Discours de réception du duc de Noailles

Le 6 décembre 1849

Paul de NOAILLES

M. de Noailles, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de Monsieur de Chateaubriand, y est venu prendre séance le 6 décembre 1849, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

L’Académie porte aujourd’hui un de ces deuils que la nation entière porte avec elle, et qui signalent un malheur public. M. de Chateaubriand n’est plus ! Celui qui, au commencement du siècle, a relevé avec tant d’éclat l’empire des lettres abattu, et en a saisi le sceptre, qu’il a tenu d’une main si haute et si ferme jusqu’à son dernier jour, a subi le sort commun qui atteint les royautés de la terre, et dont n’exempte pas la royauté du génie. De quelle autre pensée pourriez-vous être occupés en ce moment, que du vide immense qu’une si grande perte a laissé parmi vous ; et de quel autre sujet puis-je vous entretenir ? Sans doute, le premier devoir de ceux auxquels vous daignez ouvrir vos rangs, est de témoigner par leur vive reconnaissance le prix qu’ils attachent à cette insigne faveur ; et ce serait à moi surtout de donner un libre cours à ce sentiment, dont je suis pénétré. Quand je considère le peu de titres que j’avais à vos suffrages, quand je songe à qui je succède, je m’étonne de m’asseoir au sein de cette illustre compagnie, chargée de représenter la renommée littéraire de la France, et qui la perpétue en y ajoutant sans cesse. Cependant, Messieurs, je me reprocherais de vous parler de moi, même pour m’acquitter envers vous : je sens que le grand nom dont il s’agit en ce moment doit seul remplir cette solennité, qui tient de lui seul tout son lustre. Ce nom restera toujours vivant au milieu de vous ; on le saluera d’âge en âge, comme on s’incline devant les statues de ces grands hommes qui semblent présider eux-mêmes vos assemblées, parce que, comme eux, celui qui le portait a marché à la tête de son siècle, et est devenu une des gloires immortelles de la patrie.

Après les hommages qui environnèrent sa vie, commencent pour lui en ce jour d’autres hommages plus honorables encore, ceux de la postérité, dont vous avez voulu que ma voix fût le premier écho ; glorieux privilége, dont je suis redevable uniquement au souvenir d’un attachement qui sera l’honneur de mes jours, et à la recommandation que laisse après elle une si illustre amitié.

Mais combien est grande et difficile la tâche que vous m’imposez ! La littérature fut de tout temps le principal objet des éloges décernés dans cette enceinte ; c’est elle seule qui y règne, et vous voulez avec raison lui conserver tous ses droits. Cependant celui qui se consacre aujourd’hui à la culture des lettres n’est plus libre, comme il aurait pu l’être jadis, de vivre enfermé dans leur domaine paisible ; il est souvent entraîné sur un théâtre plus vaste et plus agité ; et l’on ne saurait s’en plaindre, Messieurs, en voyant réunis ici, dans les mêmes personnages, les titres mérités de législateur, d’homme d’État et de ministre, et ceux de philosophe, de poëte et d’historien.

Qui plus que M. de Chateaubriand a subi cette loi de notre époque ? Qui plus que lui a influé par la puissance de sa parole sur les destinées de son siècle ? et quelle vaste carrière ne se découvre pas devant nous quand nous arrêtons nos regards sur les temps qu’il a traversés, et sur la place qu’il y a prise ?

Il a ouvert à l’imagination et à la littérature des horizons inconnus ; il a rempli la plus belle mission qu’homme ait jamais reçue de la Providence, celle de ranimer la foi dans les âmes par le prestige du génie ; il a concouru à poser les fondements de la société nouvelle, en se montrant toujours le défenseur de nos institutions, et en s’efforçant de les asseoir sur ces trois grands principes également nécessaires, l’autorité, la liberté, la religion. Sa vie, en un mot, se rattache à toutes les grandeurs de notre temps, soit pour les avoir défendues, soit pour les avoir attaquées ; et les rayons de sa gloire se sont croisés sans cesse avec les rayons de la gloire nationale, dans laquelle aujourd’hui ils restent confondus.

