Réponse de M. Désiré Nisard
au discours de M. le duc de Broglie
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 3 avril 1856
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
Vous demandez à quel titre vous appartenez à l’Académie ; et moi je cherche à quel titre vous ne lui appartiendriez pas. Vous étiez des nôtres longtemps avant de prendre place parmi nous. Quoique nos règlements particuliers nous interdisent les engagements, ils connaissent trop la nature humaine pour nous interdire les vœux ; et si l’Académie a ses académiciens nommés, elle a aussi ses académiciens désignés. Vous avez été de ceux-là, Monsieur, avant que celui qui a l’honneur de vous recevoir ne fût candidat ; et cela même le met à l’aise de penser que s’il est entré à l’Académie avant vous, c’est qu’il convenait encore à votre modestie de vous faire attendre.
Un de nos plus éminents confrères, l’auteur populaire des Causeries, qu’on prendrait pour des vies de Plutarque, surtout quand il y raconte la vôtre, a dit de vous que vous ne laissiez guère lieu à une diversité de jugements. Je puis ajouter que vous ne laissez guère plus lieu à une diversité d’éloges. J’essayerai pourtant de vous juger et de vous louer, avec le risque, dont je n’ai pas songé à me garder, de confondre les deux choses. J’oserai même dire que la douceur de ma tâche m’en a caché la difficulté. Oui, Monsieur, souffrez ce premier éloge, qui, dans ma bouche, est un remercîment personnel. Ç’a été pour moi une douceur, ç’a été une force, dans des épreuves récentes, de relire vos généreux écrits, et d’avoir à méditer sur cette belle vie, qui, grâce à l’éclat de votre condition et de vos talents, a eu trop de témoins pour que la calomnie ait osé y toucher !
En cherchant les motifs que nous avons eus de vous appeler parmi nous, il vous a plu d’oublier vos écrits. L’Académie, Monsieur, a eu meilleure mémoire. Elle savait ce que les lettres vous doivent de pages durables, et elle avait de quoi, si elle l’eût voulu, ne nommer en vous que l’écrivain. Pour moi, le souvenir de ces pages, que j’ai plaisir à dire déjà anciennes, est un des plus présents que j’aie gardés de la littérature de notre temps. Je faisais alors mes premiers pas dans la carrière des lettres ; et vous m’y donniez, outre le plaisir de lectures attrayantes sur des matières nouvelles pour un jeune homme, la première idée élevée que je me sois faite du rôle de l’écrivain politique.
Vos écrits, ce ne sont pas des livres, ce n’est pas même un livre. Vous avez fait le premier chapitre, et certainement le plus substantiel, de cinq ou six ouvrages différents que vos travaux d’homme d’État ne vous ont pas permis d’achever. Ce sont ces chapitres qui parurent de 1828 à 1830, dans la Revue française, recueil dont le titre est resté populaire, parce qu’on n’a pas cessé depuis lors de vous y aller chercher.
Vous y avez touché aux plus graves questions de la philosophie morale, de la métaphysique, de la législation, de la critique littéraire. Sur tous ces points, ou bien vous veniez en aide à des vérités en péril, ou vous appeliez des réformes nécessaires, ou vous exprimiez des vœux. Rien de tout ce que vous avez dit n’a été dit en vain ; vous avez eu le bonheur de voir les vérités victorieuses, les réformes réalisées ou en voie de l’être ; vos vœux ont été remplis ou sont devenus des espérances publiques.
Quand on voit l’esclavage aboli dans nos colonies, et les noirs remonter, par le travail libre, à la condition que leur prophétisait la science par la plume éloquente de Buffon, on se souvient de tout ce que vous avez écrit en faveur de cette belle cause. Grâce à vos travaux sur le régime des colonies, le décret d’abolition lancé un peu au hasard, en 1848, trouvait les esprits et les cœurs préparés à cette grande réforme. Vos paroles sans aigreur contre les maîtres, même quand vous réfutiez leurs sophismes, sans affectation de philanthropie pour les esclaves, même en racontant leurs misères, avaient discrédité cette odieuse propriété aux yeux mêmes des propriétaires, avant l’arrivée du décret qui devait l’abolir. Les maîtres ne se crurent pas dépouillés, les esclaves ne se crurent pas émancipés par une révolution. La suppression de l’esclavage était l’œuvre d’une influence, dont vous avez dit, certainement sans penser à vous : « L’influence des esprits supérieurs est très-grande, et, Dieu merci, qu’il en soit ainsi ! »
Nous avons vu le commencement d’une autre réforme dont l’entière exécution soulagerait la société, débarrassée d’une grande honte, et délivrée d’un péril incessant : c’est l’évacuation des bagnes. Vous la demandiez, Monsieur, et vous en indiquiez le moyen dans de belles pages sur la déportation des forçats. « Il ne fallait pas, disiez-vous, les déporter dans une colonie qu’ils ne pouvaient que corrompre ou effrayer, mais en un lieu occupé par eux seuls, où ils pouvaient recommencer une nouvelle vie, avec un grand profit pour eux-mêmes, et sans dommage pour personne. » Ce que vous aviez demandé s’est exécuté ; ce que vous aviez prédit commence à s’accomplir.
