Le siècle de Voltaire

Le 1 décembre 2022

Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE

 

Le siècle de Voltaire

DISCOURS PRONONCÉ PAR

Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE
Secrétaire perpétuel

le jeudi 1er décembre 2022

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Pourquoi honorer Voltaire en cette séance solennelle ? Pour lui rendre justice ! Il y a deux ans, sa statue, qui se dressait face à celle de Montesquieu dans le jardinet situé à l’angle du quai Voltaire – ancien quai des Théatins où Voltaire vécut ses deux dernières décennies –, s’est soudain volatilisée. Et toutes les questions posées se sont heurtées au silence avant que soient avancées très récemment des explications embarrassées, nécessité d’un toilettage, fragilité de la statue… À la vérité, la rumeur a couru dès le début, Voltaire était le représentant du vieux monde injuste. Il avait glorifié les puissants et les colonisateurs, méprisé les faibles, insulté le Prophète. Il n’avait donc pas sa place dans l’espace public. L’Académie, dont il fut l’un des membres les plus illustres, se devait de rétablir la vérité.

François Arouet, car c’est son nom, né en 1694, a eu une très longue vie. Et il a manifesté très tôt une puissante personnalité. Au collège Louis-le-Grand, tenu par les jésuites, où il fit ses études, il se passionne pour la poésie – versifiant en français et en latin – et surtout pour l’art dramatique qu’il considéra « dès l’enfance, écrit-il, comme le premier de tous les arts ». À dix-sept ans, le collège quitté, il annonce à son père qui l’imaginait magistrat, sa volonté de se consacrer aux Lettres. Il se précipite à Sceaux chez la duchesse du Maine, qui veut faire de sa cour le premier salon littéraire de France. On y parle Lettres, on y versifie et surtout on y brocarde le Régent, rival du duc du Maine. Arouet brocarde à tout-va et paie vite le prix de ses insolences. Il est jeté à la Bastille, où il passera près d’une année. Il est libéré en avril 1718, le petit roi de huit ans, Louis XV, en a décidé. Mais celui qui quitte la Bastille se nomme Arouet, dit Voltaire, et peu après, il est monsieur de Voltaire. Il ne perd pas de temps. Installé à Paris le 12 octobre, il réussit un mois plus tard à faire représenter par les Comédiens-Français sa première tragédie, Œdipe. C’est un triomphe, on le compare à Corneille et à Sophocle ! Hélas, sa deuxième tragédie, Artémire, pourtant jouée par la grande Adrienne Lecouvreur, est un échec, il faut la retirer de la scène après huit représentations. Voltaire ne s’y attarde pas, il est déjà concentré sur le grand poème épique auquel il a travaillé en prison, La Henriade, un titre qui renvoie à d’illustres fresques épiques, l’Iliade, l’Énéide. C’est un poème en neuf chants, en alexandrins. Le héros du poème est Henri IV et la Saint-Barthélemy y tient une grande place. On entrevoit déjà au fil des alexandrins l’horreur du fanatisme religieux, qui va obséder Voltaire toute son existence. Les critiques pleuvent. Le Journal de Trévoux tonne : « Les rebelles et les hérétiques ont toujours raison dans ce poème, alors que les rois, les papes et les catholiques ont tort. » En dépit de l’opposition de l’Église, le succès est là. La première édition de quatre mille exemplaires est vite épuisée, d’autres suivent, dont certaines imprimées à l’étranger. La jeune reine, Marie Leczinska admire La Henriade, mais aussi Marianne, jouée par Adrienne Lecouvreur, et L’Indiscret. Son approbation ne suffit pas à protéger le jeune prodige. De plus il se prend alors de querelle avec le duc de Rohan, qui le fait bastonner. Monsieur de Voltaire doit constater que son nom ne pèse guère face à celui de Rohan. Et s’ensuit un deuxième séjour à la Bastille. Mais il sera bref, deux semaines seulement car sa réputation a plaidé pour lui. Le maréchal de Villars ne l’appelle-t-il pas « le plus grand poète de son temps » ? Libre mais échaudé par cette mésaventure, Voltaire décide de s’exiler et il choisit d’aller vivre en Angleterre. Les Lettres anglaises, écrites en anglais, témoigneront d’un séjour heureux. Voltaire a une parfaite maîtrise de la langue anglaise, il aime la culture anglaise, et admire dans ce pays l’esprit de liberté, la coexistence des religions et l’existence d’une opinion publique qui s’exprime sur tous les sujets. Il fréquente les grands auteurs anglais, Swift, qui vient de publier Les Voyages de Gulliver, et Pope, et s’émerveille de les voir critiquer sans précautions le monde politique et les institutions de leur pays. L’élite anglaise l’applaudit, souscrit à l’édition traduite de La Henriade, et la cour l’accueille chaleureusement. Voltaire songe à s’établir définitivement en Angleterre. Il y renonce et demande à la Reine de l’aider à obtenir sa grâce. Après une année de démarches, il est autorisé à s’installer à Paris, mais Versailles lui est fermé ! Entre-temps, et cela est important pour la suite de son existence, Voltaire, qui est doté d’un incontestable génie financier, a réussi à se constituer une fortune grâce à de subtiles opérations. Il se flattera toujours de devoir son indépendance à ses dons et non à la faveur de la cour.

