Discours sur les prix de vertu
de M. le duc de Noailles
Directeur de l’Académie française
Lu en séance le 30 août 1855
MESSIEURS,
C’est à moi qu’est échu aujourd’hui l’honneur de rendre compte à l’Académie des actes de dévouement et de vertu qu’elle arrache chaque année à l’obscurité qui les couvre, pour les couronner au grand jour. Cette tâche douce et utile semble d’abord étrangère à ses attributions. Il n’y a qu’un instant, une analyse substantielle et piquante, une critique savante et fine, une appréciation saine et élevée des œuvres d’esprit les plus diverses, et ce goût délicat et sûr qui fait la règle en prononçant son arrêt, plaçaient sous vos yeux un tableau brillant et varié de philosophie, de poésie, d’histoire et de littérature ; vous étiez là, Messieurs, dans votre véritable domaine. Et tout à coup vous n’avez plus à écouter que le récit assez monotone d’humbles vertus exercées dans l’ombre, de vies honnêtes et dévouées, mais ignorées du monde et d’elles-mêmes, et qui s’écoulent sans bruit et sans intérêt sous le toit du pauvre ou dans les rangs d’une foule inconnue.
Cependant il n’est pas difficile de découvrir le lien qui peut unir ces deux ordres d’idées, et le côté moral qui relève le second presque au niveau du premier.
L’Académie française n’est pas une pure institution de luxe, un simple ornement de civilisation chez une nation spirituelle et frivole, ni une société de rhéteurs, chargée d’amuser par un vain combat de paroles un peuple oisif et bel esprit ; c’est une grande et sérieuse institution, une sorte de magistrature intellectuelle, à qui, par sa nature même, est dévolue une grande part dans le gouvernement des esprits, et qui, pour conserver cette influence salutaire, doit se maintenir en harmonie avec les idées et les besoins du temps. Par la composition de ses membres, par la variété de leurs œuvres, par ses fonctions et ses travaux, par les sujets divers qu’elle est appelée à traiter devant le public, elle touche à tout au goût, à la philosophie, à la politique, à la morale ; ce peut être son péril, mais c’est son devoir, c’est sa mission ; c’est par là qu’elle remplit le rôle auquel elle est appelée ; et c’est en cela, Messieurs, que réside la véritable puissance des lettres.
Une généreuse fondation privée, en la chargeant d’encourager, par de nobles récompenses, les ouvrages les plus utiles aux mœurs, et en même temps d’honorer les vertus ignorées du peuple en les couronnant de la même main qui couronne les œuvres les plus relevées de l’esprit, lui a ouvert un horizon nouveau, et a étendu à propos la sphère de son influence. Il n’y a pas si loin du droit de couronner un bon livre à celui de récompenser une bonne action ; et, par cette double fonction, l’Académie est entrée d’une manière utile dans un mouvement d’idées qui forme un des caractères particuliers de notre époque.
Chaque siècle a sa tâche, son problème à résoudre, ses difficultés propres et souvent redoutables ; le nôtre en a été accablé. Au milieu de tous les événements qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont tant agité notre pays, et parmi toutes les questions que ces événements ont soulevées, la pensée publique s’est préoccupée justement d’une idée à la fois humaine et politique l’intérêt des classes populaires. Ce n’est pas que cet intérêt ait été oublié dans des âges précédents la religion, cette protectrice divine, constante et efficace des malheureux et des pauvres, la vigilance paternelle des gouvernements dans leur surveillance des intérêts généraux, et la libéralité, l’humanité des classes élevées, ont laissé mille monuments et mille témoignages de leur sollicitude à cet égard.
Mais cette question a emprunté une importance nouvelle aux événements accomplis, et un caractère particulier au mouvement nouveau de civilisation que ces événements ont créé. On a reconnu quel élément de force et de puissance, de travail et de richesse, le peuple peut offrir, s’il suit paisiblement sa destinée, aime sa condition, l’honore et l’améliore par sa conduite, ne cherchant à en sortir que par son mérite et son talent, et devenant par là une des plus fermes colonnes, disons mieux, la base même de tout l’État.
