M. Berryer, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. de Saint-Priest, y est venu prendre séance le jeudi 22 février 1855, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
En venant vous remercier, bien tard, d’un choix que je ne me sens point capable de justifier ; en venant au milieu de vous prendre la place qu’occupait M. de Saint-Priest, dont vous avez déploré la perte, et rendre à sa mémoire un hommage qui devrait être digne de son savoir aussi profond que varié, digne de son esprit à la fois brillant, délicat et sérieux, je suis effrayé de mon propre dénûment et de ma faiblesse. Cette crainte, qui n’a rien d’affecté, peut suffire à vous expliquer et vous faire excuser le long silence que j’ai gardé. Si je me suis arrêté devant les difficultés d’une tâche toute nouvelle pour moi, ne croyez pas que j’aie méconnu le prix de vos suffrages : je ne pouvais oublier ce que je vous dois, et les secours qui me sont venus de vous durant quarante années de luttes soutenues à la tribune et au barreau. C’est grâce aux heureux emprunts que je vous ai faits qu’il m’a été permis d’aspirer à l’insigne honneur que vous m’accordez ; et je peux dire comme l’avocat Patru, prononçant devant l’Académie française le premier compliment qui lui ait été adressé : « Je vous remercie, Messieurs, du profit que j’ai tiré de vos enseignements et de vos exemples. Que si tout me manque d’ailleurs, vous ne pouviez pour le moins jeter les yeux sur une personne qui eût ou plus d’amour des lettres ou plus de respect et de reconnaissance pour cette illustre compagnie. »
J’ignore comment en un jour de bataille, sous une attaque imprévue, au fort d’un vif engagement et devant son drapeau, un homme de guerre peut être inspiré par le souvenir des hauts faits des grands capitaines, ou par les savants écrits des hommes éprouvés dans l’art des sièges et des combats. Mais au sein des assemblées politiques, quand une nation en possession de ses droits travaille à garantir ses destinées par le développement de son génie et de sa puissance, de ses besoins et de ses richesses, ou lorsque, durant les jours où s’ébranlent et succombent les pouvoirs qui l’avaient constituée, agrandie, honorée, elle cherche, inquiète, les sécurités de son avenir, dans cette mêlée impétueuse des passions, des partis, des intelligences, des intérêts, je sais combien les méditations et les travaux des écrivains contemporains, historiens, publicistes, philosophes et poëtes, prêtent soudainement à l’orateur, ainsi qu’on l’appelle, de fécondes pensées et de puissantes paroles.
Pour qui peut étudier le mouvement et le vaste spectacle des choses humaines, il n’y a guère de différences d’un siècle à un autre que dans l’aspect du lieu de la scène, dans la physionomie extérieure et le costume des acteurs, et dans le choix du parti auquel la Providence permet d’obtenir la victoire. Les passions et les vertus des hommes, leurs entraînements et les ressorts secrets qui les font agir, sont toujours les mêmes. La contemplation attentive du passé révèle à l’écrivain la vérité du temps présent. À qui ne veut point fermer les yeux devant ces vives lumières, les succès ou les revers, les misères ou la grandeur, les fautes, les violences, les vaines illusions, la honte ou la gloire de ceux qui nous ont précédés, enseignent, avec une autorité immense, ce que sont nos propres dangers, nos véritables ressources, nos devoirs envers la patrie.
Honneur aux plumes savantes qui, en donnant au monde ces éternelles leçons, enrichissent les générations nouvelles de l’expérience de tous les temps ! Honneur à vous, maîtres en l’art d’écrire ! vous portez en vos mains les fruits d’une vie laborieuse et méditative, vous montrez à toute heure aux hommes de votre âge, et vous confierez à la postérité, vos titres de gloire. Vous ne disparaissez pas quand s’écroule le théâtre de vos labeurs, quand les forces de la vie vous délaissent ; vous instruisez, on vous écoute, on vous répète, on vous voit encore à travers l’espace et les siècles, et, suivant la belle expression de l’un de vous, vous vous transmettez tout entiers à l’avenir et demeurez immortels comme vos ouvrages.
J’ai toujours admiré et envié cette supériorité d’esprit, cette exquise sensibilité de l’âme, cette vigueur d’intelligence qui, dans la solitude et le silence, donnent à l’écrivain la puissance de réunir sous sa pensée et les races futures et celles qui ne sont plus. Il dissipe les obscurités des temps et de la tombe, il en ranime la poussière, il ramène au grand jour les personnages ensevelis et s’entretient avec eux, ou, puisant tout en lui-même, il crée les êtres qu’il veut peindre et allume de son propre feu les passions qu’il va faire parler. L’homme de lettres élève autour de lui un monde idéal auquel il donne la réalité et la vie. Il faut au contraire pour d’autres esprits qu’ils soient portés au foyer des agitations de la vie humaine, que tout un peuple avec ses volontés diverses, ses intérêts, ses rivalités, soit debout et s’émeuve devant leurs yeux, qu’il s’apaise ou s’irrite, encourage ou menace, obéisse ou se révolte sous leur parole ; il leur faut un auditoire intelligent et passionné de qui ils reçoivent l’inspiration, et qui, à son insu, leur dicte lui-même presque tout le discours qu’il vient écouter.
Il m’est permis de dire, malgré les illustres exceptions qui s’offrent à notre pensée dans cette enceinte, qu’il est bien difficile d’unir à ces conditions, nécessaires au succès de l’orateur, les qualités qui font les grands écrivains et perpétuent leur gloire. M. le comte Alexis de Saint-Priest posséda ce rare avantage ; non qu’il ait souvent abordé la tribune, mais dans le monde il n’excella pas moins par l’éclat de sa parole, que par le mérite des livres qu’il a publiés.
Ami des lettres, des arts, de tout ce qui occupe noblement l’intelligence, c’est au sein de la société d’élite où il se plaisait à vivre que, bien jeune encore, prodigieusement laborieux, doué d’une organisation sensible et communicative, s’animant au contact des idées d’autrui, averti par son goût délicat que tout ce qui est excessif est malséant dans le monde, M. le comte de Saint-Priest fit briller les charmes de son esprit, sans compromettre jamais la louange à laquelle il avait droit, par un soin importun de se faire remarquer.
On recherchait sa causerie aux allures naturelles, pleine d’à-propos et de vives saillies, et dont le tour heureux ne laissait jamais perdre à l’ironie le ton de l’enjouement et la grâce de l’urbanité. On applaudissait dans la diversité de ses connaissances et dans l’abondance de ses idées, tantôt une frivolité aimable et piquante qui captivait et faisait sourire les hommes les plus austères, tantôt une intéressante nouveauté d’aperçus, exempte d’affectation et de ces recherches de langage qui n’offrent le plus souvent que le mirage d’une pensée. M. de Saint-Priest usait admirablement de la prestesse, de la précision, de la clarté de notre idiome français, dont les formes bien ordonnées et la limpide régularité donnent tant de mouvement et de facilité au commerce des esprits.
