Remerciements de M. Dany Laferrière
lors de la remise de son épée d'académicien
par M. Jean d'Ormesson
dans les salons de la Mairie de Paris
le 26 mai 2015
Il y a une personne qui n’est pas présente ici, et c’est ma mère. Je l’imagine assise près du massif de lauriers roses, le regard tourné vers les montagnes chauves qui entourent Port-au-Prince. À quoi pense-t-elle? Je ne saurais le dire. Ces dernières années furent terribles : elle a perdu trois de ses sœurs et son jeune frère. Son mari est mort en exil et son fils vit à l’étranger depuis près de quarante ans. Pourtant, c’est une femme très courageuse et incroyablement drôle, mais dans la plus stricte intimité. En public, elle ne dit pas un mot. Son oreille capte tout. Son œil voit tout. Je n’ai qu’à lui parler au téléphone pour me retrouver au cœur de la vie quotidienne du pays. Elle me raconte alors qu’elle n’a rien trouvé au marché le matin même, que la marmite de riz est à un prix exorbitant et que les produits de base – l’huile, le sel et le sucre – ont été raflés par des gens qui achetaient en gros, pour que je sente qu’on est à la veille d’une explosion sociale. D’autres fois, elle me décrit, avec des rires étouffés, la vie des gens du voisinage, ce qui me fait croire que le pays connaît un répit. Elle ressent, comme un sismographe, ces vibrations qui annoncent parfois une accélération de la vie politique. Comme une carte de mémoire, sa peau conserve les traces des décennies noires de la dictature. Des sensations et des émotions sont stockées sous forme de cristaux de douleur dans les replis de son corps. Sachant que mon père était un militant politique et qu’il pourrait facilement être emprisonné ou exilé, elle pensait déjà à la période de disette émotionnelle possible, ignorant tout de même que cette famine sentimentale allait durer en fait jusqu’à la mort de mon père. En la voyant assise dans la pénombre, les yeux brillants d’une sauvage intensité, je me suis demandé si elle n’avait pas vécu le drame de l’exil sans l’avoir connu. Quand on arrive en exil, on doit surmonter chaque jour de nouveaux obstacles et apprendre rapidement de nouveaux codes. Tout est différent : les saisons, les habitudes alimentaires, le rythme de travail, les rapports amoureux. On a vite l’impression de se retrouver au milieu d’un film dont on ne connaît ni le sujet ni le réalisateur, ni les personnages qui s’agitent autour de nous. On va de surprise en surprise, comme dans un rêve, et c’est ce que devrait être la vie. Alors que celui qui reste au pays ne peut que tourner en rond dans un espace clos où chaque objet, chaque odeur, chaque saveur lui rappelle l’absent. Ce qui m’a amené à penser que l’exilé est beaucoup plus celui qui reste que celui qui part. Ma mère, du temps si bref que mon père était maire de Port-au-Prince, travaillait comme archiviste. C’était une femme qui lisait beaucoup, surtout le magazine Historia, qu’elle trouvait chez les vendeurs de la place de la Cathédrale. Elle privilégiait les articles signés par des membres de l’Académie française. Elle était toujours impressionnée par leur style fluide, qui contrastait avec les phrases alambiquées qu’elle lisait dans nos journaux locaux. Elle s’étonnait de comprendre si aisément quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, qui parlait de choses qu’elle ignorait, alors qu’elle n’arrivait pas à comprendre des gens de son pays qui pourtant s’exprimaient sur des sujets qu’elle connaissait parfaitement, puisqu’il s’agissait de sa vie. Heureusement que nos grands écrivains, comme Jacques Roumain, Jacques Stephen Alexis ou Marie Chauvet, la bouleversaient et là, son sentiment nationaliste la reprenait et elle affirmait, de manière péremptoire, ce qui n’est pas du tout son genre, qu’il n’y a qu’en Haïti qu’on écrive un français aussi riche et nuancé. Elle m’a tellement bassiné les oreilles avec cette question d’écrire avec simplicité que je suis allé proposer au journal Le Nouvelliste de brefs portraits de peintres primitifs, comme Hector Hyppolite et Jasmin Joseph, ou modernes, comme Jean-René Jérôme et Bernard Séjourné. Lucien Montas, qui dirigeait le prestigieux quotidien, a tout de suite accepté mes « papiers ». Leur première qualité, c’est d’être brefs, m’a-t-il dit, tout en se désolant d’avoir à caser dans son journal des articles interminables sur le vaudou, la paysannerie ou les violentes polémiques qui opposent les partisans du créole à ceux du français, et vice versa. Ces gens, a-t-il conclu, désabusé, continuent à écrire alors que le lecteur a déjà fui le journal. Aujourd’hui, c’est Frantz Duval qui occupe le fauteuil à la place de Lucien Montas, que j’imagine quelque part dans un univers parallèle en train de fumer un gros cigare avec son air de sphinx. C’est à Duval de couper les longs articles sur des sujets intemporels comme le vaudou, la paysannerie et les polémiques sur la langue. Ces textes dorment longtemps dans les tiroirs avant d’être casés un jour tranquille. Mais la liberté d’expression est si différente aujourd’hui par rapport à l’époque de la dictature qu’il y a de moins en moins d’espaces vides pour ces longs articles si prisés en province, où les après-midi sont sans fin.
