Réponse au discours de réception de M. Pascal Ory

Le 20 octobre 2022

Erik ORSENNA

RÉPONSE

DE

M. Erik ORSENNA

AU DISCOURS

DE

M. Pascal ORY

____

 

Madame le Secrétaire perpétuel,

Chers confrères et chères, bien trop rares, consœurs.


Vous rendez-vous bien compte ?

Savez-vous bien QUI vous avez élu ?

Serait-ce que ce fauteuil 32, fidèle à sa réputation, ait, une fois de plus, exercé sur vous son influence maléfique ?


Jouir comme une sainte.

Vous avez bien entendu ! Celui que vous avez choisi pour succéder à un autre improbable, maître en flagornerie et pourtant retardataire le jour dit, François W, oui, celui que vous avez choisi est bien l’auteur de cet ouvrage sulfureux, Jouir comme une sainte, publié en l’an de grâce 2017, dans la si fertile collection, Traits et Portraits, dirigée par Colette Fellous, hommage à elle !

Et lorsque à la lecture, on découvre, ébahi tout étant qu’émerveillé, que ce texte magnifique en même temps que promenade, est, en fait, une autobiographie, vous rendez-vous bien compte, chers confrères, bien trop rares consœurs, de qui vous avez élu ?

Certes un professeur émérite à la Sorbonne, historien de grand renom et de vaste domaine.

Mais aussi un homme qui confesse, preuves à l’appui, qu’il jouit comme une sainte.

À l’instar, bien sûr, d’une certaine Thérèse d’Avila, sculptée en pleine extase par Gian Lorenzo Bernini, dit le Cavalier Bernin, pour l’église romaine de Santa Maria della Vittoria, dans les années baroques 1647-1652.

En ces temps où la plupart des libertés sont punies de mort, et notamment la liberté face aux religions ou la liberté face aux genres, je salue votre courage.

Volontiers on nous dit couards, figés dans le conservatisme, et serviles face aux conventions, vous êtes l’exemple du contraire !

Merci à vous, monsieur Ory, merci de nous avoir donné l’occasion de révéler notre vraie nature : sous l’habit vert notre âme rebelle en même temps qu’intrépide.

 

En conséquence, et en vertu de bien d’autres raisons que je vais avoir l’honneur de rappeler, soyez le très bienvenu chez nous, cher monsieur Ory. Pour que les choses soient claires, et dès l’abord avouées, je parlerai sous l’emprise d’un total parti pris, car vous êtes, car tu es mon ami depuis cinquante-cinq ans, du temps, tu te rappelles, cher Pascal, t’en souviens-tu ?, du temps où existait un autre parti, en gardes-tu mémoire ?, le Parti Socialiste.

* * * 

Comment se célébrer soi-même ?

Voilà le motif, la raison, secrète quoique évidente, pour lesquels tant d’hommes et tant de femmes de lettres écrivent des biographies ou, mieux, des préfaces, moins gourmandes en temps : trousser des éloges à un auteur, c’est le moyen, discret en même temps qu’imparable, de se tresser des couronnes. Croyez-moi, je connais la méthode.

Écoutez notre Pascal à propos d’une formidable linguiste, dont on peut se demander, d’ailleurs, pourquoi nous ne l’avons pas accueillie dans notre Compagnie :

« Si Henriette Walter affectionne l’érudition... tout en mettant à contribution toutes les ressources de la pédagogie pour faire passer cette érudition dans le public, c’est parce qu’elle n’a jamais sacrifié le sensible à l’intellectuel. Il y a assurément une dimension démocratique dans cette démarche mais il y a aussi quelque chose qui participe d’une tâche tout aussi noble : l’enchantement du monde. Saluons l’enchanteresse ; voilà un beau métier. »

Saluons en vous l’enchanteur, Pascal Ory. Nous voici rejoints par un compagnon, expert dans ce beau métier.

 * * *

Fougères !

N’allons pas chercher dans la Géographie, pas plus que dans la Botanique, trop d’illusoires prédestinations.

Mais tout de même !

Si Rennes accueillit votre enfance, c’est Fougères qui vous vit naître.

Fougères, longtemps place forte frontière entre duché de Bretagne et royaume de France et pour cette raison cruciale, martyre de notre Histoire, maintes et maintes fois rasée puis reconstruite.

Fougères, que j’avais, honte à moi, dédaignée, trop pressé que j’étais chaque fois d’aller gagner mon Grand Ouest chéri.

Fougères que, grâce à vous, j’ai parcourue, enchanté par son château, sa rivière Nançon, affluent du Couesnon, et le souvenir, toujours vivant, de ses tanneurs, tisserands ou autres fabricants de ces instruments essentiels à la mobilité qu’on nomme chaussures.

Fougères, où naquit Jean Guéhenno, votre prédécesseur ici même, dans notre Académie, ce petit ouvrier devenu professeur de khâgne, l’incarnation même de l’humanisme combattant.

Et Fougères, le saviez-vous, la preuve, irréfutable, que Shakespeare s’est trompé de ville. Fougères, bien plus que Vérone, capitale de l’amour puisqu’elle donna naissance, le 10 avril 1806, à Julienne Joséphine Gauvain, alias Juliette Drouet, pas moins.

Ces divinités bienveillantes s’étaient penchées sur votre berceau tandis que le nom du lieu, lui aussi, vous indiquait la marche à suivre.