De bonne heure il fut admis dans les entretiens familiers où M. de Talleyrand se jouait et profitait avec éclat et finesse de ses avantages, étant d’assez grande naissance et revêtu d’assez hautes dignités pour ne parler ou se taire, n’interroger ou ne répondre qu’à son moment, toujours ainsi assuré de la victoire, comme un capitaine qui pourrait toujours choisir à son gré le terrain du combat.
M. de Saint-Priest ambitionnait ces succès de conversation, et ne négligea rien pour les obtenir. Chaque matin, livré aux plus sérieuses études, il accroissait les richesses de son savoir, et le soir il mettait ses réflexions à l’épreuve dans les cercles d’une société instruite et polie. Entraîné et guidé par le besoin de plaire, charmante faiblesse de tout temps naturelle aux Français, qui adoucit les mœurs de nos aïeux, éclaira le goût, inspira les arts et quelquefois porta de nobles cœurs jusqu’à l’héroïsme, M. le comte de Saint-Priest était un gentilhomme du siècle dernier, transplanté à vingt ans au milieu de notre France nouvelle.
Né à Saint-Pétersbourg pendant la proscription de sa famille, il venait d’achever ses études au collège d’Odessa. Mais cette terre étrangère, cette Tauride qu’à regret, et sous les exigences imprudentes de l’Autriche et de l’Angleterre, le Grand Seigneur avait depuis peu d’années cédée à la Russie, soulevait alors le fardeau de marasme et d’oubli trop longtemps appesanti par l’islamisme sur ces contrées, jadis retentissantes des merveilles des temps fabuleux et des souvenirs les plus dramatiques de l’histoire. L’antique Chersonèse rentrait dans la civilisation, grâce au gouvernement éclairé de deux nobles Français, M. le duc de Richelieu et le père de M. de Saint-Priest.
Dans le pays des Scythes, au milieu des tribus tartares, avait pénétré l’esprit français, l’esprit de la vieille société parisienne, avec tous ses charmes, avec son goût élégant, avec son imprévoyante sérénité, et ces périlleuses illusions de nos pères qu’ébranlait à peine le retentissement lointain des terribles événements que nous avons endurés. Ils n’étaient pas encore oubliés les jours où l’Europe, convaincue que la France est la dispensatrice de la gloire, courtisait toutes les célébrités françaises ; où Catherine elle-même, correspondante assidue de Voltaire, appelait auprès d’elle d’Alembert et Diderot, et négligeait les cours de Londres et de Versailles pour la cour de Ferney, s’efforçant, à l’envi du grand Frédéric, de propager et d’asservir l’école philosophique qui affranchissait de toutes entraves les témérités du sarcasme et le caprice des mœurs. La France du XVIIIe siècle régnait, par l’influence des idées, du fond de la Baltique jusqu’aux rivages de l’Euxin.
Fils de la princesse Sophie Galitzin, descendante des Jagellons, et par sa mère issue des anciens souverains de la Géorgie, protégé dans la nouvelle Russie par les services qu’y rendait son père, le jeune Alexis de Saint-Priest eut sa place dans l’intimité des seigneurs et des dames moscovites qui, fiers de parler la langue de Louis XIV et de penser comme on pensait à Paris, se montraient émus et comme enivrés de la vivacité d’esprit, de l’heureuse insouciance, de la chevaleresque bravoure qu’en ces mêmes contrées un brillant essaim de jeunes Français avait récemment déployées sous leurs yeux. Le comte de Ségur, Roger de Damas, Alexandre de Lameth, Édouard de Dillon, et ce prince de Ligne, naturalisé en France par l’amitié du plus gracieux des princes, et proclamé à Versailles l’homme aimable entre les plus aimables, n’avaient-ils pas orné les fêtes somptueuses que donnait Potemkin à son impératrice ? N’étaient-ils pas présents aux entrevues de la Sémiramis du Nord et de Joseph II, s’entretenant du rétablissement des républiques grecques Ne s’étaient-ils pas élancés les premiers aux assauts d’Ismail et d’Oczakow ?
C’est au milieu de ces échos de la patrie que s’éveillaient et que se développèrent l’esprit, le cœur, l’imagination du comte Alexis de Saint-Priest. Sous ce ciel orageux, sur cette terre poétique, enfant encore, il se complaisait à dire les vers de Racine aux mêmes lieux où Monime déplora sa malheureuse beauté loin du doux pays de la Grèce, et gravissait les âpres montagnes où Mithridate tailla dans le roc le trône du haut duquel, contemplant ce naufrage
Que Rome et quarante ans n’avaient pas achevé,
il jeta jusqu’aux rives du Tibre ses pensées de vengeance.
Le jeune fils d’un exilé français, porté sur le chariot d’un Tartare, allait cherchant les ruines du tombeau d’Ovide, et l’asile du temple de Diane, et les autels sanglants où Thoas voulut immoler Oreste fugitif par la main d’Iphigénie.
Puis il venait recevoir avec respect les conseils de ce duc de Richelieu dont nous aussi nous avons aimé les vertus et le patriotisme, et de qui la raison calme et la dignité naturelle étaient empreintes sur son noble visage ; ou, s’inclinant devant son aïeul, repoussé alors des frontières de France malgré les efforts d’un généreux ami (M. de Barante), il écoutait le vieux comte de Saint-Priest, longtemps ambassadeur, et durant les jours de périls ministre fidèle de Louis XVI, lui raconter les royales afflictions de ce prince méconnu et les maternelles douleurs de la fille de Marie-Thérèse.
Aucun de ces enseignements si pénétrants et si variés n’avait échappé à la sagacité précoce de M. Alexis de Saint-Priest. Arrivé en France, il reconnut bientôt quels grands changements s’étaient opérés dans la situation des hommes et des choses, et dans la direction des esprits, en ce pays où il paraissait n’apporter, avec l’ardeur de sa jeunesse, que les allures, les goûts, les idées d’un autre siècle. C’était dans les premières années de l’établissement de la monarchie constitutionnelle. À ce retour de la liberté publique, l’expérience, fruit tardif, mais précieux, des illusions déçues et des infortunes subies, semblait n’être acquise pour personne. De toutes parts se produisaient des tendances, des théories, des principes opposés. L’impatience chez les uns, l’hésitation chez les autres, signalaient de profondes séparations. Dans le monde, se trouvaient en présence ceux de qui la position sociale et l’illustration remontaient à l’ancien régime, et ceux qui avaient acquis et consacré de grandes et nouvelles existences par l’importance et la gloire de services rendus à l’État ; derrière eux se réveillait le fatal antagonisme de l’aristocratie et de la démocratie. Là, sous des formes étudiées et contraintes, les rivalités et les défiances se faisaient péniblement sentir ; ailleurs, la controverse animée des opinions, la passion et l’aigreur des partis suscitaient de redoutables inimitiés. Une nation ainsi inquiétée tyrannise les intelligences : elle les appelle au service des préoccupations qui l’agitent ; elle ne leur permet pas de s’abandonner à des entraînements favoris, aux fantaisies du goût, aux rêveries capricieuses ; dans les œuvres sérieuses ou légères, elle ne prise, elle ne glorifie que les talents qui s’inspirent de la pensée publique et qui lui obéissent. M. de Saint-Priest sut le comprendre ; et tandis qu’il étonnait et charmait encore la société par l’indépendance et les jets brillants de son esprit, ou par la lecture de ses premiers écrits, essais heureux mais frivoles d’une poétique imagination, il donnait à son amour des lettres, à ses laborieuses études, une application plus grave, dont nous retrouvons les fruits dans les importants ouvrages qu’il nous a laissés.
