RÉPONSE
DE
M. Daniel RONDEAU
AU DISCOURS
DE
M. Mario VARGAS LLOSA
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C’est une grande joie, cher Mario Vargas Llosa, de vous accueillir dans cette illustre maison, créée en 1635 par le cardinal de Richelieu. Près de quatre siècles nous séparent d’un temps qui fut celui de notre fondation. Nous vivons aujourd’hui une époque de désordre accéléré et général. Nous vivons avec ce désordre, il fait partie de notre quotidien. Nous nous réveillons chaque matin dans un monde qui semble avoir perdu ses boussoles, et nous endormons chaque soir sous un ciel rempli de constellations mouvantes.
Dans ce mouvement incessant, la vérité paraît sans doute plus énigmatique que jamais, d’autant que nous avons une conscience très vive qu’il n’y a guère d’institutions ou de principes qui ne soient sujets à retouche ou à interrogation. Nous voyons le monde que nous avons inventé et équipé se défaire sous nos yeux. Il nous arrive maintenant de craindre la complexité dangereuse d’un système que nous avons cuirassé d’ogives nucléaires, de satellites espions, de réseaux planétaires de micros et de caméras, alors que des drones de guerre labourent notre espace et nos océans.
Dans cet univers instable, qui doute, qui s’inquiète, autant qu’il s’emporte et rugit, traversé par de puissantes énergies individuelles, parfois détachées de toutes considérations collectives, mais aussi par des ambitions impériales renouvelées, plus ou moins déguisées, notre patrie littéraire, nos vieux pays européens et leurs institutions, chargés de liberté et de malheurs, de richesse et d’esprit, peuvent nous apparaître parfois comme des Titanic lancés sur une mer démontée, entre des blocs de glace détachés de la calotte glaciaire par le réchauffement climatique.
Nous savons tous qu’une civilisation peut être aussi fragile que la vie. Gustave Flaubert, votre cher Flaubert, à qui vous venez une nouvelle fois de rendre hommage, nous laisse entrevoir dans Salammbô la nature profonde du passé, plein de « la succession des âges et des patries oubliées ». Salammbô n’est pas seulement un chef d’œuvre écrit par un génie qui avait l’amour des religions et des peuples disparus, c’est une fiction qui dans son mystère même interroge notre temps. Le destin de Carthage, sa force et ses faiblesses, son absence de génie politique, son esprit mercantile et étroit, sa passion de l’or et du profit, sa disparition même, cette guerre des mercenaires détachée de toute fatalité historique, résonnent étrangement en notre temps de métamorphoses où les Européens amputés de cette part d’espérance qui avait participé à la fondation de notre continent, semblent hésiter sur leur destin.
Nous ne sommes pas les premiers à affronter l’incertitude. Les chemins de l’Histoire, cette merveilleuse et effrayante boîte à surprises, sont pavés de chausse-trappes. Nos aînés ont traversé des révolutions et des guerres. Si nous marchons sur des sables mouvants, n’oublions pas que nos prédécesseurs ont marché sur des gouffres. L’Académie n’a pas été épargnée par ces tempêtes, depuis sa création en 1635, mais elle reste un point fixe, une anomalie miraculeuse dans la panoplie de nos institutions. L’Académie demeure envers et contre tout le tabernacle de notre langue. C’est sous la coupole de l’Académie que les écrivains français se passent le flambeau des mots depuis bientôt quatre siècles et c’est ici que nous parlons de ceux que nous aimons et que nous admirons.
Ce flambeau qui enjambe les siècles, avec son cortège de souvenirs, de rites, de témoignages sur notre passé intellectuel, sur le programme de ce que furent nos rêves, ce flambeau éclaire une tradition. Cette tradition nous est nécessaire. Elle parle de l’avenir autant que du passé. Sans elle, nous ne serions que des fantômes ou des orphelins. Jean d’Ormesson avait évoqué la splendeur de cette tradition le jour où il avait reçu Marguerite Yourcenar sous la Coupole, le jeudi 22 janvier 1983, c’est-à-dire, presque jour pour jour, il y a quarante ans : « La plus haute tâche de la tradition, disait-il, est de rendre au progrès la politesse qu’elle lui doit et de permettre au progrès de surgir de la tradition. » Rendre au progrès, ou plus simplement au présent, sa politesse, c’est ne fermer la porte ni à la vie ni à ses promesses. Cette porte ouverte, c’est l’un des moyens dont nous disposons pour construire l’avenir.
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L’alliance de la tradition et de la vie nous invite aujourd’hui à accueillir parmi nous Mario Vargas Llosa, un immense écrivain, né péruvien, sud-américain, qui a toujours écrit en espagnol, à qui le pays de Cervantès, en la personne de Felipe Gonzales et Juan Carlos, a offert la nationalité espagnole quand il avait failli perdre la sienne, mais qui n’a cessé d’œuvrer à l’immortalité de la langue française en louangeant notre littérature sur tous ses champs de bataille.