Fougère, par ailleurs cryptogame vasculaire, noble plante préhistorique s’il en fut. Que sa palme forestière vous salue en cet après-midi de gloire !

 * * *

Certains destins glorieux ont pour origine non un rêve d’adolescent, devant une glace, le matin en rasant sa première barbe, mais l’ambition d’une mère : mon fils, je t’ai mis au monde seulement pour que tu deviennes Président. J’ai des noms et des curriculums.

D’autres existences, moins balisées, plus ouvertes et plus généreuses, ont un père pour source vive. C’est votre cas, Monsieur. L’inspirateur se prénommait Jacques. Et il est là parmi nous, cet après-midi. La mort, pas si puissante qu’on ne croit, n’a rien pu faire contre l’évidence de sa présence.

« Expliquer, analyser, interpréter, décrypter. Je suis historien, dites-vous, parce que mon père fut journaliste. »


Entré tout jeune à Ouest-France, Jacques saisit l’occasion, durant l’été 1944, de se joindre à l’armée américaine du général Patton qui passait par là. Il y jouera le rôle d’officier de liaison. Officier de liaison. Quel plus beau titre voulez-vous ? Et quel plus beau premier grand voyage ? Il le conduira jusqu’à l’autre rive du Rhin, visiter Berchtesgaden, le nid d’aigle d’Hitler, et Dachau, l’un de ses camps de concentration. Au retour, Jacques est nommé Grand Reporter par un directeur qui l’aimait bien aussi parce que ensemble, tous deux anciens séminaristes, ils parlaient... latin.

Je vous cite :

« Le schéma classique consistait pour lui à débarquer dans un milieu de lui inconnu – un village, un quartier, un métier, une secte – et à n’en repartir qu’après avoir rencontré une ribambelle d’individus remarquables. À son contact, je me vaccinais contre le snobisme culturel, passant avec un égal plaisir, quoique différent, des récits édifiants d’un vieux curé aux conversations de bistrot... Au volant de sa 4 CV Renault, comme à son piano plus ou moins accordé, mon père m’initiait aussi bien aux poésies de la Renaissance qu’aux chansons d’Yvette Guilbert. »

Car figurez-vous que ce papa magique était AUSSI musicien, et, quand par hasard, quelque reportage, petit ou grand, ne l’occupait pas, il tenait l’orgue à l’église.

À ce bourlingueur perpétuel, il fallait une femme de marin, présente, infiniment présente entre ces navigations sur la terre ferme. Il l’avait rencontrée, à Rennes, dans la célèbre pâtisserie Anquetil.

Elle était pâtissière

dans la rue du Croissant

Ses gentilles manières

Attiraient les passants.

On aimait à l’extrême

Ses yeux de puits d’amour

Sa peau douce comme la crème

Sa bouche de petit four.

Et du soir au matin

Dans son petit magasin

Elle vendait des p’tits gâteaux,

qu’elle pliait bien comme il faut,

Dans un joli papier blanc,

Entouré d’un p’tit ruban.

En servant tous les clients

Elle s’trémoussait gentiment

Fallait voir comme elle sautait

Ses deux p’tites brioches au lait.


La jolie pâtissière offrit stabilité, tendresse et quelque peu de rigueur à l’enfant qui venait de naître et que déjà berçait ce vent violent qu’on appelle curiosité.

Dans un tel climat, comment voulez-vous que le Savoir n’entre pas comme une fête en ce petit garçon émerveillé.

Et lorsqu’il fallait bien que s’épuisent les récits paternels, les livres étaient là pour prendre le relais. Tous les livres, comme autant de bateaux, chacun offrant une nouvelle aventure.

Encore je vous cite : « Nous connaissons tous la saga des cancres, qui dira celle des bons élèves ? Le plaisir d’apprendre du nouveau tous les jours, de lire et relire sans se faire prier la saga de l’Empire romain, la succession des empereurs du IIIe siècle, avec ce moment merveilleux où à Gordien Ier et Gordien II succèdent Pupien et Balbin et pour finir Gordien III, avant que n’apparaisse le mystérieux Philippe l’Arabe, au nom vertigineux... puis enchaîner avec la découverte des mamelons argileux de la Gascogne, les croupes granitiques du Morvan ou le mystère des sources de l’Amazone. »


Monsieur Ory, c’est un comble ! Et d’autres que moi vous en auraient tenu rigueur.

À moi, membre de cette Compagnie depuis vingt-quatre ans, vingt-quatre ans, vous, le bambin, le tout fraîchement élu, avez appris deux mots.

Le premier est « polymathique ». C’est-à-dire la connaissance d’un très grand nombre de sujets, sans forcément de rapport les uns avec les autres. Pythagore, par exemple (580-492 avant J.-C.), Aristote (384-322 avant J.-C.) ou, plus près de nous, Isidore de Séville (560-636) et bien sûr Pic de la Mirandole (1463-1494) furent parmi les polymathes les plus célèbres. Apprenez qu’il existe dans notre département du Morbihan, et depuis 1826, une Société polymathique. J’ose espérer que vous soutiendrez la candidature que je viens d’envoyer.

L’autre acquisition lexicale que je vous dois est celle de « délaissé ». Non le vocable, bien sûr, sous sa forme de participe passé : sans avoir été si souvent délaissé, comment aurais-je pu écrire tant de romans d’amour ? L’abandon est la plus fertile des tristesses. Non, je parle ici de géographie. De même que la laisse n’est pas seulement « le lien solide qui sert à maintenir un animal » mais aussi la partie d’une plage alternativement couverte et découverte par la marée, de même délaissée se dit d’une terre dont on s’est éloigné.