Rappelez-vous, Messieurs, les souvenirs de votre jeunesse, au sortir de cette nuit profonde pendant laquelle les lettres s’étaient éteintes dans les ténèbres sanglantes où des barbares, surgis de notre propre sol, avaient plongé notre patrie ; rappelez-vous cette vive lumière qui brilla tout à coup à vos yeux. Avec quel enthousiasme la France salua ce nouveau poëte, qui se levait comme l’aurore d’un nouvel univers ! Avec quelle admiration elle accueillit ses ouvrages, où non-seulement l’esprit rencontrait une foule de vues et d’idées qu’il n’avait pas connues auparavant, mais où l’âme se sentait ramenée à des sentiments qu’elle se reprochait d’avoir oubliés !

Et plus tard, quand la France fut sérieusement convoquée à la vie politique, vous l’avez vu passer avec une incroyable facilité des régions enchantées de l’imagination sur le terrain aride des affaires, aussi savant dans l’art de discuter que dans l’art de peindre ; vous l’avez vu plier ce talent si naturellement poétique à la vigueur et à la précision d’une polémique entraînante, qui ne fit que révéler une forme nouvelle de son génie.

Il faudrait donc, pour rendre un hommage complet à cette vie glorieuse, en saisir à la fois les deux grands aspects : l’illustration littéraire et l’illustration politique. Ce ne serait pas, Messieurs, sortir de votre empire ; car M. de Chateaubriand a puisé à ces deux sources les titres qui lui ont assigné un rang si distingué parmi vous, et il vous appartient de poser sur son font cette double couronne, puisque la puissance qu’il a exercée sur les destinées de son pays, il ne l’a due qu’à la puissance même de sa pensée, revêtue de l’éclat d’un incomparable talent.

Toutefois on ne le connaîtrait pas tout entier, on ne pénétrerait pas dans le secret de cette nature supérieure, si on ne savait apprécier ce qui en formait la partie dominante, et pour ainsi dire souveraine : je veux parler du caractère, de cette faculté où l’homme trouve le véritable élément de sa grandeur, et que les peuples, dont l’instinct ne s’y trompe pas, placent dans leur estime au-dessus du talent lui-même.

Ceux qui brillent par l’imagination se laissent souvent dominer par elle ; ils suivent cette maîtresse impérieuse et mobile, qui les précipite à son gré dans les opinions et les partis les plus divers, selon qu’elle est séduite et entraînée par eux. Chez M. de Chateaubriand, l’imagination, quelque puissante qu’elle fût, est demeurée sujette. La fermeté de son caractère a toujours gouverné sa vie, et c’est ce qui l’a placé si haut dans l’estime publique.

Tel était, en effet, cet esprit ferme et élevé, que l’honneur semblait avoir pris plaisir à former lui-même, mélange du chevalier et du poëte, également capable de sacrifice et d’enthousiasme ; indomptable au malheur, indifférent à la prospérité, peu désireux de la faveur et de la fortune, amoureux surtout de solitude et d’indépendance, toujours prêt à obéir au cri de la conscience, et ennemi né de l’oppression et de l’arbitraire ; assez dédaigneux de tout ce que le monde recherche, et cependant ambitieux quelquefois de ce qu’il dédaignait ; comprenant avec une juste fierté toute sa valeur, et tenant souvent peu de compte de ses intérêts et de sa personne ; enfin sentant profondément le vide des choses humaines, d’où naissait en lui un fond d’insouciance et de mélancolie, qui, pourtant, n’altérait en rien sa persévérance et sa ténacité. Ce caractère explique toute la carrière de M. de Chateaubriand, dans la politique comme dans les lettres ; il y a puisé l’originalité de son talent et la règle inflexible de sa conduite ; et c’est à lui qu’il a dû d’avoir donné l’exemple, si rare du milieu des vicissitudes où nous vivons, de la fixité dans les opinions et de l’unité dans la vie.