Mais aussitôt rentré en France, il se heurte à l’hostilité conjuguée des dévots et de la cour.

L’Église a refusé de donner une sépulture chrétienne à son interprète favorite, Adrienne Lecouvreur, il y répond par un magnifique poème, où il fustige l’intolérance de l’Église de France, l’opposant à l’esprit libéral de l’Église anglicane qui ne connait pas de réprouvés. Indigné par ce poème, le parti dévot le sera plus encore à la lecture de l’Histoire de Charles XII où Voltaire critique violemment le clergé et la noblesse française. Il paie cher son audace. Il perd le privilège royal et l’ouvrage est saisi. Diverses éditions sont alors réalisées à l’étranger et introduites clandestinement en France comme cela s’était déjà fait pour La Henriade. Et Voltaire écrit inlassablement. Certaines des plus belles œuvres de son répertoire dramatique datent de cette époque, Brutus, La mort de César, Ériphyle, et surtout Zaïre, créé à la Comédie-Française en 1732. Dans cette pièce où la religion est si présente, Voltaire oppose « les mœurs turques – ou mahométanes – aux mœurs chrétiennes ». Et Zaïre annonce son œuvre majeure, l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations.

En l’an 1733 s’ouvre dans la vie de Voltaire une période particulière, unique, quinze années de vie partagée avec la marquise du Châtelet, une femme exceptionnelle et certainement la seule qu’il ait véritablement aimée. Quinze années de vie quasi conjugale passées pour l’essentiel dans le domaine de Cirey, propriété du marquis du Châtelet, mari complaisant, années ponctuées d’échappées tantôt communes, tantôt séparées. Quinze années studieuses durant lesquelles Émilie veille au confort quotidien et à la sécurité de son amant-alter ego. Elle lui fait la lecture de textes anglais et latins et ils conversent sans fin de la Bible, de Dieu, de leurs écrits. Mais Émilie est aussi passionnée par les sciences, elle a étudié les mathématiques avec Maupertuis. Elle convainc Voltaire d’élargir le champ de ses curiosités, de s’intéresser avec elle aux sciences. Ils installent un laboratoire à Cirey, multiplient les expériences et les écrits scientifiques. Quand Émilie présente au concours de l’Académie des sciences une Dissertation sur la nature et la propagation du feu, Voltaire signe un Essai sur la propagation du feu. Ils sont généralement en accord sur tous les sujets, mais ils vont s’opposer et se disputer sans fin lorsqu’Émilie découvrira Leibniz et adoptera ses thèses, alors que Voltaire défendra fermement Newton, qu’Émilie avait d’ailleurs traduit. Leurs discussions interminables quant aux mérites comparés de Leibniz et de Newton, leurs oppositions intransigeantes n’altèreront pourtant pas leur entente.