Mais aussi quel instrument de ruine et d’anarchie, dont il serait lui-même la plus prompte et la plus grande victime, s’il méprise l’ordre et les lois, n’écoute que des théories insensées, ne suit que ses aveugles passions ! On a compris que si l’on pouvait égarer le peuple et l’entraîner à des excès, on pouvait aussi, on devait lui faire aimer l’ordre et la société en améliorant son sort et en éclairant son esprit. De là l’idée à la fois chrétienne et politique, philanthropique et sociale, de travailler plus que jamais au bien-être matériel et à l’éducation morale des classes populaires. De là tant d’institutions ingénieuses et fécondes, tant de fondations publiques et privées, tant de combinaisons législatives, administratives et industrielles, que nous avons vues se multiplier sous nos yeux, pour améliorer le sort des ouvriers et des pauvres, encourager leurs économies, assurer leur avenir, élever et instruire leurs enfants, soutenir leur vieillesse.
Sans doute cette question des intérêts populaires a ses écueils et ses dangers ; il y faut de la prudence et de la mesure. On peut même en abuser dans des buts divers et sous des formes différentes mais, après tout, elle honore notre siècle et fait battre notre cœur à tous, quand nous croyons la servir, et que nous nous sentons utiles à nos semblables dans un ordre d’idées si profitable à la société tout entière. Ces améliorations sociales que l’humanité commande, que la religion encourage, dont la civilisation profite, qui forment entre les diverses classes des liens propres à faire une nation animée des mêmes intérêts et du même esprit, réjouissent toutes les âmes bien nées, tous les cœurs vraiment généreux.
Toutefois, nous l’avons déjà indiqué, le problème ne serait pas résolu ni le but atteint, si le progrès moral ne marchait de pair avec ces améliorations bienfaisantes qui, sans cela, deviendraient vaines et funestes. Qui ne sent que c’est là le vrai perfectionnement social, la garantie de l’avenir, le gage de l’ordre dans l’état nouveau et l’organisation actuelle de notre société ? Le premier de ces bienfaits sans le second ne pourrait que créer pour le peuple des besoins et des habitudes qu’il lui faudrait ensuite satisfaire à tout prix, si les principes de la morale n’en avaient réglé l’usage et ne les avaient fait tourner pour lui au profit de l’économie et de la famille ; si on ne lui avait fait connaître, si on ne lui avait fait aimer la vertu.
Or, à qui demander ce progrès moral si nécessaire, si ce n’est, avant tout, à la religion, qui peut résoudre à elle seule tous les problèmes sociaux par les devoirs qu’elle impose à toutes les conditions sociales ; mais aussi à l’administration publique et aux efforts privés ? Tout le monde peut concourir à cet ouvrage par son autorité, ses conseils, ses exemples ; et, il faut le reconnaître, que d’établissements formés à cette intention, que d’œuvres fondées, que de pieuses associations, que de dévouements particuliers dans le but d’instruire le peuple, de l’éclairer, de lui apprendre les principes de la morale, de lui enseigner la route du bien, en même temps qu’on l’aide dans ses besoins et qu’on le soutient dans ses travaux !
Messieurs, c’est sa part dans cette grande et belle entreprise que l’Académie vient prendre chaque année, quand elle décerne solennellement ici de nobles récompenses aux ouvrages les plus utiles et aux vertus les plus modestes. C’est la partie morale de cette œuvre qu’elle s’applique à cultiver, à développer avec l’autorité qui lui appartient, comme celle qui importe le plus, et à laquelle est attachée la destinée de l’œuvre tout entière. Elle ne croit ni déroger à ses fonctions, ni perdre un temps précieux, quand elle consacre de longues journées à choisir parmi de nombreux ouvrages ceux qu’elle juge les plus utiles à la morale publique, en s’adressant avec un discernement judicieux à toutes les intelligences, par la variété même de son choix, depuis les sujets philosophiques, et tous ceux qui élèvent l’âme et développent les sentiments généreux, jusqu’aux conseils pratiques et vulgaires adressés à la multitude, et auxquels elle a toujours soin de faire une large part dans ses distributions. Elle ne croit pas davantage se manquer à elle-même, quand elle examine avec un soin scrupuleux de volumineux dossiers, pour découvrir et vérifier les actes dignes de ses suffrages et de ses éloges, et pour apprécier le mérite et les vertus de simples artisans, de pauvres habitants des campagnes, d’humbles femmes tout étonnées de l’honneur qu’on leur fait.
