M. de Laprade, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort d’Alfred de Musset, y est venu prendre séance le jeudi 17 mars 1859, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Les choix illustres vous permettent les choix indulgents : c’est ainsi que vous m’accordez au milieu de vous la place de M. de Musset. Mes seuls titres, vous les avez créés vous-mêmes, en attribuant à mes derniers écrits un encouragement solennel. Par une faveur qui m’est aussi chère sans m’être aussi personnelle, vous avez voulu, dans cette élection, témoigner de votre estime pour un corps dévoué aux études sévères et qui compte ici des noms glorieux. J’ai retrouvé, sur le seuil de l’Académie, les patrons éminents qui m’ont ouvert les portes de l’Université ; à côté d’eux, les maîtres de la poésie ; et je suis heureux de confondre aujourd’hui dans la même reconnaissance tous ceux qui m’ont fait éprouver les joies de l’admiration.
Entre ces élus de l’intelligence que notre génération saluait avec tant d’amour, le plus jeune et le plus vite arrivé à la gloire, Alfred de Musset, était à peine notre aîné. Quand sur les bancs des écoles nos imaginations s’enivraient de sa première sève, et plus tard, quand nos âmes s’associaient aux larmes salutaires de son âge mûr, aurions-nous pensé jamais que l’un de nous serait appelé à commencer pour lui la postérité, et à parler de ce frère comme d’un ancêtre ?
Moins que tout autre, je devais me croire réservé à lui payer ce douloureux tribut. Par les années, je me trouvais si près de lui, je m’en sentais si loin par la renommée ! Pourquoi faut-il que, malgré cette proximité de l’âge, le charme des souvenirs personnels soit refusé à cet éloge ? Vous le savez, Messieurs, j’ai vécu jusqu’ici loin du centre brillant de l’activité littéraire. Au moment où j’y suis fixé par votre adoption, je ne puis oublier la ville où s’achevaient les travaux si modestes que vous récompensez de tant d’honneur. Me permettrez-vous de lui rendre aujourd’hui témoignage, en vous rappelant des noms que vous avez honorés de vos choix et de votre estime : celui d’Ampère, si grand dans la science, et qui se perpétue dans les lettres ; le sage et doux Ballanche, et ce Frédéric Ozanam, enlevé si jeune à tant d’espérances et dont la tombe a reçu de vous une couronne ?
Cette retraite de la province, où se resserre notre intimité avec les livres, nous laisse étrangers à bien des hommes que nous aurions aimés comme leurs écrits. J’eus souvent le désir, jamais le bonheur, d’approcher M. de Musset. Sa vie, hélas ! trop courte, j’en ai cherché les traces auprès d’un frère dévoué de cœur et de talent à la mémoire du poëte. Et d’ailleurs quel intérêt biographique ne s’efface devant l’œuvre même d’Alfred de Musset, devant cette poésie, histoire et portrait de toute une génération ?
Ôtez ce jeune maître, et vous brisez l’anneau le plus brillant et le plus solide entre l’œuvre lyrique de notre temps et la poésie facile du siècle dernier.
C’est là, en effet, ce qui donne à ce talent si varié son attrait le plus original : il est bien l’Enfant du siècle, et cependant nulle physionomie n’a conservé plus de traits des époques précédentes. Sous les couleurs empruntées à des soleils étrangers, nul ne porte au front plus nettement écrite sa filiation toute française. Si dans sa poésie, comme dans certains tissus éclatants, quelques fils se distinguent dont l’or a déjà brillé autre part, l’œuvre entière n’en est pas moins neuve ; et ce qui nous charme le plus, nous, contemporains du poëte, c’est de retrouver notre image dans ses tableaux, c’est d’entendre résonner sous sa main les mêmes cordes qui vibrent en nous. Ces notes railleuses, échos de Voltaire, il nous les dit avec notre accent moderne, avec le timbre d’un jeune frère de René, avec le souffle et l’âme d’un rêveur qui a respiré, lui aussi, les brises d un nouveau monde, qui a vécu avec Byron et qui sait par cœur, quoiqu’il ait voulu s’en défendre, les Méditations et les Orientales.