Le 7 novembre 2010, à Stockholm, vous aviez évoqué la France dans votre discours de réception du prix Nobel, qui n’était pas une fin, mais un nouveau départ. Je vous cite : « Enfant je rêvais d’aller un jour à Paris parce que, ébloui par la littérature française, je croyais que vivre là et respirer l’air qu’avaient respiré Balzac, Stendhal, Baudelaire et Proust, allait m’aider à devenir un véritable écrivain, et qu’en ne sortant pas du Pérou, je ne serais qu’un pseudo écrivain du dimanche et jour férié. Et il est bien vrai que je dois à la France et à la culture française des enseignements inoubliables, comme de dire que la littérature est autant une vocation qu’une discipline, un travail et une obstination. J’ai vécu là quand Sartre et Camus étaient vivants et écrivaient, dans les années de Beckett, Bataille, Ionesco et Cioran, de la découverte du théâtre de Brecht, du T.N.P. de Jean Vilar et de l’Odéon de Jean-Louis Barrault, de la Nouvelle Vague et du Nouveau Roman, et de ces discours, morceaux de bravoure littéraires, d’André Malraux, ainsi que, peut-être, du spectacle le plus théâtral de l’Europe d’alors, les conférences de presse et les coups de tonnerre olympiens du général de Gaulle. » Vous venez devant nous de nous redire combien la littérature française vous a aidé à devenir l’écrivain que vous êtes.
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La vie splendide de la fiction, en l’occurrence le chef-d’œuvre d’un académicien français, fauteuil 14, avaient accompagné vos premiers pas, pendant l’hiver 1950, à l’internat du collège militaire Leoncio Prado à Lima. Le bâtiment était triste et humide, la discipline abrutissante, les cadets du collège étaient traités comme de la chiourme. Vous avez quatorze ans. La dépression vous menace. Qu’est-ce qui vous permet de supporter l’hostilité quasi carcérale de cet établissement ? La lecture des Misérables, de Victor Hugo, qui vous apporte le réconfort dans l’épreuve. Les Misérables font tomber les murs, soulagent vos servitudes, dissipent le froid et la brume, écartent les surveillants, et vous projettent dans une autre vie. « Les aventures de Jean Valjean, écrivez-vous, l’obstination de limier de Javert, la sympathie de Gavroche, l’héroïsme d’Enjolras effaçaient l’hostilité du monde et muaient la dépression en enthousiasme au fil de ces heures de lecture dérobées aux cours et à l’étude. »
Victor Hugo, fauteuil 14. Vous voici installé au fauteuil 18. Hugo est presque votre voisin alors qu’il fut votre complice dans vos tentatives d’évasion réussies du colegio Leoncio Prado de Lima. Faut-il invoquer je ne sais quelle magie verte pour expliquer ce compagnonnage et ces retrouvailles ? Faut-il convoquer les dieux incas du Machu Picchu ou l’influence de la Providence ? Il m’est en tout cas difficile de ne voir dans cette coïncidence qu’un simple clin d’œil du destin. J’ajouterai que Jean-François Revel avait été élu au fauteuil 24. Vous siégerez donc entre deux amis très chers.
De cet hiver 1950 à notre hiver 2023, soixante-dix ans se sont écoulés. Soixante-dix ans… Soixante-dix ans de lectures, écriture, de rêves, de controverses, de voyages. « Écrire est une manière de vivre », disait Flaubert. Cette manière de vivre, c’est la vôtre, cher Mario Vargas Llosa, avec « un feu crépitant dans la tête ». Le crépitement des mots, les étincelles des idées, la cendre lumineuse de l’imagination, et toujours la couronne d’éclairs du réel. Pendant toutes ces années d’écriture et de création, vous n’avez cessé de répéter votre fidélité à la littérature française.
« Mais ce dont je suis peut-être le plus reconnaissant à la France, avez-vous dit aussi, c’est de m’avoir fait découvrir l’Amérique latine. C’est là que j’ai appris que le Pérou faisait partie d’une vaste communauté unie par l’histoire, la géographie, la problématique sociale et politique, par une langue savoureuse, et qu’elle produisait une littérature innovante et exaltante. »
J’aimerais vous retourner le compliment et vous dire qu’à partir des années 1970, ce sont des écrivains sud-américains, le Colombien Gabriel Garcia Marquez, le Brésilien Jorge Amado et le Péruvien Mario Vargas Llosa, parmi d’autres, et à côté de Milan Kundera, qui ont aidé une nouvelle génération d’écrivains français à ne pas désespérer de la fiction. Je me souviens que dans notre paysage intérieur, Jean Marie Le Clézio et Patrick Modiano à leurs débuts étaient des planètes assez solitaires posées sur un horizon encombré par les nuages aussi brillants qu’obscurs, parfois asphyxiants, de la théorie et des idéologies. Nous subissions alors un enfumage systémique qui prétendait faire du roman « une branche mineure de la sémiologie et de la linguistique ». Vous faites partie, cher Mario Vargas Llosa, de ceux qui nous ont encouragés à choisir la littérature comme manière de vivre.
Et cette manière de vivre est renversante. Plutôt que de retracer les grandes lignes de votre existence, je vais donc tenter de parler de votre manière de vivre, de vos livres et de vos lectures.