Est-ce pourquoi je suis allé voir ma mère dès que j’ai su que j’étais élu à l’Académie française ? Elle avait su imposer chez moi son rêve d’un « style fluide ». Une manière qui a certaines difficultés à pénétrer la sensibilité haïtienne, car je me souviens de ce jeune homme qui m’a dit, à Port-au-Prince, que je ne saurais être un écrivain à ses yeux pour la simple raison qu’il comprenait trop bien ce que je voulais dire. J’ai trouvé ma sœur en train de converser dans la salle à manger avec ma mère. Elle n’arrivait pas à faire comprendre à celle-ci ce que la radio annonçait toutes les cinq minutes depuis une heure : son fils était devenu un immortel. J’ai tout raconté à ma mère assise les mains entre les jambes dans la pénombre, tandis que ma sœur continuait à préparer le repas. Je lui ai parlé de la très brève lettre écrite au Secrétaire perpétuel de l’Académie française, madame Hélène Carrère d’Encausse pour lui dire que j’espérais remplacer Hector Bianciotti au fauteuil numéro 2, des nombreuses lettres envoyées aux membres de l’Académie pour leur proposer de passer le reste de mes jours en leur compagnie, et du goût que j’aurais à faire mieux connaître le Québec et Haïti au sein de l’institution. Finalement, ma mère a compris que j’étais devenu un collègue d’Hugo, de Voltaire, de Montesquieu ou de Dumas, elle m’a alors regardé droit dans les yeux avant de s’exclamer : « Grosse affaire ! » Elle l’a répété à plusieurs reprises durant l’heure que nous avons passée ensemble. C’était la première fois qu’elle me faisait un compliment de manière si directe. Quand j’avais reçu le prix Médicis, elle avait préféré évoquer Catherine de Médicis, un personnage qu’elle avait découvert dans Historia et qui l’avait fascinée.
Après la visite à ma mère, j’ai voulu dès le lendemain me rendre à Petit-Goâve. C’est une route d’une heure et demie aujourd’hui, mais dans mon enfance il fallait six à huit heures pour la parcourir. On passe par Gressier, Léogâne, Grand-Goâve, le terrible Morne Tapion, puis voilà Petit-Goâve, tout indolent le long d’une mer turquoise et chaude. C’est là que j’ai passé mon enfance, dans la maison de la rue Lamarre, entouré de ma grand-mère et de quelques-unes de mes tantes. Ma mère et mes autres tantes étaient restées à Port-au-Prince. Je revois ma grand-mère assise sur la galerie avec une cafetière à ses pieds. Elle offre du café aux passants tandis que j’observe les fourmis qui circulent entre les briques jaunes. Je n’arrivais pas à faire la différence entre les gens dans la rue et les fourmis sous mes yeux, chacun vaquant à ses occupations. Quand il pleut, les gens se réfugient sous le porche de la maison d’en face, et se déplacent au fur et à mesure que la pluie prend de la vigueur. Je sais d’expérience qu’on ne risque pas d’être mouillé au-delà de la trente-sixième rangée de briques. Je le sais parce que les enfants comme moi, toujours fiévreux, finissent par se perdre dans le paysage à vouloir tout ressentir – « Tout m’avale », dira Réjean Ducharme. Ma grand-mère offre du café aux gens qui passent, et en échange ils lui confient leurs petites tracasseries. C’est là que j’ai appris ce métier dont le pivot est l’observation. Après avoir bu le café, les gens parlaient de moi en évitant de me regarder. Ce sont les mêmes qui se sont retrouvés trente ans plus tard dans mes romans. L’impression que la galerie était suspendue dans l’espace, comme un tapis volant, et que la cafetière était devenue une lampe magique d’où sortait le génie de l’écriture. C’est dans ce café, couleur d’encre, que je continue à tremper ma plume. Le café des Palmes, le meilleur du monde selon ma grand-mère. C’est durant la saison ensoleillée de l’enfance que j’ai voulu raconter des histoires en faisant de ma grand-mère, de ma mère et de mes tantes des personnages de fiction. Pour moi, la vie de ces femmes méritait d’être