Là est le double secret du succès d’Alfred de Musset auprès de ces générations qu’enflammait la poésie, et de sa popularité dans un temps où celle de la poésie semble décliner. Il eut ce rare et singulier bonheur de conquérir à la fois les âmes ardentes qui vivent par l’imagination et ces esprits qui aiment à trouver dans de beaux vers des auxiliaires contre toute espèce d’enthousiasme.
Ses œuvres sont partout ; elles reçoivent à la fois des admirations qui semblent s’exclure. Dans le monde où la passion s’enveloppe de tant de voiles, on ne se cache pas de les ouvrir, ces pages si passionnées. Cette poésie délicate, la licence vulgaire s’en empare quelquefois, et l’insouciante volupté s’y regarde comme dans un miroir. Au milieu des folles joies et des réunions bruyantes, comme dans la solitude et la rêverie, la jeunesse trouve à cette lecture une indicible saveur. Les sceptiques lui pardonnent ses accès de croyance et jusqu’aux sanglantes apostrophes de Rolla ; les croyants l’excusent en faveur de ses larmes ; aucun parti ne songe à lui faire un crime de son indifférence politique. Séduits par tant de vers amis de la raison et de la mémoire, les juges les plus difficiles ont retenu mille traits de son inspiration. Ils aimaient à dire devant ses premières pages, et l’on répète encore devant son œuvre achevée : Ses beautés franches et soudaines sont bien à lui ; ses imperfections sont la part du temps où il a vécu.
Alfred de Musset est né le 11 décembre 1810, à Paris, la ville mère des poètes les mieux armés d’ironie. Sa famille, d’une ancienne noblesse, avait déjà conquis la noblesse littéraire. Son père a laissé sur Jean-Jacques Rousseau un livre solide, où l’admiration la plus ardente n’altère en rien la conscience et la sagacité. On a de son grand-père maternel, M. Guyot des Herbiers, quelques vers d’une gaieté brillante. On les dirait écrits la veille de Mardoche et presque de la même main. Le petit-fils aurait pu les avouer en pleine révolution poétique, lorsqu’en 1827 il sortait du collège déjà poëte, et, le croirait-on ? avec un grand prix de philosophie.
Dans la mêlée littéraire, alors si ardente, quelques salons intelligents s’ouvrirent à la précocité merveilleuse du jeune lauréat. Il avait abordé les écoles : le droit le rebuta bien vite ; la médecine l’avait un moment captivé. Mais il a trop bien décrit le besoin de l’indépendance pour ne l’avoir pas éprouvé, et pour se plier à devenir autre chose que ce qu’il était par nature et par excellence, un poëte. Dès 1829, âgé de dix-huit ans, il lisait dans le salon de son père, où se réunissaient plusieurs écrivains célèbres, ses Contes d’Espagne et d’Italie, qui, publiés au commencement de l’année suivante, devaient si bien surprendre et dérouter la critique.
C’était le moment de la plus grande ferveur de ces querelles littéraires où l’on se précipitait comme à une croisade ; souvenir qui peut étonner aujourd’hui, mais qui reste cher, je le sais, à ceux qui prirent part, même de loin, à ces luttes si animées. Là, au moins, à travers quelques utopies, avec un peu d’étourderie et de présomption peut-être, s’agitaient les grandes questions de l’art ; mille problèmes nobles et délicats passionnaient des âmes croyantes et désintéressées.
Si j’évoque ainsi des années dont nous sommes plus loin encore par les idées que par le temps, vous le pardonnerez à un disciple qui ne saurait oublier ses maîtres, et qui sentait alors s’éveiller en lui des ambitions qu’aujourd’hui, du moins, il peut croire légitimes. Et d’ailleurs ce deuil d’Alfred de Musset est le premier de sa génération qui se mène devant vous. Ne dois-je pas honorer avec le poëte ceux qui ont rendu sa gloire plus facile en renouvelant l’esprit littéraire et le goût de la poésie ?
Quand parut Alfred de Musset, les lettres présentaient chez nous un concert qui, depuis un siècle peut-être, ne s’était, pas rencontré aussi éclatant. La France recueillait dans le domaine de l’intelligence les fruits inestimables dont s’étaient couronnés pour elle quinze ans de paix et de liberté.