Le mariage qu’il contracta dans une des familles les plus nobles et les plus justement honorées resserra ses liens naturels avec l’aristocratie. L’ancienne noblesse de France fut rarement appelée à prendre une part régulière dans la délibération et la conduite des affaires de l’État durant le long travail de nos rois pour briser la puissance et la hiérarchie féodales, créer l’unité française, constituer la bourgeoisie et fonder les institutions populaires. Mais quels éminents services cette noblesse n’a-t-elle pas rendus au pays, par le dévouement des hommes de science et de charité qu’elle consacrait aux travaux du sacerdoce et de l’épiscopat ? N’a-t-elle pas compté dans ses rangs les immortels magistrats qui, pour la défense des lois des franchises nationales, des intérêts de tous, se montrèrent intrépides à l’égal du grand Condé ? Et dans les familles même où l’on revendiquait le privilége de ne manier que l’épée et de verser son sang sur les champs de bataille, lorsque Louis XVI a voulu donner à la royauté l’appui d’institutions libres, lorsqu’ont été ouvertes les assemblées délibérantes, combien de fils des plus illustres guerriers de la vieille monarchie n’a-t-on pas vus se vouer, avec une même loyauté et un même courage, au développement et au maintien des libertés politiques !
Par son zèle pour le bien public, par sa sagesse et son patriotisme dans les conseils du roi, par sa fermeté au milieu de la tourmente révolutionnaire, l’aïeul de M. de Saint-Priest avait placé son nom à côté de ceux des Montmorency, des Clermont-Tonnerre, des Noailles, des de Broglie, des Lévis, des d’Harcourt, des Ségur, des la Rochefoucauld. De telles traditions de famille seront toujours le guide le plus sûr et le frein le plus puissant pour la conduite de la vie.
Sans entrer dans l’action d’un parti, M. Alexis de Saint-Priest demeura attaché aux principes de liberté, qui lui furent et qui nous resteront chers et sacrés, malgré les honteuses défections et les criminels excès de ceux pour qui ce mot de liberté n’était qu’un cri de haine, de jalousie, de convoitise ; car on ne peut pas accorder le nom d’ambition à de si basses avidités.
Partageant les espérances des hommes qui voulurent nous préserver, par la pratique du gouvernement représentatif, des conséquences extrêmes d’une révolution démocratique, M. de Saint-Priest fut, à dater de 1832, pendant près de dix années chargé de missions diplomatiques, successivement ministre plénipotentiaire au Brésil, en Portugal, en Danemark. Ceux qui ont lu ses dépêches rendent hommage à l’énergie du sentiment national, à la droiture, à la dignité que l’ambassadeur déployait dans ses relations avec l’étranger, et admirent en lui un esprit observateur et pénétrant, aussi bien que la précision, l’élégance et la richesse de langage d’un habile écrivain. La réunion de ces heureuses qualités promettait un historien distingué.
Les exigences des fonctions diplomatiques n’altérèrent ni ne ralentirent son goût et son ardeur pour les travaux littéraires. Le spectacle de climats et de lieux si différents les uns des autres, les communications journalières avec les hommes considérables de chaque pays, la politique des gouvernements, la diversité des lois, des opinions, des mœurs, des traditions des peuples offraient à son esprit curieux et attentif des objets d’études pleines pour lui de charme, et une source abondante d’idées et de couleurs nouvelles.
Au Brésil, il avait joui des beautés d’un nouveau monde ; à Lisbonne, il se trouvait ramené à d’anciens souvenirs. Son grand-père avait été ambassadeur du roi auprès de cette cour au temps de la domination absolue du marquis de Pombal, et la mémoire des récits de son aïeul faisait renaître pour lui les hommes, les événements, les passions de cette époque. Lui aussi ne put résister au patriotique désir de modifier le principe des alliances et des relations politiques de ce pays. Sa présence en Portugal ne fut pas longtemps compatible avec la mission du ministre de la Grande-Bretagne. Il fut envoyé à Copenhague. Dans ce royaume, où peu d’intérêts français devaient occuper un ministre plénipotentiaire, il consacra ses loisirs à compulser les abondantes richesses des archives de l’État et des bibliothèques royales. Malgré l’attrait des recherches savantes, regrettant dans ces régions septentrionales et les rives du Tage et les splendeurs du ciel du Brésil ; ne trouvant au milieu d’un peuple poli, mais froid comme son soleil, que peu de communauté d’idées, d’intérêts, d’habitudes ; empêché par ses fonctions de communiquer librement ses impressions et ses pensées, M. de Saint-Priest se sentit dans un exil dont la dignité ne diminuait pas les ennuis. Impatient de retrouver des amis, des compatriotes, des contradicteurs, des applaudissements peut-être, il donna sa démission et revint en France. C’est alors qu’il publia l’Histoire de la Royauté.