Tour à tour errant chez les sauvages, voyageur aux champs de la Grèce, pélerin à Jérusalem, partageant l’exil de ses rois, liant son nom au rétablissement des autels, à celui de la monarchie, à la fondation de l’ordre constitutionnel, nous le retrouverons partout le même. Sans cesse mêlé aux luttes des partis, mais toujours fidèle aux mêmes idées, toujours attaché au même drapeau, il a été renversé avec le trône dont il avait été le constant défenseur ; et quand la poussière sortie des ruines de l’édifice fut retombée, on le vit assis sur ces ruines, fidèle gardien de ces grands débris, et portant sur son front et dans ses regards la sérénité d’une âme tranquille, la fierté de l’honneur intact, la majesté de la jeunesse et du génie.

Le caractère de M. de Chateaubriand, si fortement empreint dans ses ouvrages et dans toute sa vie se montre déjà dans son enfance, dont les détails nous sont connus par la peinture charmante qu’il nous en a laissée. Le spectacle de la nature, qui attira d’abord ses regards, et la vie solitaire du château de Combourg, où il passa une partie de sa jeunesse, laissèrent en lui des traces ineffaçables. Dès ce temps-là même son naturel à la fois impétueux et concentré, son humeur mélancolique et ardente, son imagination rêveuse et exaltée, auraient pu faire deviner l’instinct poétique qui tourmentait son âme, et révéler le futur auteur de René.

Ce fut à la lueur de nos premiers troubles qu’il fit sa première éducation politique ; et bien que les sentiments généreux d’où sortit la Révolution française convinssent à son indépendance native, il fut promptement frappé des excès qui allaient compromettre la liberté.

« La Révolution m’eût entraîné, a-t-il dit, si elle n’eût commencé par des crimes : je vis la première tête portée au bout d’une pique, et je reculai. Jamais le meurtre ne sera, à mes yeux, un objet d’admiration et un argument de liberté. Je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus borné qu’un terroriste. N’ai-je pas rencontré plus tard toute cette race de Brutus au service de César (Mémoires d’outre-tombe) ? »

Très-jeune encore, il avait conçu l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature, et de raconter les mœurs des sauvages en les liant à quelque événement historique. Devenu libre, par la Révolution, du service militaire où ses parents l’avaient engagé, il entreprit de visiter les peuples qu’il voulait dépeindre ; il agrandit même la pensée de son voyage en formant le projet de découvrir le passage au nord-ouest de l’Amérique. Mais son imagination était surtout avide d’espace, de spectacles nouveaux, de terres ignorées. Il s’embarqua en vue de Saint-Malo, lieu de sa naissance, et il vit fuir les rivages de sa patrie, également incertain des destinées de son pays et des siennes.

Le voilà, Messieurs, livré à sa vocation véritable, et c’est de ce jour seulement qu’il va connaître son génie. C’est dans les nuits du nouveau monde que lui apparut la muse inconnue dont il recueillit les accents, et sous la dictée de laquelle il écrivit, à la clarté des étoiles, ces chants mélodieux qui nous ont ravis. Il semble qu’une main invisible, la main de Dieu, le promenât au milieu des magnificences de la création, pour qu’il en redît un jour les merveilles, et rappelât ce lieu au cœur des hommes qui l’avaient oublié, par l’attrait de la beauté de ses œuvres.

Mais la chute du trône de saint Louis, qui devait ébranler tous les trônes, retentit jusqu’au fond des solitudes américaines. M. de Chateaubriand apprend la fuite du roi, son arrestation à Varennes, le progrès de l’émigration, et la réunion de l’armée sons la conduite des princes français. Ici, Messieurs, vous allez le reconnaître. Le poëte voyageur disparaît aussitôt devant le soldat-gentilhomme : l’honneur a parlé ; il se souvient qu’il porte une épée, et il revient droit en France, apporter le secours de cette épée à son souverain.

