M. DUPANLOUP ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. TISSOT, y est venu prendre séance le jeudi 9 novembre 1854, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Je ne me suis point mépris sur l’intention que vous avez eue en m’appelant au milieu de vous, pour y remplacer un homme dont l’existence avait appartenu aux lettres, et qui, traducteur élégant des Églogues de Virgile, puis successeur de Delille dans la chaire de poésie latine au Collège de France, après avoir, pendant un long période de temps, dévoilé les beautés de l’Énéide devant un nombreux auditoire et vieilli dans ces modestes et savants travaux, avait fini par trouver dans votre choix l’honneur de sa vie, et la plus belle des récompenses offertes à l’ambition littéraire.
Mes faibles écrits, personne ne le sait mieux que moi, ne méritaient point de me recommander à vos suffrages ; et, dans le bienveillant empressement avec lequel vous avez daigné m’accueillir, je n’ai vu autre chose que la pensée de renouveler l’antique alliance de l’Église et des lettres, de l’Épiscopat et de l’Académie française : heureux d’être l’humble anneau en qui se renoue aujourd’hui cette chaîne, que l’on avait pu croire un moment interrompue !
Peut-être me permettrez-vous de penser aussi qu’au défaut des titres éclatants apportés jadis au sein de l’Académie par plusieurs des glorieux évêques qui m’y ont précédé, vous avez voulu honorer en moi l’amour des lettres, le premier, le plus ancien du moins, dans mon cœur après celui de l’Église ; certains d’ajouter à votre illustre compagnie un membre qui saurait mal vous imiter sans doute, mais qui saurait toujours vous comprendre et vous admirer.
Quoi qu’il en soit, c’est un évêque plutôt qu’un littérateur qui a été l’objet de votre choix, et il ne vous en doit que plus de reconnaissance.
Non pas, Messieurs, je me hâte de le dire, que le littérateur n’ait ici une haute mission à remplir, et que je n’en accepte avec empressement tous les devoirs. Pour cela je n’aurai pas d’effort à me commander : l’accord est facile entre l’honneur que je reçois de vous, les goûts naturels de mon âme, et les obligations les plus saintes de ma vie.
Je n’ai jamais pensé, en effet, que les lettres ne fussent qu’une vaine parure, un ornement de convention pour les sociétés humaines ; non, les lettres, dont vous ouvrez aujourd’hui devant moi la plus illustre demeure, ont une gravité, une grandeur, une utilité supérieure, qui leur sont propres, et que l’Église n’a jamais méconnues.
Sans doute, l’Église cultive avant tout les lettres divines ; mais elle a des lois qui défendent l’entrée de son sanctuaire à ceux qui sont étrangers aux lettres humaines : elle a même de hautes révélations qui lui font découvrir dans les lettres humaines un rayon de splendeur divine.
Que sont en effet les lettres ? Simplement la pensée et la parole de l’homme sur la terre : mais, après la pensée et la parole de Dieu, rien n’est plus grand !
Dans leur expression la plus élevée et la plus brillante, les lettres sont la splendeur du vrai, du beau, du bien, qui sont choses divines : et voilà pourquoi ce n’est point par une vaine figure de langage qu’on dit le sanctuaire des lettres.
Dans leur expression la plus vulgaire et la plus simple, elles renferment encore la puissante harmonie des mots, des idées et des choses, c’est-à-dire la paix du monde. Les troubles sont mauvais grammairiens, disait autrefois Montaigne, et avec vérité ; oui, quelque étrange que cette assertion puisse paraître, je ne crains pas d’affirmer que la grammaire et le dictionnaire sont deux colonnes de la raison et de la société humaines ; et si je pouvais être accusé d’émettre ici un paradoxe, ce ne serait pas devant vous, Messieurs, défenseurs et gardiens de ces grandes choses, et qui en faites un de vos plus beaux titres de gloire.
Certes, il y a là une mission et des devoirs qui conviennent à tous : on peut être indigne ou incapable, on ne saurait être indifférent.
Vous me permettrez donc, en ce moment où j’entre pour la première fois dans ce noble sanctuaire, de vous dire ma pensée sur ce grand esprit des lettres humaines ; sur le côté divin de leur nature et de leur mission ; sur la haute estime que l’Église en a toujours faite.
Qui ne le sait ? sauf peut-être à la première origine du christianisme, où il importait que tout fût miraculeux et divin, et où il ne plut pas au maître de l’œuvre que la plume des écrivains, ni la langue des orateurs et des philosophes, non plus que le glaive des Césars, fussent pour rien dans le travail évangélique, toujours l’Église a recherché, aimé, honoré les lettres humaines.
Et alors encore la vérité m’oblige-t-elle à dire que si nos apôtres et nos premiers Pères ont foulé aux pieds comme indignes d’eux la vaine pompe et les grâces frivoles de l’éloquence profane ; s’ils n’ont point emprunté leurs moyens de conviction aux raisonnements subtils de la philosophie, ils ont toutefois annoncé l’Évangile avec une force et une magnificence de langage incomparables. Saint Paul, dit Fénelon, surpassa tout l’art des orateurs profanes. C’est encore dans sa belle lettre à l’Académie française que Fénelon remarque combien toutes les divines Écritures sont pleines de poésie et d’éloquence, avec les figures les plus hardies et les plus majestueuses. Et j’ai été charmé de trouver, dans les Études comparées de M. Tissot sur les poëtes anciens et modernes, qu’Homère, Virgile, Sophocle, le Tasse, Milton, et leurs plus magnifiques poésies, languissent auprès de Moïse, d’Isaïe, et des cantiques prophétiques.
Parmi les modernes, Bossuet est celui dont M. Tissot exalte plus haut la gloire, précisément parce que Bossuet, nourri des saints livres, y retrempe sans cesse la vigueur de son génie, et en retrace plus vivement les sublimes beautés.
Bossuet, comme Fénelon, s’est plu à remarquer que saint Paul, contempteur si éloquent des vains raisonnements de la fausse philosophie, n’en a pas moins raisonné avec une force admirable, et n’en a pas moins été dans le fond un excellent philosophe, aussi bien qu’un puissant orateur.
Irai-je plus loin ? et, m’appuyant encore de l’autorité de Fénelon, vous dirai-je que ce n’est pas seulement dans les écrits inspirés de saint Paul et des autres apôtres (1 ), mais dans le langage même de Celui qui les inspirait, que le christianisme nous offre les modèles accomplis de la plus parfaite éloquence ? « Il serait aisé, dit le grand archevêque de Cambrai, de montrer en détail, les livres à la main, que nous n’avons point de prédicateur en notre siècle qui soit aussi figuré dans ses sermons les plus préparés, que Jésus-Christ l’a été dans ses prédications populaires. Je ne parle point de ses discours rapportés par saint Jean, où tout est sensiblement divin ; je parle de ses discours les plus familiers et les plus simples. »
Voilà ce que Fénelon écrivait pour répondre aux préjugés de quelques gens de bien de son temps, comme il les appelle, qui prétendaient que la prédication évangélique n’a rien à demander à l’éloquence, à la poésie, aux lettres.
Et n’est-ce pas de la sorte que l’ont compris tous les siècles chrétiens ? Si nous passons aux âges proprement dits de l’éloquence sacrée, alors se présente à nous, en témoignage de l’immortelle alliance des lettres divines et humaines, la glorieuse élite des grands docteurs du christianisme : saint Jean Chrysostome, la bouche d’or de l’Orient, saint Augustin, ce grand maître du pathétique et du sublime, saint Basile et saint Grégoire de Nazianze, et l’austère saint Jérôme, et saint Léon, et saint Grégoire le Grand, ces deux belles lumières de la chaire apostolique, et saint Ambroise, si doux à entendre, que M. de Chateaubriand, nom cher à l’Académie, l’a proclamé le Fénelon de l’Église latine ; saint Ambroise, si doux et si fort dans sa douceur, qu’il savait, pour défendre les peuples opprimés, opposer un cœur invincible aux passions des princes : Nous ne sommes pas à craindre, disait-il, mais nous ne craignons pas : Nec terremus, nec timemus.
Toutes ces grandes âmes, comme les nommait si bien votre secrétaire perpétuel, tous ces nobles et saints personnages ont été, dans le monde chrétien, les hérauts de cette belle alliance dont je parlais tout à l’heure ; et ce sera, au temps où nous sommes, une des gloires de l’Académie française, qu’un de ses membres les plus illustres soit venu de nouveau révéler à un siècle longtemps injuste ou distrait l’éloquence oubliée des Pères de l’Église.