Quel plus bel hommage peut-on rendre à la vertu, quel moyen plus efficace de l’encourager parmi le peuple, d’élever le peuple lui-même à ses propres yeux, et de lui montrer la sollicitude de la société à son égard, que de confier à un corps si illustre et si éclairé le soin de s’enquérir de ses mérites, et de lui donner à lui-même l’exemple de ses bonnes actions ! C’est ce dont vous vous acquittez chaque année avec le même zèle, en vous applaudissant de concourir ainsi à l’œuvre commune et au travail utile que la société exerce elle-même. C’est ce qui fixe en ce moment votre attention.
J’ai à vous parler d’abord, Messieurs, de Geneviève-Eulalie GUILLEBAUD, âgée aujourd’hui de cinquante-six ans, fille d’un serrurier de la Rochelle, et demeurée seule, dans un âge encore tendre, auprès du double tombeau de son père et de sa mère, sans autre guide que la pureté de son âme, sans autres conseils que des instincts généreux et des sentiments naturellement portés à la vertu. Puisant sa force et sa résignation dans une piété déjà fervente, elle se livra de bonne heure au travail de la lingerie et à peine commença-t-elle à recueillir quelque salaire de ses journées, qu’elle eut la généreuse pensée de le partager avec d’autres enfants de son sexe, sans mère comme elle, et comme elle livrées à toutes les chances de l’adversité. De ce moment, elle attira dans sa demeure de jeunes compagnes auxquelles elle fit partager sa piété, sa conduite exemplaire et sa vie laborieuse. Elle pourvut à elle seule, par un travail et une activité infatigables, à la nourriture et aux plus pressants besoins de ses élèves, qui sont depuis longtemps au nombre d’une vingtaine, et qui la quittent pour faire place à d’autres dès qu’elles peuvent gagner leur vie par elles-mêmes, emportant avec elles et allant faire fructifier ailleurs les heureuses semences qu’Eulalie a déposées dans leurs cœurs, et les sentiments de vertu et de piété qu’elle y a gravés.
Voilà trente ans, Messieurs, que Geneviève Guillebaud poursuit son œuvre admirable, sans découragement, sans relâche, arrachant ainsi de nombreuses jeunes filles à la misère, à l’oisiveté, au vagabondage et aux tentations pernicieuses, se consacrant à elles avec une douceur si persévérante et si intelligente à la fois, qu’elle parvient à triompher des instincts les plus vicieux et des caractères les plus rétifs. N’y a-t-il pas, Messieurs, quelque chose de touchant dans cette vie prédestinée au bien, qui, dès le plus jeune âge, n’a pas connu d’autre intérêt ni d’autre plaisir, qui a persévéré sans distraction et sans ennui, sans se lasser des mêmes soins et des mêmes efforts ? et n’est-ce pas un bel exemple à offrir à l’émulation des âmes bienfaisantes ?
Ce long acte de vertu, ce dévouement volontaire et persévérant à une entreprise si utile et si méritoire, attestés par l’évêque, le préfet et le maire de la Rochelle, seront publiquement honorés par un prix de 2,000 francs.
Un autre prix de 2,000 francs sera décerné au sergent TRIPLON, âgé de quarante-deux ans, infirmier-major à l’hôpital militaire de Marseille. Déjà mis deux fois à l’ordre du jour de l’armée, une première fois en 1837, dans la division d’Oran, pour son intrépide dévouement dans un incendie ; une seconde fois en 1844, pour avoir donné l’exemple du plus grand courage dans l’expédition de Tébessa décoré enfin de l’ordre de la Légion d’honneur en 1849, pour son zèle et son abnégation au milieu du choléra qui désola Marseille, ce brave sous-officier devait se distinguer encore davantage en 1854, lorsque, l’année dernière, l’inflexible fléau vint de nouveau frapper de terreur toute la population marseillaise. Trente infirmiers avaient succombé dans leur service de l’hôpital, et, parmi ceux qui restaient, plusieurs, effrayés de la contagion et du hideux spectacle qui s’amoncelait sous leurs yeux, n’osaient plus toucher aux malades ; quelques-uns même avaient fui. L’intrépide Triplon resta inébranlable à son poste il faut moins de courage, Messieurs, pour le garder devant l’ennemi. Triplon fit tous les offices à la fois ; il plaçait lui-même les malades dans leur lit, les soignait de ses propres mains, allait de l’un à l’autre, les consolait et les encourageait par d’affectueuses et fermes paroles, se multipliait dans les salles, faisant plus que son devoir, se permettant à peine quelques heures de sommeil, représentant enfin une vraie sœur de charité sous l’habit du soldat.