Ce triste sujet vous conduisait à un autre qui n’y a que trop de rapports : la suppression des peines infamantes. Vous vouliez substituer à ces peines, qui risquaient de faire trouver la justice plus cruelle que le criminel n’était coupable, un système de châtiment qui le retranchât de la société sans le dégrader de l’humanité, et qui laissât une chance au repentir. Cette chance est rare, il est vrai ; mais l’homme n’a pas le droit de l’ôter à l’homme, et s’il est une conscience où le repentir puisse descendre, c’est sans doute celle du criminel qui n’a plus à prendre prétexte, pour s’enfoncer dans sa perversité, d’une dégradation ineffaçable. Ce que vous demandiez, Monsieur, la législation l’a réalisé. La marque, l’exposition, le carcan, ont cessé de donner sur nos places ces fêtes hideuses, où la curiosité des passants, amassés autour des condamnés comme autour de bateleurs, avait plus souvent à se repaître de leur effronterie qu’elle provoquait, qu’à s’édifier de leurs remords.
Vous ne pouviez pas toucher à cette sorte de peine de mort morale, sans en venir à examiner le droit de punir, dans son application irréparable, la peine de mort. À la façon dont vous en discutez l’utilité, on voit bien que vous n’y pouvez pas consentir. Vous n’en demandez pourtant pas l’abolition, mais vous espérez qu’elle finira par n’être plus utile ; et votre esprit s’inspire de votre cœur pour persuader vos espérances à ceux qui vous lisent. En attendant, et comme pour vous consoler, vous demandiez que la peine de mort cessât d’être appliquée à certains criminels. Ne pouvant pas la supprimer, vous tâchiez du moins de dérober quelque chose à l’irréparable. Là encore vous avez eu satisfaction ; les crimes de piraterie, de fausse monnaie, d’incendie, n’entraînent plus la peine capitale et il ne paraît pas que le nombre des coupables ait augmenté depuis que la peine est adoucie.
Je ne m’étonne pas, Monsieur, que dans ce double dessein de réduire, sinon de supprimer, le crime et le vice, tout ce que vous avez demandé ait réussi. Vous ne demandiez que des réformes praticables, et vous les demandiez par la démonstration raisonnée de la vérité.
La vérité, rendue évidente par la logique, et éloquente par cette évidence même, telle est la perfection de ce genre d’écrits, où il est si commun de voir les utopies se mêler aux vues pratiques, et la déclamation se jeter à la suite de la sensibilité. Vous ne laissez pénétrer dans les vôtres que la vérité, la vérité nue, et non pas sèche. Au lieu de ces émotions passagères, au prix desquelles on se croit quitte envers ces questions redoutables, vous aimiez mieux produire la conviction, qui va s’ajouter à cette force irrésistible par laquelle les réformes s’accomplissent.
Vous usiez de la même méthode pour combattre un autre genre de mal, le matérialisme, un moment remis en honneur, vers ce temps-là, par le célèbre docteur Broussais. Là encore vous entriez dans la lice avec la vérité toute seule, se défendant par la seule arme qui lui convienne en ces hautes questions, la dialectique. À l’étrange doctrine qui faisait de la personnalité humaine un résultat des dispositions de la matière, et de la pensée un produit des nerfs du cerveau, vous opposez les vrais principes de la métaphysique, rajeunis par les fines observations que vous y ajoutez de votre fonds. Vous ne refusez pourtant pas le secours des raisons de sens commun ; par exemple, la liberté, qui se sent et qui nous oblige sans s’expliquer ; la raison, qui se reconnaît jusque dans les choses qui la dépassent ; l’univers, qui proteste par cet accord des sociétés humaines, qui toutes, sans exception, ont un mot pour l’âme et un autre pour le corps. Mais ces raisons, vous ne les invoquez qu’à titre de faits, vous ne les employez pas comme lieux communs. Vous ne voulez pas, dans cette défense de l’âme, du secours de l’imagination, qui n’y a que faire ; vous n’y souffrez que la raison, que l’âme elle-même, qui a seule qualité pour parler dans sa cause. Vous ne prétendez que convaincre, sachant bien que la conviction une fois produite dans les esprits, une émotion douce et durable suivra leur rentrée en possession d’une vérité qui fait toute la dignité de l’homme.
Il vous arrive pourtant, Monsieur, de vous départir à certains moments de la rigueur de la démonstration métaphysique. Quand le champion de la matérialité de l’âme s’évertue à faire penser des nerfs, délibérer des humeurs, vouloir des muscles, et qu’il substitue ses créations à celles de Dieu, il y aurait bien là matière à raillerie. Mais vous ne raillez pas : c’est chose trop peu plaisante, de voir un esprit éminent qui met sa gloire à prouver qu’il n’est qu’un corps : seulement, il vous échappe par moments des traits de vive ironie qui sont comme les mouvements d’impatience de votre âme prenant en pitié la puérilité des sophismes qui la nient.