S’il courut se ranger avec empressement parmi des hommes déjà proscrits, ce n’est pas qu’il approuvât l’émigration en principe : ses opinions politiques n’étaient pas représentées par elle. Pour lui, surtout, l’émigration fut une question d’honneur. Il s’était refusé à y prendre part dans les premiers jours ; mais l’état des choses avait changé depuis : la royauté était devenue captive ; les frères du roi avaient porté le drapeau de la monarchie hors des frontières ; le point d’honneur, qui rappelait M. de Chateaubriand de si loin, le conduisit où était ce drapeau.

Ce second éloignement de la France lui épargna du moins le spectacle de crimes qui font la honte de notre histoire et celle de l’humanité. Je me hâte moi-même d’en détourner la vue ; et je ne vous attristerai pas par l’image de nos malheurs ; mais je signalerai d’un seul trait la profondeur des plaies qui déchiraient notre patrie, en montrant une partie ses enfants, et parmi eux un homme tel que celui dont nous vénérons la mémoire, réunie en armes sur le sol étranger, et placée en présence d’autres Français.

Aujourd’hui que la nation ne fait plus qu’un seul corps ; aujourd’hui que nous, fils d’émigrés, avons naguère défendu de nos vies, dans cette capitale, l’ordre social attaqué, confondus dans les rangs de tous les citoyens, et animés du même esprit qu’eux ; aujourd’hui enfin que la France, unie et compacte, sait regarder en face les plagiaires de la Terreur, qui compteraient pouvoir l’épouvanter encore, nous pouvons juger avec impartialité des tristes extrémités où l’on fut réduit dans ces temps malheureux, nous rappeler ce que le pays était alors, les proscriptions qui le décimaient, la nécessité d’échapper à la persécution, et ce qu’étaient aussi l’honneur et la fidélité, tels que les traditions monarchiques et séculaires les avaient transmis à nos aïeux. Écoutez, Messieurs, les paroles que nous adresse du sein de la tombe celui dont le souvenir est entouré de tant d’hommages : « Oui, nous dit-il, on s’en tenait alors aux vieux exemples ; la fidélité au serment passait pour un devoir, et l’honneur comptait autant que la patrie. Français du XIXe siècle, apprenez à estimer cette vieille France qui vous valait. Ce sont vos pères que vous avez vaincus ; ne les reniez pas, vous êtes sortis de leur sang. S’ils n’eussent été généreusement fidèles aux antiques mœurs, vous n’auriez pas puisé dans cette fidélité native l’énergie qui fait votre gloire dans les mœurs nouvelles. Ce n’est, entre les deux France, qu’une transformation de vertu (Mémoires d’outre-tombe). »

On dirait que la Providence avait réservé à M. de Chateaubriand tous les genres d’épreuves et de spectacles, pour fortifier son âme et agrandir son génie. Sa destinée ne s’annonçait pas paisible et régulière, comme celle des écrivains célèbres de nos derniers temps, mais aventureuse et agitée, comme le furent ces grandes existences du Dante, du Tasse, du Camoëns, à ces époques où les poëmes se composaient parmi les combats et les voyages périlleux, où les travaux de l’intelligence se mêlaient aux exils, aux captivités, aux naufrages, où l’on connaissait pour les avoir éprouvés, tous les accidents et toutes les passions de la vie dans un siècle orageux.

Après avoir achevé la campagne pendant laquelle il portait dans son havresac le poëme qu’il avait écrit chez les sauvages, et qui lui servit de cuirasse contre les balles de l’ennemi, M. de Chateaubriand, blessé et malade, se mit en route à pied, se traîna le long des chemins, ramassé par les fourgons qui passaient, et parvint, de charrette en charrette, à Ostende. Là il s’embarqua pour Jersey, où il arriva mourant. À peine rétabli, ce fugitif alors inconnu se rendit à Londres, pour y réclamer sa part d’exil et de dénûment auprès de ceux auxquels l’enchaînaient ses serments et sa fidélité. C’était au mois de juin 1793.

Ici, Messieurs, commence la carrière littéraire de l’éminent écrivain dont nous déplorons la perte. Mais comment la célébrer dignement ? J’y rencontre autant d’actions à louer que de chefs-d’œuvre à décrire. J’ai devant moi la plus grande vie intellectuelle de nos jours, liée aux plus grands événements de notre histoire ; et que puis-je autre chose, dans les courts moments qui me sont accordés, si ce n’est, effleurant un si vaste sujet, de retracer rapidement cette brillante carrière où les ouvrages qui l’ont immortalisée sont presque tous sortis des événements qui la remplissent ?