Pascal Ory vous parle :

« Périphérique moi-même par rapport à mes camarades de classe, je choisis systématiquement les périphéries du savoir... Je m’ennuyais sur le latin classique, je me passionnais pour celui du Moyen Âge. On me disait d’admirer Corneille : je me mis à lire Rotrou, d’admirer Baudelaire : j’ouvris Charles Cros et Jules Laforgue et ne les refermai plus.


“Moi je vis la vie à côté

Pleurant alors que c’est la fête.

Les gens disent : comme il est bête !”...

Dans tous les domaines, je choisissais les petits maîtres, le second rayon, les vaincus...

Dans ces délaissés de terrain, je finis par croiser des aînés et des camarades en passions bizarres, archivistes amateurs de curiosa, rats de bibliothèques historiens de bordels, secrétaires de rédaction sympathisants de l’anarchie, éditeurs exhumateurs de Fantomas. » Fin de citation.


Qu’est-ce que la fraternité ? Découvrir en un passant, ce que vous ne saviez pas présent en vous-même, une vérité dont vous n’aviez qu’un soupçon vague et qui soudain vous est dite, mieux, tellement mieux que vous n’auriez pu le dire.

Tendez l’oreille, Pascal Ory se confie :

« Je me découvris, aussi, écrivain ; non pas en écrivant – je ne faisais que ça depuis l’âge de sept ans – mais en comprenant avec Borges la poésie de l’érudition, avec Pessoa le charme discret de l’hétéronymie (laquelle, je me permets de vous le rappeler, n’est pas une pratique sexuelle mais le délice de se cacher sous divers pseudonymes), avec Jarry la radicalité de l’encyclopédisme... »

Merci, merci, monsieur Ory ! Grâce à vous, pour écrire votre accueil, j’ai suivi votre conseil et lu Marcel Schwob. Il était un des grands linguistes de son époque : ses contemporains, à commencer par ses petits camarades écrivains, jaloux et antisémites, s’empressèrent de le rabattre sur la philologie. Faites comme moi, enchantez-vous de ses Vies imaginaires et, peut-être plus encore de ce très bouleversant Livre de Monelle.

Il y célèbre la petite ouvrière prostituée dont il fut l’amant. Comment ne pas partager sa morale : « Épuise, à chaque moment, la totalité positive et négative des choses » (bis !)


Mesdames et messieurs, chers confrères et décidément trop rares consœurs, ce flux d’éloges commence à vous lasser. Moi aussi ! Puisque, malgré sa cruauté, la Vérité est chez nous la Règle, sans cesse à nous rappelée par notre Mère supérieure Hélène, venons-en à la part d’ombre de ce monsieur Ory, trop souriant et trop chevelu pour être honnête !

Occasion pour moi de renouveler la question gênante : si, au lieu de nous précipiter, un certain 4 mars, si nous avions assez enquêté sur la personne de ce très enjôleur candidat, si, ce faisant, nous avions découvert certaines de ses passions déshonorantes, soyez francs, soyez franches, aurions-nous élu ce monsieur Ory, et ce, dès le premier tour ? Que cet aveuglement nous serve de leçon ! Dorénavant, préparons mieux nos scrutins ! Au risque d’infester de quasi voyous notre digne Compagnie.

Quel est donc cette tache au front de ce professeur par ailleurs émérite ?

Je rougis de le révéler. D’autant plus que je vais en profiter pour avouer une semblable, quoique bien moins savante, addiction. Si j’osais un anglicisme, peut être pardonné par le génie linguistique du terme : l’heure est venue d’un coming out. Arriver pour sortir. Donc révéler. Oui, je partage cette passion pour... la bande dessinée ! Gloire à elle ! Et gratitude !

J’entends ma mère.

« Que fais-tu donc ? Je ne t’entends plus ! Ah, encore dans un Tintin ! Tu ne pourrais pas plutôt lire ? »

Comme si Le Lotus bleu ou Le Sceptre d’Ottokar ou Les Cigares du Pharaon n’étaient pas, eux aussi, des LIVRES ! Des livres dignes de ce nom, c’est-à-dire des machines à explorer l’espace et le temps en même temps que d’incomparables professeurs. En tant que conteur et plus tard scénariste, je dois tout à Hergé, l’alliage du point de vue (à chaque instant préciser qui regarde et ce qu’il voit), de la rigueur narrative (l’enchaînement des scènes), et la liberté d’imaginer (oh le bonheur d’imaginer sans contrainte financière ou logistique telle ou telle séquence ! Oh le délice de calculer le coût d’une page, s’il avait fallu la filmer pour de vrai !). En d’autres termes, gloire à la B.D., au sens strict une véritable Science de la Fiction !

Vous êtes entré dans cet univers par la porte des journaux, en faisant, dès l’abord, un choix politique clair : Tintin plutôt que Spirou ! Aujourd’hui encore, je distingue au premier coup d’œil les amis de Milou des admirateurs du Marsupilami !

Et puis vous avez enchaîné avec Pilote, avant À Suivre, le royaume du maître Hugo Pratt, vous savez le papa du plus séduisant des héros, l’insaisissable inconsolable, le ténébreux si romantique Corto Maltese.

Mais chez vous, le goût, toujours, s’accompagne car se renforce de savoir. Vous devenez vite un expert, grâce au renfort de complices.