Fidèle à toutes ses traditions, l’Église, Messieurs, n’a jamais délaissé celle-là : toujours elle a commandé à ses ministres l’étude des lettres humaines ; elle a fait plus : et Dieu lui réservait la gloire de devenir elle-même l’institutrice des nations, d’enseigner la grammaire et la rhétorique, le grec et le latin aux peuples barbares, en même temps qu’elle les élevait par l’Évangile, et formait ainsi ces grandes nations modernes, si éclairées, si polies, si savantes ; les reines du monde civilisé !
Et toujours, depuis l’empereur Julien, l’Église a compté parmi ses persécuteurs les pouvoirs jaloux qui ont prétendu lui interdire ce noble et libre enseignement.
Et qu’on ne cherche pas là un de ces calculs de politique familiers aux dominateurs de la terre. Les vues de l’Église, Messieurs, sont plus élevées et plus pures ; et lorsqu’elle adoptait de la sorte les lettres humaines, c’est que, par le sens profond qui lui est propre de découvrir le divin partout où il est, elle y apercevait un reflet de Dieu même ; c’est que, dans cette haute et vive lumière d’où lui viennent les enseignements surnaturels qu’elle nous offre, les lettres humaines lui apparaissent comme un rejaillissement et une manifestation de la pensée, de la parole, de la beauté, de la vérité divines elles-mêmes, dans l’ordre naturel, au sein de l’humanité.
En effet, Messieurs, il n’y a pas une des avenues de l’intelligence humaine, aux extrémités de laquelle ne se montre la splendeur de Dieu qui l’illumine tout entière, et y fait rayonner aux yeux du poëte, de l’orateur, du philosophe digne de ce nom, le vrai, le beau, le bien, dans leur éclat naturel ou surnaturel, allumant ainsi dans ces âmes privilégiées cette flamme céleste à laquelle rien ne ressemble dans le reste de la nature, et qui se nomme le feu sacré : nom populaire et glorieux du génie inspiré de Dieu.
Et tout cela n’a pas d’autre principe, sinon qu’il y a du divin dans l’homme ; sinon que le Créateur, en faisant l’homme, l’a fait à son image, et s’est plu à produire magnifiquement en lui les grands traits de sa perfection et de sa gloire, à savoir, l’intelligence et l’amour. L’homme était son chef-d’œuvre, et, lorsqu’il le dota d’une si belle nature, il y joignit toutes les riches facultés, tous les nobles attributs qui en découlent : l’esprit, le talent, le génie, le bon sens, le bon goût, les grâces du langage, l’inspiration poétique, tous ces dons merveilleux qui sont ce que j’ai appelé le reflet et comme la gloire de Dieu dans l’homme et dans les lettres humaines.
Aussi je ne m’étonne pas de voir l’épithète de divin attachée si souvent par les plus grands philosophes, et par les Pères de l’Église eux-mêmes, à la poésie, à l’éloquence, et même à la grammaire, Grammaticae pene divinam vim, disait saint Augustin, c’est-à-dire aux lettres, dans tout ce qu’elles ont de plus élevé comme de plus humble.
Car, d’une part, ce qui exprime Dieu le plus parfaitement dans la création et parmi les œuvres divines, c’est l’homme. D’une seule de ses pensées, d’un seul de ses regards où reluit la flamme de l’intelligence, l’homme exprime Dieu plus que nulle autre créature, mieux que l’univers entier : le regard du soleil, tout éblouissant qu’il est, ne reflète pas le rayon divin qui brille dans l’œil d’un enfant.
Mais d’autre part, la grande et singulière prérogative des lettres, c’est qu’à leur tour elles expriment l’homme, cette vivante image de Dieu, plus parfaitement que toutes les autres œuvres et que toutes les autres créations humaines.
Les lettres sont l’expression même de l’esprit humain tout entier, parce qu’elles ne revêtent pas seulement des formes du langage les idées abstraites de l’intelligence et les conceptions de la raison pure, mais parce que, dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique, elles reproduisent aussi la beauté telle qu’elle se montre à l’imagination, avec son plus ravissant idéal ; parce qu’elles savent se rendre les interprètes de tout ce qu’il y a de plus élevé, de plus grand, de plus vertueux dans les sentiments du cœur humain ; parce qu’enfin c’est par elles que le vrai, le beau, le bien, tels que la main divine les imprima dans l’âme de l’homme, trouvent au dehors leur manifestation la plus éclatante et la plus parfaite.
Et tel a toujours été pour moi, Messieurs, le sens de ce mot profond et si justement célèbre qui fut prononcé pour la première fois dans cette enceinte : Le style, c’est l’homme.
Ah ! sans doute, des beautés et des grandeurs ineffables sont aussi dans le reste de la création ; mais la création tout entière, l’homme excepté, ne les connaît pas, parce qu’elle s’ignore elle-même. Et ce qui met entre la création et l’homme un intervalle immense, c’est que le vrai, le beau, le bien, non-seulement sont dans l’homme, mais l’homme le sait et le dit ; il les voit en lui-même, et il les reconnaît dans toutes les œuvres de Dieu, par l’impression qu’il en porte dans son propre fonds ; non-seulement il les voit, mais il les pense, il les réfléchit, il les admire, il s’éprend pour eux d’amour ; il les nomme, il les parle, il les écrit, il les peint, il les chante, il les redit à toute la nature, au ciel et à la terre !
Et grâces en soient rendues à Dieu ! car ce qu’il faut que j’ajoute, c’est que tout cela vient et descend de Dieu, selon la grande parole d’un apôtre : Omne datum optimum, et omne donum perfectum, descendens a Patre luminum.
Oui, tout don, naturel et surnaturel, omne datum ; les découvertes du génie humain et les grandes révélations célestes ; la nature et la grâce ; la raison et la foi, toutes deux filles du même Père céleste, et qui, comme telles ne peuvent jamais se contredire ; tout, dans un ordre comme dans l’autre, tout est donné d’en haut, tout découle vers l’homme de cette sublime et resplendissante source des lumières ; car, s’il y a plusieurs lumières, diverses dans leur rayonnement, toutes, Messieurs, s’allument à un même foyer divin, que les fils de l’Évangile nomment le Verbe éternel : c’est ce Verbe qui illumine tout homme venant en ce monde, c’est-à-dire toute immense famille du genre humain, en tous les siècles et en tous les lieux ; mais plus parfaitement l’Église, la sainte cité des enfants de Dieu sur la terre, et avec une clarté supérieure encore et incomparable, cette lumineuse et triomphante cité des cieux, pour laquelle ne sont plus faites les alternatives du jour et de la nuit, et qui ne connaît ni les incertitudes et les défaillances de la raison, ni même les voiles passagers de la foi, ni enfin, Messieurs les séparations et les tristes schismes de nos esprits, ni toutes ces douleurs du doute qui ne sont que de la terre et du temps !
Si je suis monté si haut, c’est pour l’honneur des lettres, Messieurs, et vous me le pardonnerez : j’ai voulu, j’ai dû donner la raison suprême de l’inviolable amour que, malgré les infidélités des lettres, l’Église a toujours eu pour elles.
N’est-ce pas redire en même temps les titres de noblesse de l’Académie ? C’est dire aussi pourquoi elle est si chère à l’esprit français ; pourquoi l’honneur de lui appartenir fut toujours un si précieux honneur, et pourquoi des évêques l’ont reçu de tout temps avec reconnaissance, sans croire pour cela ne rechercher que la gloire humaine.
C’est ce qui fait enfin que cette grande institution a des racines si vives et si profondes en cette terre de France, et qu’elle y a toujours refleuri glorieusement, même après les plus violents orages !
Pourquoi ne compléterais-je pas ma pensée, et ne dirais-je pas que c’est cette haute origine, cette excellence des lettres humaines qui leur assure la suprématie et comme une prééminence immortelle dans les royaumes de l’intelligence ?
Honneur aux sciences ! honneur aux écoles savantes ! honneur à ces forts génies qui étudient avec puissance et avec amour, tout ce que Dieu a soumis aux regards et aux investigations de l’esprit humain ! qui s’élèvent à la contemplation des plus sublimes mystères de la nature, mesurent l’immensité des cieux, plongent dans leurs profondeurs, et y vont chercher et nommer des astres nouveaux ; puis de là, redescendent rapidement sur le globe que nous habitons, pénètrent jusque dans ses entrailles, lisent, comme à livre ouvert, dans ce qu’elles renferment de plus caché, lui ravissent ses invisibles trésors, et, par leurs calculs aussi sûrs que hardis, étendent de toutes parts l’horizon et l’empire de l’esprit humain ! Honneur aux sciences !