Non-seulement ses paroles aussi bien que ses soins relevèrent l’énergie des malades, dont un grand nombre lui durent leur salut ; mais son exemple réveilla celle de ses camarades, et leur fit retrouver le courage. Il songeait à tout, jusqu’à prendre auprès des malades, la plupart soldats de passage, tous les renseignements qui pourraient constater leur identité s’il leur arrivait malheur, sachant bien tous les inconvénients qui résultent pour les familles du défaut de ces renseignements. Enfin, il était regardé comme la providence de l’hôpital, et les soldats qui guérissaient allaient tous lui demander la permission de l’embrasser. Près de succomber lui-même, et lorsque ses chefs, avertis par les médecins, voulurent lui faire prendre du repos et l’éloigner momentanément du danger, il s’y refusa, ne se trouvant pas assez malade, et répondant, avec une simplicité héroïque, qu’en certains moments il fallait évidemment sacrifier sa vie pour sauver ses semblables.
Cette belle conduite, soutenue pendant trois mois au milieu d’un découragement presque universel, a frappé d’admiration tous les chefs de Triplon. Tous, jusqu’au général commandant la division et au ministre de la guerre, nous l’ont recommandé avec instances. Ce prix sera une juste récompense de son zèle, un encouragement aux jeunes infirmiers, et pour l’Académie elle-même la satisfaction de proclamer une fois de plus que tous les genres de dévouement se rencontrent dans notre brave armée.
La vie de Thomas LAGRENEZ, tailleur à Ruyaulcourt, département du Pas-de-Calais, est une suite non interrompue d’actes les plus courageux et les plus charitables. Son arrivée dans la commune de Ruyaulcourt, en 1830, fut le salut d’une famille plongée dans la plus grande misère. Une veuve sexagénaire, invalide et sans ressources, avait recueilli chez elle deux de ses petits-enfants, orphelins âgés de quatre et sept ans mais, se trouvant hors d’état de continuer à les nourrir, elle était sur le point de s’en séparer, lorsque Lagrenez, à peine domicilie dans la commune, l’apprend, s’en émeut, recueille chez lui la vieille grand’mère et les petits-enfants, et, multipliant son travail, les défraye de tout, la première jusqu’à sa mort, les deux autres jusqu’à ce qu’ils soient en état de gagner leur vie. En 1832, il s’est fait volontairement l’infirmier de tout le village pendant le choléra. En 1848, il a sauvé une pauvre femme qui était tombée au fond d’un puits. On le cite pour son courage dans six incendies successifs, principalement en 1836, où il courut de grands dangers. On cite encore de lui plusieurs actes de charité touchante envers trois orphelins qu’il nourrit pendant la détention de leurs parents, une femme impotente qu’il a soignée et veillée pendant deux ans, et trois filles infirmes et en bas âge dont il n’a cessé de soutenir l’existence qu’après les avoir pourvues d’un état. Où donc un si brave homme trouve-t-il l’inspiration continuelle, l’ardent besoin de faire ainsi le bien en toute circonstance et à toute heure ? Dans la religion, qu’il pratique avec foi, nous dit le mémoire que nous avons sous les yeux, recueillant souvent chez lui, ajoute ce mémoire, quoique père de six enfants, ceux de la commune qui sont rebutés de l’école, pour leur apprendre lui-même leurs prières, leur catéchisme, et la probité.
Cette vie de charité, reconnue déjà par une médaille d’argent que lui a décernée le gouvernement, en recevra une nouvelle de 1,500 francs de la part de l’Académie.