Hommage à Pierre Assouline ! Cet incomparable biographe dirigeait alors la revue Lire. Son critique de B.D., Philippe Koechlin, venant de brutalement décéder, il vous propose de prendre sa suite. Heureux Pascal ! Déferle soudain chez vous toute la production du genre en même temps que, gravissant les échelons de la carrière universitaire, vous êtes l’un des premiers à recevoir comme mémoire ou thèse des études sur ces histoires imagées. À ce titre, vous êtes l’un de ceux qui ont conféré à cette production volontiers dédaignée par la secte gensdelettres un statut d’Art à part entière. L’amour n’allant pas, chez les Ory, sans preuves d’amour, multiples et récidivantes, saluons votre vitalité !, vous publierez plus tard une vie, très éclairante, de monsieur Astérix, alias René Goscinny et un ouvrage de référence, chez Citadelles & Mazenod.

Et la diversité n’ayant jamais, quoi qu’en disent les pisse-peu et -froid, empêché la fidélité, vous continuez, entre cent autres recherches, à savourer les dernières créations. Notamment à Blois, l’incontournable rendez-vous des amateurs de concordances des temps ; vous y présidez, bien sûr, le jury de la « B.D. historique ».


Nouvelle manifestation de cette conviction, héritée du grand reporter et organiste de père : il faut jouer de tous les claviers à la fois, et des deux mains et des deux pieds, pour que jaillisse la musique et que s’élèvent les âmes !


La Culture !

Peut-être la première Cause de votre vie !

À l’absolue différence de certains présidents qui la considéraient comme un « dossier » parmi d’autres et un « budget », à rogner, vous la savez essentielle. La démocratie n’est qu’une méthode pour désigner des dirigeants. La République, voilà l’objectif. Une Res, une chose commune, une société réunie pour l’aventure partagée de la fraternité.

Qui changera la vie, sinon des citoyens se rêvant Plus qu’ils ne sont ? Plus vastes, plus divers, plus accueillants, plus généreux. Et cette métamorphose de chacun vers le plus vaste, quelle force la rendra possible ? Telle est la Culture, l’audace du possible. Et la guerre jour après jour contre le cancer du « c’est pas pour moi ». La danse, c’est pas pour moi. La musique classique, c’est pas pour moi. Un musée, à d’autres que moi. Ou, à l’inverse, odieusement méprisant mais participant du même refus : la B.D., trop vulgaire pour moi !

Monsieur Ory, je ne connais personne, personne ayant fait de « la Culture » une telle priorité dans la réflexion. Personne, ayant multiplié autant d’approches pour percer ses secrets : essais, récits, biographies. Personne ayant, à ce point, ayant considéré, oui, considérer est le terme, considéré la Culture dans son ensemble, la Culture dans tous ses états, sans exclusive ni hiérarchie.


Plus de QUINZE livres, pour explorer encore et encore ce domaine que nous sommes encore quelques-uns à considérer comme clef pour relancer la République. À l’évidence, c’est avec le thème de la Nation, que nous retrouverons, votre premier sujet. La Cause qui vous tient le plus à cœur.

Quel formidable travail, l’œuvre, au fond, de toute votre vie ! Qui n’est pas finie !

Quelle obstination, en même temps quelle diversité dans les moyens employés pour mener l’enquête !

Tantôt, c’est un essai : Théâtre citoyen. Du Théâtre du peuple au Théâtre du Soleil (Jean Vilar et Ariane Mnouchkine).

Tantôt un récit, haletant. Ainsi La Belle Illusion - Culture et politique sous le signe du Front populaire ou L’Aventure culturelle française,1945-1989.

Tantôt une biographie, comme celle, bouleversante, de Jean Zay. Ministre du Front populaire, ayant la charge, centrale, de l’Éducation nationale, dont il révolutionnera c’est à dire démocratisera l’approche. Il mourra assassiné par la Milice française. Pour cette horreur antisémite, son meurtrier direct, Charles Develle, ne restera que deux ans derrière les barreaux.

Et toujours, et encore, Pascal Ory saisit toutes les occasions de rendre hommage à ses confrères qui lui ont permis d’élargir, d’ouvrir, sa conception de la Culture. Merci à Jean Delumeau (De la peur à l’espérance) ! Merci à Alain Corbin, celui qui a jugé les sens, oui les Cinq sens, enfin dignes d’être pris au sérieux et dignes d’être racontés. J’envie celles et ceux d’entre vous qui ne se sont pas encore émerveillés de son exploration de l’odorat (Le miasme et la jonquille), de sa promenade parmi les sons de la campagne (Les Cloches de la Terre) ou de son Histoire du silence, suivie de celle du repos.


Dans ce domaine, la sensualité, vous n’êtes pas en reste ! Ne craignez rien, Mesdames et Messieurs, membres de la famille : sous cette Coupole solennelle et devant quelques enfants, je me garderai bien d’évoquer votre vie privée, même si, vous pensez bien, l’ami que je suis, depuis si longtemps, garde en lui précieusement souvenirs de prénoms et d’anecdotes savoureuses. Non, non, malgré vos regrets, Mesdames et Messieurs, je voulais juste évoquer, parallèlement aux enquêtes d’Alain Corbin, votre Discours gastronomique français, des origines à nos jours (Gallimard, 1998) et, chez Flammarion, il y a quatre ans, la réédition de votre très savoureuse Invention du bronzage.