Revenue à la vraie tradition française, la philosophie s’était rattachée au noble spiritualisme de Descartes. Elle faisait justice des humiliants systèmes, première cause de la décadence littéraire. Avec l’idée de Dieu et de l’âme immortelle, elle avait retrouvé l’éloquence et les splendeurs du langage.
À la lumière de la philosophie et de l’expérience politique, l’histoire nous enseignait à la fois l’esprit de conservation et l’esprit de liberté ; interprète des grands souvenirs, elle éveillait en nous d’invincibles espérances.
Par un souci tout nouveau de l’élément historique et moral, la critique, œuvre spéciale de notre temps, avait élargi son domaine ; elle était devenue elle-même une des branches de l’art les plus originales et les plus fertiles.
La politique faisait autre chose encore que de préparer des matériaux à l’histoire ; elle apportait des richesses à l’éloquence. Ce n’était plus un art silencieux qui se laisse confondre avec le hasard. Plus intellectuelle à mesure qu’elle était plus indépendante, elle enrichissait chaque jour notre belle prose des inspirations de la tribune, et liait ainsi plus étroitement la destinée des lettres à celle des institutions libérales.
Mais au milieu de ces splendeurs toutes nouvelles, la plus imprévue et la plus éclatante, c’était la poésie. Déjà Chateaubriand avait rouvert aux imaginations la sphère divine du christianisme et leur avait montré dans le sentiment de la nature un monde poétique à peu près inconnu à la France. Une gloire allait nous être donnée, qu’après le dix-huitième siècle on pouvait croire impossible, la gloire d’une poésie lyrique.
Avec quel enivrement pour bien des âmes, avec quel étonnement pour toutes, n’avait-on pas entendu une voix, inspirée des grands sentiments qui renaissaient, rendre à notre vers sa mélodie perdue depuis Racine ! La tendresse, l’enthousiasme, la haute contemplation philosophique et religieuse, tel était l’inépuisable fond que cet heureux et noble génie recouvrait de toutes les magnificences du style et qu’il animait d’un accent incomparable. Depuis plus d’un siècle, à part quelques éclairs aussitôt disparus, le persiflage, la licence ou d’arides nomenclatures sous le nom de descriptions, avaient tenu lieu de poésie aux imaginations desséchées. La France accueillit comme une révélation ce merveilleux avènement de la muse lyrique avec les Méditations et les Harmonies.
Un esprit tout différent, mais d’un souffle égal, s’était chargé de rajeunir les formes du vers et de leur imprimer un caractère plus saisissant. La langue poétique retrouvait le luxe nécessaire des couleurs et des images. Cet art de rendre l’idée visible, pour ainsi dire, de contraindre tous les objets de la nature à servir d’interprètes à l’âme humaine, n’était-ce pas là un don chez nous imprévu ? Le puissant écrivain qui nous l’apportait laissera sa forte empreinte dans le style de notre temps.
Combien d’autres voix aimées apportèrent alors à la poésie leur accent original ! Vous les connaissez, Messieurs, les plus brillantes vous appartiennent ; l’admiration et l’amitié me les rappellent toutes. Mais c’est aux morts que je dois aujourd’hui mes souvenirs. Me sera-t-il permis de prononcer ici un nom qui m’est bien cher, d’exprimer devant vous mes regrets pour ce noble talent d’Auguste Brizeux, dont vos suffrages ont plus d’une fois couronné l’élégance et la chaste vigueur ?
Plus jeune que l’auteur de Marie, Alfred de Musset a disparu le premier. Il était venu rendre à la poésie française ces cordes légères qui lui donnaient jadis son charme le plus apprécié et peut-être le plus naturel. La nouvelle école s’était fait un domaine plus grave, elle était volontiers religieuse et contemplative. Mais l’esprit, français éprouvait sans doute, de cette parole enthousiaste et solennelle, une vague lassitude ; il songeait à s’en distraire avec une muse plus vive, plus facile et plus variée. Le nouveau venu, sous mille traits passionnés ou rêveurs, allait nous rendre ce fin sourire qui tempère les émotions sérieuses en leur laissant leur sincérité.