La doctrine du docteur Broussais est passée de mode, comme sa médecine. Mais l’orgueil humain ne renoncera pas de sitôt à la chimère d’une âme matérielle. Il est si peu délicat dans ses plaisirs, qu’il trouve son compte même à croire au néant. Si les attaques contre la spiritualité de l’âme doivent recommencer, elle ne manque pas, grâce à Dieu, de défenseurs. Vous vous êtes placé, Monsieur, parmi les plus éminents. Ces pages, que vous intitulez modestement, de l’Existence de l’âme, l’avis des connaisseurs les a désormais ajoutées à ce corps d’immortels travaux qui, depuis Descartes, font la garde autour de la plus haute des vérités, après l’existence de Dieu, si même elle en peut être distinguée. Je sais tel professeur éminent de notre Sorbonne, qui, dans la démonstration de la spiritualité de l’âme, ne manque jamais de se servir, en en rapportant l’honneur à qui de droit, de votre ingénieuse théorie des faits de conscience observés dans le souvenir. Pour tous ceux qui enseignent cette science sublime, vous n’êtes pas seulement un esprit capable de tous les genres d’études qui a donné un coup d’œil en passant à la métaphysique ; vous êtes un métaphysicien que les événements ont arraché à sa vocation.
Nos maîtres en critique mettent aussi à un très-haut rang, dans leur science plus accessible et plus populaire, votre belle étude sur l’art dramatique en France. C’est en 1827, à l’occasion de la querelle sur les deux genres, que vous la fîtes paraître. On venait de représenter sur notre théâtre l’Othello de Shakespeare, traduit en vers par un poëte illustre, M. de Vigny, qui s’était fait cette fois traducteur par passion. La pièce de notre confrère est restée : quant à la querelle, si le temps l’a fait cesser entre ceux qui l’ont émue les premiers, il ne manque pas d’indices qu’elle pourrait bien recommencer entre leurs successeurs. Vous y serez toujours, Monsieur, un juge décisif. Vous avez élevé vos réflexions au-dessus des vicissitudes de goût, distinguant les règles éternelles des règles arbitraires ; faisant la part des besoins du temps, finement discernés de ses caprices ; libéral, ouvert à toute nouveauté et à toute variété de bon aloi ; plein de confiance et d’espoir en la nature humaine, heureux de la voir s’étendre dans toutes les directions. Ces belles pages sont du temps où, à propos de quelque conquête de l’opinion vous laissiez échapper ce cri : Tout va bien ! La pratique familière de toutes les littératures s’y trahit dans de courts et profonds jugements sur leurs chefs-d’œuvre. Enfin la raillerie, si à sa place en pareille matière, fait justice, dans les deux camps, de ceux qui attaquent les vraies règles sans les comprendre, et de ceux qui les compromettent par la façon dont ils les défendent. Mais cette raillerie est sans aigreur ; ses traits agréables n’offensent pas les gens qui se les attirent, tant ils touchent juste à leur vrai travers.
Faut-il dire, Monsieur, de quel style est écrit ce morceau ? Ce que les philosophes pensent de votre essai de métaphysique je serais tenté de le penser de votre essai de critique ; vous êtes un critique auquel une force majeure a fait changer d’état. Vous n’auriez rien à envier aux plus habiles en fait d’études comparées, de vues fines et délicates, de précision, de vivacité dans le langage ; peut-être pourraient-ils vous envier cette aisance, ce tour noble et familier qui ôte à la critique tout air de profession ; enfin une manière d’écrire comme vous parlez et savez faire parler dans ce salon, si ami des lettres et de ceux qui les cultivent, où a commencé, par des encouragements qui éclairent et qui obligent, plus d’une réputation durable.
Vous venez de nous faire admirer un échantillon de ce style dans cet éloge de l’homme aimable et éminent auquel vous succédez. M. de Sainte-Aulaire fut, dites-vous, quarante ans votre ami. Je n’en tiens l’éloge que pour plus vrai ; et je suis heureux de vous devoir cette preuve de plus d’une vérité que je chéris, c’est à savoir que nos amis sont nos meilleurs juges, et qu’au contraire de ce qu’on pense, leurs éloges sont les moins suspects. Il est vrai qu’il s’agit des amis qui l’ont toujours été, qui l’ont été quarante ans ; et quarante ans, dans la courte durée de la vie humaine, c’est toujours. Une amitié de cette date n’est qu’une longue et douce pratique de ce que nos amis ont de meilleur ; c’est l’estime devenue un sentiment, et qui de l’esprit est passée tout entière dans le cœur.
Je n’ai connu M. de Sainte-Aulaire qu’à l’Académie, et pendant trop peu de temps. Si donc il ne m’a pas été permis de me compter parmi ceux qu’il appelait ses amis, je puis me donner du moins comme un de ceux qui l’ont aimé. Voilà pourquoi j’ose parler de lui, même après vous. Les hommes tels que M. de Sainte-Aulaire sont comme les bons livres ; tout le monde aime les bons livres ; mais chacun tient à dire pourquoi il les aime comme tout le monde. Il en est de même pour les hommes qui ont excellé par la bonté. Tous ceux qui les ont connus les ont aimés ; mais chacun croit en avoir eu des raisons personnelles, et tient à les dire, même après celui qui semble en avoir tout dit.
J’ai eu ma part de cette bonté vraie, et comme vous le dites, en homme qui en a joui, de cette affection réelle dans la bienveillance, qui a été le trait caractéristique de M. de Sainte-Aulaire. Quoique discrète et proportionnée, comme toute bonté vraie, elle n’excluait personne. Chrétien sincère et tendre, c’était pour M. de Sainte-Aulaire une manière d’exercer la charité dans la vie civile.