Mais Voltaire ne connaîtra jamais la sécurité. Les Lettres anglaises, parues à Londres, qu’il a traduites et intitulées Lettres philosophiques, sont publiées frauduleusement par un libraire indélicat. Voltaire est effrayé – il a été averti par ses proches, dont le cardinal de Fleury, des réactions qu’elles soulèveront à la Cour –, il nie en être l’auteur. Inutile précaution. Le livre est saisi, le Parlement de Paris ordonne son autodafé pour « insulte à la religion, aux bonnes mœurs et au respect des puissants », et une lettre de cachet est délivrée contre Voltaire. Il fuit avec Émilie à Cirey. Et comme toujours, il se réfugie dans l’écriture. Il écrit pour le théâtre, sa passion, les pièces Alzire, Mérope, l’une de ses plus belles tragédies, et L’Enfant prodigue, rédigé en décasyllabes, mais aussi il achève les Éléments de la philosophie de Newton, qui argumentent la querelle avec Émilie. Tous ses écrits sont enrichis de propos propres à provoquer l’ire de la Cour et de l’Église. Dans Alzire, Voltaire dénonce les violences exercées sur les « bons sauvages » et peint un beau portrait de l’Indien Zamore qui conduit la révolte contre le dominateur. C’est déjà une condamnation de la colonisation !

Deux tentations viennent alors troubler les ermites de Cirey : Frédéric II de Prusse et l’Académie française en sont causes. Frédéric II, fils du « roi-sergent », est un grand admirateur de Voltaire. Écrivain lui-même, désireux de rassembler à sa cour les gloires intellectuelles de son temps, il veut y attirer Voltaire. Il lui écrit, lui propose d’entrer à son service, de quoi tenter Voltaire, le proscrit de Versailles. Malgré l’opposition d’Émilie, Voltaire se rend à Potsdam en 1740 pour un bref séjour. Il a espéré faire de cette visite une mission diplomatique, ayant fait miroiter à la cour, qu’ami du roi de Prusse, il pourrait être un intermédiaire utile entre Versailles et Berlin alors que s’ouvre la succession d’Autriche, annonciatrice de la guerre de Sept Ans. Projet manqué, Voltaire a agacé Frédéric II en le harcelant de questions politiques. Mais il l’a intéressé à sa tragédie Mahomet, qu’il lui a fait lire et qui va remporter en France un immense succès. Cette charge contre le fanatisme d’un imposteur, d’un faux prophète, sera de plus bien accueillie par la censure et les dévots à la suite d’un malentendu. Ils n’ont vu dans Mahomet que le procès du fanatisme de l’Islam et non une dénonciation de l’intolérance et de la tartuferie de toutes les religions. Ce succès encourage Voltaire à se lancer dans l’aventure académique, importante pour lui car il espère qu’admis dans un corps protégé par le Roi, il sera à l’abri de l’arbitraire du pouvoir. Il échoua à sa première tentative devant Marivaux, catholique fervent, apprécié par une Académie où dominent les dévots. Un deuxième échec au fauteuil du cardinal de Fleury, remporté par Mgr de Luynes, le convainc qu’il lui faut, pour être élu, l’appui de Versailles. Une chance lui est alors donnée. On lui propose d’écrire une comédie-ballet pour le mariage du Dauphin avec l’infante d’Espagne. Ce sera La Princesse de Navarre, mise en musique par Rameau. Elle est présentée à Versailles. Le roi est si satisfait qu’il se dit prêt à répondre aux demandes de Voltaire. Que demande Voltaire ? « Des guenilles, la charge honorifique de gentilhomme ordinaire du roi et le titre d’historiographe. » Le roi les lui accorde et lui donne une pension de surcroît.

L’historiographe se met à l’œuvre et produit en trois jours l’histoire de la bataille de Fontenoy dédiée au Roi, qui apprécie l’hommage. De son côté la Pompadour, que Voltaire a honorée d’un madrigal, obtient pour lui la commande d’un opéra à la gloire du roi. Il l’entreprend aussitôt et apporte à la Pompadour Le Temple de la gloire, qui sera représenté à Versailles. Voltaire se sent alors assuré du soutien de la cour. Mais il pense qu’il lui faut aussi une caution religieuse pour neutraliser plus sûrement le clan des dévots.