Après vos années de collège, vous avez l’impression d’étouffer à Lima. Vous souhaitez respirer l’air des grandes villes européennes et vous partez pour Madrid. La capitale espagnole est encore isolée du monde par le franquisme, provincialisée par la censure. De ce premier séjour, vous gardez pourtant une image que vous n’oublierez pas. Pendant l’été 1959, alors que vous assistez à une corrida, vous sentez un frémissement sur les estrades des aficionados, de la barrière aux gradins. C’étaient Ernest Hemingway et Ava Gardner qui passaient. Quelques jours plus tard, vous arrivez à Paris, « tel un jeune homme qui faisait sa veillée d’armes littéraire ». Et très vite, vous commencez à écrire La Ville et les chiens. Le colegio militar avait été un centre de dressage militarisé pour adolescents. Votre père vous avait enfermé dans cet établissement pour vous désintoxiquer de votre goût pour les poètes. Vous vous emparez de vos souvenirs et vous en faites un premier roman, à vingt-trois ans.
Cette institution rébarbative ne vous a pas fourni seulement un décor et des personnages, un cadre et une histoire, mais l’occasion d’affirmer une maîtrise de la construction et un style. Vous décrivez un univers excessif, la vie et les malheurs d’adolescents, ceux que l’on nomme « les chiens », venus de tous les quartiers et appartenant à diverses classes sociales, indiens, blancs, bourgeois, noirs, voleurs, paysans, leur dressage par l’encadrement, l’hystérie de leurs bizutages, les coups de sifflet et les voix de plomb, la fraternité des matraqués, la complicité muette des sourires.
Vous faites passer vos souvenirs au filtre d’une réflexion active et singulière. Animé par une convoitise très gourmande de l’infini, vous écrivez un roman d’éducation dans la lignée des Désarrois de l’élève Törless de Musil ou des Cadets d’Ernst von Salomon. Balzac disait que le roman est « l’histoire privée des nations ». La Ville et les chiens nous fait entrer dans l’intimité du Pérou et de la société péruvienne des années 1950. Le roman nous livre une vue cavalière de Lima, des plages de Miraflores et des bâtiments de briques rouges du Malecon aux vieilles maisons décolorées de Barranco, et nous emmène dans les ruelles, les ravins et sur les plages d’une capitale macrocéphale. Mais il nous introduit aussi au cœur d’une histoire tragique, où se mêlent les travers de cette jeune humanité, de ses vertus, et de maux éternels qui se nomment cruauté, imposture et vengeance. Au cœur de ce bouillonnement, où il est parfois difficile de tracer la frontière entre le bien et le mal, vous vous projetez, me semble-t-il, sous les traits d’un élève, surnommé le Poète. Le Poète est l’écrivain public du collège. Il rédige à la demande, et contre rétribution, des lettres d’amour et surtout des petits romans pornographiques, où il excelle. L’imagination que le Poète développe dans ces récits comble ce qui sépare la réalité limitée des cadets et leurs appétits de jeunes mâles et annonce votre vision de la littérature.
Si vous me le permettez, j’aimerais que nous nous attardions encore un instant à Lima et évoquer un souvenir personnel. J’ai été et je reste, à ma façon, un fétichiste littéraire. À Paris, il m’est arrivé de stationner devant le 56 de la rue de Varenne pour surprendre Louis Aragon et le suivre jusqu’à la rue du Bac. En Allemagne, un pèlerinage sur les traces de Goethe m’a emmené de Francfort, où sa maison avait été détruite puis reconstruite, jusqu’à Weimar, où rien n’a bougé depuis la mort de l’écrivain. Vous m’avez d’ailleurs encouragé, sans le savoir, dans cette déviance sans gravité, vous qui aviez fait le voyage de Croisset, sur les traces de Flaubert. « Cela m’enchante, avez-vous-même écrit, de visiter les maisons, tombes, bibliothèques des écrivains que j’admire, et si je pouvais collectionner leurs vertèbres, comme font les croyants avec les saints, je le ferais volontiers. »
Fort de cet encouragement non nominatif, au printemps 1986, j’ai traversé l’Atlantique pour visiter ce collège militaire de Lima, situé dans le quartier de La Perla. Je suis arrivé par un boulevard rectiligne et bossué qui coupait en deux une plaine d’usines et de bidonvilles. Le bâtiment de votre ancien collège se dressait, immense, tout en longueur, entre la route et la mer, cerné de hauts murs jaunes, assiégé par le vent et le sel. Sur le rivage, des champs d’ordures, des parapets crevés, une petite bande de galets. Au loin, une grande île, El Fronton, qui fut une prison. Sur les toits en terrasse du bâtiment veillaient de grands oiseaux aux silhouettes déchiquetées, des charognards. Il était difficile de ne pas penser à l’apparition fantomatique de Lima dans le roman Moby Dick de Melville : une ville cernée « d’un voile blanc », étalant sur ses remparts « une rigidité de convulsionnaire mort ».
Le fétichiste littéraire que je suis ne pouvait revenir les mains vides d’une telle expédition sur vos premiers pas. J’ai donc acheté le fanion du colegio militar Leoncio Prado. Ce fanion, le voici ! Sachez, cher Mario, que cette relique n’a jamais quitté mon bureau depuis mon retour de Lima.