Il en sera de même à l’égard de Marie GERMAIN, pauvre servante qui sert depuis quarante ans la même famille, qui a soutenu pendant dix-huit ans, par son travail et ses soins assidus, sa maîtresse entièrement ruinée, et, celle-ci morte, a reporté tout son dévouement sur son fils, revenu aveugle, et bientôt entièrement paralytique, d’un long voyage. Devenue infirme elle-même à force de veilles et de travaux, elle n’en prodigua pas moins à ce malheureux le reste de ses forces, et, quand il mourut, elle recueillit encore chez elle l’enfant qu’il laissa sans aucun soutien.
Cette vertu si persévérante, qui survit trois fois à ses maîtres dans leurs enfants, et en même temps si modeste qu’elle s’étonne de l’admiration qu’elle excite, recevra aussi, avec le juste hommage qui lui est dû, une médaille de 1,500 francs.
Une autre servante, Marie ROTH, de Strasbourg, âgée aujourd’hui de soixante et seize ans, a servi pendant cinquante-sept ans, avec une fidélité et un désintéressement à toute épreuve, les mêmes maîtres et la même famille, dont en même temps elle a élevé, secouru, et souvent nourri aux dépens de ses économies, de ses forces et de sa santé, jusqu’à quatre générations. Elle a sacrifié à ce dévouement plusieurs propositions d’établissements avantageux que sa bonne renommée et ses agréments extérieurs lui ont fait offrir, ainsi qu’une retraite douce et paisible chez son propre frère. Mais c’était au moment où ses maîtres devenaient malheureux, et ce qui en aurait éloigné tant d’autres l’attacha invinciblement à leur sort. Ce désintéressement et cette fidélité si honorables seront récompensés par une médaille de 1,000 francs.
L’Académie distribuera en outre seize médailles 500 francs entre les personnes suivantes :
Amélie FRISTEL, de Saint-Malo, habitant aujourd’hui le village de Paramé, et Rose MONGIS, de la ville de Gaillac ; l’une âgée de cinquante-sept ans, l’autre de soixante et seize, qui toutes deux ont fondé, avec les seules ressources de leur ardente charité, des établissements vraiment recommandables. La première, à l’aide de loteries et de dons volontaires, et plus tard d’un petit héritage qu’elle recueillit, est parvenue à créer en 1836, d’abord un bureau de charité, qui ensuite est devenu un hospice de vieillards des deux sexes, vrais invalides de l’agriculture, lequel a si bien prospéré sous l’action du zèle intelligent et actif de cette excellente personne, et avec le concours de quelques autres âmes charitables, qu’il renferme aujourd’hui vingt-huit de ces infortunés, nourris et entretenus par les soins d’Amélie Fristel, vivant heureux et unis, et bénissant chaque jour la main qui les préserve de la misère.
La seconde, Rose Mongis, qui s’est dévouée toute sa vie à soigner les maux les plus repoussants, et qui, ayant obtenu d’un habitant de Gaillac la cession d’une maison, a su y établir un refuge et une école pour les enfants pauvres, dont elle s’est fait nommer l’institutrice, s’étant mise à étudier elle-même pour pouvoir enseigner les autres et sa charitable fondation a été suivie d’un tel succès, qu’elle compte aujourd’hui cent vingt-huit élèves, dont elle est la véritable mère. La vie de cette sainte et respectable personne est entourée de la considération publique, et la population reconnaissante de Gaillac applaudira tout entière à l’hommage rendu à des vertus dont elle est témoin depuis plus de trente ans.
Un des mérites que l’Académie se plaît le plus à récompenser, et qu’elle a le bonheur de rencontrer souvent, c’est la fidélité désintéressée, le dévouement touchant et persévérant de braves serviteurs se consacrant pendant de longues années à leurs maîtres tombés dans la détresse, et que, par un renversement de l’ordre naturel, ils soutiennent de leur travail et de leurs économies, au lieu d’en recevoir le salaire qui leur serait dû. Vous en avez déjà vu tout à l’heure de remarquables exemples. Six autres femmes recevront encore ici la récompense due à ces touchantes vertus domestiques :
Jeanne AFFRE, âgée aujourd’hui de quatre-vingt-cinq ans, et servant depuis cinquante-neuf ans le même maître, tombé dans la misère et atteint par de nombreuses infirmités elle n’en a que redoublé de dévouement pour lui, et depuis une quinzaine d’années lui a sacrifié toutes ses économies, toutes ses forces, et jusqu’à ses vêtements.