Il a fait porter Mahomet au pape Benoît XIV, sollicitant de lui un signe d’approbation. Il l’obtient, et c’est l’histoire d’une jolie manipulation de Voltaire qui mérite d’être contée. Dans son message de remerciement, le pape loue « la sua bellissima poema sur la Bataille de Fontenoy ». Voltaire substitue Mahomet à ce titre. Le Vatican ne démentira pas et des chercheurs ne découvriront la supercherie qu’au xxe siècle. Voltaire a gagné, qui peut contester de tels soutiens ? Il est élu en 1746. Son discours de réception prononcé le 9 mai est prudent, il fait l’éloge de la langue française, langue universelle, salue Fontenelle, l’abbé d’Olivet, Montesquieu qu’il jalouse, Crébillon, le censeur officiel, qu’il déteste et craint, mais aussi Frédéric II, les souveraines de Suède, de Russie, Benoît XIV, ainsi que les vainqueurs de Fontenoy. L’exercice a été plus politique qu’académique.

Élu mais toujours en butte aux critiques, Voltaire doit aussitôt se défendre en justice de menées malveillantes, ce qui entache son image. Il y ajoute des maladresses. Ses louanges de la Pompadour ont irrité la reine et Mesdames, les filles du roi. Une époque chaotique s’ouvre alors dans la vie de Voltaire. Il remporte des succès pour une tragédie, Sémiramis, et pour un conte oriental, Zadig. Spectateurs et lecteurs sont transportés par ces deux œuvres à Babylone, et séduits. Mais le bonheur de Voltaire est gâché par le succès que remporte au même moment son ennemi mortel, Crébillon, avec sa pièce Catilina. De surcroît la Pompadour s’est entichée de Crébillon, et Voltaire se sent trahi par cette protectrice précieuse.

En septembre 1749, la vie de Voltaire bascule dans le malheur. Émilie du Châtelet meurt. Certes leur liaison avait évolué en amitié et laissé la place à madame Denis, nièce et désormais maîtresse de son oncle, mais qui ne comptait guère au regard d’Émilie. Voltaire sombre dans le désespoir. L’heure est venue, pense-t-il, de répondre aux invites de Frédéric II.

Voltaire a demandé au roi l’autorisation de passer au service du roi de Prusse. Il y perd son titre d’historiographe mais conserve celui de gentilhomme de la chambre et sa pension. Louis XV commente : « Cela fera un fou de plus à la cour du roi de Prusse, un de moins à la mienne. » Mais il déplore que Frédéric II attire à lui tant de gloires.

Frédéric II nomme son hôte chambellan, lui attribue l’ordre du Mérite, une pension et même une rente viagère pour madame Denis. Tout commence donc bien. Voltaire est fêté par la famille du roi. L’exclu de Versailles participe à la vie d’une cour brillante où le théâtre tient une grande place. On y représente ses pièces et il y joue parfois, tenant notamment le rôle de Lusignan dans Zaïre. Voltaire a aussi trouvé une amie à la cour. Il se lie en effet avec la comtesse de Bentinck, ils échangeront plus de trois cents lettres. Furent-ils amants ? L’histoire n’en dit rien, mais la belle aristocrate, férue de philosophie, lui apportera un soutien précieux, lorsque le séjour prussien tournera au calvaire, et elle l’aidera à quitter son royal protecteur.