contée, et je voulais être ce poète qui révèle leur intimité. J’espérais aussi faire du 88 de la rue Lamarre, à Petit-Goâve, une adresse universelle de l’amour et du bonheur insouciant. Pourtant on était sous la terrible dictature de Papa Doc. J’ai compris des années plus tard que si mon enfance fut si heureuse, malgré cette terreur, c’est simplement parce que ces femmes m’ont placé au centre d’un cercle protecteur d’où je ne suis jamais sorti, et cela même après la mort de certaines d’entre elles. À ceux qui m’ont souvent entendu raconter ces histoires, je dirai pour ma défense qu’on ne peut parler du ventre que de deux ou trois histoires dans sa vie. Pour moi, c’est l’enfance à Petit-Goâve, l’adolescence à Port-au-Prince et les années d’usine et d’écriture à Montréal. J’ai l’impression d’être un imposteur chaque fois que je tente de raconter autre chose. Me revoilà à Petit-Goâve visitant la vieille maison familiale lorsque brusquement a surgi une petite foule déjà au courant de mon élection à l’Académie française. De vieux amis me congratulaient quand un garçon de douze ans a commencé à décliner les noms de tous ceux qui m’ont précédé au fauteuil numéro 2. Au début, je pensais qu’il récitait un poème, ne connaissant pas encore tous mes collègues du 2. Valentin Conrart, Toussaint Rose, Louis de Sacy, Montesquieu, Jean-Baptiste Vivien de Châteaubrun... C’est à Montesquieu que j’ai compris ce qui se passait. J’ai écouté toute la liste jusqu’à la fin : « Et Dany Laferrière de Petit-Goâve. » Il m’a expliqué plus tard que, sans savoir que j’allais venir, son père lui avait fait apprendre cette liste dès que la nouvelle était tombée. C’est à ce moment-là que j’ai compris que j’étais académicien. De retour à Port-au-Prince, où j’ai rendez-vous avec de vieux amis (Michèle Pierre-Louis, Lorraine Mangonès et Rodney Saint-Éloi), nous évoquons la force symbolique de l’épée quand l’un d’entre nous fait remarquer, avec un peu d’ironie, que c’est Haïti qui doit m’armer et non la France. Pour réfléchir à cette proposition, je suis allé à la fenêtre. En bas, des jeunes gens, qui fréquentent le centre culturel où nous étions, commentent avec fièvre la situation explosive du jour, bien trop répétitive pour permettre une vie régulière. La liberté de ton de ces étudiants me fascine toujours, mais je suis encore plus sensible à cette langueur corporelle qui semble s’opposer à la fièvre verbale qui les anime. C’est pour rester solidaire de ces jeunes gens que j’ai pris la décision de faire fabriquer l’épée en Haïti. Et mon choix s’est porté sur Patrick Vilaire, un sculpteur mais aussi un homme passionné par les idées sociales. Obsédé par le problème de l’eau dans les bidonvilles, Vilaire ajoute le projet d’y construire un village de pêcheurs. C’est un homme aux humeurs changeantes, qui passe sans transition de l’ombre à la lumière, ce qui est un reflet de son œuvre. Bon signe : il porte le nom d’un des rares poètes à avoir reçu une palme de l’Académie française : Etzer Vilaire, en 1912, pour Les Nouveaux Poèmes. Deux mois après notre première rencontre, Patrick Vilaire me fait part d’un problème : on n’a pas de forge en Haïti capable d’effectuer un tel travail. Il pensait faire incruster des pierres précieuses dans le pommeau de l’épée, mais il doit admettre que de tels moyens techniques nous manquent. Je ne veux pas de pierres précieuses, Patrick, tout ce que je désire c’est une belle épée faite en Haïti, et pour ça on utilisera les moyens du bord. Après un moment, Vilaire me lance, en souriant cette fois, qu’à part le talent nous n’avons pas grand-chose en Haïti. Alors on fera avec le talent, je réponds. Dans ce cas ton épée est prête, fait-il en sortant d’un carton ses dessins. Pour lui, l’épée d’académicien n’est pas une arme mais une plume. En effet, il a dessiné une épée qui se termine comme une de ces plumes qu’on utilisait