Mais que les sciences me permettent de le dire : Premier honneur aux lettres ! Les sciences ajoutent à la force et à la richesse des nations ; mais c’est après que les lettres ont illuminé les hauteurs de la terre et fécondé les siècles, en déposant au sein des sociétés le germe puissant de la civilisation, en faisant pénétrer la lumière vive dans les profondeurs de l’intelligence humaine.
Aussi les grands siècles scientifiques furent-ils presque toujours fils des grands siècles littéraires, et la renaissance des lettres fut le signal ordinaire des grandes découvertes de la science.
Et aujourd’hui, Messieurs, quels sont les hommes qui donnent aux sciences, parmi nous et dans le monde européen, la popularité la plus illustre ? Je n’ose les nommer ici ; leur présence, toutefois, ne me défend pas de dire que le don singulier de l’esprit français, et la gloire privilégiée de ce grand Institut de France, c’est que le génie des lettres y fut toujours glorieusement associé au génie des sciences !
C’est tout cela que Napoléon avait bien compris, lorsqu’il disait, dans sa vive et brusque éloquence : « J’aime les sciences ; chacune d’elles est une belle application partielle de l’esprit humain : Mais les lettres, c’est l’esprit humain lui-même. »
Belle et profonde parole, Messieurs ! Je n’en connais guère qui soit plus digne de ce grand esprit, qui savait pénétrer d’un regard si prompt dans le vif des choses ; et la rappeler en ce lieu est le plus noble hommage que je puisse rendre devant vous à son génie ! Aussi bien, Messieurs, cette admirable parole n’est-elle que l’écho de la voix de l’histoire, qui a salué du nom de grands siècles, avant tous les autres, ceux où les lettres ont jeté le plus vif éclat !
Et il ne faut pas croire que la main de Dieu soit étrangère à ces phases brillantes de la vie des peuples, et que ces grands siècles littéraires n’entrent pour rien dans l’ordre et les desseins de la Providence sur l’humanité.
Reconnaissons-le : alors même que la nuit païenne couvrait la terre, ils firent briller d’admirables clartés : la philosophie, les lettres, l’éloquence, la poésie, dans ce qu’elles eurent de vérité et de beauté ; tous ces hommes, en tant qu’ils avaient reçu du ciel les dons de l’intelligence, et que la lumière de Dieu brillait dans leur génie ; je dirai plus : les généreux efforts que firent plusieurs d’entre eux pour percer la nuit, pour découvrir par delà l’horizon de leur siècle quelque chose des clartés divines, tout cela est digne d’admiration et de respect. Je puis et je dois déplorer l’abus qu’ils firent souvent de leurs hautes facultés, je puis et dois compatir à l’impuissance de leurs efforts ; mais je ne puis ni mépriser en eux ni flétrir les dons du Créateur. Je ne me sens pas le courage de réprouver, d’avilir, sous le nom de paganisme, ce qui fut dans ces grands siècles le suprême effort de l’humanité déchue pour ressaisir le fil brisé des traditions anciennes, et retrouver la lumière que Dieu y faisait encore briller, comme un dernier et secourable reflet de sa vérité, afin de ne pas se laisser lui-même sans témoignage (2 )au milieu des nations, et de montrer que la créature tombée n’était pas éternellement déshéritée des dons de son amour.
Oui, c’est par l’ordre exprès de cette miséricordieuse Providence qu’il fut donné à l’esprit de l’homme de jeter ces lueurs si belles, qui suffirent alors à revêtir d’un éclat immortel les œuvres du génie antique.
Non, les vers que citait saint Paul à l’aréopage n’étaient pas des vers païens ; pas plus que les splendeurs du jour au matin, et les ravissantes beautés de la nature sous le ciel de Parthénope, lorsque cette lumière si pure et ces clartés rayonnantes inspiraient à Virgile de chercher par delà les cieux mortels une lumière plus brillante encore et plus pure, un soleil et des astres nouveaux : Solemque suum, sua sidera norunt ; lorsque les tristesses de la terre, lacrymae rerum, jetaient dans son âme des aspirations indéfinissables vers un monde meilleur, et faisaient ressentir dans ses vers comme un tressaillement sublime de la nature émue de ses longues douleurs, comme une vaste et puissante inquiétude de la terre et des cieux en travail du Libérateur désiré !
Et que dire de Platon contemplant de loin l’idéal du Juste, et le voyant sur une croix ?
Non, Messieurs, ce n’est pas sans un dessein providentiel, je dirai presque sans une inspiration d’en haut, que la langue de Platon et celle de Virgile ont rencontré de tels accents et produit tant de chefs-d’œuvre, lorsque Dieu avait décidé que ces deux langues seraient celles de son Église !
Le monde ancien préparait ainsi le monde nouveau, et les deux plus belles langues que les hommes aient jamais parlées recevaient d’avance leur mission, et se formaient à redire un jour à la terre les choses du ciel.
Sans doute, l’Église devait y ajouter de nouvelles et divines beautés ; mais il fallait que ces langues fussent préparées de longue main à leur sainte et impérissable destinée, et il plut à Dieu que de grands génies philosophiques et littéraires y fussent employés.
Les serviteurs de Dieu sont nombreux sur la terre ; et a toute heure du temps, aux époques de grande rénovation sociale, il y en a plus qu’on ne le voit, plus qu’on ne le sait, qui travaillent par ses ordres, pour sa gloire, et à leur insu : seulement il faut prendre garde de jamais les insulter !
Pour moi, il est manifeste que les grands siècles littéraires, comme les grands empires, comme toutes les grandes choses, ont été placés par Dieu dans la suite des âges avec un dessein suivi. Et, pour n’en citer qu’un exemple, n’est-ce pas ainsi que cet illustre envoyé de Dieu, le héros de Xénophon et d’Isaïe, apparaissait deux cents années avant sa naissance ? Il ne devait être que Cyrus pour son siècle et pour le monde, mais le prophète l’appelait du nom de Christ pour l’Église et pour les grands siècles à venir, parce qu’il devait aider à la délivrance des Juifs captifs, relever Jérusalem, et entrer pour sa part dans le plan divin de la grande préparation évangélique !
Et qu’on ne s’étonne pas ici de la gravité de mon langage ! Je n’ai jamais aimé les malentendus.
C’est précisément parce que j’ai l’honneur et le bonheur d’être chrétien, c’est parce qu’à ce titre je suis, selon la langue de l’Apôtre, fils de la lumière, que je vais avec confiance en revendiquer les rayons dispersés partout où ils se trouvent.
Oui, la lumière est à nous, tous les siècles nous la doivent et nous l’envoient, et voilà pourquoi je ne l’outrage nulle part. Je la recherche, je l’aime, je la célèbre partout où je la découvre ; je la recueille avec amour, ne fût-ce qu’une étincelle, une flamme égarée ; et ma joie est grande quand je puis la ramener au foyer primitif et divin ! Je suis le disciple d’un Maître qui ne veut pas qu’on éteigne le flambeau qui fume encore ; selon la belle recommandation de l’Église, je me souviens de ma condition (3 ), et je respecte le roseau pensant, tout brisé qu’il est : j’aurais horreur de le fouler aux pieds. Débris moi-même d’une grande création tombée, je ne méprise aucun débris ; et, sans craindre de mêler ici le langage de Virgile à celui du christianisme, j’aime à redire ce vers, dont mon prédécesseur s’est plu à écrire un beau commentaire :
Non ignara mali, miseris succurrere disco.
Et n’est-ce pas ce qu’a fait l’Évangile, cet Évangile si bien nommé la bonne nouvelle et l’Évangile de la paix ? Quand il descend des cieux et apparaît en plein paganisme, il attire doucement et fortement à lui tout ce qui est encore noble, lumineux, élevé, tout ce qui peut s’illuminer, s’ennoblir et s’élever encore. Caractère admirable de l’éternelle vérité, qui est aussi l’éternelle bonté ! Tout ce qui veut recevoir le baptême chrétien, tout ce qui aspire à s’améliorer, à se transformer, tout est accueilli par l’Église, tout peut entrer, et tout se trouve à l’aise dans son sein. Bientôt maîtresse du monde, elle ne renverse pas même les temples païens, elle les purifie et les consacre à ce Dieu inconnu, dont saint Paul avait dit le beau nom à la Grèce étonnée.