Frédéric II est un homme difficile, instable très autoritaire. Il exige de Voltaire qu’il lise tous ses écrits, les corrige, particulièrement l’orthographe, car il écrit en français. Il aime humilier son entourage et n’épargne pas Voltaire, à qui l’on a rapporté un propos du Roi le concernant : « Je presse l’orange et jette l’écorce. » Ce séjour qu’il finit par haïr durera trois ans durant lesquels Voltaire reste, en dépit des difficultés rencontrées, étonnamment actif. Il achève alors Le Siècle de Louis XIV, commencé deux décennies plus tôt, œuvre remarquable en tous points, notamment par sa modernité. C’est l’histoire totale, où les évènements, la biographie sont présentés sur le fond de la civilisation culturelle et matérielle. Avec cet ouvrage, Voltaire a aussi imposé une utile réforme de l’orthographe. Il appelle au respect des règles de bon sens, supprimant l’écart entre écriture et prononciation qui existe alors. « Pourquoi dire en vers anglois et françois, alors qu’on prononce en prose anglais et français ? » demande-t-il. Cette question le préoccupait depuis longtemps. Dans l’Encyclopédie, à l’article « orthographe », il avait déjà écrit : « L’écriture est la peinture de la voix. » Que penserait Voltaire de l’écriture inclusive ? Il compose alors l’Éloge historique de madame la marquise du Châtelet, saluant sa stature intellectuelle exceptionnelle, mais aussi son combat pour imposer à la société son droit, le droit des femmes, à se consacrer aux travaux de l’esprit. Pour Voltaire, la femme savante, objet de risée depuis Molière, appelle la plus grande considération. Citons aussi la Loi naturelle, où il développe les grands thèmes de l’idéologie des Lumières, l’universalisme des valeurs morales, l’égalité devant la loi et s’attaque aux puissants des religions établies, à leur intolérance, mais il critique aussi les partisans du matérialisme athée. Il dit sa croyance en un Dieu animateur de la mécanique de l’Univers et inspirateur d’une morale commune à toute l’humanité. Il propose à Frédéric II l’idée d’un dictionnaire philosophique qui serait écrit par lui et son entourage. Le modèle en serait l’Encyclopédie et l’objectif « la lutte contre l’Infâme ». Voltaire rédige aussitôt les premières notices, « athée », « âme », « Abraham », « baptême », il les soumet à Frédéric II, ainsi que le plan de l’ouvrage. Le projet sera abandonné, mais il renaîtra plus tard sous la forme du Dictionnaire philosophique portatif, œuvre du seul Voltaire.

Il faudrait des heures, voire des jours pour citer tous les écrits de cette époque et les épreuves qui s’abattent sur Voltaire. Le séjour prussien, qui lui est devenu insupportable, va s’achever en tragi-comédie. Voltaire quitte Berlin en 1753, à peu près brouillé avec le roi. Il visite quelques « courettes » allemandes, Leipzig, Gotha, Cassel. Partout il est fêté et heureux. Puis il arrive à Francfort, où il est mis aux arrêts dans son auberge par le Résident de Prusse. Francfort est pourtant une ville libre où Frédéric II n’a aucune autorité. Cette quasi-captivité va durer presque un mois et demi et se terminera par une évasion rocambolesque. Et les ennuis de Voltaire ne sont pas encore terminés. L’ouvrage auquel il travaille depuis longtemps, l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, a été publié sous le titre Abrégé de l’histoire universelle depuis Charlemagne jusqu’à Charles Quint par un éditeur malhonnête, adepte des éditions pirates. Il est truffé d’erreurs historiques et d’attaques grossières contre la religion chrétienne et la monarchie. Le procédé est courant, mais Voltaire ne peut apaiser le courroux du Roi et de l’Église. On lui signifie qu’il est indésirable à la cour et même à Paris. Au terme d’une errance désespérée, il décide de se réfugier dans la république de Genève, où il retrouve d’Alembert, qui l’invite à collaborer de nouveau à l’Encyclopédie. Il le fera pendant deux ans avant de se consacrer à son propre dictionnaire. Et il écrit alors le Poème sur le désastre de Lisbonne, l’une de ses œuvres maîtresses et l’un des plus beaux poèmes de la langue française. Devant cette catastrophe qui l’a bouleversé, Voltaire s’interroge sur le bien et le mal, tourne en ridicule la thèse de Leibniz « tout est pour le mieux » et expose ses doutes sur le Dieu naturel, dont il refuse cependant de nier l’existence. Il est toujours aussi hostile au matérialisme athée qu’à l’Infâme.

Puis il s’installe. Il acquiert le château de Ferney, en territoire français, à une demi-lieue de Genève, afin de pouvoir en cas de danger se réfugier en Suisse. Ce domaine a appartenu à Guillaume Budé, le grand humaniste de la Renaissance. Quel symbole ! Il achète aussi Tournay et devient seigneur de Ferney, comte de Tournay, gentilhomme ordinaire de la Chambre du roi. À Versailles on se gausse de ses prétentions nobiliaires.

L’éternel vagabond est devenu un hobereau qui veut se consacrer à faire de son domaine un modèle de développement rural. Mais auparavant il publie Candide sous un faux nom – Docteur Ralph – et c’est un coup de tonnerre. Vingt mille exemplaires sont vendus la première année, c’est le succès de librairie du siècle. On le lit dans toute l’Europe et on le relit encore aujourd’hui. Candide a pris rang dans la littérature universelle. L’optimisme de Pangloss, ancien maître de philosophie de Candide, résiste à toutes les catastrophes. Voltaire raille les leibniziens, pour qui « tout est mieux dans le meilleur des mondes », mais conclut avec Candide qu’il faut accepter le monde et « cultiver son jardin ». Les dévots se mobilisent une fois encore contre l’ennemi de la religion et des bonnes mœurs. Le pire est à venir.