Chaque fois qu’il entrait à l’Académie, il y apportait comme un air de paix, de civilité et de bonne humeur. Son visage aimable et souriant cherchait tout d’abord les nôtres ; et ce sourire, loin d’être une habitude d’homme du monde, n’était que le signe toujours vrai d’un mouvement affectueux qui se renouvelait chaque fois qu’il nous voyait.
Cette bienveillance de son premier abord l’inspirait dans nos discussions, et rendait sa parole agréable même à ceux qu’elle contredisait. Car s’il était bienveillant pour tout le monde, il n’était pas toujours de l’avis de tout le monde. Esprit très-indépendant, même quand il pensait comme les autres, il n’avait pas peur d’être tout seul de son sentiment. On a même dit que le paradoxe ne lui déplaisait pas. Je le veux bien, pourvu qu’il s’agisse de ce paradoxe innocent qui peut apparaître, par moments, à l’esprit le plus droit, comme un moyen ingénieux et nouveau de servir la vérité.
Cette bienveillance qui allait jusqu’à l’effusion, et cette indépendance d’esprit qui ne s’effarouchait pas du paradoxe, ne semblent pas expliquer tout d’abord ce que vous avez dit, Monsieur, avec la notoriété publique, des succès de M. de Sainte-Aulaire dans la diplomatie. Il court par le monde un certain type du diplomate auquel ne s’ajustent guère bien ce caractère et ce tour d’esprit. Horace y pensait, lorsqu’à propos des envieux de sa faveur auprès d’Auguste, « Si je jure, dit-il, que je ne sais rien des projets militaires de César, ils s’émerveillent de moi comme d’un mortel unique, dont le silence est profond et de haut prix. »
Mirantur, ut unum
Seilicet egregii mortalem altique silentî.
Voilà le diplomate du préjugé populaire. M. de Sainte-Aulaire aura prouvé qu’en cette noble profession, on peut réussir avec le cœur le plus ouvert et la parole la plus libre. Il n’y faut qu’une condition. C’est de ne porter dans ses missions que les bons sentiments de son pays, de connaître les besoins supérieurs de son temps, et de savoir concilier aux uns et aux autres le patriotisme de l’étranger.
C’est sous ces nobles traits que se laisse voir, sans se montrer, M. de Sainte-Aulaire dans ses Mémoires sur ses diverses ambassades. Vous pouviez nous prendre pour garants, Monsieur, de tout le bien que vous en avez dit. M. de Sainte-Aulaire en avait fait quelques lectures à l’Académie. Nous n’y prenions pas seulement le plaisir de bons Français, touchés de l’honneur que sa loyauté et ses talents faisaient à notre pays. Nous admirions comment, dans cette réserve qui est la première loi et le génie même de la profession, dans ces questions qui savent être insinuantes sans être insidieuses, dans ces réponses suspendues, dans cet art de tâter le terrain, de voir venir, d’écouter ce qui ne se dit pas, en entendant ce qui se dit ; comment, dans cette science permise et nécessaire qui fait de la loyauté même un talent, et de la raison un art, il peut y avoir, il y a de la candeur.
Les enfants de ceux qui doivent figurer dans ces Mémoires n’ont pas à s’effrayer à l’avance du moment où ils seront rendus publics. La justice y est toujours bienveillante, et l’écrivain ne fait payer à la réputation de personne les succès du diplomate.
Le style de ces Mémoires, précis comme le veut la langue des affaires, pesé et non compassé, comme doit être une conversation qui sera répétée ; grave et élevé par moments, comme l’histoire ; familier et gracieux, comme les entretiens de politesse qui précèdent les discussions d’affaires, n’ajoutera pas peu aux titres de M. de Sainte-Aulaire comme écrivain. Le principal, l’Histoire de la Fronde, est mis désormais à son rang par le jugement que vous venez d’en porter.
C’est en 1828 que M. de Sainte-Aulaire publia ce livre. À cette époque de luttes mémorables entre les chambres et la royauté, on trouvait la royauté trop prépondérante. Il était temps, croyait-on, de la faire rentrer dans ses limites. On écrivait des livres d’histoire pour appeler le passé au secours de la liberté en péril ; on cherchait de glorieuses origines au gouvernement représentatif, comme pour le piquer d’honneur et l’animer à sa propre défense. C’est cette idée qui inspira l’Histoire de la Fronde. L’auteur avait du sang de Lachalotais dans les veines. Il écrivit ce livre, encore tout ému des débats de tribune auxquels il avait été honorablement mêlé. Il y est dans l’opposition contre Mazarin ; il a des paroles sévères pour Richelieu, et il appelle en un endroit le conseiller Broussel « un bon vieillard. »
C’était une prévention généreuse. Sans cela, comment ferait-on de bons livres ? Mais chez les hommes qui ont l’esprit juste et le cœur droit, la vérité domine toujours la prévention. S’il plaisait à quelqu’un d’aller chercher des origines à l’anarchie et des ancêtres à ceux qui la déchaînent, ou aux imprudents qui les aident, il n’aurait que faire de consulter d’autres livres que l’Histoire de la Fronde. M. de Sainte-Aulaire a songé à ses contradicteurs ; ils y trouveraient de quoi justifier leur propre prévention, mais ils y trouveraient en même temps de quoi la modérer. Il n’y a, dans son livre, d’autorités pour aucun excès.