Et avant que le génie de Michel-Ange eût emprunté au Panthéon les formes hardies de sa coupole pour la jeter dans les airs et en faire la couronne de saint Pierre, le christianisme avait fait de ce vieux temple de toutes les idoles des nations la belle et noble Église de la Vierge Marie et de tous les Martyrs.
En un mot, le christianisme purifie tout ce qui peut être purifié ; il refait et rend immortel tout ce qu’il marque de son empreinte : il ne rejette rien de ce qui fut bon dans la pensée et la parole humaines !
La pensée et la parole humaines ! Ah ! sans doute, elles avaient bien souffert ! La traversée avait été pour elles longue et périlleuse : aussi ce n’est pas en leur disant anathème, c’est avec compassion et avec amour que le christianisme les recueille dans leur naufrage, les relève, les éclaire, les fortifie et les console ; c’est avec bonheur qu’il en fait la pensée et la parole chrétiennes. Messieurs, si vous me permettez mon langage, c’était la brebis égarée qu’il rapporta sur ses épaules au bercail !
Et ce qui se vit au commencement des siècles chrétiens devint la tradition des âges suivants : saint Paul avait cité Aratus et Ménandre(4) ; saint Justin et saint Augustin citent Platon ; saint Thomas et tout le moyen âge donnent la main à Aristote.
Et cela devait être ; s’en étonner, ce serait ne rien comprendre à la grandeur, à la largeur du christianisme. Il est le soleil du monde ; lorsqu’il se lève, toutes les ombres se dissipent. Le Dieu de l’Évangile se nomme le Dieu du jour, lux mundi ; et voilà pourquoi, appelant à lui tous les astres qui avaient, par ses ordres, jeté quelque clarté dans les ténèbres, il leur assigne leur place et leur gloire dans le firmament nouveau ; et tous, comme au jour de la première création, revenant à leur foyer originel, répondent successivement : Nous voici ; Adsumus !
Ah ! sans doute, il y a sur la terre une chose qui est plus grande que les lettres !
Mais il n’y en a qu’une : je n’en connais pas deux :c’est l’Évangile.
Aussi, l’ère du monde civilisé ne devait pas dater de Périclès ni d’Auguste ; il devait y avoir pour l’humanité un nom meilleur.
L’Acropole, pour le salut du monde, ne valait pas le Sinaï ; le Capitolî immobile saxum, chanté par Virgile, devait s’incliner devant le Calvaire ; et les olympiades et la date romaine effacées redisent à tous les siècles que la vraie civilisation devait naître du martyre et des plaies sacrées d’un Dieu, rendant à la vérité, à la beauté, à la bonté éternelles, le témoignage de son sang répandu.
L’Orient a reçu le premier ce témoignage ! Oh ! que l’Orient sera beau à voir, quand la lumière qu’il a perdue y retournera ! Et que les derniers jours de la vie du monde à l’Occident deviendront radieux, lorsque l’alliance sera faite par la lumière d’en haut entre tous les grands sommets de l’humanité ! lorsque la croix triomphante, après les tempêtes, apparaîtra seule, dans une région supérieure et pure, brillant là, sur un ciel propice, comme un signe de paix et de sérénité pour tous !
Puisse le drapeau français, béni par la main reconnaissante de Pie IX, puisse le sang de nos soldats et de leurs vaillants chefs, si généreusement, si chrétiennement répandu, servir les mystérieux desseins de la Providence dans la dispensation des secrets de l’avenir, et préparer de loin cette grande œuvre, dont nous payons si noblement la gloire !
Tel est, Messieurs, le secret de la grandeur des lettres humaines, telle est la raison de l’auguste alliance qui les relie aux lettres divines !
Et si le XVIIe siècle, le grand siècle français, fut le plus éclatant des siècles littéraires, c’est qu’il fut un grand siècle chrétien ; c’est que, surtout pendant sa première moitié, il recueillit avec une rare puissance toutes les lumières naturelles et surnaturelles des âges précédents.
Et si la justice et la reconnaissance universelles ont attaché au XVIe siècle le nom de Léon X, c’est pour qu’il fût dit au monde que, toujours dirigée d’en haut, la sainte Église Romaine, qui est la mère et la maîtresse de toutes les Églises, a été en même temps la mère des lettres et la protectrice éclairée des arts, chez les nations européennes.
Ah ! sans doute, même au XVIe, même au XVIIe siècle, les lettres ne furent pas sans taches ; mais où n’y en a-t-il pas ?
Les choses divines périclitent toujours aux mains humaines, et il n’y a ici-bas qu’une institution qui, depuis dix-huit siècles bientôt passés, résiste à tout, même aux faiblesses et aux défaillances passagères de ses ministres.
Oui les lettres peuvent se tourner contre la vérité, contre la beauté, contre la bonté éternelle !
Mais alors c’est une grande douleur dans l’humanité ! Les astres perdent leur route ; les splendeurs, les vertus des cieux sont obscurcies. Tout se trouble, ou appelle le bien mal, et le mal bien ; la vertu est invoquée par les hypocrites qui l’outragent ; les crimes les plus lâches trouvent des apologistes ; et, parmi ce bouleversement profond du sens et du langage humain, cinquante, cent années peut-être, seront nécessaires pour réparer le mal et retrouver le bien. On verra des vieillards au bord de la tombe, dont la vie se sera passée à rechercher le sens perdu des mots et des choses qui importent le plus à la paix du monde. Il faudra des guerres d’opinions, des combats terribles ; et les sages désespérés seront condamnés à redire avec l’historien romain : Jam pridem vera rerum vocabula amisimus !
Dans un de ces jours d’orage, la barbarie sociale naîtra des excès de la civilisation corrompue ; en cinquante années, elle aura envahi trois fois au moins la demeure des rois ; elle s’assiéra triomphante sur les siéges des législateurs, et foulera insolemment aux pieds tous les droits qu’elle invoquait ! toute liberté honnête périra ! Et il faudra un siècle entier peut-être pour apprendre de nouveau ce que c’est que la liberté, l’autorité, le respect, et faire la pacification sociale !
Voilà les crimes des lettres quand elles s’égarent ; voilà les tempêtes qu’elles déchaînent sur la société ! Les peuples semblent condamnés à perdre même le sens humain, quand les lettres et le sens divin font divorce.
Si je dis ces choses, ce n’est pas pour me faire ici, Messieurs, l’accusateur des lettres ; je touche au contraire à une de leurs plus grandes prérogatives, leur puissance !
Oui, les lettres ont cette force redoutable, qu’elles peuvent tout pour la ruine ou pour la paix du monde !
Comme l’homme, dont elles sont la vive expression, elles ont la puissance du bien et du mal ; et j’en dois-marquer ici la raison profonde en achevant ce discours.
Il ne faut pas s’y tromper
Il y a dans les lettres quelque chose de plus grand, de plus puissant que tout cet éclat qu’elles jettent autour d’elles, que toute cette splendeur dont elles illuminent la terre : C’est le bon sens des mots.
Car, pour qui sait comprendre la profonde et mystérieuse liaison des idées et des choses avec la parole de l’homme, tout l’ordre et toute la sécurité de la vie humaine ont là leur principe.
Et, pour aller jusqu’au bout de ma pensée et la dire nettement, l’alphabet du genre humain, la grammaire d’un enfant, le dictionnaire d’une nation, voilà ce qui, bien plus encore que les belles littératures, me pénètre d’un sentiment indéfinissable de respect et de reconnaissance pour Celui qui m’a donné ces lettres, cette parole, cette pensée.
Aussi, parmi tous les titres d’honneur de l’Académie française, je n’en sais point de plus relevé que d’être la gardienne de ces grandes choses, la conservatrice fidèle, non-seulement de la littérature, mais de la grammaire et du dictionnaire de la plus intelligente nation de l’univers !
Ce ne sera pas descendre, Messieurs, que de considérer ici ces modestes mais puissants éléments des lettres ; car l’on ne descend pas, quand on ne quitte les hauteurs où la lumière rayonne, que pour pénétrer jusqu’aux vives profondeurs et au foyer même d’où elle jaillit ; et pour étudier ce fond intime des choses, cet interiora rerum, dans lequel réside le ferme principe de leur beauté, et où se découvre et se sent cette force cachée de la main de Dieu qui soutient tout.