Encore écolier par l’âge au moment de ses débuts, il songea vite à témoigner de son indépendance par les caprices de son audacieuse prosodie.
Mais elle résidait ailleurs et venait de plus haut, cette originalité dont il avait le juste orgueil. Il était bien à lui ce style net et dégagé des Contes d’Espagne qui entraîne le lecteur, et laisse si loin à l’arrière-plan des sujets un peu risqués. Elle est à lui surtout cette pointe d’ironie qui perce à travers l’emphase, et, faisant douter parfois du sérieux de l’auteur, atténue la hardiesse de ses tableaux ; et cette autre qualité toute française, et pourtant alors un peu oubliée, l’esprit qu’il venait réconcilier avec la poésie nouvelle. L’esprit éclatait dans ses premières pages ; il s’unissait dans sa témérité piquante à l’imagination ravivée, et l’on pouvait se demander qui l’emporterait chez l’écrivain ou des souvenirs de Voltaire, ou des récentes impressions des Orientales.
Pourquoi ce désir légitime d’attester sa liberté ne le préserva-t-il pas de certaines influences du temps ? Si neufs dans tout ce qui relève du talent de l’artiste, ses premiers poëmes appartiennent trop, par le fond moral, à des inspirations étrangères à son esprit délicat.
Dans ce mouvement littéraire où M. de Musset venait de se produire, en affectant de s’en détacher, on subissait bien des impulsions différentes. Tout n’y dérivait pas de cette source élevée, religieuse, qui remonte au Génie du christianisme, au livre de l’Allemagne et aux Méditations. Certains esprits avaient rêvé d’imposer au style des formes exclusivement propres à frapper les sens. Dans tous les arts on prônait déjà l’excès des couleurs, la réalité grossière. Réaction excessive contre le langage décoloré de l’époque précédente ! Le matérialisme allait y trouver sa vengeance ; à peine aboli par le raisonnement, il tendait à renaître par l’imagination. Dans le domaine du cœur une revanche toute pareille lui était réservée. Les peintures froidement licencieuses avaient disparu de notre littérature régénérée ; on les y lit rentrer sous le voile de la passion. La passion sans frein obtint vite un culte exclusif comme celui de la couleur : on proclama sa nécessité, je dirais presque sa sainteté ; on ne lui demanda plus que de se légitimer par sa violence.
Ils reposaient sur le sentiment de la liberté morale ces nobles tableaux que Corneille et Racine nous ont présentés de la nature humaine. La passion y apparaît comme une force parfois victorieuse, mais que le devoir, la raison, l’honneur, essayent au moins de surmonter. Et voilà qu’en pleine renaissance du spiritualisme on admettait cette humiliante doctrine : que l’homme n’est jamais plus grand, plus fort, plus digne d’envie qu’à l’heure où la passion le subjugue, où la violence des instincts étouffe en lui la volonté et la raison.
Pour s’affranchir d’une pareille école et pour grandir à la fois par l’invention et le sens moral, M. de Musset n’avait qu’à consulter sincèrement sa propre inspiration. Il en donnait la preuve à chaque nouvel écrit, et dès son second livre, le Spectacle dans un fauteuil ; le sentiment y devient plus pur, l’originalité plus vraie. Sur le souple canevas de ces poèmes, la Coupe et les Lèvres, À quoi rêvent les jeunes files, Namouna, comme il a prodigué les richesses de la fantaisie ! Quelques pages sur Don Juan s’emparèrent de toutes les mémoires. L’âme de l’auteur s’y jette tout entière. À ses yeux complaisants, c’est la possession de l’idéal, c’est l’infini que poursuit don Juan à travers ses mobiles amours. Ne discutons pas avec le poète ; livrons-nous au charme de ses vers. En est-il dans notre langue qui jaillissent avec plus de verve, qui nous entraînent plus vivement dans leur mélodie ?