Je suis, je l’avoue, de ceux qui se sont servis du savoir et de la sincérité de M. de Saint-Aulaire pour n’être pas en tout de son avis. J’oserai même le louer de fournir d’abondantes preuves à ceux qui doutent si, dans ce berceau de la liberté parlementaire, l’enfant qu’on nous montre est une liberté nouvelle ou le vieil esprit de faction ; et si la Fronde ne doit pas rester à tout jamais un type de l’anarchie, ou de ce qui est pire peut-être, de sa parodie.
J’en crois voir le trait le plus caractéristique dans ce Parlement, institué pour rendre la justice, qui la suspend des semaines entières, pour s’occuper de la réforme de l’État ; instrument ou jouet dans toutes les mains ; mené, comme il arrive, non par ses chefs naturels, mais par quelque obscur membre de la Compagnie, le dernier par la science sur le siège du juge, le premier par la faction dans la rue : un Broussel, puisqu’il faut le nommer, bon vieillard chez lui, pour sa femme et sa servante, je le veux bien, mais esprit étroit et violent, et très-loin d’être bon citoyen, car il ne se fâchait pas qu’on lui parlât des armées de l’Espagne pour réduire le Mazarin. Le noble président Molé est moins écouté au parlement que le conseiller Broussel, et, ce qui ajoute au scandale, il en est jaloux. « Après tout, disait-il, M. Broussel n’est pas tout dans l’État, puisqu’il en faut neuf autres comme lui pour donner arrêt. » C’était vrai ; mais le président Molé n’avait-il pas un peu aidé le conseiller Broussel à se croire appelé à mieux qu’à donner arrêt ?
Un autre trait caractéristique de la Fronde, c’est que les héros y tombent au-dessous des hommes vulgaires. Un Condé fait ouvrir les portes de la France aux flottes espagnoles un Turenne, alléché par l’espoir de redevenir prince souverain, essaye d’embaucher ses colonels pour le compte de la révolte, et y échoue, parce qu’il trouve en Mazarin un plus riche enchérisseur. Molé même, le plus pur de tous, Molé, qui, en combattant Mazarin, semblait avoir mis contre ce ministre la considération et la vertu elle-même, Molé finit par être son garde des sceaux. « Il avait à choisir, dit M. de Sainte-Aulaire, entre le joug des factions et le joug du despotisme ; il préféra le dernier. » N’eût-il pas mieux valu ne pas se mettre dans l’alternative ? J’ajoute, pour l’honneur de Molé, que ce qu’il préféra pourrait s’appeler d’un nom plus doux.
Dans cet abaissement des caractères, la royauté seule reste digne d’elle et de la France. Et pourtant la femme qui en gardait le dépôt pour son fils n’avait ni les talents du gouvernement ni les grandes vertus ; mais elle avait la bonne cause. Soit qu’elle sentît les besoins de la France, soit supériorité de l’instinct maternel, on vit cette princesse, à qui Richelieu avait été si dur, se séparer, pour maintenir l’œuvre de Richelieu, d’amis tendrement aimés qui l’avaient défendue contre lui.
Mazarin a mérité tout ce que vous en dites de sévère, je le sais ; mais, tandis que ses ennemis faisaient servir de grandes qualités à de petites vues, il faisait servir ses défauts même à un grand but. Vous dites, Monsieur, que ce but était de garder le pouvoir ; mais le pouvoir, sous cette forme, était alors le salut public. Mazarin était un intendant qui se payait lui-même de ses soins, je l’avoue ; mais cet intendant gardait bien la fortune de son maître, et cette fortune était celle de la France. Voilà pourquoi l’histoire lui est de moins en moins sévère ; voilà pourquoi la mémoire de ce grand ministre, de cet Italien, aussi bon Français que le meilleur de son temps, reçoit aujourd’hui même un grand honneur des éloges dont vous tempérez la juste sévérité d’un jugement qui restera.
Il fut heureux pour Turenne et pour Condé de se convaincre, comme le dit Bourdaloue, qu’il y avait quelque chose de nouveau sous le soleil, et qu’ils avaient affaire à un plus fort qu’eux. Ce plus fort c’était le roi, qui, en leur ôtant la tentation d’être des factieux, les réduisit à n’être que des grands hommes. Il les aida à réparer leurs fautes par des victoires gagnées, cette fois, sous le drapeau de la France. Quant à Mazarin, il répara tout seul les fautes qu’il avait faites, et il alla s’élevant et grandissant toujours jusqu’au moment où il mourut, laissant à la France la paix avec l’Espagne, et à Louis XIV Colbert pour l’aider à devenir un grand roi.
Telle est la morale que, pour mon compte, j’ai tirée de l’Histoire de la Fronde, en m’en tenant aux seuls faits recueillis par M. de Sainte-Aulaire, et presque toujours en me guidant sur ses jugements. Je n’aime la Fronde à aucun moment. La première époque m’en effraye, malgré la justice des griefs, malgré la candeur de ces premiers mouvements pour le bien public, où l’on ne distingue pas encore ce qu’on désire pour soi de ce qu’on veut pour son pays ; elle m’effraye parce qu’elle mène irrésistiblement à la seconde, et celle-ci à la dernière, où, selon vos énergiques paroles, les demeurants du champ de bataille de la Fronde « ne songent qu’à prendre leur temps pour tirer leur épingle du jeu et se vendre plus cher. » Que la Fronde, comme vous le dites, ait eu son âge d’or, je le crois volontiers, à voir cet âge d’or sitôt suivi d’un âge d’argent, et celui-ci d’un âge de fer.