Clara BAILLI, âgée de cinquante-cinq ans, domestique et ouvrière à la fois chez des manufacturiers qui viennent de découvrir que depuis quarante et un ans elle servait la même famille, ruinée depuis huit ans, et qu’elle soutient depuis cette époque du fruit de son travail et de toutes ses économies, même de la vente du peu de mobilier qu’elle avait, avec un dévouement d’autant plus méritoire qu’il est secret et caché.
Marie COTIN, depuis l’année 1822 au service des mêmes maîtres, dont elle a suivi les diverses fortunes avec un désintéressement digne des plus grands éloges, leur ayant spontanément et généreusement sacrifié, quoiqu’en vain, pour venir au secours de leurs affaires, une somme de 6,000 francs dont elle avait hérité, et depuis leur détresse les ayant servis avec le même zèle, jusqu’à ce qu’enfin, pour ne pas se séparer de sa vieille maîtresse qui a obtenu une place aux Incurables, elle vient, à l’âge de soixante et onze ans, d’obtenir elle-même la faveur de l’y suivre.
Antoinette DESSAUX, de Montauban, a montré le même attachement pour les maîtres malheureux qu’elle sert depuis l’âge de seize ans et qu’elle soutient depuis longtemps de son travail, ayant renoncé à trente ans de gages qui lui étaient dus, et sans vouloir accepter d’autre condition, malgré les offres qui lui ont été faites.
Même mérite chez Victoire MARIE, du Calvados, servante depuis quarante-huit ans dans la même maison, qu’elle sert à présent sans gages, et à laquelle elle sacrifie ses économies, ses veilles et sa santé ; et, pour rendre sa vertu plus méritoire, elle supporte avec une patience angélique toutes sortes d’injures et de mauvais traitements de la part du fils de sa maîtresse, ne cherchant à s’en venger qu’en prodiguant à celle-ci le dévouement filial qu’elle eût dû trouver ailleurs.
On a les mêmes éloges à donner à Catherine SCHNELLE, de Nancy, qui montre à sa maîtresse, depuis vingt ans, le même dévouement, et dans les mêmes circonstances qui nous l’ont fait admirer ailleurs.
Chacune de ces excellentes et généreuses femmes recevra une somme de 500 francs.
Dans d’autres, comme dans Marie FLOURON, aujourd’hui femme d’Aldebert, tailleur dans la Lozère, on récompensera la vertu de la reconnaissance, vertu si naturelle, qui devrait être si commune, et qu’il faut encourager parce qu’elle ne l’est pas. Fille naturelle adoptée et élevée par la veuve de son père, elle se dévoua à sa mère adoptive bientôt tombée dans la misère, la nourrit du fruit de son travail, exigea de son époux, en se mariant, qu’il recueillît cette infortunée et partageât tous les soins qu’elle lui prodiguait. Et voilà trente-sept ans que dure cet acte de reconnaissance, que les époux Aldebert ont généreusement complété en recueillant aussi le frère vieux et infirme de cette mère adoptive, âgé aujourd’hui de près de quatre-vingts ans, et qui depuis plus de trente ans leur doit son existence. Ce n’est pas tout encore cinq enfants de la véritable mère de Marie Aldebert ont été abandonnés, et c’est encore Marie et son époux qui ont pourvu, à force de travail, aux plus pressants besoins de ces enfants, à leur éducation et à leur instruction religieuse.
Colombe AJOUR, domestique à Avignon, soigne depuis dix ans une vieille fille malade et sans ressources, qui ne lui est rien, à laquelle elle donne une part de ses gages, passant les nuits auprès d’elle sans être rebutée par aucune de ses plaies dégoûtantes, et montrant constamment une douceur exemplaire auprès d’un caractère aigri par trop d’épreuves. Colombe Ajour fait l’admiration de ses concitoyens.