Ce jour-là, j’ai présenté mes papiers d’identité, et mon fanion, au soldat en faction, en lui expliquant que j’étais un admirateur du livre de Mario Vargas Llosa. Il a téléphoné au commandant du collège pour lui signaler la présence d’un intrus français lecteur de La Ville et les chiens et m’a fait patienter dans une salle d’attente. Trois soldats de garde étaient assis sur un banc, appuyés sur leurs fusils. Ils avaient entendu parler de ce roman qui avait provoqué certains remous. Les autorités avaient fait brûler mille exemplaires du livre dans la cour d’honneur du collège devant les cadets au garde-à-vous et un général avait déclaré que son auteur était un esprit dégénéré. Le commandant Garcia, un homme sec, avec des cheveux frisottés, chauve au sommet du crâne, très aimable, m’a reçu dans son bureau, devant des rangées de fanions et de coupes sportives. « J’ai lu La Ville et les chiens, m’a-t-il dit. C’est un bon roman, l’auteur a sans doute beaucoup d’imagination, mais c’est un bon roman. »
Sur le moment, je n’ai guère apprécié que le commandant Garcia vous reproche votre imagination. Il me semblait qu’il affirmait, de manière à demi dissimulée et aimable, que vous mentiez. J’avais tort, bien sûr. J’avais tort, car c’est le propre de la littérature de proclamer la vérité par le mensonge. La Vérité par le mensonge, c’est le titre de l’un de vos essais sur la littérature du xxe siècle. Cela signifie-t-il que le roman soit synonyme d’irréalité ? « Ils ne l’ont pas pensé, les officiers et les aspirants de l’école militaire Leoncio Prado, où, du moins en apparence, se passe mon premier roman, La Ville et les chiens, eux qui ont brûlé mon livre en l’accusant de diffamation envers l’institution », soulignez-vous dans La Vérité par le mensonge. Vous vous définissez vous-même comme un écrivain intoxiqué par la réalité et fasciné par l’Histoire. Dans tout ce que vous avez écrit, vous êtes « parti d’expériences encore vivaces, stimulantes pour votre inspiration », imaginant à chaque fois « quelque chose qui reflète de façon très infidèle la vie, mais pour la transformer en y ajoutant quelque chose ». D’ailleurs, précisez-vous, les faits, dès qu’ils sont traduits en mots, subissent une profonde modification. L’écrivain qui choisit tel mot plutôt qu’un autre, choisit une certaine description du fait. Par ailleurs, l’écriture fige la réalité, alors que la vie ne cesse jamais d’être en perpétuel mouvement. Sainte-Beuve disait : « Il faut que les personnages d’un roman parlent comme si c’était la vie même qui parlait. » C’est votre talent de prestidigitateur littéraire de dépasser la limite des mots, de faire parler vos livres comme si c’était la vie elle-même qui parlait et d’entraîner votre lecteur dans les mystères de l’expérience humaine.
Ce livre, La Vérité par le mensonge, nous éclaire d’ailleurs sur votre manière de vivre, puisque l’on vous y trouve en conversation avec les grands livres du xxe siècle. Vous appartenez au cercle curieusement assez restreint des romanciers de notre temps qui mènent à ciel ouvert une conversation avec le roman et son histoire, avec les écrivains d’hier et d’aujourd’hui. Votre œuvre tout entière peut d’ailleurs se lire comme une sorte de chant général à la littérature et au roman en particulier, loin des commentaires de salon et des saillies des scribes moqueurs. Vous n’avez jamais cessé de payer vos dettes, à Victor Hugo, à Gustave Flaubert, à Julio Cortazar, votre mentor à Paris. Vous nous aviez conviés à lire Cabrera Infante, qui était votre voisin à Londres. Vous avez salué la publication de Cent Ans de solitude, de Gabriel Garcia Marquez, « capable de rivaliser avec la réalité d’égal à égal » et de faire exister dans la mémoire ou la conduite des hommes un monde « multiple et océanique ». Vous nous avez fait partager votre admiration pour Pablo Neruda, et pénétrer dans son refuge de l’île Noire, peuplée de ses collections, où le poète chaque matin levait son drapeau où figurait un poisson. Dans votre livre Un demi-siècle avec Borges, vous avez rendu un hommage magistral à l’univers abstrait et fantaisiste, détaché du temps, peuplé d’érudits métaphysiques, en apparence si éloigné de votre monde. Vous nous avez emmenés au cœur de l’invention borgésienne, en nous faisant frôler à chaque pas « cet inquiétant mystère qu’est la perfection ».
Borges représente tout ce que Sartre vous avait appris à détester : l’écrivain dédaigneux de la politique et de la boue du monde réel. Vous l’aviez lu en secret, pendant vos années parisiennes, tirant de votre lecture un plaisir ambigu. Aujourd’hui, dites-vous, les livres de Sartre vous tombent des mains, mais votre émerveillement devant Borges reste intact. Vous aviez en commun un cosmopolitisme littéraire qui s’est révélé décisif dans votre accomplissement d’écrivain. Borges s’adresse à un lecteur universel, cet être sans enveloppe charnelle, ce pur esprit qui semble parfois être une création de Borges lui-même. En fait, cet essai sur le plus européen des écrivains argentins a le mérite de mettre en lumière la nature double de votre création, à la fois romancier magistral de La Maison verte ou de La Fête au Bouc, et en même temps un critique d’une lucidité irrésistible.