M. de Sainte-Aulaire était un de ces écrivains qui mettent leur vie dans leurs livres, et qui ne professent que ce qu’ils pratiquent. Ce qu’il est dans l’Histoire de la Fronde, il l’avait été de 1816 à 1828, comme député. Ses prédilections parlementaires ne le rendirent pas un seul jour injuste ni indifférent pour la royauté. C’est bien l’homme tel que vous nous l’avez peint, portant un même amour aux deux principes qui se disputent et qui devraient se partager paisiblement l’empire des sociétés modernes, l’autorité et la liberté courant au secours de celle qui a le dessous, sans se refroidir pour celle qui l’emporte et qui abuse ; leur médiateur impartial, comme il l’eût été entre deux amis divisés par un malentendu et dignes de se rester fidèles ; libéral pour mieux servir la royauté, monarchique pour avertir la liberté qui s’égare ; laissant des gages à l’une en se portant à la défense de l’autre ; et, pour dernier trait, pur des fautes qui les ont tour à tour perdues, et n’ayant pas à mêler à la douleur de les avoir vues un jour tomber toutes les deux dans l’abîme, le regret de les y avoir poussées, même innocemment !
C’est là un mérite rare ; c’était le plus rare que le gouvernement représentatif pût offrir à l’ambition d’un homme de bien ; c’a été le vôtre, Monsieur ; je pourrais même dire c’est votre gloire ; car le rôle en a été plus difficile à ceux qui ont eu, comme vous, la tâche éminente de gouverner leur pays.
Vous avez été tour à tour dans l’opposition, dans le gouvernement, et dans la majorité. Je me trompe. Il y eut un jour où vous avez été à vous seul un parti. Ah ! Monsieur, quel beau jour que celui-là, pour vous et pour ceux qui portent votre nom ! Si l’on eût cru le jeune pair de France dont le cœur généreux résistait à des passions d’un moment et prévoyait un repentir, la statue du maréchal Ney ne serait pas un monument expiatoire élevé sur le lieu même où son sang a coulé !
Avoir eu raison tout seul, un jour où d’honnêtes gens pouvaient faillir, c’est un bonheur par lequel vous étiez digne de commencer votre vie publique.
Dirai-je que votre passage dans l’opposition est celui de tous vos actes qui a laissé le moins de traces ? Est-ce parce qu’il date d’un temps déjà bien loin, ou que l’éclat de vos derniers services aurait effacé les premiers ? J’en crois voir la vraie cause dans le caractère même de votre opposition, qui n’eut jamais ni la persévérance systématique, ni le retentissement d’une guerre contre les personnes. Dans les discours qui marquent votre trace de 1815 à 1830, il n’y a rien qui sente la prévention implacable, ni l’impatience intéressée, rien surtout qui fasse appel, par delà l’ordre légal, à des auxiliaires inconnus.
Aussi ce qu’on a oublié de ces belles luttes, c’est l’adversaire que vous aviez en face ; mais on se souvient de la cause c’était la vérité et la justice que vous défendiez, par-dessus la tête de leurs ennemis d’un jour, par des raisons d’un éternel à-propos.
L’opposition n’avait pas été pour vous une brigue pour arriver au pouvoir. Vous méritiez, Monsieur, la bonne fortune de n’y jamais prendre la place d’un adversaire politique renversé. Vous y êtes arrivé par le besoin qu’on avait de votre considération et de vos talents, non comme à un but désiré, mais comme à un devoir redouté. N’ayant jamais donné d’arrhes aux passions qui offraient on plutôt qui imposaient à l’opposition leur dangereux secours, elles ne s’étonnèrent pas de ne pas se voir ménagées par nous. Votre main résolue signait les lois de septembre, qui ôtaient à la presse la liberté de l’injure en lui laissant celle de la discussion. Au dehors, vous faisiez aimer et respecter la France, et vous quittiez un jour le pouvoir par trop de souci de notre réputation de probité nationale. Je veux éviter le détail des affaires ; beaucoup sont oubliées ; ce qui ne l’est pas, ce sont les principes qui vous y ont dirigé, c’est votre dévouement aux intérêts permanents de notre pays. Pas un, Monsieur, ne se plaindra de vous. Ce jugement de l’histoire que vous attendez tranquillement, il est déjà rendu. C’est l’éloge même que vous recevez en ce moment. Tout le monde me l’a dicté ; tous ceux qui m’écoutent font mon discours.
Mais ce que vous avez fait au pouvoir, d’éminents collègues vous y aidaient. Il est une chose peut-être plus difficile que vous faisiez tout seul ; vous saviez vous retirer à temps. Je ne voudrais pourtant pas trop louer cet art-là ; il y a péril à encourager le goût de notre pays pour les nouveaux visages : mais savoir faire retraite à propos sera toujours une vertu politique du premier ordre. Vous avez eu cette vertu. Vous n’attendiez pas que la prévention publique vous poussât hors des affaires. Vous les quittiez de vous-même, épargnant ainsi une injustice à l’opinion étonnée, et presque au regret de se voir sitôt contentée.