Je ne crains pas de le proclamer : la grammaire, le dictionnaire, sont à la littérature d’une nation ce que le fondement, avec ses fortes assises, est à édifice. Que dis-je ? Dans ce vivant et immortel édifice des lettres, la grammaire, le dictionnaire ne sont pas seulement à la base, ils sont au centre, ils sont au faîte ; ils fortifient, ils portent tout.
Non, je ne suis pas de ceux qui comptent les mots pour peu de chose.
Rien n’est petit de ce qui appartient à l’humanité et lui vient de Dieu.
Les mots sont à la pensée de l’homme ce que le regard est à l’âme, une lumière, une physionomie.
Ils la réfléchissent, ils la révèlent ; et l’homme, réduit à la pensée sans la parole pour l’exprimer, aurait perdu une partie de sa puissance et de sa grandeur.
La parole et la pensée, voilà donc les deux illustres prérogatives qui constituent dans l’homme la dignité de sa nature ! Voilà les deux forces par lesquelles il s’empare des choses, les exprime, les attire à lui, et les possède. La pensée n’y suffit pas seule ; l’homme ne possède réellement que ce qu’il a bien nommé.
Les choses en ce monde sont le grand intérêt de l’humanité ; après les choses, les idées qui les représentent ; après les idées, les mots qui les expriment. Mais la corrélation est si étroite ici, et le lien si fort, que les mots ne peuvent périr ou se corrompre, sans entraîner et sans perdre ou corrompre avec eux les idées et les choses.
C’est cette valeur des mots qui fait, à mes yeux, la puissance non-seulement de tout homme qui parle, mais d’un enfant qui bégaye.
Toutes les fois qu’un homme, qu’un enfant a parlé, a dit un mot, j’écoute, je regarde attentivement : à moins qu’il n’ait perdu la raison, il y a une lumière quelconque dans sa parole.
On dit quelquefois : Ce sont des querelles de mots, et on dédaigne. On a tort, il faut écouter toujours. Comme s’il pouvait avoir entre les hommes des querelles où les mots fussent peu de chose ! Comme si toutes les plus grandes révolutions humaines, bonnes ou mauvaises, ne s’étaient pas accomplies par la puissance des mots, c’est-à-dire par la puissance des idées et des choses que les mots expriment !
Non : dans le genre humain, tel que Dieu l’a fait, les grandes querelles de mots révèlent toujours le combat des grandes idées, et sont toujours des querelles de grandes choses.
L’arianisme, cette immense hérésie, roulait tout entière sur un mot : όμούσιος. Le Fils de Dieu, le Verbe éternel, est-il Dieu, oui ou non (5 ) ?
Le nestorianisme ne rejetait qu’un mot : Θεοτόκος; Marie est-elle mère de Dieu, oui ou non ?
Le protestantisme lui-même, malgré l’apparente multiplicité de ses négations, se résume en un mot : Y a-t-il, oui ou non, une autorité doctrinale sur la terre ?
Aujourd’hui les querelles sont ailleurs ; mais, quel que soit l’objet dont les hommes disputent, je le maintiens : La paix du monde est dans l’harmonie des mots, des idées et des choses.
Et voilà pourquoi le dictionnaire d’une nation est, à mes yeux, une si grande puissance !
Si les nations de la terre sont aujourd’hui si étrangement troublées (6 ), si les royaumes les plus puissants semblent incliner vers leur ruine (7 ), c’est que depuis longtemps déjà cette harmonie n’existe plus.
Les choses les plus importantes au bonheur et à la sécurité publiques sont sans accord entre elles : il y a un profond dissentiment sur les idées qui les représentent et sur les mots qui les expriment. Je n’en citerai qu’un exemple.
Ces trois grandes forces morales qui se nomment dans les sociétés humaines l’autorité, la liberté et le respect, et sans lesquelles je ne sache pas une société possible, ont été jetées dans l’arène des disputes publiques : d’un bout de l’Europe à l’autre, et, on le peut dire, dans le monde entier, c’est une querelle sociale, et la plus ardente qui fut jamais.
Mais à quoi précisément tient donc toute cette importance des mots ? Le voici.
Il y a, providentiellement, dans le langage de toute nation, une certaine somme d’idées acquises, d’idées justes, d’idées certaines, qui font sa force et sa richesse intellectuelle, et qui, représentées dans le commerce des intelligences par un certain nombre de mots, forment sur tout sujet donné comme le résumé du bon sens public.
Or ces mots, qu’on pourrait presque appeler la monnaie vive et courante de l’intelligence, sont déposés dans le dictionnaire national avec leur valeur la plus haute et la plus pure, ainsi que dans un trésor ; et tout écrivain qui, commençant un livre, fouillerait d’abord avec soin dans ce grand domaine de la raison publique, y trouverait un fonds inépuisable d’idées justes, d’idées fortes, d’idées fécondes, d’où il ne tarderait pas à conclure qu’approfondir le langage humain sur une question quelconque, est toujours de la plus haute importance.
Mais c’est à vous, Messieurs, qui tous ici avez mis la main au grand travail du dictionnaire de notre langue, c’est à vous à nous dire si la science des mots mérite les mépris que l’irréflexion et la légèreté du bel esprit lui envoient.
Pour moi, qui n’ai point été associé jusqu’ici à vos travaux, je n’ai point attendu d’avoir cet honneur pour rendre hommage à ce qu’il y a toujours de sérieux et de grand dans le dictionnaire d’une nation. L’œuvre peut être plus ou moins parfaite, selon la nation ; mais à quelque degré qu’elle le soit, c’est toujours la raison et la sagesse, la pensée et la parole de l’humanité.
Sans doute, le dictionnaire d’un peuple sauvage est indigent, borné, et presque sans idées générales ; matériel et grossier, presque sans notions spirituelles toutefois, quand on y regarde de près, on y découvre encore des lumières qui étonnent. Mais, en retour, comprend-on tout ce qu’il doit y avoir d’élévation, de force, de justesse, d’horizon, de grandeur d’intelligence enfin dans le dictionnaire d’une nation civilisée et chrétienne comme la France ?
Un philosophe romain faisait aux grammairiens de son temps l’insigne honneur de leur dire : Grammatici custodes latini sermonis (8 ). Je comprends aussi que la première gloire de l’Académie française soit d’être la gardienne de notre belle langue : car, si le style c’est l’homme, une langue est la forme apparente et visible de l’esprit d’un peuple ; et c’est là de toutes les propriétés, de toutes les grandeurs nationales, celle qu’un peuple doit être le plus fier et le plus jaloux de conserver.
On sait tout ce que Fénelon en a écrit dans sa belle lettre au Secrétaire perpétuel.
Oui, il est grand, l’honneur de veiller sur un tel dépôt, et de lui conserver son inappréciable intégrité ! C’est garder là tout ensemble la parole et la raison humaines dans la langue nationale, c’est-à-dire tout le travail de l’esprit, toute l’œuvre de la civilisation en France, toute cette abondante richesse intellectuelle, amassée pendant des siècles, et mise en valeur par le génie français, avec les procédés qui le distinguent.
Oui, il est beau, ce travail, qui va rechercher dans les idées vraies, dans les idées premières, la lumière supérieure, à qui seule il appartient de restituer leur sens véritable aux mots dégénérés ; qui repousse avec un soin persévérant les sens étrangers, les significations fausses, les formations illégitimes, et ces alliances qu’il est permis d’appeler adultères ; qui rend enfin aux idées et aux choses leur valeur réelle, en les dégageant d’une phraséologie trompeuse, et écarte ainsi la corruption et la barbarie, qui n’entrent jamais dans le langage sans annoncer aux sociétés l’époque de leur décadence.
Oui, Messieurs, c’est là rendre au pays un service digne de quelque reconnaissance ! Pour moi, je l’avoue, toutes les fois que, posant la main sur le Dictionnaire de l’Académie française, je pense en moi-même à toutes les idées essentielles qui sont là déposées, à toutes les notions vraies, à toutes les expressions simples ou grandes, belles ou fortes, à tous les termes nécessaires et utiles que ce livre renferme ; quand je vois là réunies ces précieuses archives de la pensée et de l’intelligence nationales, et, comme ramassée sous ma main, la somme immense de savoir dont ce livre est le dépositaire, je sens en moi quelque chose qui ressemble à une respectueuse et patriotique émotion.
Et je ne crois pas être seul à sentir ainsi.