Et que dire du soin extrême de l’édition établie par vous, dans la collection Bouquins, de cinq textes fondateurs d’Edgar Morin, notre centenaire bien-aimé, notre maître en méthodologie de la complexité ? L’Unité d’un homme, tel est le titre de ce trésor. Lorsque dans vingt-six ans, si je ne m’abuse, pour souffler à votre tour vos cent bougies, l’un de vos disciples se chargera d’une semblable tâche, bon courage à lui ! L’unité de Pascal Ory est inépuisable : c’est celle de la Vie-même !


Au fil de ces recherches, essais, récits ou biographies, vous ne cessez de vous interroger et d’interroger. Comment la définir, cette fameuse « Culture », aussi insaisissable qu’omniprésente en France ? Les relations entre Culture et Politique sont-elles nécessaires ou, par nature, malsaines ? N’y a-t-il pas contradiction interne dans l’expression même de « politique culturelle » ? Où finit la propagande, où commence l’émancipation ? Ou, pour aller plus loin dans l’insolence, avons-nous vraiment besoin d’un ou d’une ministre de la Culture ? Mais en retirant à l’État cette mission, n’est-ce pas l’abandonner à une autre puissance, celle de l’argent et de la consommation ?

L’Allemagne, du fait de sa structure fédérale, en a fait longtemps l’économie. Et qui peut dire que les Arts aient été moins vivants de l’autre côté du Rhin ?

Si, tout bien réfléchi, on garde ce ministère, ne doit-il pas être rattaché à l’Éducation nationale ? L’expérience a été tentée avec Jack Lang, toujours lui. Les lobbies sectoriels ont crié à l’abandon. Mais franchement, pour n’évoquer que la musique, pourquoi nos enfants continuent-ils de chanter si faux et de pratiquer si peu d’un instrument ? Parallèlement, à quoi sert d’aider la Création la plus pointue si la base de la pyramide reste aussi mince ?

Comment poursuivre le mouvement de démocratisation et déparisianisme lancé par André Malraux avec les Maisons de la Culture ? Et quel type de « maisons » faut-il, à l’époque des réseaux virtuels tout puissants, pour le meilleur et le pire ?


Ayant eu ce privilège immense de me trouver auprès de François Mitterrand et de Jack Lang, trois fascinantes années durant, continuant aujourd’hui à œuvrer pour développer la lecture publique et ouvrir davantage les bibliothèques, sur tout le territoire, je peux vous assurer que les analyses de Pascal Ory sont les meilleures car les plus concrètes, les plus pertinentes, partant les plus utiles.

Alors Pascal Ory, double ministre de L’Éducation et de la Culture ?

Nous pleurerions de le perdre, à peine arrivé.

Mais personne, mieux que lui, n’a plus et mieux réfléchi au sujet.

Personne ne s’est plus et mieux nourri des expériences passées.

Cet historien n’est pas un nostalgique. S’il cultive tant le passé, c’est pour produire des fruits aujourd’hui.


Comme vous avez pu le constater, l’avance de notre Dictionnaire n’est pas rapide, lenteur fort respectable car fille du soin apporté à notre manière de remplir la mission à nous confiée par notre fondateur, il y a 387 ans. Je ne peux vous dire combien de temps nous sera nécessaire pour retrouver le mot Conservatoire. J’espère seulement que nous serons encore vivants tous deux, ce jeudi-là, pour nous désoler. Conservatoire, quel réducteur vocable pour désigner les écoles de musique, de danse ou d’art dramatique ! Chacun sait, pour reprendre Camus, que mal nommer ajoute au malheur du monde, ou, du moins le prive, pauvre monde, de ses possibilités d’enchanter.


L’IDENTITÉ

L’identité est le deuxième grand domaine de vos explorations.

Aussi fuyant, aussi difficile à définir que notre « culture » bien-aimée.

Identité :

« 1. Exacte ressemblance entre des êtres, des choses qui ont une existence distincte.

2. Caractère de ce qui ne fait qu’un, sous des manifestations diverses.

3. Caractère de ce qui, dans un être, reste identique, permanent et fonde son individualité. »

Pardon à nos prédécesseurs de 1935, fabricants du même Dictionnaire de l’Académie, mais nous voilà bien avancés !

Vous vous êtes donné pour mission de clarifier l’affaire.

Sans crainte d’aborder des sujets pour le moins difficiles. Par exemple la « question juive », selon l’expression de Sartre : vous y allez plus franchement pour analyser « la haine du Juif ».

La France allemande et, pour enfoncer le clou, Les Collaborateurs.

Et une véritable mine, ce Dictionnaire des étrangers qui ont fait la France ! Mille deux cents personnages !

Autant de réponses à ceux qui sonnent l’alerte au Grand Remplacement.

Mille deux cents romans vrais ! Complétés par presque cent notices collectives !

Gloire à la collection Bouquins d’avoir accueilli cette foule, chance de notre pays ! Plongez-vous dans ce monument, qui est celui de la gratitude. Car sans oublier le prix Nobel ou le grand artiste, il faut aussi remercier le mineur de fond ou les vagues d’Algériens fabriquant nos voitures, les Maliens vidant nos poubelles. Que serait notre pays seulement peuplé de Français dits « de souche », s’ils existent ? Racontant l’aventure de notre langue avec le grand linguiste Bernard Cerquiglini, nous avions, provoquant çà et là, des cris d’orfraie, fait doucement mais fermement remarquer que notre français doit bien plus aux termes arabes qu’aux vocables gaulois.