Il me semble que votre nature ubiquiste, être des deux côtés de la barrière, la création et la critique, mais aussi dans l’énergie de la vie, vous donne une position enviable de surplomb sur les autres et sur vous-même. Dans vos Lettres à un jeune romancier, vous êtes le lecteur avisé qui conduit votre jeune correspondant vers le point secret, le mystère ou la grâce d’une œuvre, la puissance exhibitionniste et convaincante du narrateur des Misérables ou l’usage magistral de la retenue d’informations chez Hemingway ou encore vers la troublante entrée en matière de Moby Dick. Votre dernière lettre renvoie le débutant à sa propre liberté. Il doit comprendre que tous les conseils de son grand frère Mario ne lui serviront pas à grand-chose. « Il est impossible d’apprendre à un autre à créer, lui dites-vous ; tout au plus peut-on lui apprendre à écrire et à lire. Le reste, chacun l’apprend en trébuchant, en tombant et en se relevant sans cesse. » Autrement dit : débrouille-toi ! Et vous ajoutez : « Tout ne sera pas rose… »
Cette vision panoptique vous autorise à regarder la littérature comme une discipline à la fois redoutable et merveilleuse qui a organisé, nourri, cadré et égayé votre manière de vivre. Vous l’aviez d’ailleurs prévu. « Je savais, écrivez-vous en citant Thomas Wolfe, qu’une cellule lumineuse brillerait à jamais, le jour, la nuit, à chaque réveil, à tout instant de sommeil de ma vie […], qu’aucune femme ne pourrait l’éteindre et que jamais plus […] je ne pourrais m’en libérer. » Mais après tout, vous aviez été prévenu, par votre ami Flaubert. « Il faut travailler, jeune homme, disait-il et plus que ça. Tout le reste est vain. »
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C’est ainsi que le métabolisme singulier de votre vie d’homme qui écrit, votre mémoire, vos habitudes, votre énergie, vos envies, stimulées par la réalité qui vous entoure, ont mobilisé les ressources de votre esprit transformateur. Vous n’avez jamais lâché le fil de vos formidables aventures romanesques. De solides mirages liméniens étaient apparus dans vos premiers romans, comme si vous n’en finissiez pas de défroisser les souvenirs du vieux Pérou. Votre pays natal est ainsi devenu au fil de vos livres une sorte de patrie philosophale et s’est transmuée pour vous en un extraordinaire gisement narratif, le magasin central de la fiction Mario Vargas Llosa où, sans même avoir besoin d’en pousser la porte, vous avez trouvé les personnages, les rêves, les mythes, les images qui semblaient vous attendre. Vous construisez ainsi une extraordinaire Maison verte, dans un écart du Pérou. Avec son architecture sophistiquée, c’est l’un de vos premiers monuments romanesques. Des personnages s’animent, avec une intensité étonnante. Ce sont des prostituées, des missionnaires catholiques, les tribus de la forêt, des cueilleurs et des marchands de caoutchouc, des soldats, mais aussi un fleuve, ou encore la pluie, tous héros à part entière d’une polyphonie subtile et efficace. Conversation à La Catedral dresse à nouveau un tableau saisissant de la comédie humaine, des dirigeants et de la corruption au Pérou. Votre Histoire de Mayta, en 1986, rassemble trois histoires, unifiées par une question qui commence à vous obséder : « Est-ce que cela a un sens d’écrire un roman dans l’état actuel où se trouve le Pérou, alors que tous les Péruviens sont en sursis ? » Votre pays était votre source, il le demeure, mais il devient votre souci. Au début de Conversation à La Catedral, déjà, l’un de vos personnages, Zavalita, se demandait : « À quel moment le Pérou s’est-il foutu en l’air ? »
Cela devait arriver. Je pourrais dire que c’était écrit. Après avoir mené pendant trente ans deux existences parallèles, l’une dans sa maison de Barranco, l’autre dans les capitales des tendres stocks de la littérature européenne, Mario Vargas Llosa a pensé qu’il ne pourrait plus rester très longtemps « en étrange pays dans son pays lui-même ». Au Pérou, des voix vous pressaient d’agir. À la fin de la présidence d’Alan Garcia, en 1990, vous avez jeté votre notoriété, votre énergie, votre talent et vos amitiés dans ce chaos en vous portant candidat à la présidence de la République, contre Alberto Fujimori. Ce jour-là, vous aviez frappé à la porte de l’enfer. « Si c’était à refaire, je ne recommencerais jamais, m’aviez-vous confié dans la semaine qui a suivi votre défaite quand je vous avais accueilli à Paris. J’avais lu Le Prince de Machiavel. Machiavel avait tout dit. La politique n’est qu’une technique, dissociée de la morale et des idées. J’ai vécu cette instrumentalisation des valeurs pendant les trois années qu’a duré ma campagne. »
Vous aviez pourtant posé votre plume, mis entre parenthèses votre manière de vivre pour donner tout votre temps aux joutes et aux tournois. Vous aviez mis les mains dans les plaies du peuple et vous aviez prêché la mort d’un tout-État corrompu et incapable. Vous aviez déclaré la guerre au Sentier lumineux. Le Sendero luninoso, « sentier lumineux », quel beau nom de baptême, tellement trompeur, pour un programme de mort conduit au nom de l’espérance !