Quand M. de Chateaubriand aborda le rivage d’Angleterre, deux mondes bien dissemblables venaient de passer sous ses yeux. Des scènes calmes et sublimes d’une nature solitaire, il s’était vu tout à coup transporté sur le théâtre des guerres civiles et des proscriptions ; il avait quitté une civilisation naissante en Amérique, pour assister aux convulsions d’une société mourante en Europe ; il avait médité sur l’homme libre de la nature et sur l’homme libre de la société, habitant l’un près de l’autre le même sol. Que d’inspirations diverses, que de contrastes frappants ! Deux ordres d’idées opposées, la poésie et l’histoire, la fiction et la politique, s’emparèrent à ce moment de son esprit ; la double aptitude qui devait le conduire à tant de succès par deux routes si différentes se manifesta soudainement ; et le jeune écrivain, saisissant une plume dont il ignorait encore la puissance, se mit à composer en même temps le poëme des Natchez qu’il avait ébauché dans ses voyages, et l’Essai sur les révolutions, que lui inspira l’état de sa patrie.

Il suffirait au poëme des Natchez, où l’auteur répandit d’abord et presque sans ordre les trésors longtemps amassés d’une imagination sans égale ; il lui suffirait, dis-je, pour ne jamais périr, d’avoir fourni matière au charmant épisode d’Atala, qui a fait couler tant de larmes, et à la sombre création de René, qui restera un des chefs-d’œuvre de notre langue, aussi remarquable par la profondeur que par la poésie. Dans Atala, tout parut éblouissant et nouveau : le site, les mœurs, les personnages, la passion même. Dans René, où l’on entrevoit le germe du Child-Harold de Byron, la littérature moderne a puisé un de ses nouveaux caractères, dont elle a peut-être abusé en le généralisant, c’est-à-dire en outrant l’intention du maître, qui avait prétendu retracer une maladie particulière de l’âme, mais non pas une de ces passions générales qui composent le fonds de l’humanité, et offrent une mine inépuisable à la fantaisie des artistes qui les remanient et les modifient éternellement.

Le second ouvrage nous transporte sur un tout autre théâtre. L’auteur y fait en quelque sorte l’histoire comparée des révolutions ; et, exposant toute la suite des annales des peuples, il s’efforce de retrouver chez les anciens tous les personnages et tous les événements de la Révolution française. Ce livre singulier et incomplet surprend par le mélange étonnant de ce qui s’y rencontre, et porte néanmoins témoignage de ce que deviendra un jour celui qui l’a composé ; œuvre d’une jeunesse douloureuse et inexpérimentée, quoique pleine de lumière et de génie ou la surabondance des pensées a mêlé à beaucoup de richesses l’alliage de plus d’une erreur, dont l’âge mûr de l’écrivain s’est fait lui-même le censeur rigoureux. Nulle part, cet ardent esprit n’a remué autant d’idées ; il aborde tout, attaque tous les sujets, mêle toutes les formes de style : aussi ce qui intéresse avant tout dans cette lecture, c’est l’auteur lui-même ; et ce qui frappe le plus, c’est le sentiment politique qui l’anime. Qui comprenait en France à cette époque les vraies conditions de la liberté ? Qui était demeuré fidèle à cette noble cause après les désastres qui l’avaient ternie ? L’illustre émigré montra ce discernement et cette fidélité. Victime de la Révolution, il n’en distingua pas moins ce qu’elle renfermait de juste et d’impérissable, d’avec ce qu’elle offrait de funeste et de barbare, de criminel et d’odieux. Enchaîné à la cause de la royauté, il n’en reconnut pas moins le prix de la liberté, malgré ses excès ; et la pensée de la monarchie constitutionnelle ressortit clairement de son ouvrage, comme étant le moyen le plus sûr d’en assurer le triomphe et la durée. Sa constance dans cette opinion ne s’est démentie ni dans l’exil, sous l’impatience du malheur, ni pendant le règne de Napoléon, sous l’empire de la force, ni à l’époque de la Restauration, sous l’influence de la prospérité ; et la Monarchie selon la Charte ne fut plus tard qu’un nouveau chapitre ajouté à l’Essai sur les révolutions.