dans mon enfance. Il a pris la peine de placer à la pointe de l’épée une minuscule bulle d’encre. L’image est si simple et évidente que les larmes me sont montées aux yeux. Il faudra d’une manière ou d’une autre rappeler Legba, ce dieu du panthéon vaudou qu’on invoque au début des cérémonies afin qu’il permette aux « esprit » de pénétrer dans l’enceinte sacrée. Son poste à la frontière des deux mondes, le visible et l’invisible, en fait le dieu des écrivains. Visiblement, Vilaire ignorait mon intérêt pour cet univers auquel on tient encore, caché derrière un voile pudique, dans certains quartiers huppés. Cet univers de signes, de chants et de danses demeure le chemin secret qui mène aux plus profondes racines du pays. C’est un langage. Pour y avoir accès, il faut savoir rester trois jours sous les eaux et pouvoir tenir le feu dans ses mains. Les grands peintres primitifs comme Hector Hyppolite et Robert Saint-Brice vivaient et créaient dans un tel climat. C’est ce qui a tant impressionné Breton en 1946 et Malraux, plus tard, en 1975, lors de leurs visites respectives en Haïti. Malraux avait découvert, par des photos que le peintre Tiga lui avait envoyées, un petit cimetière peint par des paysans de Soisson-la-Montagne. Il désirait faire le voyage, épuisant pour un homme à bout de force, afin de rencontrer ces gens capables de montrer la mort sous des couleurs si sereines. L’auteur du Miroir des limbes avait déjà à ce moment-là un pied au Pays sans chapeau, c’est-à-dire dans l’au-delà, ce pays où l’on ne porte pas de chapeau. Malraux, vite accepté par ces peintres dont certains ne connaissaient que l’alphabet des couleurs, leur parlait par signes et mimiques. C’est un chaman, me souffla Tiga. Il me semble qu’un écrivain peut reconnaître la force symbolique d’un univers ésotérique sans pourtant être nationaliste ou mystique – c’est mon cas. Repérer la présence des dieux dans la vie quotidienne des hommes, les Grecs comme les Romains l’ont fait. Pourquoi pas Haïti, ce pays où l’on croise les dieux au coin de la rue ? J’ai déjà vu Ogoun, le dieu du feu, au volant d’un taxi cabossé, et Erzulie aux yeux rouges échangeant un baiser mortel avec un jeune homme. Vilaire a souri, il m’avait compris. Mon épée ne sera pas habitée par la fureur d’Ogoun ni la passion d’Erzulie ou le sens trop pratique de Zaka, le dieu des paysans, mais par l’esprit vif de Legba, ce dieu capable d’ouvrir toutes les barrières, même celles de l’Académie française. Ayant virtuellement mon épée, j’arrive à Montréal et entre tout de suite en contact avec Jean-Claude Poitras pour l’habit vert. Pourquoi sa confection à Montréal ? La première chose que j’ai apprise en arrivant dans cette ville, c’est l’importance de la peau et son rapport immédiat avec la météo. Bon, la température ne fut pas mon premier choc. Je me souviens de mon étonnement en voyant ce couple en train de s’embrasser dans la rue. Un baiser interminable, et j’ai failli appeler les pompiers. Du jamais-vu en Haïti, ce pays où, sous Papa Doc, frôler des lèvres de ses lèvres était plus scandaleux qu’abattre quelqu’un en pleine rue. Aujourd’hui, voir un couple s’embrasser en public ne me fait plus ni chaud ni froid. C’est qu’entre-temps je suis devenu un parfait Québécois. Je l’ai su à Miami un jour de grande canicule où je me suis mis à rêver d’une température d’au moins –30 degrés pour rétablir l’équilibre intime de mon corps. L’impression qu’un glaçon s’était infiltré, à mon insu, dans mon ADN. Je suis arrivé à Montréal durant l’été chaud des Jeux olympiques de 1976. L’été, on se déshabille presque complètement; l’automne, on s’habille ; le printemps, on s’habille, se déshabille et se rhabille parfois dans la même heure ; et l’hiver, on s’emmitoufle. L’obsession du vêtement. Cette ville possède une longue expérience en matière de protection de la peau. L’équation était simple : si Port-au-Prince doit m’armer, c’est à Montréal de m’habiller. Et Jean-Claude Poitras n’est pas seulement le plus connu des couturiers québécois, il est aussi le plus courtois. L’Académie privilégie en toutes circonstances la courtoisie. J’espérais un couturier en qui les Québécois se reconnaissent, car je voulais associer à cette cérémonie si importante à mes yeux ces deux sociétés qui m’ont structuré à la même échelle. Pour qu’on sache à Paris que je suis un être en trois morceaux. Vingt-trois années en Haïti, des années qui ont fondé ma sensibilité, près de vingt-sept années qui ont activé ma capacité créative à Montréal, et douze ans à Miami à écrire L’Autobiographie américaine. Mais les douze années passées à Miami, où je n’ai fait qu’écrire, sont encore des années montréalaises puisque je prenais l’avion dès que je terminais un roman, pour le présenter à mes premiers lecteurs au Québec. Comme je ne cesse de le dire : si je suis né en Haïti, je suis né écrivain au Québec. J’ai appris durant un an et demi, du 12 décembre 2013 au 28 mai 2015, qu’un habit d’académicien ne se fait pas en criant ciseaux. Si Jean-Claude Poitras était le couturier rêvé, il nous fallait un tailleur et une brodeuse. Pas simple. Poitras a parfois été au désespoir de ne pas trouver un tailleur qui connaisse assez le métier pour réaliser un tel habit et une brodeuse qui soit capable de travailler près de cinq cents heures sur le même costume. Le tailleur, c’est Marc Patrick Chevalier, un jeune homme discret et efficace qui a commencé l’affaire avec une légère suspicion pour s’y plonger ensuite avec passion. La brodeuse, Jeanne Bellavance, a des yeux ronds et vifs et des mains sûres. Je l’ai observée dans son atelier. Et tout le monde s’est mis au travail sous le regard prévenant mais ferme de Jean-Mathieu Pasqualini, dont le poste de chef de cabinet du Secrétaire perpétuel de l’Académie française l’oblige à couvrir un espace vaste et indéterminé. La lecture du Dit du Genji de Murasaki Shikibu que je faisais à ce moment-là m’a permis de comprendre cette étrange fonction qui s’enracine autant dans le rêve que dans la réalité, tout en exigeant de son occupant un doigté d’artificier et une grande capacité à rassurer des esprits inquiets, pour la simple raison qu’on s’avance sur le terrain miné de l’étiquette, où à chaque pas on craint de poser le pied sur une petite bombe sociale. Mais Jean-Claude Poitras, soutenu par l’inlassable Danielle Sauvage, s’était juré que ce costume d’académicien se ferait à Montréal. Pour compléter ce parcours, il me reste à déterminer la place de Paris dans mon travail d’écrivain. Belfond est le premier éditeur français que j’ai rencontré. Un jour de l’année 1988, de passage à Paris, j’ai appelé Pierre Belfond, sur un coup de tête. « Pourrais-je parler à Pierre ? » « Qui ?» me demande la secrétaire. « Pierre Belfond. » « Vous le connaissez ? » « Non. » « Donc vous voulez dire monsieur Belfond ? » « Je suis communiste, madame, et comme je ne peux pas l’appeler camarade, ne sachant pas s’il a sa carte au parti... » « Attendez un moment. » Belfond, que mon audace a fait rire, est venu au téléphone, m’a invité à le voir et a publié mon premier roman. Puis, j’ai abordé Pierre Astier, mais d’une manière différente. Son humour est si discret que je ne l’ai pas encore découvert après quinze ans et sept livres ensemble. Mais son léger sourire me dit qu’il doit bien s’amuser tout seul chez lui. Ce n’est que bien tard que j’ai entendu ce rire sonore et éclatant qui le caractérise aujourd’hui à mes yeux. Enfin, j’ai rencontré Charles Dantzig à Dublin, où je devais parler de Joyce même si je n’avais jamais pu dépasser la page 30 d’Ulysse. J’ai évoqué à ce colloque mon incapacité à lire Joyce, ce qui a amusé Dantzig. Quelques semaines plus tard, il m’a appelé à Montréal. Je l’ai tout de suite averti que j’avais arrêté