DISCOURS
POUR L’INAUGURATION DE LA STATUE
DE
ROTROU
À DREUX
Prononcé le dimanche 30 juin 1867
PAR M. DE FALLOUX
MESSIEURS,
Au moment où l’Europe vient admirer chez nous les merveilles évoquées de tous les points du globe, au moment où la France va récompenser le persévérant labeur de ses enfants et saluer avec une franche cordialité les chefs-d’œuvre de nos émules, vous avez écouté une bonne inspiration, en invitant vos concitoyens à une solennité purement littéraire. Ce n’est là ni une contradiction, ni même un contraste, c’est plutôt un heureux à-propos et le légitime déploiement de notre richesse nationale. Un peuple a le droit d’être fier quand il possède assez de gloire pour en couvrir tous les drapeaux, le drapeau de l’industrie comme celui de l’honneur, celui des arts comme celui des lettres. Ce n’est donc point trop de hardiesse que d’honorer la mémoire d’un vieux poète en regard de tous les spectacles contemporains. La sympathie de l’Académie française pour une telle fête ne pouvait être douteuse ; la reconnaissance de ceux que vous voulez bien accueillir comme ses représentants est profonde.
Le nom de Rotrou compte parmi les noms que le temps consacre et que la comparaison grandit. Les titres d’une nation ne se tracent pas seulement sur le parchemin, ils s’écrivent aussi sur le marbre et sur le bronze. Ses statues, ses monuments publics, doivent être le résumé populaire, la tradition toujours présente de son histoire, et, de génération en génération, un puissant appel à l’intelligence, à la vertu, au patriotisme. Rarement cet hommage aura été mieux justifié qu’aujourd’hui.
On dirait que le génie de la France s’y est pris à deux fois pour produire l’auteur du Cid, et qu’il s’est essayé sur Rotrou avant de nous donner Corneille.
Né trois ans après notre grand tragique, Rotrou fut cependant, par la précocité de son talent, le prédécesseur et l’initiateur de Corneille dans l’art de représenter les nobles passions, les caractères et les sentiments héroïques.
Dès l’âge de dix-neuf ans, il débuta par une tragi-comédie qui obtint à l’hôtel de Bourgogne un grand succès. S’inspirant du théâtre espagnol et du théâtre grec, empruntant ses modèles tantôt à la chevalerie, tantôt à l’antiquité, il ne trouvait à la hauteur de sa généreuse nature que les mœurs souverainement empreintes de dignité et d’indépendance. Corneille, qui suivit bientôt la même voie, l’appelait son père ; en réalité, Rotrou fut tour à tour maître et disciple, et toujours ami.
Le cardinal de Richelieu, qui d’une main contenait ou limitait l’empire d’Allemagne, savait de l’autre étendre et confirmer l’empire des lettres.
Rotrou et Corneille furent les premiers qu’il appela dans un cercle intime et littéraire où le ministre-roi apportait autant d’assiduité et d’attention que dans les plus importants conseils de la politique. Ni l’ambition, si près du pouvoir, ni la jalousie, si près de la rivalité, n’altérèrent jamais la touchante amitié des deux poëtes.
Racine était trop jeune pour y prendre sa part ; mais Rotrou eut, du moins, cet insigne privilége que son récit du combat d’Étéocle et de Polynice[1] demeura, durant plusieurs représentations, intercalé dans les Frères ennemis de Racine, qui désespérait de le surpasser. Venceslas, et Saint-Genest sont restés au théâtre. Grâce à de fidèles admirateurs, en même temps habiles interprètes, vous allez en juger tout à l’heure ; vous allez faire revivre une de ces soirées où se plaisaient tant nos pères, et vous aurez bien opportunément consolé ce vieux répertoire français qu’applaudissait encore, au commencement du siècle, un parterre de rois.
C’en serait assez, Messieurs, pour l’honneur de votre compatriote et pour l’éclat de cette journée ; mais Rotrou se signala par d’autres mérites, auxquels vous n’êtes pas moins sensibles : les mérites du citoyen.