Lieux de mémoire

Quel pauvre imbécile, élevé sans doute dans un silo, décida un beau jour de séparer l’histoire de la géographie. Une chose est certaine, il appartenait à la même et désolante famille que ce crétin par ailleurs très malfaisant ministre de l’Éducation nationale qui voulut arracher ces deux savoirs aux élèves des terminales « scientifiques » pour les réserver aux « littéraires », et ainsi, pensait-il, pauvre idiot, les « revaloriser ». Je ne sais pas s’il fallait, pour céder à la démagogie, supprimer l’ENA. Mieux aurait valu d’imposer la lecture (résumée) de Montaigne à tous les candidats, toutes les candidates au moindre poste de responsabilité.

Je connais votre opinion, monsieur Ory. Vous partagez mon doute sur l’utilité de ce cher baccalauréat. Surtout, vous rêvez d’une baguette magique qui d’un coup, d’un seul supprimerait toutes les « options », celles, vous savez, que nous avons, multipliées dès la petite maternelle. Sans doute pour brouiller les pistes de cette haine bien française, celle de... l’Évaluation.

Bref, et pour revenir à mon sujet, tout de vert brodé vêtu, vous êtes de ces historiens aussi géographes.

En témoigne l’entièreté de votre œuvre, mais, plus particulièrement, certains écrits rappelant en même temps, si je puis dire, Julien Gracq et Pierre Nora, un géographe et un historien, vous l’avez noté.

« Lieux de mémoire » ! Quelle plus juste expression ! Ne serait-ce que du point de vue médical, je veux dire anatomique. De même que la physiologie nous a indiqué dans le cerveau les sièges (étendus et multiples) des souvenirs (lobes pariétaux et temporaux, néocortex, hippocampe et amygdale), de même on peut, dans l’espace, les bâtiments, les œuvres, les paysages, de même on peut repérer des zones particulièrement fertiles en souvenirs inaltérables, je veux dire fondateurs.

Lieux de mémoire.

Tels sont les trois ouvrages dirigés par notre Pierre Nora national, la formidable cartographie d’un imaginaire aussi personnel que collectif.

En lisant, en écrivant, nous connaissons le recueil de Gracq, inépuisables fragments d’un Art poétique.

À ces deux participes très présents, on devrait ajouter un troisième : en éditant. Manière de célébrer plus pertinemment Pierre Nora. Éditer est aussi, ô combien, Créer. Seuls les ingrats font mine de l’oublier, les mêmes infréquentables, dévorés d’Ego, qui se croient nés sans parents.

À l’instar de Gracq écrivant Nantes, La Forme d’une ville, où il n’était pas né mais qu’il avait adoptée ou qui l’avait adopté, vous suivez aussi le chemin ouvert en racontant Fougères, puis Rennes, et Chartres…, et Venise.


L’honneur qui est le mien d’occuper le fauteuil de Louis Pasteur dans notre Académie et d’être devenu l’ambassadeur de son Institut ne m’empêche pas de m’intéresser vivement à la médecine chinoise traditionnelle. Vous savez qu’elle prête une importance au parcours de l’énergie, Qi. Le trajet de cette force passe par des méridiens. Les points d’acupuncture sont reliés aux viscères, enfouis au plus profond de l’organisme. À la différence de notre médecine qui n’a souvent progressé qu’à marches forcées de spécialisations, le spécialiste du genou gauche, l’experte en flatulences, cette conception se préoccupe d’abord des liens entre les différentes parties de notre corps. De même, d’ailleurs, que l’idée de Santé Globale, cette évidente solidarité de fait baptisée One Health : comment nous, humains, pourrions-nous vivre bien si notre environnement, climatique, végétal, animal, se dégrade ?

Chers amis, vous vous demandez où je veux en venir, si le virus de la digression ne m’a pas encore frappé, résistant à tous les vaccins m’ayant été administrés depuis l’enfance. Ne craignez rien ! Je ne me suis jamais autant approché du cœur de mon propos. Présentez-moi votre passeport, mon Ory ! Une petite voix m’affirme que ce soi-disant très breton Pascal est chinois. Car, croyez-moi : il y a plus de druides qu’on ne croit dans l’empire du Milieu ! Ses lieux de mémoire sont une acupuncture, une géographie de l’énergie, des endroits de la Terre où se sont accumulés des échos de vieilles espérances, des souvenirs de drames, des récits qu’on croyait oubliés et qui ne demandent qu’à resurgir.


Chers confrères, chères bien trop rares consœurs, vous avez élu quelqu’un qui est aussi un sourcier, oui, un sourcier d’énergies.

Je croyais bien connaître la Bretagne, ma région d’adoption à qui je dois d’écrire et où je vis, depuis ma naissance, le meilleur quart de mon existence. Grâce à Pascal, j’ai appris son secret, le réseau de ses méridiens, les connexions avec ses viscères.

Plongez, pour vous en convaincre, dans son vertigineux pèlerinage : Les Cent Lieux de mémoire de la Bretagne.

Et comme d’habitude chez Pascal Ory, images et paroles mêlées, pour fertiliser l’enquête.

Je connaissais les alignements de Carnac, le canal de Nantes à Brest, le festival des Vieilles Charrues à Carhaix, l’École navale à Lanvéoc-Poulmic. Mais je vous dois bien d’autres pèlerinages : le calvaire de Tronoën, par exemple, ou l’école Diwan de Lampaul-Ploudalmezeau. Merci d’avoir confirmé mon sentiment : décidément, la Bretagne est une légende.