d’écrire. On n’a qu’à lire les titres de mes livres pour connaître mon état d’esprit. Je venais de publier Je suis fatigué. Il a ressorti deux titres anciens, puis a patienté comme un vieux pêcheur qui jette le filet et attend. Et le chant est revenu. Mais tous mes livres publiés en France l’ont été d’abord ou en même temps au Québec. Montréal n’est pas à mes yeux une succursale intellectuelle de Paris, mais un lieu d’incubation. Mon aventure éditoriale québécoise débute avec le fougueux Jacques Lanctôt, qui, enragé de voir les critiques tarder à me considérer comme le Henry Miller québécois, envisageait de leur passer dessus avec sa voiture, et se poursuit avec Pascal Assathiany, qui me demande, quand je lui remets un manuscrit, des nouvelles du prochain livre. Et cela malgré le fait que je lui envoie, par mes titres, des messages subliminaux de plus en plus évidents : L’Art presque perdu de ne rien faire, Journal d’un écrivain en pyjama... Il fait la sourde oreille et m’emmène, chaque fois, dans un restaurant de poissons (encore cette métaphore de la pêche) où, sur un coin de table, on a échafaudé un midi le fameux plan qui me fera passer d’écrivain connu à écrivain lu. Voici Rodney Saint-Éloi. Nous venons tous deux de la province d’Haïti, lui de Cavaillon, moi de Petit-Goâve, et nous avons commencé notre carrière, à dix ans d’intervalle, dans le journalisme à Port-au-Prince. Quand il a émigré à Montréal, il m’a téléphoné pour savoir comment s’y prendre, et je lui ai conseillé de continuer à faire ce qu’il faisait en Haïti : écrire et éditer. Nous nous sommes retrouvés à Port-au-Prince au moment du tremblement de terre, côte à côte, sur le sol qui bougeait. Et trois ans plus tard, il a été le premier à pénétrer dans ma chambre d’hôtel, à Port-au-Prince, quand j’ai appris mon élection à l’Académie française. Je pratique une esthétique que je qualifierais d’esthétique de la roue, de la roue qui tourne sur elle-même pour avancer. Je ne laisse derrière moi, à l’abandon, aucun souvenir, aucune sensation. Ce qui fait que je conjugue mes émotions toujours au présent de l’indicatif. Un présent de l’indicatif si brûlant que ma vie ne me semble aujourd’hui qu’une longue enfance. Je veux garder l’appétit et l’émerveillement de l’enfant qui porte tout à sa bouche : une fleur, une fourmi, un couteau – oh, le hurlement de ma mère. Je me revois courant nu sous la pluie, le visage mitraillé par des myriades d’aiguilles liquides. La sensation de faire partie du paysage autant qu’un arbre ou un oiseau. Puis, la fin officielle de l’enfance quand les miliciens sont entrés dans Petit-Goâve, bousculant les habitudes d’une petite ville assoupie, et le voyage à Port-au-Prince pour retrouver ma mère et me fondre dans la grande ville. Port-au-Prince, qui sent la gazoline, est traversée par une urgence de vivre inconnue du jeune provincial. Port-au-Prince que j’ai mis du temps à aimer. Jusqu’à l’arrivée de ces jeunes filles en face de chez moi, dans cette maison entourée d’hibiscus, surtout fréquentée par des hommes armés le jour et des musiciens le soir. De ma fenêtre, j’observais ces jeunes filles en bikini toujours gorgées de rires. L’impression qu’une nouvelle vie était de l’autre côté de la rue. Elles s’appelaient Marie-Erna, Choupette, Pasqualine, Marie-Flore et Marie-Michèle. Un collier de noms que je rêvais de passer autour de mon cou. Des hirondelles qui annonçaient un printemps que Papa Doc retardait à dessein. Le désir est toujours subversif, et je n’ai pas tardé à désobéir à ma mère, qui m’interdisait d’inclure ces filles même dans mes rêves, et à affronter, toujours dans mes rêves, les hommes du pouvoir qui les invitaient à la plage dans de longues voitures chromées. Puis Papa Doc meurt et son fils Baby Doc le remplace mollement. Les années 1970 démarrent pourtant sur les chapeaux de roue. Je me suis engagé dans