Les sondages vous sacrent avant d’adouber le nom d’Alberto Fujimori. Entre le premier et le deuxième tour, une centaine de vos partisans sont assassinés. Chaque soir, vous prenez connaissance des funèbres statistiques de la journée qui vient de s’écouler. Finalement vous êtes battu et quittez le Pérou. Je mentionne cet incident de parcours, une exception dans votre manière de vivre, car la littérature sera votre consolation. Vous récupérez très vite votre vocation d’écrivain et vous publiez Le Poisson dans l’eau, journal d’une aventure dissociée de la morale et des idées. C’est votre façon de tourner la page, de partir sans amertume puisque pour un écrivain, tout est bon, mécomptes et victoires, à jeter dans le grand chaudron de l’œuvre.
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Depuis toujours les hommes rêvent. Ce n’est pas un hasard si vous vous attachez après votre défaite au destin de deux rêveurs d’exception, deux minoritaires-nés, Flora Tristan, militante féministe et ouvriériste, qui voit le jour en 1803, et son petit-fils Paul Gauguin, mort un siècle plus tard dans un faré des îles Marquises. Deux vies d’utopistes, marquées par le hasard du sang, par le sceau de la tragédie, et par un appétit insatiable de ce qui n’existe pas, et que vous réunissez dans un roman, Le Paradis, un peu plus loin.
Depuis toujours les hommes rêvent. Pas d’utopie sans croire, comme l’écrivait Brecht, que le monde a toujours besoin d’être changé. Vous entretenez depuis toujours, comme homme et comme écrivain, un rapport complexe avec l’utopie. Votre premier roman, La Ville et les chiens, s’il était une puissante création littéraire, appelait à la réforme de l’institution que vous décriviez. Dans vos essais, vous avez critiqué les mensonges et les dangers des utopies, qui peuvent être à vocation totalitaire quand elles prétendent imposer le bien par le glaive. Vous avez donc choisi de vous installer sur la rive d’un certain désenchantement, rive qui n’est souvent séparée de l’autre rive, celle de l’utopie, que par le fleuve du temps. Votre ami Claudio Magris parle d’ailleurs de « l’indivisible symbiose » de l’utopie et du désenchantement. Si vos réflexions et votre histoire personnelle vous ont conduit à la certitude que le Sauveur suprême n’existe pas, ou que le Paradis est toujours plus loin, elles ne vous ont pas empêché de refaire le chemin de ces deux rêveurs, et de vous approprier par la fiction le territoire de leurs quêtes.
Vous nous offrez le récit de deux voyages, car l’utopie est souvent un nomadisme où s’énonce un idéal. Voyage intérieur de Flora Tristan, qui se souvient de ses aventures à Londres, mais aussi au Pérou, jusqu’à Arequipa, cette lointaine ville blanche, posée à 2 500 mètres d’altitude dans l’ombre de trois volcans, qui était le berceau de son père, et aussi le vôtre. Voyage aussi dans la France des ateliers, des faubourgs et des cabarets. Paris, Dijon, Mâcon, Marseille, Toulon, Roanne, Saint-Étienne, Lyon, etc. sont les étapes d’une enquête prophétique. Florita la rebelle assiste à la naissance de la classe ouvrière. Elle croise des regards poseurs d’inquiétude, voit des corps exténués par le travail. Des hommes parfois traités en esclaves, arrachés à leur village par la pauvreté, et que protègent de moins en moins les liens des ancestrales corporations. Bientôt il n’y aura plus de compagnons, ni de dignitaires, plus d’Agricol Perdiguier, pour rappeler chacun, qu’il soit maître ou ouvrier, à son devoir. « Quatre-vingts malheureux s’entassaient, devant trois rangées de métiers à tisser, dans une cave asphyxiante où il était impossible de se tenir debout, tant le plafond était bas, ou de changer de position, en raison de l’entassement. » Partout où elle passe, Flora tient des réunions, elle prêche la liberté, l’égalité des sexes, elle distribue des exemplaires de son journal L’Union ouvrière, tout entière dévouée à sa mission : « la rédemption de l’humanité ». En passant, elle traite même Karl Marx, qu’elle a rencontré chez un imprimeur, « de porc-épic et de chapon ». Dans les salles de rédaction des journaux, dans les loges maçonniques, dans les locaux syndicaux, chez les saint-simoniens, chez les fouriéristes et les phalanstériens, chez les communistes icariens, des précurseurs du socialisme, inlassablement elle cherche des têtes ouvrières et pensantes, prêtes à inventer d’autres façons de travailler et d’aimer.