Voilà pourquoi vous n’en avez jamais voulu à vos successeurs. Vous regardiez le pouvoir, non comme un bien qu’ils vous ôtaient, mais comme un poste de péril et de travail où ils venaient vous relever. Aussi le public, qui, même dans sa passion pour les changements, ne laisse pas d’être sensible à ces délicatesses supérieures, ne parlait-il pas de votre chute ; il parlait de votre retraite.
C’était peu de ne pas vouloir de mal à vos successeurs ; vous leur apportiez le secours de votre parole et de vos votes. Vous n’y mettiez qu’une condition : celle de donner librement vos conseils. Encore ne les donniez-vous pas en public : c’eût été changer l’appui en protection. Vous ne vouliez pas vous faire valoir en servant. C’est ainsi que, depuis votre sortie du pouvoir, nous vous avons vu dans les rangs de la majorité, et non à part, aider tous les cabinets dans le bien qu’ils ont fait ou voulu faire à leur pays. Cette conduite, Monsieur, a son vrai nom : elle s’appelle le patriotisme.
Je ne m’étonne pas que, de ce fonds de haute raison et de générosité si rare, il soit sorti un genre d’éloquence qui n’appartient qu’à vous. Ne craignez pas que je la loue par quelque comparaison qui diminuerait le mérite de personne. Je sais que vous n’accepteriez pas pour vous ce que j’ôterais à des hommes illustres que vous aimez. Cicéron a caractérisé leur éloquence en pensant à la sienne. Quant à la vôtre, il en a connu et admiré le modèle dans cette éloquence si goûtée au sénat romain : « La plus heureuse de toutes, dit-il, où la force de la discussion est tempérée par la douceur de celui qui parle, et cette douceur fortifiée par la gravité et la vigueur de ses raisons. » C’est là votre éloquence, et je ne suis pas le premier qui en ait trouvé l’éloge dans Cicéron. Elle a toutes les qualités du discours politique, le mouvement, la force, la précision, l’abondance ; elle a tout, moins la passion.
J’ai bien peur qu’aux yeux de certains esprits ce ne soit là qu’un médiocre éloge. Il court depuis longtemps de singulières idées sur la passion. Autrefois on se contentait de dire qu’il en faut faire un bon usage ; aujourd’hui on en parle comme d’une chose si excellente, que, bien loin de la régler, il faut lui venir en aide comme à la raison, à la justice, à la vérité. Ce trône que Bossuet réserve à la modération, à la médiocrité, comme il l’appelle dans la langue à moitié latine de ses premiers sermons, on prétend y faire asseoir la passion.
Si je ne consens pas à voir cette passion-là dans vos discours, c’est que je ne vois pas dans votre vie publique les deux choses qui la suscitent le plus communément, le pouvoir à conquérir, un adversaire à supplanter.
Nous savons comment vous arriviez au pouvoir. C’est le pouvoir qui avait à faire, comme l’Académie, plus de la moitié du chemin. Quant à un adversaire, je vois bien dans vos discours tel ministre touché en passant par quelques mots sévères ; mais vos mouvements les plus vifs, vos plus belles paroles s’adressent à des adversaires abstraits, à ces sophismes des mauvaises causes, bien plus redoutables qu’un ministre qui gouverne mal, parce qu’ils survivent à tous les ministres.
Si on veut appeler du nom de passion l’ardeur d’un esprit généreux pour la vérité et la justice, un goût passionné pour les principes, un vif désir d’en convaincre les autres pour leur propre dignité et pour l’honneur de la raison, soit : que l’on joigne le mérite de la passion à tous ceux qui distinguent votre éloquence. Mais cette passion ne sera jamais que la raison émue dans un homme de bien. C’est pour cela sans doute que vos discours n’ont pas vieilli. Il n’en est pas de même de beaucoup de ceux que l’autre sorte de passion a inspirés. Ils ont tout d’abord un éclat et une faveur extraordinaires. Le public y applaudit avec enthousiasme ses propres préventions. Mais bientôt les préventions tombent ou se retournent contre l’orateur populaire, les événements se jouent des parties, de la cause et du public. Heureux si, dans des discours où tout ce qui était du moment a été grossi ou grandi outre mesure, les orateurs bien avisés ont su demander quelques inspirations aux vérités éternelles engagées dans les débats passagers de la politique ! Vous avez toujours eu ces vérités en vue, Monsieur ; aussi vos discours, qui semblent par moments comme les parties dispersées d’un beau livre de politique, continuent-ils d’être éclairés de leur lumière et animées de leur douce chaleur.
Personne ne s’étonnera, Monsieur, et personne ne s’offensera de l’éloge que vous faites, en termes si nobles, d’un gouvernement sous lequel vous avez donné de si bons exemples à votre pays. Vous avez bien le droit de le louer ; car nul plus que vous n’aurait le droit de le juger.
Je serais bien à plaindre si cet éloge m’embarrassait. J’ai aimé, j’ai servi la monarchie constitutionnelle de 1830. Quoique mon obscurité politique m’ait tenu loin des personnes souveraines, j’en ai été assez près pour m’associer de tout mon cœur à ce que vous dites de la sagesse du dernier roi. Personne n’oserait disputer à sa mémoire honorée la part que vous lui attribuez dans la prospérité de la France sous son gouvernement. L’hommage que vous lui rendez n’a pas seulement l’autorité que votre caractère donne à tous vos sentiments ; il a la valeur d’un jugement historique.