la presse indépendante, dirigée par Fardin, de l’hebdomadaire Le Petit Samedi Soir, Jean Dominique, de Radio Haïti-Inter, et l’éditorialiste Marc Garcia, dit Marcus. Des intellectuels aux mains nues pour s’opposer à ce régime de fer. Nous étions un petit groupe de journalistes qui s’étaient rencontrés au conservatoire d’art dramatique ou simplement dans les bordels de Martissant. Mes camarades avaient, comme moi, moins de vingt ans et se nommaient Jean-Robert Hérard, Carl-Henri Guiteau, Pierre Citandre et Gasner Raymond, dont la mort dans des conditions effroyables allait me pousser à l’exil. Me voilà traversant la ville toute une nuit, la veille de mon départ précipité, parce qu’un colonel avait averti ma mère que j’étais le prochain sur la liste noire. La plus longue nuit de ma vie quand on sait que les trente-cinq secondes du tremblement de terre furent le plus terrifiant moment de la vie haïtienne. J’arrive à Montréal dans la chaleur de l’été, ignorant ce qui m’attendait. Je travaille dans différentes usines pendant huit ans avant de m’acheter une vieille machine à écrire, une Remington 22, qui symbolisait, à mes yeux, cette Amérique de la vitesse. Mais auparavant, il a fallu trouver ma place dans cette ville. Qu’est-ce qui m’importe le plus à ce moment-là : Port-au-Prince ou Montréal ? Montréal, puisque j’y ai trouvé un espace qui m’appartient en propre : la petite chambre avec une cuisine, un lit, un divan et une toilette avec une baignoire rose. J’ai acheté tous les classiques dont j’avais lu des extraits à Port-au-Prince : Homère, Virgile, Horace, Plotin, Platon, Lucrèce, Thucydide. Tous ces amis des siècles passés se sont retrouvés dans ma petite chambre surchauffée, pour une interminable fête de l’esprit : un livre usagé + un repas + une bouteille de mauvais vin coûtaient douze dollars à la fin des années 1970. À mon arrivée, la concierge m’avait donné une clé que je perdais constamment, ce qui me coûtait, chaque fois, cinq dollars. J’aimais glisser ma main dans ma poche pour palper le métal froid qui m’assurait une liberté de mouvement. Il m’arrivait d’inviter une jeune fille à souper, et alors je courais chercher au dépanneur du coin un paquet de spaghettis. Un repas que je dégustais avec tant d’appétit que la fille se demandait souvent si ce n’était pas le but de l’opération : manger avec quelqu’un. La solitude est parfois pire que la faim. Une machine à écrire, une clé, du mauvais vin, pas de journal, pas de radio, pas de téléphone. J’étais heureux et je le savais, comme disait Miller. Je lisais et relisais, ce qui m’a formé le goût : Candide, Compère Général Soleil, L’Hiver de force, Cahier d’un retour au pays natal, Journal d’un vieux fou, Cent Ans de solitude, Contes de la folie ordinaire, Le Neveu de Rameau, Les Liaisons dangereuses, L’Art de la guerre, Fictions... Toute littérature engendre généralement deux espèces : les calmes, qui voudraient se perdre dans le paysage, comme Jacques Roumain et Michel Tremblay, et les fiévreux, qui entrent en rivalité avec le paysage, comme Frankétienne et Victor Lévy-Beaulieu. Je passais sans cesse d’un monde à un autre jusqu’à cet après-midi où j’ai écarté les fruits et les légumes pour déposer sur la table une vieille Remington 22 ruisselante de vaseline et taper cette première phrase dont je n’ai jamais su d’où elle venait : « Pas croyable, ça fait la cinquième fois que Bouba met ce disque de Charlie Parker. » Pourquoi la cinquième fois ? Je ne saurais le dire... Une dernière histoire et elle vous concerne, cher Jean d’Ormesson. Après le tremblement de terre qui a ravagé Port-au-Prince, je suis rentré à Montréal pour trouver une lettre. Elle venait de vous et débutait ainsi : « J’espère que tu vas bien là où tu es en ce moment... » Et elle était datée du 12 janvier 2010. Vous êtes un magicien, cher Jean, et votre carte maîtresse, c’est l’as de cœur.