Paul Gauguin, lui, est un nouvel Ulysse. Le voyage de cet homme, qui fut marin et a passé cinq années de sa vie à courir les mers, l’emmène de sa Bretagne de Pont-Aven jusqu’au village des îles Marquises, via Paris, Aden et Papeete. Le petit-fils de Flora cherche sa liberté d’homme et de créateur en dehors des normes de la civilisation qui est la sienne. « Tu avais fait un nouveau pas vers ta liberté, écrivez-vous. De la vie de bohème et d’artiste à celle du primitif, du païen, du sauvage. Un grand progrès, Paul […]. La véritable révolution dans la peinture ne se produirait pas en Europe, mais loin, sous les Tropiques… »
Il y a dans la vie de Gauguin des crépuscules violets, des vahinés, belles comme des tanagras, tellement libres de leurs corps, qui vont et qui viennent, mais toujours disparaissent. Les chefs-d’œuvre du peintre, nommons-en quelques-uns, Nevermore, L’esprit des morts veille, Papa moe, témoignent d’une errance qui n’est pas vaine et d’un immense bonheur venu au talent, en dépit de tout. Car ne nous y trompons pas. Les errances des idéalistes sont toujours des chemins de croix.
Flora et Paul mènent des existences de parias. Cauchemars, grande misère et auto-destruction pour Paul. Course au pays du mensonge, de l’hypocrisie et du cynisme pour Flora, qui compare son tour de France au périple de Virgile et Dante en enfer. Tous les deux sont morts libres, loin des abîmes du Mal, après avoir fait de leurs rêves le terrain de leur liberté. L’espérance est ce qu’il peut nous rester de l’utopie quand les rêves ont perdu de leur chair et de leur attrait. Votre Paradis, un peu plus loin est une très belle méditation sur l’espérance, quand les dieux de la justice et de la solidarité semblent avoir déserté notre terre. C’est aussi un roman sur la France à la jointure d’un Moyen Âge prolongé et d’une industrialisation sauvage, sur le chagrin ouvrier, les métamorphoses d’un vieux pays et sur ces hommes qui ont autant besoin d’aventures que de pain.
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Après le pas de côté de votre candidature péruvienne, vous n’avez pas renoncé à regarder votre pays dans votre lunette de romancier, mais vous avez ouvert la focale. Les maladies du Pérou, vous le saviez depuis longtemps, relevaient des maladies générales du sous-continent sud-américain auxquelles vous restez toujours attentif, je pense par exemple à votre engagement pour les coupeurs de canne haïtiens devenus les parias des Caraïbes.
C’est ainsi que vous publiez La Fête au Bouc, récit de la dernière journée du dictateur Rafael Leonidas Trujillo, qui a régné pendant près de trente ans sur les âmes et les esprits de la République dominicaine, transformée en sanguinaire satrapie des tropiques.
L’impressionnante architecture du livre encadre l’histoire de ce manteau de fer jeté sur un peuple que l’on cadenasse en même temps qu’on le presse de perdre son âme. Votre récit autour du retour d’une jeune avocate new-yorkaise au chevet de son père mourant à Saint-Domingue, et de l’attentat ourdi et réussi par quatre jeunes conjurés contre le tyran. La politique, c’est la tragédie de notre temps, disait André Malraux. Vous réunissez tous les ingrédients de la tragédie pour La Fête au Bouc. D’abord en convoquant les principaux personnages de cette dictature. La figure du tyran bien sûr, le Chef, celui à qui rien n’échappe, l’homme réputé pour ne jamais transpirer. Ses affidés et ses hommes de main, l’Ordure incarnée, l’Ivrogne constitutionnel, les sicaires qui torturent, qui émasculent et qui tuent. Un ancien mannequin dont le Chef a fait son interprète et qui lui choisit ses costumes, chargé de le faire paraître raffiné et élégant. Le père qui livre sa fille au Bouc dans sa maison de San Cristobal. Les quatre héros, les conjurés qui en appellent à saint Thomas d’Aquin : « L’élimination physique de la Bête est bien vue par Dieu si grâce à elle on libère un peuple. »
Notre regretté confrère l’historien Georges Duby, dans un entretien avec le philosophe Guy Lardreau, avait déclaré que l’imagination venait parfois au secours de son travail d’historien. Dans votre roman, La Fête au Bouc, vous affrontez l’histoire de Saint-Domingue comme vous affrontez l’histoire des Temps sauvages imposés au Guatemala par les États-Unis. C’est l’Histoire qui institue le cadre précis de La Fête au Bouc, elle fixe le tempo, vous fournit le décor et les personnages. Mais votre imagination, et c’est le suprême privilège de la fiction, vous permet de raconter l’histoire des hommes, leur intimité sous la dictature. Avec vous, nous entrons dans le secret de leurs vies, dans les questions qu’ils se posent, dans les compromissions les plus louches, dans leur lâcheté parfois, mais aussi dans le courage de chacun. Cette façon que vous avez de prendre à bras-le-corps l’histoire par la fiction nous permet de comprendre le phénomène de la corruption des âmes et « l’ombre de tristesse » qui voile la vie quotidienne du peuple et la disparition du libre arbitre. « La tasse de café ou le verre de rhum devait avoir meilleur goût, écrivez-vous, la fumée du tabac […] ou les merengues à la radio devaient laisser dans le corps et dans l’esprit une sensation plus agréable quand on disposait de cela que Trujillo avait ravi aux Dominicains depuis plus de trente et un ans : le libre arbitre. »
La très longue attente des conjurés, leur fuite désordonnée après l’attentat, l’interminable voyage de la jeune vierge en robe blanche offerte par son père au bourreau en chef, à chaque page, vous étourdissez le lecteur par votre rythme, vous le tenez en haleine par l’énoncé des vertus héroïques de ceux qui ont décidé d’en finir avec la tyrannie, vous lui imposez la fantaisie totalement maîtrisée de votre composition, vous le prenez dans les rets de vos mots.