À qui n’est-il pas arrivé de feuilleter, sans dessein arrêté, les pages d’un dictionnaire, et de se trouver attaché à cette lecture par une sorte d’attrait ? Quel est l’homme mûr qui ne s’est pas quelquefois demandé compte du plaisir étrange qu’il éprouvait à se promener ainsi comme au hasard dans le monde des mots et des idées ?
C’est que, pour un esprit réfléchi, parcourir le dictionnaire d’un peuple, c’est parcourir son histoire, ou, pour parler justement, c’est parcourir l’histoire, les annales de l’esprit humain chez ce peuple. Et quelle histoire que celle-là ! Combien a-t-elle plus d’intérêt que celle des faits communs et des révolutions vulgaires dont se compose la vie journalière des nations ! Ce qu’on lit, ce qu’on apprend là, c’est le bon sens caché, c’est le sens supérieur du langage ; c’est quelquefois la plus haute, la plus transcendante philosophie ; ce sont les idées primitives de l’humanité, avec leurs premières et plus illustres généalogies, avec leurs plus nobles alliances, avec leurs conquêtes et leurs triomphes. Hélas ! c’est quelquefois aussi l’histoire de leur abaissement, de leur défaite et de leur chute
J’ai besoin de m’expliquer ici, et de dire ce qui ajoute, pour moi, à la valeur de ce livre unique un prix singulier, et quelquefois un intérêt douloureux.
C’est que le dictionnaire n’est pas seulement le dépositaire de la pensée et de la raison humaines : il en est le refuge, il peut en être le sauveur au jour du péril !
Je le disais tout à l’heure, il y a des jours de péril pour la pensée, pour la raison de l’homme ; il y a des époques de vertige, où il semble que la tête tourne aux nations ; où le bon sens humain se trouble, les idées s’altèrent, la vérité diminue, les mœurs s’abaissent sous l’effort des passions conjurées ; la grande maîtresse d’erreur, comme dit Pascal, triomphe ; le langage lui-même change, et l’on essaye, par exemple, de nommer Dieu le mal, la propriété le vol, le travail un droit, l’autorité une tyrannie, le respect une bassesse, la licence liberté, et la liberté chimère.
Grâces à Dieu, le dictionnaire ne change pas si vite ! ce vieux moniteur de la sagesse humaine s’attarde heureusement dans une sorte d’immutabilité. Il ne peut varier chaque jour ; et, longtemps encore après les révolutions, il demeure là, protestant en faveur du droit et du bon sens !
Pour le dire simplement, les idées justes d’une nation demeurent, dans son dictionnaire, sans altération et sans trouble, après même qu’elles ont été troublées dans les esprits ; elles y subsistent longtemps encore après qu’elles ont été bannies du langage, où elles gardent cependant leur place longtemps encore après qu’elles ont été bannies des mœurs.
En ferai-je un reproche au langage, et l’accuserai-je d’hypocrisie parce qu’il reste meilleur que les mœurs ? Je m’en garderai bien, Messieurs ; j’aime mieux penser que s’il arrive au langage d’être ainsi meilleur que la conduite, c’est un hommage qu’il rend encore par là aux imprescriptibles droits de la vérité et de la vertu.
Sans doute, il est triste de voir les idées, les vertus, les principes faire naufrage ; mais il est consolant de voir du moins les mots qui les expriment surnager ; car enfin, les mœurs elles-mêmes ne subissent une altération profonde et humainement irrémédiable, que quand le langage s’est abaissé jusqu’à ne savoir plus exprimer rien de bon et d’honnête, lorsqu’il a été perverti jusqu’à nommer le mal bien, et le bien mal.
Malheureusement cela n’a pas été sans exemple.
Mais de là vient aussi que ce n’est pas seulement avec charme, c’est quelquefois avec une tristesse profonde qu’un observateur attentif, qu’un philosophe religieux médite le dictionnaire de sa nation et, retrouvant là les dernières traces du bon sens, du sens élevé, du sens honnête qui a disparu du monde ; constatant les différences profondes survenues entre le vieux langage et les nouvelles mœurs, des dissentiments déplorables entre ce qui est et ce qui fut, l’abaissement des esprits et des cœurs la dépravation des idées et des choses, il pleure sur tant de ruines irréparables dans l’ordre intellectuel et moral, et s’attache alors à ce livre, à cette lettre morte, avec une sorte d’amour désespéré.
Il y a cependant un plus grand mal possible, et un plus grand sujet de larmes : c’est quand la justesse et la probité du sens humain ont été effacées même du langage, et que la dignité et toutes les vertus perdues d’un peuple ne se retrouvent même plus dans son dictionnaire.
Oh ! alors c’est un mal peut-être sans remède ! C’est dans une nation le renversement de la pensée, de la raison même, et la perte des derniers débris de la vérité.
Mais comment un fait si lamentable se produit-il ?
Par la corruption ou l’obscurcissement de certains mots : oui, cela suffit souvent pour qu’on voie se troubler chez un peuple les idées les plus essentielles à l’ordre et à la paix du monde.
Toute idée est une puissance, qui s’appuie sur une famille plus ou moins nombreuse de mots analogues, qu’elle crée à son usage, et qu’elle éclaire : ou plutôt elle se transforme et se révèle en eux, alors ces mots participent à sa valeur, représentent sa force, réfléchissent sa lumière à divers degrés et avec des nuances diverses, dans la société et dans le commerce des intelligences. Tout cela fait cette grande chose que j’ai appelée le bon sens des mots.
Mais, parmi ces mots dépositaires et représentants de l’idée, chacun à son rang, et pour ainsi dire dans sa mesure d’autorité, il en est qui exercent un plus haut empire sur les esprits, dont l’action est plus profonde dans le monde intellectuel, et dont l’obscurcissement ou la chute a nécessairement un plus grand un plus funeste retentissement : ce sont les mots supérieurs, ceux que l’idée a élevés à sa plus haute valeur, en les pénétrant de sa plus vive lumière, et qui par là sont devenus pour les hommes comme la vérité présente.
Mais qui ne le sait ? Il y a dans le monde en face de la vérité, le mensonge et l’erreur ; à l’encontre des idées vraies, les idées fausses.
Si la vérité se manifeste par la lumière des idées vraies, le mensonge et l’erreur essayent d’usurper sa place, et de s’introduire à la lueur trompeuse des idées fausses.
L’idée fausse, l’erreur, ce qui n’est pas, se trouve naturellement sans lumière et sans nom : c’est une puissance de néant, essentiellement usurpatrice dès qu’elle veut paraître quelque chose.
Pauvre, indigente, inaperçue, elle sent le besoin de s’emparer de la lumière, de l’influence et des mots enfin qui font la richesse de l’idée vraie, de l’idée rivale : inféconde et isolée par son impuissance naturelle, il faut qu’elle se donne une famille et comme un État où elle règne par l’étendue de ses affinités, et de là puisse dominer les intelligences. Pour cela, elle s’introduit d’abord dans le langage, seul moyen, pour elle, d’arriver tôt ou tard à envahir sûrement les esprits.
L’histoire en fait foi ; jamais une idée fausse n’est entrée dans le monde, si ce n’est par l’usurpation des mots justes dont elle s’empare, et dont elle altère plus ou moins le sens. Car, dans les grandes luttes de la pensée humaine, les opinions, les partis contraires ont leurs mots, comme, dans les luttes des nations, les armées ont leurs étendards.
Mais alors il se passe toujours quelque chose d’extraordinaire, et qui appelle l’attention de tout sérieux observateur.
Alors il s’établit, en apparence dans le langage et entre les mots, mais, réellement au fond, dans les idées et entre les choses, ces chocs terribles qui ne sont à vrai dire, qu’une des phases de la lutte éternelle entre le vrai et le faux entre le bien et le mal (9 ).
Parfois, il arrive que le génie fait alliance avec les préjugés et les passions : génie brillant et aventureux des poëtes, emporté sur les ailes de l’imagination dans le monde des chimères ; génie plus profond et plus dangereux des orateurs et des philosophes, égaré par de faux systèmes ; génie perturbateur, hélas ! de l’ambition et de l’orgueil, trompé dans ses espérances ; génie sans conscience, qui met ses forces au service de l’erreur et combat en mercenaire !
On voit alors des malentendus, des divisions effroyables, et c’est une nation tout entière qui est à la fois témoin du combat, juge du camp, et combattant (10 ).
Ne désespérons pas toutefois : la Providence veille toujours.