Tout est remarquable dans ce livre, où l’auteur a prodigué, avec les trésors d’une immense érudition, le luxe de son imagination et la grâce de son esprit. Il a tout exploré, tout consulté dans les documents historiques, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Les poëtes, les orateurs, les capitulaires, les actes des conciles, les légendes et les chroniques de toutes les langues de l’Europe, et les chants indiens du Mahabharat, et les livres sacrés des Hébreux, et les Niebelungs, et les Pères de l’Église grecque ou latine, et les ruines antiques, et les monuments du moyen âge, apparaissent aux yeux du lecteur étonné. C’est la galerie, c’est le musée d’un seigneur opulent. Au premier aspect, la collection semble être un peu confuse ; mais, à considérer les détails, on est ravi de la beauté de chaque objet. Quels tableaux fortement colorés des migrations phénicienne, germanique, scandinave ! Que de portraits animés et pittoresques ! Auguste, Vespasien, et Septime Sévère posant la couronne impériale sur le front de la fille du temple d’Émèse, de Julia, la belle Syrienne ; et la majestueuse figure de ce saint de race patricienne, Grégoire Ier, à bon droit surnommé le Grand ! Aux pieds de Théodoric, le magnifique chef des barbares, haranguant le sénat de Rome et le peuple du cirque, il est écrit : Jamais luxe plus excessif de paroles flatteuses ne donna le change à l’esclavage d’un peuple ; et sur la tête du roi Eudes, le fils de Robert le Fort, se déroulent ces mots : « Certes, la famille qui seule repoussa les Normands, et dont le premier titre comme le plus récent est d’avoir sauvé la France, cette famille glorieuse mérite d’être appelée une race toute patriotique, toute française. » Oublierais-je Bérenger sous son armure d’or ? Bozon, conduit au trône par la plus brillante héritière de France et de Germanie ? Une touche hardie a restitué Brunehaut dans une auréole de gloire et de véritable grandeur. Que de simplicité, au contraire, dans le portrait de Berthe, la douce reine, filant sa quenouille sur les bords du Léman ! Pour donner une idée, Messieurs, de la manière de ce peintre, permettez-moi de m’arrêter devant le tableau des dames romaines purifiées par le christianisme et inspirées par saint Jérôme : « Des veuves illustres, des vierges, des filles de demi-dieux et de héros, des femmes délicates, portées jusqu’alors dans des litières sur les épaules des eunuques ; des créatures amollies et superbes, dont le pied s’était toujours posé sur le marbre et l’ivoire, comme le pied divin des statues des Romaines qui n’avaient jamais vu la mer qu’à Ostie, du haut des terrasses de marbre ou dans une trirème dorée, devenues les guerrières du Christ, frétaient un navire et partaient joyeuses, intrépides, levant les yeux au ciel, allant en Syrie, en Palestine, sur le mont Sinaï, se livrer aux travaux de femmes esclaves, au pied d’un tombeau d’Asie. »
Sous ces grâces du langage, sous ces poétiques ornements, l’œuvre conçue dans un ordre d’idées élevées et graves développe un habile enchaînement de méditations profondes. Un sentiment honorable avait porté M. de Saint-Priest à l’entreprendre. Des lieux où il était retenu loin de son pays par les fonctions diplomatiques, il contemplait sans distraction les agitations qui succédaient en France au terrible ébranlement de 1830 et précédaient d’autres orages menaçant l’avenir. Peu après qu’il eut vu précipiter du trône les aînés de la plus noble et de la plus ancienne des maisons royales de l’Europe, et presque à la veille du jour où la république devait être proclamée, il pressentait que les atteintes meurtrières dont le roi de la monarchie nouvelle était assailli seraient bientôt dirigées sur le cœur même de la société. Justement inquiet des destinées de la patrie, croyant à la nécessité de l’ordre monarchique pour une nation parvenue à un grand développement de population, d’intelligence et de richesse, il se demande si l’étude de la civilisation, de ses commencements, de ses progrès, et des révolutions qu’elle a subies dans tous les États et dans tous les siècles connus, ne mettrait pas en évidence quelque loi générale, éprouvée, nécessaire à la sécurité des peuples comme à la stabilité de leurs gouvernements. L’institution royale lui apparaît comme le plus ancien, le plus combattu, mais le plus persistant de tous les établissements humains.
M. Guizot avait dit : « C’est pour n’avoir pas considéré l’institution de la royauté dans toute son étendue, pour n’avoir pas, d’une part, pénétré jusqu’à son principe propre et constant, à ce qui fait son essence, et subsiste quelles que soient les circonstances auxquelles elle s’applique, et, de l’autre, pour n’avoir pas tenu compte de toutes les variations auxquelles elle se prête, de tous les principes avec lesquels elle peut entrer en alliance ; c’est pour n’avoir pas considéré la royauté sous ce double et vaste point de vue, qu’on n’a pas toujours bien compris son rôle dans l’histoire du monde, qu’on s’est souvent trompé sur sa nature et ses effets. »
M. de Saint-Priest a voulu combler cette lacune.
Dès les premiers âges du monde, au temps des patriarches, dans les castes divinisées de l’Inde et les dynasties consacrées par les prêtres d’Égypte, comme sur le trône absolu des Perses et chez tous les peuples asiatiques, il recherche les origines, les transformations et le développement du gouvernement monarchique : il le trouve en tous lieux fondé sur une loi d’hérédité ; non pas telle que nous l’entendons aujourd’hui suivant l’ordre de primogéniture, mais constituant un droit possédé par une race privilégiée, par une seule famille. Auguste et ses premiers successeurs, qui avaient vu les déchirements des familles souveraines de l’Asie, et la rivalité de leurs princes venir s’humilier devant les faveurs et la domination de Rome, veulent assurer la transmission de l’empire aux aînés de leur descendance naturelle ou adoptive ; mais c’est à la milice, à l’armée, que la conservation du droit héréditaire est confiée. Jusqu’à l’extinction de la maison Julienne, les prétoriens sont les champions de l’hérédité ; tuteurs dangereux, ils ne tardent pas à donner ou vendre la souveraineté à leur gré, l’empire n’est même plus électif, et Rome s’affaisse et s’ensevelit dans le Bas-Empire.
Les peuples qui, du fond de la Germanie, viennent dominer l’Italie et tout l’occident de l’Europe, sont conduits par des chefs héréditaires mais cette hérédité est soumise à la loi du partage égal entre tous les fils du roi mort, et ce fut la cause des sanglantes divisions de la première race. Quand le petit-fils de Charles Martel, devenu l’héritier de toute la monarchie française, prit ou reçut le titre d’empereur, « de ces noms d’empire, d’empereur, il ne restait plus qu’un souvenir vague et splendide : c’était le souvenir trompeur de la victoire, de l’unité, de la durée. Il ne fit, dit M. de Saint-Priest, qu’échanger un droit héréditaire contre une dignité élective. » Ses petits-fils se la disputèrent le fer à la main. La France faillit périr sous ces querelles. Charlemagne avait cru reconstruire le monde romain : il ne fonda que le régime féodal, et la France se gouvernant alors comme un grand fief plutôt que comme une monarchie (Mézeray), le sceptre dut passer dans les mains du plus puissant feudataire du royaume.
Depuis ce jour et durant huit siècles, le droit de succession à la couronne, dans l’ordre de primogéniture masculine, est devenu en France l’invariable règle de transmission de la souveraineté nationale. La loi de l’hérédité s’est étendue sur tous les grands États de l’Europe, et les peuples ont été puissants par l’exercice d’une royauté ainsi intimement liée à leurs destinées, et conduite naturellement à identifier ses intérêts avec les leurs selon la diversité des temps, des lieux, des nationalités, des progrès de la civilisation. Ces nations, fortes de la raison publique qui se développe sous l’alliance de la tradition et du droit, fortes du respect dont chacun entoure une autorité à laquelle nul ne peut prétendre, assurées de la protection et de la durée d’un pouvoir ainsi consacré, étaient arrivées par les lois, par les arts, par le commerce, par tous les travaux de l’intelligence, au plus haut degré de prospérité et de grandeur, de bien-être général et particulier que les hommes réunis en société eussent encore atteint sur la terre.
La pensée de présenter, dans cet ensemble de vues et cet enchaînement des faits, les annales universelles de la royauté, était neuve et féconde. L’ouvrage eût été d’une immense étendue, si M. de Saint-Priest n’avait su traverser les monuments des temps anciens avec une habileté d’analyse des plus remarquables, et ne s’arrêter qu’à l’époque la plus riche de matériaux pour la philosophie de l’histoire, l’époque de la transition des monarchies antiques aux royautés modernes sous l’influence du christianisme. Son livre embrasse principalement l’empire romain et les premiers âges des nations chrétiennes.