NATION

Pour celles et ceux de ma sorte qui ont quelque mal à plonger dans des essais qui ne sont pas des autobiographies, votre dernier livre sera un pur bonheur en même temps qu’une formidable machine à saisir notre époque, où tout porte à croire que les violences ne font que commencer.

Qu’est-ce qu’une nation ?

Il fallait oser. Vous n’avez pas tremblé. Et repris le titre de la célèbre conférence prononcée en Sorbonne le 11 mars 1882.

Qu’est-ce qu’une nation, aujourd’hui ?

N’est-ce pas la question clef ? Pour comprendre, avant d’agir.

Une question qui, de siècle en siècle, ne perd jamais sa pertinence tant la notion change et pourtant s’obstine à ne pas mourir.

« Je me propose d’analyser avec vous une idée, claire en apparence, mais qui pourtant prête aux plus graves malentendus. »

Tels furent les premiers mots, ce jour-là, d’Ernest Renan, dix ans après la défaite française de 1871, alors que partout en Europe germaient les revendications identitaires qui aboutiraient à la Grande Guerre, suicide du Vieux Continent.

Voici, cent quarante années plus tard, les premiers mots écrits par Pascal Ory :

« Une affaire personnelle.

Né en un temps – dénommé “guerre froide” – où le choix politique paraissait se limiter à deux mondialisations, l’une “libérale”, l’autre “socialiste”, j’ai grandi dans un milieu – qualifions-le d’intellectuel – où triomphait le roman international, où John Lennon chantait “Imagine, imagine there´s no countries”. Traumatisée par une guerre mondiale, bien décidée à construire une Europe unie et, sur cette lancée, une planète qui ne le serait pas moins, ma génération à mal lu certains mots, donc mal compris certaines choses. »

Auparavant, vous aviez cité un grand penseur chinois (551-479 avant Jésus-Christ) :

« Si les dénominations ne sont pas correctes, si elles ne correspondent pas aux réalités, le langage est sans objet. Quand le langage est sans objet, l’action devient impossible, et, en conséquence, toutes les entreprises humaines se désintègrent. »

Quel dommage que Confucius, pour des raisons indépendantes de sa volonté, ne soit pas disponible : il aurait fait merveille, chaque jeudi, à nos séances du Dictionnaire. Mais vous allez dignement le remplacer. Car votre livre sur la Nation est un trésor.

Je vous cite à nouveau :

« Rien n’y fait : de la révolution d’Octobre à la pandémie de 2020-2021, la nation, qu’on disait moribonde ou – pire – dépassée, est plus vivante que jamais. On ne compte plus, à la surface de la Terre, les mouvements de “libération nationale”, de l’Écosse à la Catalogne, de la Palestine au Kurdistan. Sans la nation comme clé d’interprétation, l’histoire du monde depuis trois siècles serait incompréhensible. Sans elle, l’irréductibilité de la Norvège ou de la Suisse, du Brésil ou de l’Afrique du Sud resterait opaque. Sans elle, le destin [j’ajouterai : l’affrontement] des puissances d’aujourd’hui, des États-Unis à la Chine [j’ajouterai : en passant, bien sûr, par la Russie de Poutine], de l’Inde et du Japon, devient illisible. Il n’y a rien de plus mondial que le national. » Fin de citation.


Lorsque, dans notre Frégate ou notre Aronde, mon père percevait un bruit jugé par lui suspect, il ne se contentait pas d’ouvrir le capot. C’était le temps béni d’avant l’électronique. Ceux qui savaient pouvaient réparer. Il s’aidait d’un palan pour soulever le moteur. Au retour de l’école, nous trouvions le ciment de notre cour parsemé de pièces détachées.

Telle fut la méthode employée par ce monsieur Ory, garagiste de la Nation. Il l’a démontée entièrement. En pointant du doigt les zones de faiblesses, les organes à remplacer, ceux qu’il était encore possible de rafistoler.

Rien ne serait plus utile aux citoyens que d’être emmenés dans cette visite. Pour vous convaincre de cette nécessité, parcourez avec moi la table des matières :

« 1. Une invention démocratique

a : définition du peuple

b : une idée neuve en Occident

c: mondialisation du national

2. Une construction poétique

a : espaces

b: langages

c: enchantements

3. Une ressource politique

a : fortunes

b : infortunes

c : incertitudes »

Je ne sais pas, vous ; moi, sitôt un tel plan posé, je sens la clarté venir me visiter en même temps que le regret de ne pas vous avoir lu, Monsieur, avant d’aller voter aux dernières présidentielles. Un ouvrage complémentaire, La Nation pour les nuls, serait d’utilité publique ! Nous sentons bien que nos sociétés avancent vers une double menace, celle de l’autoritarisme voire la dictature, et celle de l’effondrement de toutes les institutions multilatérales, le crime n’ayant jamais disposé de tant de moyens pour se mondialiser.


Pour ne pas trop plomber l’ambiance de ce bel après-midi d’automne, empruntons cette morale dérobée à un chauffeur de taxi de Bamako. Il l’avait inscrite sur son rétroviseur. C’était du temps où je pouvais encore me rendre dans mon cher Mali : « Tu ne seras jamais déçu par l’espérance. »

Cette espérance animant le plus beau texte politique que j’aie jamais lu, et dont je vous dois la connaissance, mieux vaut tard que jamais.