Elle éclate plus vigoureuse encore, cette inspiration si originale, dans l’étrange et splendide création de Rolla. Le lecteur se croirait d’abord introduit dans un temple où chantent des voix harmonieuses, où fume par intervalles un pur encens, dont les murailles sont couvertes de nobles et délicates peintures. Ce théâtre magnifique, il est destiné sans doute à quelqu’un des grands drames de la vie morale ou de l’histoire ? Mais l’action commence, et vous en détournez vos regards en vous irritant contre les hôtes inexplicables qui déparent ainsi la majesté de l’édifice.
Et cependant jamais l’âme du poète n’avait fait tant d’efforts désespérés pour secouer ses entraves et le scepticisme fatal, pour s’élever à des croyances dignes de lui. Avec quelles angoisses il se dresse vers le ciel pour demander un Dieu ! Avec quelle tendresse il baise les effigies de celui qu’il croit mort et qu’il voudrait adorer ! Jusqu’alors, par une sorte d’inconcevable respect humain, cette âme sympathique, naïve même, s’efforçait de voiler son vrai caractère sous l’ironie et le dédain. Nature à la fois tendre et moqueuse, simple et fine, il semble redouter pardessus tout la raillerie, tant il y excelle lui-même. De là un triste étalage de précoce expérience, et cette témérité d’emprunt qui se manifeste dans une conception comme celle de Rolla. Mais quand, s’élevant par l’inspiration au-dessus d’un tel sujet, il l’a revêtu des couleurs de son style et qu’il l’associe aux mouvements de sa pensée, aussitôt la grandeur et la pureté originelles se trahissent, et le déplorable héros du poëme a disparu devant le grand poète qui souffre et qui laisse voir sa blessure avec tant de sincérité.
Dès lors sa renommée était faite ; il avait des imitateurs. Il en conserve aujourd’hui, et peut-être n’est-ce pas là un bonheur pour le modèle. Quels sont les œuvres et les hommes qui n’aient rien perdu à être imités ? Disons-le, à la gloire d’Alfred de Musset, il est le moins imitable des contemporains. On ne saurait copier la spontanéité et la jeunesse. Sa poésie est jeune, non pas seulement pour avoir été l’œuvre de ses plus vertes années et parce qu’elle répond à tous les instincts, à toutes les séductions, à tous les défauts même de cet heureux âge ; elle est jeune par cet éclat de la nature et de la vie qui semble mettre certains esprits comme certains visages à l’abri du temps, et donne à chaque imperfection le charme séduisant d’une promesse. Malgré l’art, quelquefois très recherché, de son style, c’est à la verve entraînante qu’on le reconnaît. Ses vers ne semblent pas composés, mais trouvés ; on dirait qu’ils sont tombés dans sa main comme des médailles toutes frappées et tirées pour lui seul des plus rares trésors de l’imagination et du langage.
De plus en plus variée et maîtresse d’elle-même, cette inspiration si neuve et si vive de l’auteur de Rolla se continuait dans une suite de Comédies et de Nouvelles en prose, où l’on retrouve tous les mérites de sa poésie. C’était pendant les années où le roman jetait son éclat le plus littéraire et pouvait tenter les esprits délicats ; Alfred de Musset écrivit alors la Confession d’un Enfant du siècle.
Quelle est cette maladie si impitoyable et si franchement décrite ? Est-ce l’exubérance de la passion acharnée à son faux idéal ? est-ce la plaie profonde laissée par la passion satisfaite ? C’est plus que tout cela, peut-être ; c’est l’absence du principe de vie qui pourrait cicatriser la blessure. Que le héros du livre, en dehors de lui-même, eut trouvé un idéal, un principe, une occasion de dévouement, et il était sauvé ; et cette confession trop sincère de notre siècle nous aurait peint le mal de façon à le guérir et sans aucun risque de le propager.
La littérature de notre temps est-elle, comme on a voulu le dire, la cause des misères de l’âme qu’elle atteste ? Je ne saurais le croire : avec le Génie du christianisme, avec les Méditations, avec René lui-même, le siècle avait mieux commencé. Au sortir de nos désastres, l’imagination, la première, avait relevé le monde moral. Cette religieuse mélancolie qui poursuit René dans les solitudes du nouveau monde et l’amant d’Elvire sur les lacs des Alpes a-t-elle rien de commun avec la soif de plaisir, avec le scepticisme des imitateurs de don Juan ? Sans doute la pente était glissante de René à l’Enfant du siècle. Si hautes que soient nos aspirations, il faut bien qu’elles acceptent un but et une règle avec les devoirs positifs de la vie. Mais, du moins, dans les Méditations et dans René, le but fixe était aperçu, ou offrait au mal son seul remède, un idéal, une foi précise, en un mot le christianisme.