Dans cette savante étude de la plus grande révolution morale et politique qui se soit jamais accomplie, dès le commencement de l’empire comme durant le cours de sa décadence, sauf les rares intervalles de quelques règnes glorieux et sages, on est effrayé de voir, en l’absence d’une loi fixe qui règle la succession au trône, combien est rapide et simultanée la dégradation du peuple romain et des maîtres qu’il se donne ou qui lui sont imposés, tantôt par la soldatesque, tantôt par les emportements insensés ou les vaines espérances de la multitude.
Le cœur se sent atteint d’une mélancolie profonde, et l’imagination recule au spectacle des épouvantables et stupides excès de ces envahisseurs du pouvoir. Le gouvernement de Rome est livré au délire de conspirateurs triomphants. Gouverner, ce n’est plus éclairer et diriger la pensée publique ; quelle qu’elle soit, il suffit de savoir la flatter, ou la mépriser, ou l’éteindre. Il ne s’agit pas pour le nouveau souverain de conquérir des intelligences et des âmes, il est assez puissant tant qu’il possède de quoi les corrompre. Le peuple-roi n’est plus qu’un peuple d’esclaves qui se complaît et s’enorgueillit dans les folies et les bassesses de son esclavage.
Mais un nouvel ordre de choses se lève et va régénérer le monde. Malgré la longue et sanglante résistance du polythéisme contre la religion du Christ, la souveraineté spirituelle de l’Église est fondée et reconnue, son unité est constituée dans la papauté. Rome même en est le siège. Les barbares s’arrêtent et s’inclinent devant des papes héroïques, saint Léon, saint Grégoire. Une même loi de morale divine est imposée aux princes et aux sujets ; loi sainte, loi éternelle qui restitue la dignité et les droits de l’humanité, et prescrit les devoirs des rois. Saint Louis l’enseigne à son fils Charles V sur son lit de mort la proclame en termes touchants et sublimes (Voir le récit de Christine de Pisan), Louis XIV en transmet les leçons à l’héritier de sa grandeur ; du pied de l’échafaud Louis XVI les lègue à son fils déshérité, et naguère la fille exilée de nos rois les fit entendre encore du fond de l’asile de ses méditations et de ses prières.
Dans l’histoire de la royauté, M. de Saint-Priest ne s’était avancé que jusqu’au temps de saint Louis ; en présence de ce glorieux règne, il conçut la pensée d’un nouvel ouvrage. Avant la lecture de l’Histoire de la conquête de Naples, a dit un jeune et brillant écrivain, digne héritier d’un nom illustré à la fois par les armes, la politique et la science, nous n’avions jamais bien compris ni la grandeur de saint Louis, ni celle de la France du XIIIe siècle (M. Albert de Broglie, Revue des Deux Mondes, 1852).
N’est-ce pas en effet une des belles époques de nos annales que celle où le génie de ce monarque jeta sur la terre de France le fondement de toutes les institutions qui, dans les siècles les plus policés, ont constitué l’unité, la force, la prospérité de ce pays ? Le petit-fils du vainqueur de Bouvines, non moins héroïque que lui sur les champs de bataille, fut un habile et puissant législateur. Le code de ses Établissements fit disparaître les coutumes barbares devant la raison et l’autorité des lois écrites, et posa le principe de tout cet ordre de justice régulière qui jusqu’à nos jours a tant honoré la magistrature française. Louis IX appelait à sa cour des jurisconsultes instruits, et se montra excellemment le roi justicier ; les princes étrangers et le pape même, confiants dans sa magnanime équité, le rendirent souvent arbitre de leurs différends. Sous son règne, la splendeur de l’université de Paris attirait de toutes parts les jeunes intelligences ; la Sorbonne était fondée ; l’art élevait des monuments que nous nous efforçons de restaurer dans leur primitive beauté ; l’ascendant moral de la France se manifestait dans le monde.
M. de Saint-Priest a voulu remettre en lumière ces vieilles gloires de la patrie ; le succès de son livre a été grand, et vos suffrages, Messieurs, ont confirmé le jugement du public, en ouvrant à l’auteur les portes de l’Académie. Ce n’est pas seulement au talent de l’écrivain, c’est à la pensée nationale qui l’avait inspiré que vous avez accordé cet honneur. L’expression de ce sentiment répandu dans l’Histoire de la conquête de Naples ajoute un grand charme à tous les genres de mérite qu’on retrouve dans ses autres ouvrages. Avant d’entreprendre celui-ci, il visita l’Aragon, la Catalogne, Rome, .Naples Palerme, pour interroger les monuments contemporains, saisir les vérités historiques quelquefois transmises par les traditions et les préjugés populaires, et décrire, sous l’impression des lieux, les sièges et les batailles où le sang français a coulé. En le suivant dans ces voyages et ces recherches, on est touché de l’entendre dire, avec Brantôme : « Helas ! j’ay veu ces lieux-là, et c’estoit sur le tard, à soleil couchant, que les ombres et les mânes commencent à se paroistre comme fantosmes plustost qu’aux autres heures du jour, où il me sembloit que ces âmes généreuses de nos braves François là morts s’eslevoient sur la terre et me parloient, et quasi me respondoient sur mes plaintes que je leur faisois de leur combat et de leur mort, eux accusans et maugreans par million de fois les endroicts de là, couverts de marestz mal advantageux pour la cavallerie et gendarmerie françoise, qui ne peut là si bien combattre comme elle eust faict ailleurs. »
M. de Saint-Priest les fait apparaître devant nous ces hommes du moyen âge ; on se sent en vérité au milieu d’eux. Le frère de saint Louis, Charles d’Anjou, qui porte en ses veines le sang de France et de Castille, a la passion des armes et de la gloire ; politique fin et sévère, chrétien des croisades tour à tour généreux et implacable, ses pensées sont grandes, et ses actes violents ; sa haute taille, ses cheveux noirs, son teint olivâtre, ses membres nerveux, montrent en lui un maître qui impose le respect et la terreur. Il est la vivante image de son siècle. Il espéra régner à Constantinople, et fit monter sa postérité sur les trônes de Naples, de Hongrie et de Pologne.
Dans le récit clair et rapide de la conquête, M. de Saint-Priest discerne avec une merveilleuse sagacité les intérêts qui se heurtaient alors confusément en Italie et en Sicile. Rome, la France, la maison de Souabe, les rois d’Aragon et l’empereur grec lui révèlent les secrets de leur politique. Il pénètre les obscurités de la longue querelle des investitures et des luttes du sacerdoce et de l’empire. À travers la rudesse de cette époque, dont les souverains pontifes ne furent pas exempts, il signale l’action constamment civilisatrice de l’Église. « Mais, dit-il, nul ne peut échapper à son siècle ; même en la combattant, on reçoit et on garde son empreinte. La défense était alors inexorable comme l’attaque. Ceints du diadème ou de la tiare, couverts de l’étole ou de l’armure, les hommes du XIIIe siècle (il faut en excepter la pure et noble figure de saint Louis), les hommes du XIIIe siècle étaient ceux qu’a peints Dante, et après lui Michel-Ange. »
M. de Saint-Priest a consacré un volume à l’examen critique des événements par suite desquels le royaume de Sicile fut séparé du royaume de Naples. Le plus douloureux de ces événements, les Vêpres siciliennes, ont marqué un jour néfaste et laissé un lugubre souvenir dans notre histoire ; et ce qui n’est pas moins amer pour les cœurs jaloux de l’honneur du pays, presque tous les écrivains ont accusé les Français d’avoir provoqué et mérité les excès de la vengeance des Siciliens.