M. de Chateaubriand jetait donc dès ce temps-là le fondement de l’école politique moderne dont il est demeuré un des principaux chefs ; et ce fut au milieu de ces bannis mêmes, représentés comme les esclaves de la tyrannie, que s’alluma le phare qui montrait le port de loin. Tout en partageant les souffrances de ses compagnons d’infortune, il osait leur dire qu’ils avaient donné quelque prétexte aux rigueurs du sort ; et, tout émigré qu’il était, il sentait battre son cœur au bruit de nos victoires, qui déjà retentissaient en Europe et lui fermaient les portes de la patrie.

Mais hâtons-nous, Messieurs, de parler de l’œuvre capitale qui lui assurera une renommée à part au milieu de toutes les renommées de la France. Dans les fluctuations de sa jeunesse, et troublé par les livres anti religieux du siècle dernier, son esprit avait subi les atteintes du doute, quoiqu’il fût facile de reconnaître au fond de sa pensée le rayon de la vérité chrétienne qui avait brillé sur son berceau. Mais encore quelques années, et vous verrez quelle lumière jaillira de ce rayon, et comme il en éclairera l’univers !

Un mot de sa mère mourante transmis à ce fils exilé fut pour lui une sorte de révélation. La voix de cette autre Monique avait touché le cœur du nouvel Augustin : « Ma conviction est sortie du cœur, a-t-il dit ; j’ai pleuré, et j’ai cru (Mémoires d’outre-tombe). » C’est à ces larmes, Messieurs, que nous devons le Génie du Christianisme.

Le temps était enfin arrivé que M. de Chateaubriand devait se faire connaître de son pays. La France lui rendit une patrie, et il lui apportait en échange une gloire de plus. Dès l’apparition du Génie du Christianisme, son talent se montra dans toute sa force, comme le soleil sort des ombres dans toute la splendeur de ses rayons. À qui faudrait-il apprendre l’effet immense qu’il produisit, et l’admiration qu’il excita de toutes parts ? Jamais peut-être un livre ne fut un aussi grand événement. Laissons de côté pour un moment l’intérêt littéraire qui s’y rattache, et n’en considérons que l’effet moral et salutaire. Ce sera toujours là, Messieurs, son premier mérite. L’Académie, arbitre suprême des ouvrages de l’esprit, ne les apprécie pas uniquement pour eux-mêmes, et pour le vain délassement qu’ils procurent à nos loisirs ; elle sait que les travaux de l’intelligence ont une plus noble destination, et elle ne leur prodigue ses louanges que lorsqu’ils ont atteint un but utile à l’humanité. Qui ne comprend aujourd’hui l’importance de ces lois morales sur lesquelles repose la société ? Qui ne voit aussi que la religion en est le fondement et le lien nécessaire ? Et combien la décadence de ces lois qui devient chaque jour plus rapide, ne fait-elle pas sentir quelle a été la grandeur de l’œuvre de M. de Chateaubriand au commencement du siècle ! Ah ! que sa voix ne peut-elle se faire entendre encore, pour raffermir parmi nous ces vérités et ces sentiments qu’il y fit renaître autrefois !

Vous le savez, Messieurs, tout avait péri en France, et l’on n’avait pas plus épargné les autels que les tombeaux : cependant l’homme prodigieux qui d’une main repoussait au dehors nos ennemis par la victoire, tandis que de l’autre il reconstruisait au dedans les lois, l’administration, le gouvernement ; ce même homme relevait aussi les temples, et rappelait les prêtres dispersés ou captifs. Mais il ne suffisait pas de rouvrir les basiliques, il fallait encore une voix assez puissante pour y ramener la foule ; car il y avait dans les cœurs d’autres ruines et d’autres débris que les débris et les ruines qui étaient répandus sur le sol, et celles-là dataient de plus loin.