Cependant cette monarchie s’est écroulée. Je vois sur ces bancs des orateurs que la France et l’Europe ont écoutés et admirés à l’envi durant dix-huit ans. Notre pays n’était que le second pour la gloire de l’éloquence politique ; par eux, il est devenu le premier. Vous avez été de cette élite, Monsieur ; et quelle autorité de conduite et de vie n’avez-vous pas ajoutée à l’autorité de vos discours ? Tout ce lustre n’a pu soutenir l’édifice, et n’a fait que rendre sa ruine plus étonnante.
À Dieu ne plaise que j’en cherche les causes ! Il faudrait pour cela trouver des torts aux personnes ; et je n’en ai ni le droit, ni le goût. Si c’est par la faute des hommes que la monarchie constitutionnelle est tombée, il sera temps d’en parler alors que nous ne parlerons plus des périls où nous a jetés sa chute.
Ces périls, la France en est sortie. Rendue enfin à elle-même, elle était impatiente d’honorer sa sécurité recouvrée et de redonner tout de suite une grande opinion d’elle, après cette disgrâce des événements et cette éclipse momentanée de son nom. La gloire seule pouvait la relever. Le prince qu’elle avait mis à sa tête ne la lui a pas fait attendre.
Mais cette gloire est celle qui convenait à notre pays et à notre temps. Elle a été sans ambition et sans hasard. C’est la gloire des entreprises justes, des affaires bien faites ; et si j’osais imiter une expression célèbre, c’est la splendeur de la bonne conduite. Je la vois dans cette guerre où la France a eu à faire respecter le plus beau de ses droits, celui de défendre le droit d’autrui ; où nos aigles victorieuses ont su s’arrêter ; où la paix intérieure, en ne suspendant pas un seul jour son activité féconde, semblait donner des gages à la paix des traités. Je la vois sur tout le sol de la France, dans ce concours prodigieux des travaux utiles qui améliorent la condition matérielle de l’homme, et des monuments qui parlent aux âmes, qui sont, pour un pays, les seules pages de son histoire où tout le monde sache lire, et qui préparent aux hommes qui ne sont pas encore nés les impressions du beau et l’émulation du grand.
S’il eût été donné à M. de Sainte-Aulaire de vivre une année encore, et de voir ce que, dans cet intervalle mémorable, la France a fait, par la main du prince qui a posé la première pierre de tout ce qui se bâtit ; s’il eût vu, dans le temps même que Sébastopol s’écroulait, la France conviant toutes les nations à la plus belle fête que la civilisation ait jamais donnée ; si l’habile négociateur qui, en 1841, avait à dissiper, autour de la reine d’Angleterre, un réveil des vieilles défiances contre la France, avait vu cette reine passer la mer pour venir nous rendre visite cette fois jusqu’à Paris, et nous faire lire sur son visage affable l’admiration confiante de sa nation pour la nôtre ; si le politique sensé, qui aimait la paix en homme de cœur et en chrétien, eût été témoin de l’applaudissement universel dont la salue en ce moment l’humanité rassurée, je ne crois pas faire tort à sa mémoire en disant que la fidélité personnelle, qui, chez l’honnête homme, vient du même fonds que la justice, ne l’eût pas empêché d’être heureux et fier de cette gloire de son pays.
Voilà le présent. Pour l’avenir, s’il arrivait que ces grandeurs de la guerre et de la paix, en élevant nos esprits et nos cœurs, y fissent naître le besoin de quelque satisfaction d’un autre ordre, toute espérance ne nous est-elle pas permise ? La France a foi en cette belle parole, récemment confirmée « Nous fonderons un édifice capable de supporter plus tard une plus grande liberté. » Elle se souvient de cette vérité, que proclamait la même bouche à deux mois de la plus belle victoire : « Les succès des armées ne sont que passagers ; c’est, en définitive, l’opinion publique qui remporte la dernière victoire. » Voilà donc la perspective de l’avenir : une part faite à la liberté, le jour où l’opinion, plus forte que les victoires, dira que le temps eu est venu. C’est à préparer cet avenir, c’est à former cette opinion de ce que chacun de nous a de bon sens, de patriotisme et d’équité, qu’il nous faut, selon votre conseil, Monsieur, travailler dorénavant. Vous nous avez tracé notre conduite. Apprenons, à votre exemple, à avoir des scrupules où nous n’avons d’ordinaire que des prétentions, à souffrir des émules dans le service public, à reconnaître le bien qui se fait par d’autres que nous, à honorer les honnêtes gens qui, comme M. de Sainte-Aulaire, comme M. Molé, ont, sous divers gouvernements, servi la France, sans en excepter la personne du prince. Employons-y les lettres, dont vous venez de peindre les douceurs bienfaisantes en des traits qui rajeunissent l’aimable populaire éloge qu’en a fait Cicéron. Ajoutons leurs lumières à celles de notre raison, pour nous mieux connaître et pour devenir comme vous, par plus de sévérité envers nous-mêmes, plus justes et plus indulgents pour les autres. Travaillons ; mais ne disons pas, comme l’empereur Sévère : « Cela ne sert de rien. » J’aime mieux ce que vous disiez il y a trente ans : « Tout va bien ! » Oui, tout va bien pour qui travaille. Reprenons votre mot d’ordre d’autrefois, pour mieux suivre votre conseil d’aujourd’hui.