M. de Saint-Priest répand de nouvelles lumières sur les circonstances de ce désastre. Oui, dit-il, les Français, au XIIIe siècle, ont abusé de leur domination en Sicile. Mais il ne permet pas qu’on oublie que nous ne connaissons la conduite des Français que par les Siciliens eux-mêmes. Dans ce procès porté devant la postérité, on n’a jamais entendu les deux parties. Les Siciliens, profondément attachés à la maison de Souabe, détestaient les Français et leur prince. Que pouvaient d’ailleurs avoir de commun ces deux peuples entre eux ? « D’un côté, la réserve, la dissimulation, le silence ; de l’autre, la franchise, le bruit, l’éclat. Ici des affections concentrées, une vigilance ombrageuse, le soupçon toujours aux aguets, la jalousie sans cesse en éveil ; là de passagères amours, une confiance expansive, une vivacité indiscrète. Dans ces deux nations, un attachement sans bornes à la patrie, une égale conviction de sa supériorité sur le reste du monde, une prédilection exclusive pour son idiome, pour ses mœurs, pour ses usages, un mépris sincère pour tout ce qui s’en écarte, mépris qui échappe au vainqueur sans préméditation, mais qui traverse comme une flèche le cœur du vaincu. »
Les Siciliens ne pouvaient supporter l’idée de voir leur île descendue au rang de simple province ; même aujourd’hui Palerme n’a pas oublié qu’au temps des Guillaume et des Roger elle était la capitale du royaume ; sa déchéance après plus de cinq cents ans est une blessure non encore cicatrisée. Les Grecs abondaient dans l’île, et Charles d’Anjou trouvait, dans ses sujets insulaires, des auxiliaires secrets de Michel Paléologue qu’il allait combattre et qu’il espérait détrôner. Procida, qui n’était pas Sicilien, conspirait en faveur du roi d’Aragon. Ainsi se prépara la révolution de Sicile. « L’insouciance et la légèreté de nos ancêtres, le mépris du danger, l’oubli des plus simples précautions, voilà leur véritable crime. Moins présomptueux, mais plus réellement sévères, ils n’auraient pas été enveloppés dans la trame odieuse que leur loyauté n’avait pu prévoir. »
Sans déclamations, sans profusion de détails, le massacre général est raconté par M. de Saint-Priest avec une vérité d’émotions qui nous en rend spectateurs. Pour assouvir une haine impitoyable on ouvrit les sépulcres et les squelettes des Français furent brisés ; mais les reliques de saint Louis restèrent intactes, elles continuèrent à être vénérées dans l’abbaye de Montréal, la Sicile ne les rejeta pas : témoignage frappant du respect porté dès lors à cette mémoire déjà sacrée, quoique récente. »
« Qu’on le sache bien, s’écrie M. de Saint-Priest en terminant son livre, le souvenir de ces événements est tellement gravé dans l’esprit et dans le cœur des habitants de la Sicile, que, pour eux, ces événements ne sont pas du XIIIe siècle ; ils sont d’hier. Puisse la Sicile, dans les vicissitudes qui l’attendent peut-être, conserver toujours sa nationalité si chèrement conquise ! Puisse-t-elle surtout ne devenir jamais une Malte agrandie ! »
Dans ses vastes études historiques, M. de Saint-Priest ne cessa pas d’être dominé par la pensée des intérêts et de l’avenir de la France. Observateur attentif de la situation actuelle de notre pays, aucune des impressions de sa première jeunesse n’était cependant effacée de son esprit : le XVIIIe siècle, répétait-il, nous a faits ce que nous sommes (Discours de M. Guizot à l’Académie française), et pour lui le temps de la flatterie est passé, celui de l’invective plus encore. Il a médité sur les transformations progressives des idées, des systèmes, de l’esprit de ce siècle, et veut en écrire l’histoire. La mort n’a pas permis qu’il achevât ce travail difficile ; toutefois, il en mit au jour quelques parties détachées.
Dès 1837, l’attention publique avait été vivement excitée par l’insertion dans la Revue française d’un article étendu, où M. de Saint-Priest, appréciant l’influence des philosophes du XVIIIe siècle sur notre politique extérieure, envisageait sous de nouveaux points de vue trois grands événements du règne de Louis XV, le partage de la Pologne, la chute des jésuites, et la perte de l’Inde. Il a publié depuis l’ensemble de ses recherches et de ses réflexions sur ces trois graves épisodes de l’histoire générale qu’il méditait. Ce fut l’époque orageuse de la vie littéraire de M. de Saint-Priest.
On lui reprocha d’avoir écrit que le démembrement de la Pologne était inévitable, et que la France ne pouvait pas plus la sauver en 1772 qu’elle n’aurait pu la rétablir aujourd’hui.
Rulhières, moins historien politique que poëte, avec les vives couleurs de son imagination, et sous des formes recherchées, nous a donné le tableau de l’Anarchie de Pologne ; mais il n’avait vu que le commencement de la dissolution de ce pays. C’est le cœur navré de ses derniers malheurs que M. de Saint-Priest, guidé par les lumières de la raison et de l’histoire, en a étudié les causes.
Combien les destinées de cette nation brillante ne méritent-elles pas de fixer l’attention de tout homme qui réfléchit sur le sort des sociétés humaines ! Alliée généreuse, brave jusqu’à l’héroïsme, élégante et polie, magnifique dans ses goûts, chrétienne et constante dans sa foi, fière de ses dévouements et de ses sacrifices, la nation polonaise devait inspirer, surtout en France, de profondes sympathies ; et trop souvent les manifestations de cette sympathie, en égarant son enthousiasme, lui ont été funestes.
Ce n’est pas cependant sa nature aventureuse et chevaleresque, ce n’est pas son amour de l’indépendance, ce ne sont pas ses diètes tumultueuses ou même le veto des palatins qui l’ont perdue ; c’est sous le principe constitutif de son gouvernement qu’elle a succombé. C’est la mobilité du pouvoir souverain qui a empêché la Pologne de devenir une puissance fortement établie en Europe.