Il en est de même de Perrine GAUVAIN, de Fougères (Ille-et-Vilaine), qui s’est dévouée, malgré ses propres maux et sa misère, à une vieille femme infirme, aliénée et abandonnée de tout le monde ; et d’Elisabeth GAUDIN, de Voiron, qui, en 1831, a recueilli six orphelines, qu’elle a élevées et soignées pendant seize ans, et à chacune desquelles elle a donné un état.
Deux noms vous seront encore cités pour leur dévouement à leur famille. C’est un devoir sacré que l’Académie ne récompense pas habituellement ; mais il y a des circonstances particulières ou des proportions dans le dévouement qui font fléchir la règle. Il en sera ainsi pour Rose LAURENT, servante à Marseille, qui depuis cinquante ans soutient son père, sa mère, son frère et sa belle-sœur, tous infirmes. Trois sœurs, et après elles leurs sept enfants, ont dû en grande partie à son travail, à ses soins dévoués, à son entière abnégation, leur existence, leur éducation, et l’état dont ils vivent aujourd’hui.
Il en sera de même pour François BALUTEAU, d’Angoulême, paralytique des membres inférieurs du corps depuis l’âge de deux ans, qui s’est fait depuis ménétrier, puis maître d’école, et qui, par une vie de labeur presque invraisemblable, soutient son père malade, sa mère, ses trois frères et sœurs, et plusieurs de ses neveux. Son indigence trouve même encore le moyen d’être secourable à ceux qui, dans leur misère, s’adressent à sa charité. Ce qui ajoute aussi à l’intérêt qu’inspire la vie de cet homme infirme et laborieux, impotent et actif, c’est la sereine énergie de son âme, et l’heureuse influence qu’il exerce autour de lui par les leçons de piété, de morale, de vertu qu’on vient chercher dans ses entretiens, non moins profitables que son exemple.
Enfin nous avons à signaler à vos justes éloges deux hommes doués de ce dévouement courageux qui les a portés à exposer sans cesse leur vie pour sauver celle de leurs semblables Pierre GAUTIER, simple pêcheur dans l’Isère, qui a sauvé des eaux du Drac tantôt un voiturier et ses chevaux, tantôt une diligence, ici deux hommes qui allaient se noyer, plus loin un enfant de huit ans qui allait avoir le même sort. Gautier a déjà reçu une médaille d’or pour témoignage de si grands services.
Et Antoine SERSIRON, instituteur, qu’honorent nombre de faits semblables, qui trois fois a failli périr, et est resté blessé et malade à la suite de ses généreux efforts.
Quatre-vingt-quatorze mémoires, Messieurs, ont été présentés cette année dans le concours au prix Montyon, presque tous dignes d’obtenir d’honorables récompenses ; et vingt et un seulement en ont obtenu, par la nécessité de ne pas dépasser la somme dont vous pouvez disposer. Et ces quatre-vingt-quatorze mémoires n’attestent qu’une bien faible partie des vertus qui se pratiquent et des dévouements généreux qui se manifestent dans la classe à laquelle s’applique le legs libéral de M. de Montyon.
Rendons, Messieurs, justice à notre temps. Si nos révolutions répétées ont contribué à dépraver les classes inférieures si de fausses théories et de funestes publications ont momentanément égaré leur esprit ; si leur condition ne s’améliore pas en proportion de l’augmentation des salaires et de l’accroissement du travail, parce que le vice et la corruption n’en dévorent que trop encore les profits, ces mêmes classes offrent de nombreuses et consolantes compensations par les devoirs qui s’y remplissent en silence et les vertus qui s’y pratiquent avec simplicité. Vous venez d’en voir, et chaque année vous en voyez de frappants exemples.
Mais ce n’est pas là seulement que se pratique la vertu, on vous l’a souvent fait remarquer et vous ne seriez pas moins étonnés si l’on vous traçait aussi le tableau de tout le bien qui se fait dans les classes supérieures l’activité de la charité, la sympathie pour l’infortune, l’inépuisable bienfaisance, la multiplicité des œuvres, leur soutien et leur prospérité malgré leur nombre, le dévouement d’existences riches et brillantes au soulagement des malheureux, des malades et des pauvres, leurs soins infatigables, les bons conseils dont elles les accompagnent, les ressources ingénieuses qu’elles imaginent, et tous les sacrifices, toutes les bonnes actions qui se font en secret. Là aussi se rencontrent les vertus domestiques, les vies exemplaires, l’abnégation personnelle, et la passion du bien. Grâce à Dieu, Messieurs, la fidélité au devoir, le sentiment moral, la pratique des vertus, sont encore en France communs à tous les états !