À défaut de la foi, l’Enfant du siècle avait reçu le don des larmes. Un intérêt, accru par celui du roman, s’attachait désormais à la personne comme au talent d’Alfred de Musset. Dans cette poignante analyse du cœur, dans ces pages d’une réalité si vive, on voulait deviner des confidences. N’avait-il pas dû pleurer lui-même celui qui tirait tant de pleurs sincères de ses héros et de ses lecteurs ? Et on lui savait gré de ces douleurs vraies, dans un moment où abondaient tant de douleurs factices.
La génération jeune et passionnée lui était toute conquise ; les juges d’élite l’avaient salué dès ses premiers vers : il avait la renommée, il n’avait pas encore la popularité, C’est au théâtre qu’elle s’acquiert le plus vite. Le poète ne songeait pas d’abord à l’y poursuivre ; c’est de là qu’elle lui vint. Le succès d’Un Caprice, commencé en Russie, inaugura en France celui des autres Proverbes. L’éclat en fut si vif, qu’il rejaillit sur toute la prose d’Alfred de Musset ; elle devint, pour beaucoup de ses lecteurs, l’objet d’une faveur qu’elle mérite, mais à condition de la partager toujours avec ses poëmes. Ne suffirait-elle pas, cette prose souple et piquante, à prouver tous les heureux dons de cet esprit si dégagé sous les parures les plus diverses ? Je devrais ici, avec ces chefs-d’œuvre : On ne badine pas avec l’amour, Barberine, vous nommer tous ses proverbes et comédies. Sans beaucoup de souci de la perspective dramatique, l’auteur, y prodiguant la finesse et les couleurs délicates, laissait l’action flotter librement. La fantaisie, sa muse préférée, ne songe pas à nouer d’un lien fortement tissu les fleurs sans nombre qui naissent sous ses doigts. Mais que de tableaux en eux-mêmes parfaits ! Que de vérité et de vie sur ces figures rapidement esquissées ! Dans ces cadres, d’une élasticité si élégante, une scène de franc comique et d’observation profonde, une scène de Molière semée avec art des grâces de Marivaux, va s’illuminer tout à l’heure d’un éclair de Shakespeare.
C’est ainsi que, dans les Contes et Nouvelles, Boccace et la Fontaine, Voltaire et l’abbé Prévost, semblent prêter tour à tour à cette habile intelligence les richesses qui peuvent le moins s’emprunter. Singulier privilège d’un talent si spontané, qui nous oblige à nommer ainsi tant d’origines différentes ! La force active, la flamme de cette imagination transforme et renouvelle tout ce qu’elle a reçu ; et le creuset nous livre une substance merveilleuse, une sorte de métal composite et d’airain de Corinthe, aussi précieux, aussi rare que le plus rare des métaux primitifs.
Cette sensibilité si prompte à réfléchir les objets les plus divers, en les nuançant de ses mobiles couleurs, était capable néanmoins d’un sévère discernement. On peut relire, avec les meilleures pages sur la littérature contemporaine, ces lettres d’une malicieuse bonhomie, publiées par M. de Musset sous un nom d’emprunt, et dont l’irrévérencieux bon sens choquait un peu les anciens admirateurs des Contes d’Espagne.
Aucun des travers du temps n’échappait à cette raison pénétrante, et nul soupçon de pédantisme ne pouvait l’atteindre. Sur les âmes les plus ardentes, le poète assurait au critique une aimable et facile autorité ; mais le critique s’est reposé trop tôt, comme le poète. Il eût fait bonne et piquante justice de certains excès qui cherchent à s’abriter sous l’exemple de ses premiers vers, et de tant d’autres qui n’ont jamais eu l’exempte du talent ni son excuse. Il eût percé à jour de ses fins sarcasmes ce vain luxe de la fantaisie qui cache si mal la pauvreté du sentiment, cette affectation de vérité matérielle née de l’impuissance à saisir la vérité morale. Il n’avait pas dépensé tant de traits contre les utopies et contre le fanatisme politique, sans en réserver à ce fanatisme de l’indifférence, à ces théories égoïstes qui confinent la littérature dans une sorte de thébaïde élégante et sensuelle où nulle question sérieuse ne pénètre. Énervante retraite pire que l’exil ! On permet aux âmes de se corrompre en tout loisir dans les profondeurs de la société, à la seule condition de n’en pas agiter la surface.