En donnant un destin à chacun de vos personnages, qu’ils soient réels ou inventés, vous les faites entrer dans l’universel tragique. Pourquoi le major général José René Roman, qui était ministre de la Défense, et a pris une part active au complot visant à assassiner le despote, est-il entré dans un état somnambulique qui l’empêche d’exécuter son plan ? Comment est-il devenu un mouton ? Et un traître ? Pourquoi n’a-t-il pas fait ce qu’il devait faire ? Pourquoi le docteur Agustin Cabral a-t-il livré sur un plateau sa fille Urania au Généralissime ? Votre récit nous entraîne, il nous aspire, il nous donne l’illusion d’avoir vécu la violence de cette conjuration et d’avoir partagé les tourments du peuple assujetti à la dictature. Que vos personnages soient réels, comme Trujillo, ou inventés, comme le médecin et sa fille, nous leur prêtons tout ce qu’il y a d’humain en nous. « Tant nous leur prêtons, tant vaut l’œuvre », disait Paul Valéry.
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Cher Mario Vargas Llosa, en 1959, vous arriviez à Paris et, vous nous l’avez rappelé, vous avez poussé le soir même la porte d’une librairie qui a joué un rôle essentiel dans la vie de plusieurs générations d’étudiants. Cette librairie, fondée deux ans auparavant par François Maspero, se nommait La Joie de Lire. La Joie de Lire était un havre pour tous les oiseaux de passage. Elle vous a offert un maître. La joie de lire est devenue très vite pour vous la joie d’écrire. Cette joie semble chez vous inépuisable. Je n’ai fait qu’effleurer votre œuvre en évoquant quelques-uns de vos livres. Vous avez depuis vos premiers pas parisiens fait preuve d’un talent constant, toujours renouvelé et frais, apportant à chacun de vos romans une vitalité qui déborde la vie même. Chaque livre est à la fois votre bouclier contre le temps qui passe et l’épée de celui qui reste en quête d’une certaine idée de l’infini.
Votre œuvre, cher Mario Vargas Llosa, fait entrer votre lecteur dans un carrousel de fêtes partagées. Celui qui vous lit se découvre soudain une étrange parenté avec vos personnages, il tire son miel d’un détail qui l’enchante, il s’aperçoit dans le miroir de vos ouvrages sans immédiatement se reconnaître. N’est-il pas plus grand, plus beau, plus fraternel qu’il ne se croyait ? Il rit, il pleure, il aime, il réfléchit, il est heureux. Il est différent sans cesser d’être lui-même. Ce bonheur de lecture, ce bonheur pris hors du monde, n’est-il pas singulier ? Oui, très singulier, mais vital, et nécessaire. Il nous ouvre les portes de deux univers indissociables, la réalité et la fiction, qui se poursuivent, se superposent, se dévorent et s’enrichissent mutuellement. Comme vous l’avez écrit : « La vie ne suffit pas. »
Joie de lire, joie d’écrire, joie de vous accueillir dans notre Compagnie, cher Mario. Milan Kundera a écrit que l’un des échecs de l’Europe était de n’avoir pas réussi à penser sa littérature comme « une unité historique ». Nous ne sommes pas sortis, hélas, de l’ère des testaments trahis. Et la conscience de l’unité historique de l’Europe est bien malmenée par ceux qui en ont la charge. Mais votre présence, et ce qu’elle signifie pour nous tous, ici à Paris, mais aussi à Madrid, à Londres, ou à Berlin, toutes villes où je vous ai parfois retrouvé, le regard venu du lointain de Miraflores que vous avez toujours posé sur notre littérature, donne un relief mélancolique à cette unité et à son manque. L’un des nombreux livres de vous que je n’ai pas cités porte comme titre l’Appel de la tribu. Ce merveilleux exercice d’admiration et de reconnaissance témoigne de la vive clarté que vous êtes capables de projeter sur les personnages dont vous vous emparez, même s’ils sont vos maîtres. Avec affection et non sans humour, vous payez vos dettes à sept intellectuels européens, dont Karl Popper, Raymond Aron et Isaiah Berlin, qui ont accompagné votre métamorphose, du marxisme au libéralisme.
Ce qui n’aurait pu être qu’une histoire des idées libérales depuis Adam Smith devient sous votre plume le roman des idées et le commentaire coruscant d’un temps que nous avons vécu. Vous rapportez avec brio l’évolution des idées libérales sans vous interdire de rappeler qu’Isaiah Berlin a déclaré à la fin de sa vie, dans un entretien testamentaire, qu’avec un système de liberté économique débridée, « on remplit d’enfants les mines de charbon ». Jean-François Revel, votre combatif ami, non conformiste par excellence, est le dernier de ces sept piliers de la sagesse libérale. Il me plaît de l’invoquer maintenant pour vous accueillir. Notre cher Jean-François Revel vous dit de plus loin que moi ce que nous pensons tous : cher Mario Vargas Llosa, vous êtes ici chez vous, dans notre opiniâtre tribu d’éphémères immortels.