En 1758, Helvétius publie De l’esprit, le clan des « anti-Lumières », conduit par la reine, le Dauphin et quelques dames de la cour, se déchaîne. Le privilège de l’Encyclopédie est révoqué, l’assaut contre les encyclopédistes trouve des adeptes. Lefranc de Pompignan, tout juste élu à l’Académie, les attaque grossièrement dans son discours de réception. Il est particulièrement violent à l’égard de Voltaire, et le Roi s’en réjouit, dit-on. Voltaire réagit par un libelle Les quand, Notes utiles sur un discours prononcé devant l’Académie française le 10 mars 1760, où il ridiculise si fort Lefranc de Pompignan que celui-ci va se terrer à jamais dans son Montauban natal. Mais il est suivi par un adversaire des Lumières plus subtil et coriace, Palissot, dont la comédie Les Philosophes, jouée à la Comédie-Française, est ravageuse, en particulier pour Rousseau représenté à quatre pattes broutant une laitue. Voltaire, épargné par Palissot, se tait d’abord. Il n’ignore pas que l’abbé Morellet, futur académicien, a été enfermé à la Bastille pour avoir répondu à Palissot. Puis, pressé par d’Alembert et Fontenelle qui critiquent vivement son silence, il lance trois brûlots. Une satire en décasyllabes, Le Pauvre Diable, Le Russe à Paris et La Vanité et fait représenter L’Écossaise qui divertit tout Paris.

En même temps, Voltaire prépare une luxueuse édition de Corneille dont il propose à l’Académie le patronage. Cette édition est vendue par souscription et le bénéfice doit en être versé à une lointaine parente de Corneille, que Voltaire a adoptée et élevée. Le Roi est séduit et en commande deux cents exemplaires, les impératrices de Russie, Élisabeth et Catherine en prennent autant et toutes les têtes couronnées d’Europe les suivent.

En 1763 enfin, une nouvelle femme entre dans la vie de Voltaire. Ce n’est pas une amante mais une impératrice, Catherine II de Russie, qui vient d’enlever le trône à son mari Pierre III. Admiratrice fervente de Voltaire, elle veut, comme l’avait fait Frédéric II, l’attacher à sa cour. Elle y échoue, Voltaire et elle ne se rencontreront jamais. Mais leur important commerce épistolaire, cent quatre-vingt-sept lettres, durera jusqu’à la mort de Voltaire et créera des liens profonds entre eux. Réticent d’abord, Voltaire oubliera vite ses inquiétudes pour voir en Catherine II, qu’il appelle sa Cathau, le modèle du souverain éclairé. À la mort du philosophe, Catherine achètera sa bibliothèque. Depuis trois siècles, c’est l’un des plus célèbres trésors de Saint-Pétersbourg.

Cette rencontre clôt le temps où Voltaire a vécu pour son œuvre, et ouvre un temps remarquable où il se métamorphose, comme le dira Paul Valéry dans son discours fameux de 1944, en « ami et défenseur du genre humain » et atteint une gloire qui défiera les siècles. Il avait jusqu’alors vécu pour écrire. Il continuera à écrire, mais il écrit, il le dit, pour agir. Et seule comptera pour lui dès lors la défense de la liberté et des persécutés. Michelet résume ce changement : « Il est devenu celui qui souffre, celui qui a pris pour lui toutes les douleurs des hommes, qui ressent et poursuit toutes les iniquités. »