Je sais qu’au milieu des luttes politiques, l’indocile rêveur affecta souvent le dédain. N’était-ce pas comme un rempart nécessaire pour préserver la clairvoyance et la liberté d’esprit ? Cependant, lorsqu’il répondait dans ses alertes couplets aux emphatiques provocations d’un poëte étranger, ne témoignait-il pas d’une âme aussi fière, aussi nationale que la brillante poésie de sa chanson du Rhin allemand ?
Mais il gardait ses préférences à l’inspiration rêveuse ou passionnée ; il atteignait sa plus haute éloquence dans ces quatre élégies des Nuits, qui sont à la fois le couronnement de son œuvre et les pierres d’attente d’une œuvre nouvelle. Comme la passion inspiratrice s’est épurée ! comme l’horizon s’est agrandi ! Une mélancolie sans amertume s’associe désormais aux plus nobles désirs, aux plus sévères pensées. La muse a fait son profit des souffrances du poëte, et se prépare à le consoler dans leur union rajeunie et féconde en glorieuses promesses.
Elle en donnait un merveilleux gage avec l’Épître à Lamartine. Ici, le doute et les sombres angoisses de Rolla vont se perdre dans un éclair sublime, dans cette affirmation de l’âme immortelle digne du maître à qui elle s’adresse.
Emporté par ses aspirations ferventes, ce doute à demi croyant va franchir un plus large espace et s’approcher plus près encore de l’idéal qu’il entrevoit, de la vérité qu’il devine. Ouvrons ces admirables pages de l’Espoir en Dieu, que tant d’âmes hésitantes pourraient choisir pour symbole.
Je voudrais vivre, aimer, m’accoutumer aux hommes,
Chercher un peu de joie et n’y pas trop compter,
Faire ce qu’on a fait, être ce que nous sommes,
Et regarder le ciel sans m’en inquiéter.
Je ne puis, — malgré moi l’infini me tourmente.
Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir ;
Et, quoi qu’on en ait dit, ma raison s épouvante
De ne pas le comprendre, et pourtant de le voir.
Qu’est-ce donc que ce monde, et qu’y venons-nous faire,
Si, pour qu’on vive en paix, il faut voiler les cieux ?
…
Je souffre, il est trop tard ; le monde s’est fait vieux.
Une immense espérance a traversé la terre ;
Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux !
Ses lecteurs d’autrefois auraient-ils soupçonné, à travers les emportements de ses débuts, une raison si droite, un tel souci des hautes croyances, un tel besoin d’idéal et d’infini ? Avec combien de lucide fermeté cet esprit, si ébloui d’abord par le vertige de la jeunesse, arrive à se poser les redoutables problèmes de nos destinées ! À travers les indécisions d’une loyale intelligence, jamais un cœur plus affamé de la vérité ne s’est élancé vers elle avec plus de force et ne l’a suppliée plus éloquemment. Courage, ô poète ! encore un coup d’aile, et de cette région déjà si haute, mais si tourmentée, vous parviendrez, au-dessus des doutes qui vous restent, à la clarté sereine, au calme dans la vérité, à la foi qui vous échappe, et dont vous êtes digne par la franchise et la véhémence de vos désirs.
À cette âme, capable d’un tel essor et d’une intention si droite, un secours a été refusé, dont les plus forts et les plus sages ont besoin, le souffle et l’appui d’une époque moins indécise, la lumière d’une conscience publique. Soutenu par une tradition plus pure et mieux affermie, il eût franchi le dernier degré qui le séparait encore des croyances nécessaires aux grandes inspirations. Là il aurait pris des forces pour l’œuvre nouvelle si glorieusement commencée avec les Nuits et l’Espoir en Dieu.