Quelles que fussent les séductions qui pouvaient le retenir à Paris, Rotrou garda toujours au suprême degré l’affection du pays natal, et vos pères l’en récompensaient en lui confiant la première magistrature de la cité. Pour elle, il nous a privés de l’honneur de le compter, avec votre compatriote Godeau, évêque de Grasse, parmi les ancêtres de l’Académie française : l’article de nos règlements sur la résidence paraissant à sa conscience scrupuleuse incompatible avec ses fonctions à Dreux qu’il ne voulait sacrifier à aucun prix. Il se trouvait à Paris, cependant, lorsque éclata cette épidémie de fièvre pourprée qui exerça dans votre pays de si cruels ravages. Mais à la première nouvelle du danger, se dérobant aux charmes des plus illustres amitiés, aux enivrements d’une renommée encore jeune et déjà incontestée, il quitta tout, et répondit simplement à ceux qui voulaient l’arrêter : « Qui de vous peut me promettre une plus belle occasion de mourir ? » Il revint en hâte, prompt à se dévouer, comme un homme qui aime et qui croit.
Ce n’est pas dans un tel moment et dans de telles résolutions qu’on pouvait oublier Corneille. L’auteur de Saint-Genest écrit à l’auteur de Polyeucte combien il se félicite, prêt à paraitre devant Dieu, d’avoir toujours rendu à la poésie un culte qui ne fut ni corrompu ni corrupteur[2]. Puis, avec la sérénité du vrai courage, il presse, il organise, il multiplie tous les genres de secours. Sa prévoyance, son énergie, domptent le fléau et vont le faire reculer. Mais le coup qu’il détourne de ses concitoyens le frappe lui-même, et, victime volontaire, il succombe, à peine âge de quarante ans. Il succombe en digne fils de ce XVIIe siècle, où la grandeur de la mort couronnait si naturellement la grandeur de la vie. Rotrou avait dit, par la bouche d’un de ses personnages :
Ma flamme a consumé ce qu’elle avait d’impur[3].
Ce beau vers pourrait servir de devise à la plupart des existences de cette époque où la jeunesse, quelle que fût l’ardeur de ses emportements, conduisait si vite à une grave maturité, où les femmes les plus brillantes abritaient, sous le voile à jamais baissé d’une austère retraite, des années encore pleines de séductions ; où les hommes les plus mêlés aux agitations de leur temps n’y perdaient pas la faculté de se recueillir ; où beaucoup sans attendre les leçons de la vieillesse, ne voulaient plus garder avec le monde d’autres liens que ceux qui sont aussi des liens avec l’éternité : l’étude et la prière. C’est là ce qui demeure un des traits caractéristiques de ce siècle, juste orgueil de l’esprit français et l’une des gloires de l’esprit humain.
À cette époque, les écrivains plaçaient leur but, les lecteurs leur estime, et presque tous leur règle, dans les plus hautes régions de l’ordre moral. Ils savaient allier dans une harmonie, dont le christianisme seul a le secret, la fierté de l’âme et l’humilité du cœur ; ils n’affranchissaient ni leur imagination ni leur vie des lois de la raison, du bon sens et du bon goût. C’est par là que ce siècle a conquis, c’est par là qu’il garde une place à part entre tous les siècles ; c’est par là que les hommes même qui ont paru n’y occuper que le second rang sont élevés au premier par le suffrage d’une postérité respectueuse et reconnaissante.
Vous avez donc fait, Messieurs, un acte de judicieux patriotisme quand, au milieu de tous les hommes distingués à qui Dreux a donné naissance, vous avez voulu honorer particulièrement Rotrou ; vous avez bien choisi votre héros et votre jour ; vous avez vous-mêmes mérité la gratitude publique en rappelant par ce grand modèle aux hommes de bien ce qu’ils doivent aux lettres, aux hommes de lettres ce qu’ils doivent au bien.