Tout commence avec l’affaire Calas, que Voltaire découvre au lendemain du supplice et de la mort du protestant accusé d’avoir pendu son fils tenté de se convertir. Dès ce moment, Voltaire se consacre à ce qui va devenir toute sa vie, la défense des victimes de l’intolérance religieuse qui est, écrit Voltaire, source de crimes effroyables. Voltaire enquête, rassemble les informations, fait le procès des puissants et finit par imposer la réhabilitation des accusés. Dans ce combat il est seul, il n’a pour arme que sa plume et son génie littéraire. Par la seule vertu du verbe, il va tenter de mobiliser toute la société et tous les grands du monde. Il sera alors ce que nous nommons « l’intellectuel engagé », conscience morale d’un monde sans morale. Il est le premier du genre, le premier intellectuel de l’histoire, il l’a créé, mais il restera toujours seul à mener ses combats. En ce temps il n’existe ni comité de soutien, ni pétition, ni media pour accompagner celui qui s’est engagé pour la justice. Voltaire doit à lui seul créer aussi, Valéry l’a dit, une opinion publique qui puisse l’entendre. Le Traité sur la tolérance, qu’il écrit alors, est le procès du fanatisme et de l’intolérance que Voltaire instruit en s’appuyant sur l’affaire Calas. Ce traité lui vaudra une renommée universelle, mais aussi combien de difficultés. La poste royale le saisit. Choiseul et Bernis, des proches, refusent de recevoir le Traité, même si Choiseul reconnaîtra en privé son admiration pour cette œuvre. Dès lors, tous les persécutés, les victimes de l’arbitraire, vont en appeler à Voltaire. Après Calas, ce sera la famille Sirven, cause très proche de celle de Calas, et là encore Voltaire va mobiliser les souverains de toute l’Europe pour imposer la révision du procès et apporter un secours matériel aux proches. Ensuite viendra Lally-Tollendal, héros de la bataille de Fontenoy, condamné à mort et décapité injustement pour n’avoir pu sauver Pondichéry. Voltaire n’a pu le défendre, car tout fut secret de son procès, il s’agit de la sécurité de l’État, mais il va s’acharner à le faire réhabiliter. Et surtout, il se battra pour la mémoire du chevalier de La Barre, torturé, décapité et brûlé pour blasphème et sacrilège, ce que l’on ne put jamais prouver. Mais on avait trouvé à son domicile le Dictionnaire portatif de Voltaire, quelle preuve d'impiété ! Voltaire est si atterré par la violence et la barbarie de ceux qu’il traite « d’arlequins anthropophages » qu'il songe un moment à s’exiler, à fuir en Rhénanie prussienne pour y fonder une colonie de philosophes. Mais il résiste à cette tentation car d’autres victimes l’appellent. En 1775, il publie, pour obtenir la révision du procès La Barre, Le Cri du sang innocent. Un texte admirable qui préfigure le J’accuse de Zola. La Barre sera réhabilité après la mort de son défenseur, Voltaire n’a donc pas pu s’en réjouir. Il aura pourtant sauvé sa mémoire comme celle de Lally-Tollendal. Valéry a tout dit : « Voltaire proclame qu’il est des crimes contre l’humanité, contre la pensée et il les décrète d’accusation. Il fait comprendre aussi que le châtiment quelquefois se fait lui-même crime. De ces affaires criminelles dont il s’est soi-même saisi, il saisit le genre humain. Par le seul pouvoir de la plume, rien qu’avec de l’esprit, il ébranle toute son époque. »