Nous sommes le 4 juillet 1776 et les treize États Unis d’Amérique, réunis en Congrès, déclarent unanimement :

« Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la poursuite du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour établir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer, ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. »

Connaissez-vous plus beau texte ?

Même si...

Même si cette espérance de République s’est construite sur le meurtre des populations autochtones.

Alors, pour plus d’intelligence et moins de violence, remontons vers le Nord. Amoureux des fleuves, j’ai souvent exploré les rives du Saint-Laurent. Savez-vous quel est le mot employé là-bas pour désigner les habitants antérieurs à la venue des Européens ? Non les… tribus, deux syllabes qui fleurent bon le mépris. Écoutez bien : les Nations Premières !

Nation…

À vouloir nier l’attachement qui tout naturellement nous relie à notre Nation, cet alliage fondateur de Géographie, d’intime et de collectif, oui, à vouloir nier cette évidence, on fabrique l’inverse de l’amour. La haine de l’autre.


Alors, pour finir , permettez-moi un souvenir, sous doute le plus fort de ma vie, un souvenir dont la force de semaine en semaine grandit , au fur et à mesure que s’assombrit l’horizon.

Strasbourg, 17 janvier 1995. Je me trouvais là, petit conseiller.

Un vieil homme s’adresse aux députés du Parlement européen. Ce vieil homme est malade. Pour parler, il doit s’appuyer sur son pupitre. Il livre ses convictions, SA conviction, la plus profonde, celle qui, au-delà de toutes les habilités dont nous savons qu’il était maître, oui, LA CONVICTION qui animera toute sa vie : construire l’Europe pour que plus jamais l’horreur ! Dans cinq mois, François Mitterrand ne sera plus président de la République française. Et dans un an, presque jour pour jour, il sera mort. Écoutons-le. J’entends encore sa voix blanche :

« Il se trouve que les hasards de la vie ont voulu que je naisse pendant la Première Guerre mondiale et que je fasse la Seconde. J’ai donc vécu mon enfance dans l’ambiance de familles déchirées qui toutes pleuraient des morts et qui entretenaient une rancune et parfois une haine contre l’ennemi de la veille. L’ennemi traditionnel ! Mais Mesdames et Messieurs nous en avons changé de siècle en siècle !... La France a combattu tous les pays d’Europe, à l’exception du Danemark, on se demande pourquoi ! Ma génération achève son cours, ce sont ses derniers actes, c’est l’un de mes derniers actes publics […]. Mesdames et Messieurs : le nationalisme, c’est la guerre. La guerre, ce n’est pas seulement le passé, cela peut être notre avenir. »

 * * *

« Du même auteur ».

Je ne sais pas, vous, moi, j’adore cette expression. Surtout lorsque suit une liste d’ouvrages particulièrement longue et diverse.

Cet auteur est-il bien le même ou, chaque fois, différent ?

Du même auteur, du même auteur, on dirait une particule. Pascal Ory du même auteur. Après tout, lorsqu’il s’agit d’anoblir, une œuvre vaut bien une terre !

Du même auteur, du même auteur. Cette longue liste avait de quoi effrayer, surtout celui qui ne disposait que de quarante-cinq minutes pour vous célébrer. Et aussi l’administrateur en charge du fauteuil censé recevoir votre séant : comment, sans s’effondrer, recevoir un tel même auteur ?

Soyez rassuré, car je le suis aussi. Car cet auteur, sous cette si gourmande, si active, certains diront si frénétique production, j’ai appris à le voir toujours le même, le petit garçon, fils d’un grand reporter et d’une pâtissière, autrement dit l’enfant de la Curiosité et de la Gourmandise.


Monsieur, votre entrée dans notre Compagnie, même si vous y montrez l’assiduité que je vous connais, ne devrait pas envahir votre emploi du temps. Alors, si je me permets d’exprimer un souhait : après votre livre magistral sur la Nation, penchez-vous sur le Travail.

De même que nous croyions cette Nation balayée par cette billevesée dite « fin de l’Histoire », de même il se pourrait bien que la valeur, aujourd’hui démodée, du Travail, ne tarde pas à revenir frapper à notre porte. Ce n’est pas sur une frénésie de… loisirs, autre visage de la consommation, qu’on bâtit une civilisation.

Regardez les statistiques : lecture, théâtre, danse, musique…, les PRATIQUES diminuent. Ce n’est pas en regardant, assis dans un fauteuil, les efforts des autres, qu’on redonne du sens à sa vie.


Monsieur Ory, cher Pascal, méfions-nous de l’amitié. À force de se voir et se revoir, plus de cinquante ans durant, on ne s’étonne plus de rien. Les plus hauts faits de l’ami deviennent une habitude. Quoi ? Encore un livre ? On n’applaudit plus que du bout des doigts. Un affadissement vous vient, une sorte de conjugalité, dont on sait les périls.


Merci à ce discours de réception ! Il m’a rappelé à quel point je vous admirais. Et, tous les médecins vous le diront, si l’aigreur ou l’indifférence ronge, rien de meilleur pour la santé qu’aimer. Alors ne serait-ce que pour de simples motifs médicaux, bienvenue, Pascal Ory, dans notre Compagnie ! Nous avons beau être immortels, quelques grands adjuvants, de temps à autre, ne sont pas de refus.

D’avance, et aussi pour tout ce temps passé ensemble, merci.