Mais que sera-ce, si vous tournez cette année vos regards vers nos armées ? Je ne parle pas de la bravoure héroïque, de l’ardeur intrépide avec laquelle nous les voyons marcher au combat, et compter pour rien les plus redoutables obstacles qu’armée ait peut-être jamais eu à vaincre cela est si naturel au soldat français, que, sous les murs de Sébastopol, on distingue à peine le vieux guerrier blanchi dans les camps, du jeune conscrit qui sort de son village. Mais je parle de cette constance, de cette résignation, de ce dévouement au devoir, de cette obéissance absolue, de ce respect de la discipline, de cette douceur de mœurs, de cette sérénité, de cette gaieté dans les privations et les souffrances ; disons-le, de cette sagesse, de cette conduite régulière et morale, de cette absence de tout grave excès, dont notre armée donne depuis plus d’un an un si mémorable exemple dans les circonstances les plus difficiles et au milieu des épreuves les plus dures. Je parle de ce sentiment religieux qui porte nos soldats à appeler d’eux-mêmes, sur le champ de bataille ou dans les ambulances, la religion à couronner leur gloire, à consoler leur mort, à consacrer leur sacrifice à la patrie. Touchant et beau spectacle, qui place à la fois sous nos yeux, dans le cadre le plus saisissant, les deux êtres qui, dans la société tout entière, sont peut-être les plus dignes d’admiration et de respect le prêtre et le soldat !
Écoutez, Messieurs, ceux qui reviennent de Crimée. Qu’ils vous disent quelles souffrances nos troupes ont endurées, pendant cette campagne d’hiver forcément improvisée, par le froid, par les frimas, par le défaut de feu et d’abri, par les maladies, par l’affreux choléra, cent fois plus redoutable que le boulet et la mitraille ; combien de temps, jusqu’à ce que le gouvernement ait pu réparer ces hasards de la guerre, combien de temps passé dans l’eau et dans la neige, sans autre refuge que des trous creusés dans la terre pour s’y entasser pendant la nuit, sans autre distraction pendant le jour que le canon meurtrier de la place ; combien de pieds gelés, et de morts de froid à la tranchée quel pénible et continuel service dans l’eau et dans la boue ; tout, jusqu’à la monotonie de cette terrible guerre, où l’on ne change ni de place, ni d’aspect, ni d’ennemis ; et jamais un découragement, pas une défaillance, pas un acte d’indiscipline le sentiment du devoir, l’énergie morale, la gaieté française surnageant et suffisant à tout !
Tel est, Messieurs, l’exemple que léguera à nos neveux cette armée vraiment nationale, sortie de près de quarante ans de paix européenne, des entrailles mêmes du pays, et du sein de la population qui nous entoure dans nos villes et dans nos campagnes. Quel plus beau témoignage des mœurs d’une nation ? Quelle vertu civile pourrait être placée au-dessus de cette vertu militaire ? et peut-on trouver assez d’admiration et d’éloges pour elle ? car ici l’honneur seul est capable de payer des sacrifices et des dévouements inspirés par l’honneur. N’hésitons donc pas à lui prodiguer nos louanges.
Turenne et Condé, Luxembourg et Villars, Napoléon et ses lieutenants illustres reconnaîtraient sans doute dans nos soldats de Crimée l’intrépidité de leurs soldats de Rocroi, de Fleurus, de Denain et de Wagram ; mais ils seraient étonnés de l’inébranlable constance, de la persévérance énergique des Français de notre temps. Honneur donc à nos armées et que de ce sanctuaire pacifique consacré aux paisibles travaux des lettres, et en ce moment à la distribution solennelle des prix destinés à la vertu, le prix le plus glorieux, le prix de vertu militaire, soit décerné avec enthousiasme et reconnaissance à notre héroïque armée d’Orient !