Souvent les idées justes paraissent vaincues dans ce combat : on serait tenté de croire qu’elles ont succombé et disparu à jamais avec les mots qui les expriment ; mais toutes les fois qu’il est question d’une chose importante à l’humanité, il y a une idée supérieure, une idée souveraine et comme maîtresse de toutes les autres, qui résiste : elle est quelquefois réduite à laisser passer l’orage, sans rien faire que de protester contre la violence, mais elle triomphe à la longue par la vertu de cette mystérieuse patience qui est ici-bas le partage et la force de la vérité et du bon sens.
Pour résister, l’idée juste s’appuie sur le bon sens, c’est-à-dire sur le sens vrai des mots, des idées et des choses : c’est là qu’est sa force naturelle elle n’en a pas de plus grande parmi les hommes ; c’est le dernier retranchement de l’humanité contre le mensonge et l’erreur.
Il y a même, par l’ordre de la Providence, certains mots où l’empreinte du bon sens est si forte qu’ils résistent à tout ; et de là vient la persistance singulière, la popularité constante des mots de bon sens entre les hommes ; de là l’excellence de cette parole de Bossuet, qui appelle le bon sens, le maître de la vie humaine.
Au milieu des plus violentes tempêtes des opinions déchaînées, les mots de bon sens, si on parvient à les faire entendre, décident et sauvent tout : et ce qui est ici providentiel, c’est que ces mots, il n’est pas besoin de science pour les entendre ; Dieu les a faits populaires, parce qu’il les a destinés à être le salut des nations aux jours de péril.
C’est ce que naguère nous avons vu nous-mêmes ; et ç’a été un beau et grand spectacle !
Sans doute, l’intelligence humaine, ballottée à tout vent de doctrine, peut aller se heurter contre mille écueils. Mais, grâces soient rendues au ciel, le Créateur n’a pas voulu qu’il y eût pour l’humanité d’irréparables naufrages ; et, quelque longue, quelque affreuse qu’ait été la tourmente, le moment vient où Dieu sort du nuage, et dit à l’erreur comme à la mer soulevée : Tu n’iras pas plus loin !
Oui, c’est par l’expresse volonté de Dieu que le mal, si effroyable qu’il soit, trouve toujours devant lui des barrières qu’il ne lui est pas donné de franchir ; et c’est surtout au sein des sociétés éclairées de la lumière du christianisme, que cette volonté conservatrice s’est manifestée, en y déposant une puissance de raison supérieure, devant laquelle la déraison la plus impudente doit reculer. Malgré le règne effréné du vice, dit quelque part Fénelon, la vertu est encore nommée vertu ! Et chez nous, malgré la puissance des mots usurpés, il n’a pas été donné à la démagogie triomphante d’établir ses folles théories.
Ainsi, à la différence de quelques mots dont l’idée fausse s’empare, et qui sont trop facilement vaincus, il en est d’autres qui résistent avec une indomptable énergie, et que le faux ne parvient jamais à envahir !
Et lorsque, dans les mots subalternes eux-mêmes, la vérité et le bon sens ont succombé, l’idée juste se réfugie alors dans un mot supérieur et primordial, où elle se défend à outrance, et alors la lutte est terrible.
Certes, y eut-il jamais querelle plus grave que celle qui s’agite dans le monde entier entre l’autorité et la liberté ? Or, croit-ou par hasard que les idées soient pour peu de chose dans cette querelle, et que les mots n’y signifient rien ? Toute l’histoire de l’Europe, depuis soixante années, est là pour répondre.
Et qui oserait dire qu’à ces deux grandes choses, l’autorité et la liberté, leur véritable sens soit aujourd’hui restitué dans les langues européennes ?
Et toutefois que deviendraient, je le demande, les sociétés humaines, le jour fatal où l’autorité, la liberté et le respect disparaîtraient à la fois de la terre, avec le vrai sens des mots qui les expriment ?
Je dois redire que Dieu ne permet guère de pareilles catastrophes dans l’humanité, ou ne les permet que pour un temps, et pour châtier les nations qui ont trahi la vérité et la justice.
Tôt ou tard, le dictionnaire finit par se réconcilier avec le bon sens.
Mais ce qu’il faut savoir, c’est que ce n’est jamais sans une grande souffrance, au sein de l’humanité, que les idées sur lesquelles la société repose viennent à être troublées, et que les idées fausses, qui leur sont contraires, usurpent leur place. Pour que l’idée vraie rentre alors dans ses droits, il y faut parfois l’intervention du ciel même ; il y fallut un jour une Révélation, un Jésus-Christ, des apôtres et des martyrs : le triomphe de la vérité est à ce prix.
L’exemple en est illustre entre tous.
La charité, l’humilité, la miséricorde, l’humanité même, après quatre mille années de bannissement, ne sont rentrées dans le monde que par cette force supérieure, qui se nomme le témoignage du sang.
Elles avaient été bannies de la terre à ce point, que l’idée même, que le souvenir en était à peu près effacé dans la mémoire des hommes : la langue humaine ne savait presque plus les redire, ou les blasphémait.
La miséricorde était une faiblesse, un vice de cœur : Misericordia animi vitium est, disait le plus sage des philosophes.
Humilitas, l’humilité, était synonyme de bassesse ; Caritas ne désignait rien de plus que l’amitié ; et les relations que l’humanité, Humanitas, établissait entre les hommes, n’allaient guère au delà de la politesse et des bonnes manières.
Pour les restituer au monde, ces grandes idées, ces grandes choses, il fallut faire violence au langage humain, et donner un sens sublime à des mots vulgaires ; mais les mots, les hommes et les choses résistèrent ; l’empire, l’univers, tout s’émut des flots de sang coulèrent. On sait ce que Néron, ce que Pierre et Paul furent dans ce combat, et à qui demeura la victoire.
Et aujourd’hui les dictionnaires de toutes les nations civilisées redisent avec ces mots vainqueurs les vertus qu’ils expriment !
J’ai dit, Messieurs, ce qu’est à mes yeux le Dictionnaire, quelle est, dans une nation, dans l’humanité tout entière sa souveraine importance, quel ordre d’intérêts supérieurs s’y rattache, enfin quel grave sujet d’étude il fournit a ceux qui y portent un regard intelligent et réfléchi.
.l’ai dit, par là même, la grandeur de l’illustre compagnie qui veut bien m’accueillir.
Car il faut le répéter une dernière fois : constater, conserver, rétablir le vrai sens des mots, qu’est-ce autre chose que conserver à une nation la sagesse, la raison, la vérité, en même temps qu’on lui conserve une langue capable et digne d’exprimer convenablement toutes les idées que comprennent ces grandes choses ?
Telle est la mission de l’Académie, tel est le service que la France attend et reçoit d’elle, telle est la puissance du bon sens et de ceux qui veillent à sa garde.
Et quand ce bon sens s’élève jusqu’au génie, comme dans ces écrivains immortels dont vous êtes, Messieurs, les héritiers et les représentants, il faut s’incliner alors devant le don de Dieu, qui apparaît en son éclat le plus beau, et avec son influence la plus salutaire. Car c’est avec de tels hommes, c’est avec leurs écrits que non-seulement on fait et on conserve le Dictionnaire, mais qu’on le refait au besoin, qu’on rétablit le vrai sens, le bon et grand sens des mots, des idées et des choses, c’est-à-dire ce qui importe le plus à la dignité et à la paix sociales.
Indiquerai-je encore un autre bienfait, le plus signalé de tous peut-être, que ces beaux génies et leurs ouvrages apportent à la terre, après que l’orage des révolutions a passé sur elle ? C’est à eux qu’il est donné quelquefois de rendre à des intelligences qu’avait troublées le bruit de la tempête, la précieuse notion des vertus oubliées et des vérités perdues ! Ils ont je ne sais quoi de sublime et de doux, et comme un charme secret pour apaiser les cœurs longtemps agités par la violence des passions politiques. En vivant dans le commerce pacifique et comme dans la douce familiarité de ces illustres morts,
Illustres animas, magnumque in nomen ituras,
L’âme semble respirer un air plus vivifiant et plus pur : elle retrouve, comme dit Bossuet, la sérénité dans la hauteur ; elle pourrait y chercher, au besoin, si elle l’avait perdue, la force de rentrer en possession d’elle-même.
Il y a là un travail élevé, quelquefois même un travail de conscience, auquel on se sent incliné à rendre hommage ; et même avec des efforts partagés et des résultats imparfaits, cette étude est toujours quelque chose qui mérite la sympathie et le respect.