Un témoignage nous reste de tout ce qu’il a fait, de tout ce qu’il a souffert pour mériter cette faveur si rare d’une transformation et d’une veine ravivée. Déchirant témoignage et plus irrécusable dans sa courte simplicité que cette prière même l’Espoir en Dieu ! Tout le monde a lu avec émotion ce sonnet trouvé à côté de son lit après une nuit de douleur, et qui s’est gravé dans la mémoire de ses amis comme un testament. Son effusion dernière, c’est une pensée religieuse et une larme :
J’ai perdu ma force et ma vie,
Et mes amis et ma gaîté ;
J’ai perdu jusqu’à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
Quand j’ai connu la vérité,
J’ai cru que c’était une amie ;
Quand je l’ai comprise et sentie,
J’en étais déjà dégoûté.
Et pourtant elle est éternelle,
Et ceux qui se sont passés d’elle
Ici-bas ont tout ignoré.
Dieu parle, il faut qu’on lui réponde.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d’avoir quelquefois pleuré.
Ainsi, dans sa première effervescence, ce libre et charmant esprit a choisi pour son domaine la fantaisie et la passion ; il a raillé, du fond de sa voluptueuse indifférence, tous les enthousiasmes sévères ; il est entré dans la poésie avec toutes les grâces hardies, avec toute l’impétuosité de l’adolescence. Un prompt succès l’encourage dans sa voie. Et le voilà qui, malgré tout, par la seule pente de sa noble nature, arrive à se faire un tourment des grandes questions dont il avait souri. Il dévoile du même coup ses souffrances mortelles et son espoir infini, et semble terminer son œuvre et sa vie par cette sublime et navrante confession. Il a dit vrai dans ce cri de l’âme ! Son plus grand bien, sa plus grande gloire peut-être, est dans cette larme sacrée qui nous livre son plus intime secret et dont la pureté rejaillit sur son œuvre tout entière. Noble douleur qu’il laissa tant de fois éclater et qu’il appelle avec tant de justesse le tourment de l’infini !
Sachons bien tout le prix de cette religieuse tristesse. C’est elle, à défaut des joies sereines qu’apportent les fermes croyances, c’est elle qui fait notre grandeur. Elle marque un abîme entre le doute sans issue où s’enfermaient les profanes rieurs du siècle dernier, et l’incertitude pleine d’espoir d’où s’élance l’esprit contemporain !
Le vieux scepticisme avec ses froides moqueries ne disait pas seulement : La vérité nous est voilée ; il semblait dire : nulle vérité n’existe. Le doute moderne, dans ses inquiètes ardeurs, est un acte immense de désir, un généreux appel à l’idéal inconnu. Cette vérité pour lui encore ignorée, le poète l’adore de toutes ses forces ; il conjure cet infini de se laisser comprendre ;
Brise cette voûte profonde
Qui couvre la création ;
Soulève les voiles du monde
Et montre-toi, Dieu juste et bon !
Voilà, de notre temps, le cri des âmes les plus découragées ; leur scepticisme se résout dans une prière. Voilà le doute tel qu’il apparaît chez l’auteur de Rolla, des Nuits, de l’Espoir en Dieu !
Serait-il vrai que les lettres françaises ne doivent plus atteindre les saines régions morales où elles se plaisaient avec Corneille et Racine ? Ne retrouveront-elles jamais ce merveilleux équilibre de l’imagination et du goût, des inspirations enthousiastes et de la raison sévère, et ces fortes convictions qui fondaient la grandeur du génie sur l’énergique droiture de la conscience ? Sommes-nous condamnés à redescendre la pente stérile de la licence et de l’ironie, que la poésie contemporaine, dès son premier vol, avait hautement dépassée ?
Soyons rassurés, Messieurs, par l’exemple même de ce séduisant écrivain, si audacieux dans sa fantaisie, si emporté vers les brillantes chimères. Vous venez de l’entendre dans ses pages les plus éloquentes ; il y rend témoignage aux religieuses pensées, à ce noble souci de la vérité morale qui survit aux passions et à qui la poésie ne saurait survivre.