Grandeur militaires, l’Académie française, qui entend même les voix qui se taisent, lui fit l’honneur de l’admettre à siéger dans le sénat des lettres.
Permettez, Messieurs, que j’ignore si quelque amertume vint affliger ici M. de Vigny dans un jour où une douce émotion semble seule à craindre pour vos élus ; mais laissez-moi vous dire, car je le sais par lui-même, que, constamment préoccupé de tout ce qui touchait à l’Académie, à ses intérêts et à sa dignité, il vous appartenait sans réserve par son affection comme par son talent. L’Académie était, pour lui, la source féconde de travaux incessants ; non-seulement il lisait avec la plus consciencieuse attention les ouvrages soumis à vos concours, mais toute pensée fine, élevée, spirituelle, qui venait à jaillir de vos discussions, il s’empressait de la recueillir ; et vous lui donniez fort à faire.
Si la Révolution de 1830 avait imprimé un nouvel essor à la jeune ardeur de M. de Vigny, la Révolution de 1848 porta un dernier coup à son âme découragée. Sa modeste fortune ayant souffert encore d’une catastrophe qui atteignait tant d’honnêtes gens, il dut, par raison, presque par nécessité, se retirer dans son petit château du Maine-Giraud. Il attendit là des jours meilleurs, plus calmes, plus heureux, et il n’attendit pas longtemps. Un prince qu’il aimait, ayant eu l’occasion de le connaître en Angleterre, venait de rendre au pays l’ordre, la paix et la sécurité. M. de Vigny n’accourut pas au-devant du char de la fortune ; mais il le salua au passage, et son cœur le suivit. Autant sa première éducation, et les circonstances mêmes dans lesquelles sa carrière avait commencé, l’avaient rendu sévère et injuste pour le premier empereur ; autant, dans la maturité et l’impartialité d’une existence toute littéraire, M. de Vigny se montra juste, respectueux et dévoué pour le second empire.
On hésite parfois à louer les puissants qu’on aime ; on éprouve à le faire comme un embarras secret qui vous retient, comme un respect des autres et de soi-même qui vous arrête ; plus la vérité serait flatteuse, moins on veut qu’elle puisse avoir l’air d’une flatterie.
M. de Vigny, l’homme de toutes les délicatesses, était au-dessus de ces calculs et de ces timidités ; il pensait librement et parlait de même ; ne dissimulant ni son admiration pour le trône auquel il n’avait rien à demander, ni sa tendre sympathie pour le berceau dont il n’avait rien à attendre ; et de même qu’il rendait hommage à la charité couronnée, au charme irrésistible de toutes les grâces jointes à toutes les élévations du cœur et de l’esprit, il subissait au plus haut degré l’ascendant personnel d’un Souverain qui, non content de faire avec ce scrupule et cette conscience ce que Louis XIV appelait son métier de roi, non content d’approfondir et d’éclairer tout ce qui regarde la grandeur de la France et la fortune nationale, s’honore encore de consacrer ses rares loisirs à la culture des lettres et aux nobles travaux de l’histoire.
L’histoire et les lettres, Messieurs, me ramènent naturellement à l’Académie française et à M. de Vigny.
En lui tout se ressemble : son caractère, son talent et sa renommée. « Très-timide, très-réservé, très-concentré même, son principe était : répandre son esprit, cacher sa vie. La sienne eût mérité cependant de s’étaler au grand jour ; il n’en fut pas de plus simple, de plus respectable, de plus pure de toute intrigue ; plein de convenance et de distinction, nature rêveuse et délicate, ne manquant pas de tendresse, mais manquant peut-être d’expansion, poli, gracieux, aimable, mais très-ferme dans ses idées et y persévérant avec une sorte de ténacité : « Ne vous fiez pas à ma douceur de voix, disait-il à M. de Jennisson ; rien n’est entêté comme une colombe ; j’en’ ai connu une qu’il aurait fallu tuer pour la chasser de ma chambre ; je l’y ai laissée ; elle a gagné son procès. » Doux comme sa colombe, et gagnant aussi ses procès, il prenait volontiers la parole et la gardait, s’exprimant lentement et préférant le monologue au dialogue. Mais ce monologue était substantiel, élevé, philosophique, original, sans grande animation pourtant ni gaieté ; en tout, une demi-teinte céleste. Il pensait, agissait, parlait et écrivait en homme de bonne maison et de bonne compagnie ; aussi, populaire en haut plus qu’en bas, son nom restera-t-il comme entouré d’une auréole, ou d’un nuage aristocratique.
En le voyant, en l’entendant, on se reportait, malgré soi, vers l’une des plus belles œuvres de sa jeunesse, et c’est lui-même que l’on croyait voir et entendre disant au Seigneur :
J’élève mes regards, votre esprit me visite,
La terre alors chancelle et le soleil hésite ;
Vos anges sont jaloux et m’admirent entre eux,
Et cependant, Seigneur, je ne suis pas heureux.
Vous m’avez fait vieillir puissant et solitaire,
Laissez-moi m’endormir du sommeil de la terre.
Le 17 septembre 1863, après deux années des plus cruelles souffrances, le poëte solitaire, plus solitaire que jamais, car la compagne de sa vie et de son silence l’avait devancé dans la mort, s’enveloppa fièrement dans son ancien manteau de soldat et s’endormit du sommeil de la terre.
Je m’arrête avec respect devant cette tombe qu’en mourant M. de Vigny défendait contre tout éloge, et sur laquelle, pieux héritier de ses œuvres, un jeune poëte, connu de l’Académie et déjà couronné par elle, a déposé, comme le meilleur et le plus sûr hommage, les derniers chants, les dernières prières, les derniers soupirs du chaste auteur d’Éloa, de Moïse et des Destinées.
Jadis, Messieurs, quand Jordaëns avait ébauché un de ces tableaux que devait signer un nom plus illustre, Rubens prenait sa palette d’or et l’œuvre était achevée. Ainsi, le portrait que je viens d’esquisser à peine va être achevé devant vous par un pinceau plus habile, plus éprouvé, plus brillant, auquel rien ne manque pour retracer avec éclat l’image aimée d’un confrère que vos regrets honorent, d’un maître pour qui, selon ses vœux, la postérité n’a cessé de se montrer Flots d’amis renaissants ; d’un écrivain gentilhomme enfin, qui, fidèle jusqu’au bout à la religion du travail comme à celle de l’honneur, a pu répéter avec orgueil, à l’heure de sa mort, ce qu’il disait pendant sa vie et de sa vie : « Tout pour les lettres, tout par les lettres ! »