J’en ai rencontré dans M. Tissot un remarquable exemple. J’ai peu parlé de lui jusqu’à ce moment, Messieurs ; ce lieu, votre présence, les pensées qu’elle inspire, ce grand auditoire, ce grand sujet, m’ont entraîné.
Je puis toutefois le dire : c’est avec un réel et consciencieux intérêt que j’ai étudié M. Tissot dans ses principaux écrits. Je parle ici devant des hommes à qui l’expérience de la vie a enseigné ce qu’elle ma appris à moi-même ; et l’on me croira, si je dis qu’en lisant les ouvrages de mon prédécesseur, je n’y ai point cherché nos dissentiments : c’était au moins inutile. Je n’aime point la contention avec les vivants ; j’en aurais horreur avec ceux qui ne sont plus. Non ; j’ai cherché dans M. Tissot ce qui aurait pu être notre rapprochement possible, s’il m’avait été donné de le rencontrer en ce monde.
J’ai fait avec lui ce que je fais avec tout homme, avec toute âme qu’il plaît à Dieu de placer sur ma route : ce que je cherche d’abord, ce n’est point ce qui sépare, c’est ce qui rapproche ; ce n’est point la querelle, c’est l’accord. Ce sont les points de départ communs ; puis j’aime alors à marcher de concert à la conquête d un accord plus parfait dans la vérité.
Eh, mon Dieu ! il faut quelquefois si peu de chose pour se rapprocher et s’entendre ! Je ne connais guère de mur de séparation si élevé, de barrière si insurmontable qui ne s’abaisse devant le bon vouloir. La plupart des hommes sont moins loin les uns des autres, et quelquefois de la vérité, qu’on ne le croit, et souvent qu’ils ne le croient eux-mêmes.
On rencontre parfois dans les lointains souvenirs, et comme dans les dernières retraites de l’âme, dans ces profondeurs dont on pourrait dire avec le poëte : Illic posuere cubilia curae… et luctus, quelque chose de mystérieux qui se cache et se tait derrière les grâces de l’esprit, derrière les applaudissements de la foule, derrière les grands succès ou les grands mécomptes de la vie ; on retrouve là des impressions, une voix, un accent, et des retours souvent bien inattendus.
Qui ne le sait ? qui ne l’a vu ? qui n’a admiré, quelquefois même sans les bien comprendre, de ces triomphes soudains sur d’anciennes et lamentables erreurs ?
Oui, il faut plus de compassion que de colère pour ceux qui ont traversé des temps si difficiles ; et pour moi, à qui M. Tissot n’a été révélé que par ses écrits, j’ai été charmé d’y recueillir, dans ses prédilections littéraires, quelques indices sur les premiers goûts de son âme.
Comment, par exemple, ne pas remarquer l’attrait singulier qui ramène souvent son esprit vers les grands génies chrétiens ? Fénelon, Bossuet, le Tasse, le Dante, nos plus grands noms, se retrouvent dans ses leçons.
Mais c’est surtout Bossuet que Tissot admire ; c’est celui devant lequel il s’incline, et je pourrais presque dire se prosterne, dans l’enthousiasme et le respect.
Oui, dans ces vastes champs de la littérature profane et sacrée, nous eussions trouvé des lieux de paisible rencontre.
Virgile même eut pu nous suffire ! Virgile, auprès de qui M. Tissot, après les années malheureuses qu’il venait de traverser, alla rasséréner sa pensée, retrouver les lettres de sa jeunesse, et comme reposer son âme !
Virgile, qui lui inspire un retour si naturel sur lui-même et sur l’emportement des temps qui venaient de finir, par ce vers si touchant de la première églogue :
En quo discordia cives
Perduxit miseros !
Virgile, où il lut le dégoût des agitations populaires, insanumque forum, presque toujours accompagné, du ferrea jura !
Virgile, où il put goûter les jouissances d’une vie tranquille, les charmes et la sécurité des lettres, parmi tant de vers si doux et si purs :
At secura quies, et nescia fallere vita.
Virgile encore qui donnait au siècle d’Auguste cet avertissement si bien fait pour le nôtre :
Discite justitiam moniti, et non temnere divos !
Et cet autre vers, d’une énergie, d’une tristesse et d’une sublimité incomparables, qu’un vieux prêtre, de retour en France au lendemain de la Terreur, redisait avec le cri d’une explosion profonde, en traversant Paris et montrant de loin la place de nos grands holocaustes :
Ausi omnes immane nefas, ausoque politi !
Mais laissons ces choses. Puisqu’il était de ma destinée que mon nom dût être rapproché de celui de M. Tissot, puisqu’il devait y avoir pour lui une place et un souvenir dans mon âme, il me sera permis, Messieurs, d’exprimer devant vous le regret bien sincère que j’éprouve de n’avoir pu échanger avec lui ces pensées.
Malgré tout ce qui semblait nous séparer, la différence de nos âges, de notre éducation, de nos travaux, de nos temps, et de notre existence tout entière, les lettres, les Études sur Virgile, cette belle poésie du chantre de Mantoue, eussent formé un premier lien entre nous : nous eussions admiré ensemble ce génie si mélancolique et si profond, qui, plus qu’aucun autre poète de l’antiquité, pénétra tous les secrets du cœur de l’homme, et trouva des accents pour les redire ; qui sut reconnaître combien il y a de larmes au fond des choses humaines, et entrevit Dieu dans la nature ; nous eussions retrouvé peut-être aussi, dans quelques-uns de ses vers, comme un pressentiment du christianisme qui allait paraître ; et, au milieu de ces épanchements littéraires, peut-être quelque chose de plus sérieux et de plus utile eut fini par se mêler à nos entretiens.
En achevant ce discours, j’éprouve le besoin de vous remercier encore une fois, Messieurs, du choix dont vous avez bien voulu m’honorer, et que je méritais si peu.
J’aurai toujours à cœur de m’en rendre digne, et je m’associerai avec zèle à vos travaux ; mais il faut que j’implore encore ici votre indulgence, et vous prie de ne pas oublier que, malgré mon amour pour les lettres, bien d’autres soins occupent ma vie.
Évêque, je porte un fardeau que les temps où nous sommes sont loin d’alléger. Je me dois avant tout à ces milliers d’âmes qui me sont confiées, et dont le gouvernement est si multiple et si laborieux. La parole de Dieu qu’il faut porter aux villes et aux campagnes ; les pauvres dont il faut rechercher les misères ; la guérison des consciences ; le soin de courir après tant de malheureux égarés dans le monde, où ils vivent sans Christ et sans Dieu ; le soin plus doux, quoique pénible aussi, d’élever cette jeunesse, qui aura été sur cette terre mon premier et mon dernier amour :
Voilà, Messieurs, plus de labeurs qu’il n’en faut pour accabler des forces plus grandes que les miennes.
Mais, puisque votre bienveillance m’impose de nouveaux devoirs, je m’efforcerai de les remplir ; je me souviendrai de tant de grands prélats qui furent ici mes prédécesseurs : je me rappellerai surtout, comme un appui et comme un secours, l’exemple de ce grand archevêque qui, retenu à Cambrai au milieu des sollicitudes sans nombre dont furent remplies les dernières années de sa vie, ne cessa de suivre de loin les travaux de l’Académie française, et, du fond de sa retraite, lui adressa des pages immortelles.
Je n’aurai rien de pareil à vous offrir ; mais, plus heureux que lui, je pourrai quelquefois, sans manquer aux devoirs de la charge pastorale, venir m’asseoir auprès de vous, et peut-être vous apporter quelques lumières dans votre grande œuvre, du moins pour la définition de ces mots qui sont de ma langue avant d’être de la vôtre.
Notes :
1. Fénelon faisait encore remarquer qu’il y a peu de prédicateurs qui « soient aussi éloquents, et même aussi ornés que saint Pierre, saint Paul, saint Jacques, saint Jude et saint Jean, dans leurs simples épîtres. »
2. Non sine testimonio semetipsum reliquit, aux Actes des apôtres, 14, 16.
3. Memor conditionis suae (Pontif. rom.).
Του γάρ καί γένος έσμεν. (Aratus.)
Corrumpunt mores bonos colloquia mala. (Corinth., 15, 33.)
Φθείρουσίν ήθη χρήστα ομιλίαι κακαί. (Ménandre.)
7. Inclinata sunt regna. ( Ibid.)
8. Sénèque, 6, 488.
10. Ante illum bonum et malum, vita et mors.