Au milieu du siècle dernier, entourée de voisins dont l’ascendant s’accroissait de jour en jour, la Pologne vit tous les États prétendre à lui donner un roi. Quel triste et fatal spectacle n’a-t-elle pas présenté au monde des déchirements d’un pays où l’exercice du pouvoir suprême est abandonné au triomphe de prétentions rivales ! Quelles guerres intestines soulèvent tour à tour les dissidents et les confédérés ! Frédéric entretient ces querelles dissolvantes, espérant augmenter sans combats les provinces qu’il a déjà acquises par la guerre. Catherine voudrait maintenir l’intégrité de la Pologne, pour la dominer sous un maître qu’elle saura faire élire. Le patriotisme ambitieux du prince de Kaunitz étouffe en lui le souvenir de Sobieski, et veille à ménager pour l’Autriche une compensation des nouveaux agrandissements de la Russie et de la Prusse.
Si Louis XV vieillissant, trop oublieux de la gloire de Fontenoy, fatigué des fautes et des malheurs de la guerre de Sept Ans, n’accorde au sort de la Pologne qu’un intérêt indolent, cependant il appelle l’attention de ses ministres sur les affaires du nord de l’Europe. « C’est à tort qu’on imagine un démembrement de la Pologne, » répond le duc de Choiseul. « Ce royaume est également limitrophe de la maison d’Autriche, du roi de Prusse, de la Russie et de l’empire ottoman ; ces quatre puissances, qui se regardent réciproquement avec des yeux de jalousie et de rivalité, sont moins les ennemis de ce royaume que ses surveillants et ses défenseurs. » (Mémoire remis au roi) Le spirituel ministre, qui par de telles considérations put susciter une incroyable crédulité, satisfaisait l’indifférence générale ; sa commode imprévoyance n’inquiétait pas l’opinion publique. Les esprits du XVIIIe siècle se mirent peu en peine de détourner les périls qui menaçaient un peuple obstinément attaché à ses antiques croyances, à ses institutions catholiques, à son respect pour le saint-siége. Voltaire n’écrivait-il pas au grand Frédéric : « On prétend que c’est vous qui avez imaginé le partage de la Pologne ; je le crois, parce qu’il y a là du génie (18 novembre 1772) ? » N’avait-il pas déjà dit à l’impératrice de Russie : « Ils doivent vous remercier de leur donner la paix dont ils avaient grand besoin (31 juillet 1772) ? » On voudrait persuader à toute nation qui subit la tyrannie, qu’elle est heureuse d’avoir su perdre sa liberté, pour que cette liberté ne la perdît pas !
L’Angleterre ne s’était montrée ni plus vigilante, ni plus généreuse que la France ; mais ses heureux hommes d’État n’ont pas rencontré un historien ou un membre du parlement qui leur ait reproché cette inertie. M. de Saint-Priest a du moins prouvé que le peuple polonais doit imputer sa décadence et sa ruine à ses propres lois et aux révolutions qui le divisèrent, bien plus qu’à la faiblesse d’un prince qui partagea l’insouciance de sa nation et de son siècle.
À cette même époque, que ce fût ou non contre son gré, et (comme il l’a écrit) en se rendant à l’avis des autres pour la tranquillité de son royaume (Lettres de Louis XV au duc de Choiseul), Louis XV avait signé l’édit de bannissement des membres de la Société de Jésus, et la suppression de l’ordre entier était sollicitée à Rome en son nom. Ce n’est ni le temps ni le lieu de discuter le célèbre institut, et ses avantages ou ses dangers. La contrariété des opinions en ces matières dérive trop souvent d’une divergence de principes et de croyances dont il ne convient ni de se prévaloir ni de se dégager dans cette enceinte. En rappelant l’ouvrage de M. de Saint-Priest sur la chute des Jésuites, je voudrais n’envisager que les qualités de l’historien. On a dit spirituellement, mais non avec justice, qu’il avait fait tout ce qu’il fallait pour que l’auteur parût être impartial et pour que le lecteur ne le fût pas. Sans doute il ne prend point le ton décisif d’un ardent adversaire ; homme du monde, il ne se pose pas en controversiste, et garde, dans la polémique, cette habile modération de langage que le bon goût et l’urbanité inspirent. Mais il a trop d’indépendance d’esprit, de position et de caractère pour retenir l’expression de son sentiment personnel, et trop de loyauté pour ne pas livrer au jugement du public tous les faits qu’il a pu vérifier, tous les documents qu’il a pu recueillir.
Son livre ne fait-il pas connaître la politique jalouse et cruelle du marquis de Pombal, les terreurs inexplicables de Charles III, les intermittences de volonté du roi de France et de son ministre, les menaces, les violences morales faites au chef de l’Église, et les scènes de désespoir où Clément XIV demandant grâce à l’ambassadeur espagnol, lui montre ses bras décharnés par les fatigues de la résistance ?
Si l’historien de la chute des Jésuites reproduit les accusations portées contre eux par les universités, par les parlements, par les obscurs successeurs des illustres solitaires de Port-Royal ; s’il nous fait entendre les clameurs d’indignation de ce siècle contre la morale relâchée des disciples de saint Ignace, il nous révèle aussi les curieuses instructions que madame de Pompadour rédigeait pour son agent secret à Rome, et dans le monde d’alors il nous fait voir, sur les mêmes bureaux et sur les mêmes toilettes, les comptes rendus des constitutions et les réquisitoires des magistrats mêlés aux Bijoux indiscrets de Diderot et aux contes de Crébillon fils.
N’est-ce pas montrer aux lecteurs que les motifs allégués pour la condamnation de cette savante compagnie n’en furent pas les véritables causes, et que parmi les vengeurs de la pureté des principes évangéliques, il ne s’en est peut-être pas rencontré un grand nombre qui fussent orthodoxes et scrupuleux. À vrai dire, ce siècle-là n’était pas scandalisé. Dangereux ennemi et des parlements et de l’Église, Voltaire souriait à l’animosité de ces démêlés : selon lui, les Jésuites étaient innocents de ce que l’on disait contre eux, et coupables de ce qu’on ne disait pas. Même il ne veut voir dans les Lettres provinciales que le chef-d’œuvre du premier des satiriques français ; et, méconnaissant la foi sincère et l’esprit sérieux de Pascal et de Nicole : Il ne s’agissait pas d’avoir raison, dit-il, il s’agissait de divertir le public (Siècle de Louis XIV).
De quoi s’agit-il de nos jours ? Assez de rudes expériences nous ont appris qu’il existait dès lors, comme il existe encore à cette heure, pour la puissance et la vie des souverains, pour la règle des mœurs, pour la tranquillité des États, des dangers plus réels et plus menaçants que les prétentions de Rome à la suprématie temporelle et les entreprises d’une congrégation religieuse, ou que les téméraires subtilités de quelques casuistes inconnus, et la scolastique de Santarel et de Mariana.
M. de Saint-Priest, pour publier son livre, avait saisi l’occasion de débats engagés au milieu de nous sur la libre existence en France des établissements de la Compagnie de Jésus. Écrit avec verve et finesse, plein d’anecdotes piquantes et de pièces jusqu’alors inédites l’ouvrage obtint un incontestable succès ; les opinions les plus opposées y trouvèrent des armes qu’elles pourront emprunter encore, si de semblables débats se renouvellent.