En 1774, Voltaire a quatre-vingts ans. Il a gagné ses combats contre l'Infâme, mais il ressent le poids des ans, il veut finir ses jours à Paris. Son retour va lui montrer quelle gloire il doit à ces années consacrées à se battre pour la liberté et la justice. Il arrive dans la capitale le 10 février et dès le lendemain une foule de visiteurs se presse à son domicile, ce sont des délégations de l’Académie française, des Comédiens-Français, Benjamin Franklin, venu à Paris pour signer le traité négocié par Vergennes avec les insurgents. L’entrevue entre les deux héros de la liberté mobilise la presse, tout Paris retient son souffle. Le 8 mars, lorsque Voltaire sort en carrosse, il est escorté par une foule en délire. Enfin le 30 mars, c’est l’apothéose. En une journée inoubliable, dira Voltaire, il retrouve l’Académie, puis le théâtre. D’abord l’Académie, assiégée par une foule immense, qui au mépris de l’usage se porte à sa rencontre. Elle le nomme directeur et il va lui consacrer le dernier mois de son existence. Il plaide alors pour une réforme du Dictionnaire, qui fasse place à l’étymologie, à la conjugaison des verbes irréguliers, rende vie à des mots et des expressions oubliés et crée de nouveaux vocables. Ce dictionnaire doit aussi être une grammaire, prône Voltaire. Le projet ne lui survécut pas, mais la 9e édition du Dictionnaire de l’Académie française, celle qui s'achève actuellement, a adopté toutes ses préconisations. Elle témoigne du respect de la Compagnie pour les leçons de ce confrère prestigieux, et devrait, en toute justice, être appelée Édition de Voltaire. Et au soir du même jour, Voltaire assiste à la Comédie-Française à la représentation d’Irène, sa dernière tragédie, créée deux semaines plus tôt. Mais il était trop faible le jour de la création pour y assister. Le public, qui excède les possibilités du théâtre, s’y écrase et ovationne debout, interminablement, l’auteur. Marie-Antoinette s’était annoncée, le roi lui enjoignit d’aller à l’Opéra, mais le comte d’Artois fut présent. Le 2 avril ; Irène est représentée à Versailles, Voltaire n’est pas convié et le roi laisse dire qu’il s’y est ennuyé. Le triomphe public et la désapprobation royale ne reflètent-ils pas le fossé qui s’est creusé entre l’élite intellectuelle, le peuple qui s’écrase autour du carrosse de Voltaire et la monarchie, soutenue par le clergé. Le triomphe de Voltaire est intolérable à l'Église et le 12 avril, jour des Rameaux, le sermon que le roi entend à Versailles sera une charge violente contre l’impie Voltaire, et les philosophes.

Mais la fin approche et la question de la relation avec l’église se pose. Voltaire n’est pas athée. Il faisait ses Pâques chaque année, à Ferney dans l’église qu’il a fait reconstruire. Au cours d’une promenade, admirant le lever du soleil, il s’était exclamé : « Dieu Puissant, je crois », mais il a ajouté aussitôt : « Quant à Monsieur le Fils et à Madame sa Mère, c’est une autre affaire. » Dans les deux dernières années de sa vie, Voltaire a précisé sa pensée, insisté sur notre ignorance de la naissance et de la vie du Christ, sur l’imposture des Évangiles et sur le fanatisme des premiers militants de ce qu’il nomme « la secte chrétienne ». L’Histoire de l’établissement du christianisme publiée après sa mort rassemble ses idées. Avant tout, il y « démystifie » Jésus. À l’heure ultime, des prêtres appelés auprès de lui vont s’acharner à lui arracher une profession de foi, à lui faire reconnaitre la divinité de Jésus. « Au nom de Dieu, ne me parlez plus de cet homme-là. » Il ne leur concèdera qu’un propos vague : « Je meurs dans la Sainte Église catholique », mais il refusera de se dire catholique.

Condorcet, son ami intime et biographe, déplorera ce qu’il tenait pour un impardonnable reniement. L’Église catholique en jugera autrement. Pour elle, Voltaire était mort fidèle à son impiété. Et elle refusera que, selon l’usage, un service funèbre soit célébré par l’Académie pour Voltaire au couvent des Cordeliers. Son neveu, l’abbé Mignot, le fera enterrer quasi clandestinement dans l’abbaye cistercienne de Sellières, près de Troyes. Voltaire sera pourtant célébré à Paris et Berlin.

À Paris, les francs-maçons de la loge des Neufs Sœurs, qui avaient reçu Voltaire un mois plus tôt, organiseront une commémoration en présence de Franklin. Et à Berlin, Frédéric II fit célébrer dans la cathédrale une messe solennelle en la mémoire de Voltaire et prononça son éloge. Il reviendra aux hommes de la Révolution de donner à Voltaire une sépulture digne de lui. En juillet 1791, son cercueil est transféré dans l’église Sainte-Geneviève, devenue trois mois plus tôt Panthéon des grands hommes. Mirabeau y avait été déposé en premier. L’Église s’abstiendra de prendre part à une cérémonie qu’elle jugeait blasphématoire.

La conclusion de cette vie, modèle pour la postérité, vie longue d’un siècle, que l’on nommera bientôt « siècle de Voltaire », revient à Victor Hugo. Il déclare lors des cérémonies marquant le centenaire de la mort de Voltaire : « Il y a cent ans un homme mourait, il est mort immortel. »