On devrait espérer qu’à l’avenir les principes de liberté, sérieusement mis en pratique, dépouilleront de tout intérêt ces discussions surannées, en séparant, par de sages limites, les institutions et les questions qui appartiennent à l’ordre politique, de celles qui sont de l’ordre religieux.
Mais plus avant que la distinction des deux puissances, indépendamment de la diversité des établissements et des circonstances au milieu desquels s’agitent les idées et les passions, le vrai fond de ces querelles, plus ou moins mis à découvert, est dans la lutte toujours renaissante et sans dénoûment entre les théories de souveraineté de la raison individuelle et le dogme catholique de l’autorité, entre le droit absolu de libre examen et l’invariable nécessité de la foi. Que désormais l’institut des Jésuites, soumis et dévoué au pouvoir spirituel de la papauté, continue ou cesse de subsister, la guerre des deux principes pourra changer de terrain, mais elle durera autant que le monde, autant que l’Église qui ne peut périr.
J’arrête ici Messieurs, cette revue des travaux de M. de Saint-Priest.
Lorsqu’il jugea à propos de faire connaître successivement plusieurs fragments de l’histoire du XVIIIe siècle, les affaires et les discussions du moment portaient l’opinion publique à prendre un vif intérêt aux questions et aux événements reproduits dans ces publications diverses. Loin des circonstances qui offrirent pour le succès de chacun de ces écrits une favorable opportunité, l’étude des membres épars du grand ouvrage que M. de Saint-Priest avait entrepris me laisse une impression pénible. Nous avons sous les yeux les riches détails qui eussent trouvé place dans une vaste construction ; mais le plan de l’édifice nous a été ravi, il est emporté dans la tombe. Quel que puisse être le regret de cette perte, je n’essayerai pas témérairement de dire comment M. de Saint-Priest aurait considéré et jugé dans leur enchaînement et dans leurs suites, dans leurs espérances et dans leur désabusement, les rébellions et les entreprises de l’esprit humain durant cette époque où fut imprimée à la France et à l’Europe une impulsion nouvelle et redoutable, qui sera ressentie pendant de longs âges.
Grand et digne objet des méditations de l’historien, du philosophe et de l’homme d’État ! Quand se lève le premier jour du siècle où nous sommes, il n’éclaire que les ruines immenses de la religion de la monarchie, de toutes traditions, de toutes croyances, des droits même de la propriété et de la famille. Pour instituer une société nouvelle, pour aviver un nouvel esprit national, après avoir subi l’essai de l’athéisme et de la terreur, l’abus de la liberté et de la gloire, cette nation, comme fatiguée de son impuissance, jette ses enfants, sa fortune, son avenir, aux pieds d’un guerrier victorieux, qui, enivré de ses succès, emporté qu’il était par le génie des batailles, remue le monde et veut le subjuguer, mais ne laisse après lui qu’un fatal exemple de despotisme, et le souvenir dangereux de ses conquêtes perdues !
M. de Saint-Priest se proposait d’intituler son ouvrage : Histoire du siècle de Voltaire.
Ne songeait-il qu’à montrer tout un siècle courbé sous l’ascendant de cet esprit merveilleux, épris et jaloux de toutes les gloires, admirateur enthousiaste et rieur sceptique, courtisan et courtisé des souverains, des grands du peuple, de tout ce qui avait ou pouvait donner de la renommée ; esprit infatigable et trop souvent funeste, dont l’activité, s’attachant à tous les systèmes, à tous les événements, à toutes les conceptions de son temps, parcourut et voulut gouverner capricieusement le domaine entier de l’intelligence ?
Après s’être livré aux plus curieuses recherches sur la vie intime et les innombrables relations de Voltaire, M. de Saint-Priest espérait compléter ses découvertes dans les bibliothèques et les chancelleries de Potsdam et de Pétersbourg, pendant le voyage que depuis deux ans il projetait de faire en Russie, où son père était retourné.
La nouvelle révolution qui venait d’éclater en France et les sanglantes commotions qui suivirent l’avaient vivement blessé dans ses affections et ses opinions politiques ; mais elles lui donnèrent l’occasion de montrer qu’il était de ceux dont le cœur ne se laisse pas gouverner au vent de la fortune.
D’autres douleurs pesaient sur sa vie : il avait vu, dans ces mêmes années, son gendre, Gaspard de Clermont-Tonnerre, mourir en chrétien, et quitter, avec la plus calme résignation, une épouse chérie, un beau nom, une grande fortune, la jeunesse et l’avenir ! Ce spectacle avait profondément remué son âme. De sinistres pressentiments l’accompagnèrent dans son retour à la contrée lointaine où il était né. Bientôt il y fut retenu par une longue et cruelle maladie. Séparé de sa femme, de ses enfants, de ses amis, son esprit droit et ferme invoqua les consolations de la religion, et, trouvant en elle les forces et les mystérieux secours qu’elle ne refuse jamais, il dit adieu à tout ce qui lui était cher, à la France, à ses œuvres inachevées, à cette compagnie qui venait de poser une couronne au terme de sa carrière.
Vous avez entendu, Messieurs, ses derniers vœux et presque ses dernières paroles : « Rien n’est perdu (vous disait ce brillant ami des lettres en venant s’asseoir au milieu de vous), rien n’est perdu si la grande tradition littéraire résiste aux tempêtes politiques, défendue et conservée par les corps illustres qui en sont les dépositaires naturels. »
C’était bien connaître et la noble mission de cette Académie, et les devoirs que vous imposez à ceux que vous admettez dans vos rangs ! Le grand ministre votre fondateur, et le grand roi qui voulut être le protecteur de votre institution, avaient compris quelle puissance l’art, les lettres et la science garderont toujours au sein d’une nation intelligente et prompte à s’émouvoir. À toutes les époques de l’histoire, les œuvres et les tendances de la littérature ont exercé une haute influence sur l’état politique de la société française. C’est à la fois une grande gloire qui rayonne sur les écrivains et une immense responsabilité qui pèse sur eux. Cette autorité du talent et du savoir ne peut être anéantie. Quels que soient l’indolence ou l’entraînement des esprits, quel que soit leur assujettissement aux soins des intérêts matériels, les libres et généreux efforts de la pensée, le génie des âmes honnêtes, recouvrent tôt ou tard leur empire ; en douter, ce serait outrager les contemporains et la postérité, et l’on doit conserver quelque estime pour le temps où l’on vit, quand on veut garder un entier respect de soi-même.
Puissé-je, Messieurs, en accomplissant la tâche qui m’était confiée, être demeuré fidèle aux sentiments et aux convictions que vous m’avez connus ! Si votre nouveau confrère ne partage pas avec vous de plus éclatants avantages, puisse du moins son amour de ce qui est beau et honnête, puisse la franchise dans l’expression de sa pensée affermir en vous la bienveillance qui l’a fait monter à cette place ! Je serais heureux d’en recevoir l’assurance de la bouche de celui que je vais écouter avec la confiance et l’affection dont il me permettra de lui offrir un témoignage public ; ce n’est pas d’aujourd’hui que j’honore en sa personne le talent inspiré par la loyauté du caractère et par les plus nobles élans de l’âme.