Depuis le commencement du XVIIIe siècle, les anciennes croyances avaient été battues en brèche dans les esprits ; la religion s’y était effacée devant 1’orgueil de la raison humaine, qui ne voulait plus voir en elle qu’ignorance et superstition. C’est ce qu’avait prévu sans doute, dès le siècle précédent, cet homme dont l’intelligence était si profonde et si forte, et dont la pensée semblait tenir quelque chose de l’infini, Pascal, qui, après avoir scruté toutes les sciences et en avoir reconnu le néant, après avoir tout sondé, même l’abîme du doute, s’était tourné tout entier du côté de 1a religion. Et comme s’il eût deviné les rudes attaques qu’elle aurait un jour à soutenir, cet audacieux génie entreprit de lui bâtir comme une forteresse imprenable : il voulut ruiner à l’avance l’incrédulité par la force du raisonnement, arracher à la raison ses propres armes, et la réduire, comme il avait été réduit lui-même, à venir s’abattre et s’anéantir en présence de la vérité religieuse, comme devant l’unique ressource de sa faiblesse. Mais la mort le frappa au pied de l’édifice qu’il commençait à élever avec tant de grandeur.

Après lui se montra l’ennemi formidable qu’il semblait voir entrevu dans l’obscurité de l’avenir, Voltaire, cet autre génie immortel, écrivain lumineux et fécond, qui, explorant avec une vive pénétration et une légèreté hardie toutes les voies de nos connaissances, pliant son imagination à tous les tons et à tous les sujets, promenant son rire moqueur sur toutes choses, et assuré de vaincre quant il pouvait plaisanter, entraîna à sa suite, et comme enchaîné à son char, tout un siècle enivré de l’amour des lettres et de l’esprit. Tout en préparant de nouvelles routes aux progrès de l’humanité, et en sapant une foule d’abus qui arrêtaient sa marche, il entreprit également de miner le christianisme, dont il ébranla partout les bases ; et, suivi d’une milice nombreuse lui porta ses coups encore plus loin, il laissa les esprits vides et dévastés à la merci des événements qui allaient survenir.

Mais la Providence tenait en réserve une autre lumière, pour rallumer dans les âmes le flambeau qui s’y était éteint. Cette fois, c’est un esprit rempli de poésie et d’enthousiasme ; il a reçu du ciel un instrument nouveau, dont il va tirer des sons inconnus ; il s’est inspiré dans la contemplation de la nature, et s’est instruit à l’école des révolutions ; il a des accents qui élèvent et qui subjuguent, et il va prendre en main la cause de Dieu abandonnée.

C’est un grand spectacle, Messieurs, que cette succession de génies supérieurs planant au-dessus de notre sphère, et se transmettant l’empire du monde, qu’ils semblent s’arracher l’un à l’autre, pour y dominer tour à tour sous le regard de Dieu, qui châtie ce monde ou le console, en laissant triompher l’erreur ou la vérité.

Le christianisme avait surtout succombé sous la dérision ; ses détracteurs avaient eu l’art de mettre l’incrédulité à la mode, de représenter le culte chrétien comme absurde dans ses dogmes, ridicule dans ses cérémonies, incompatible avec le progrès des lumières ; comme n’ayant fait que verser le sang, enchaîner les peuples, retarder le bonheur du genre humain. Son nouvel apologiste voulut lui ramener les hommages du siècle, en le montrant vénérable par l’antiquité de ses souvenirs qui le rattachent au berceau du monde, céleste dans sa morale, riche et touchant dans ses pompes, couvrant le monde de ses bienfaits, et capable d’enchanter l’esprit tout autant que les divinités de la Fable. Le croit-on impuissant à inspirer le génie ? Milton vient se placer à côté d’Homère, et le Tasse auprès de Virgile. Interrogez-vous les belles-lettres, l’histoire, la philosophie, l’éloquence ? aussitôt une foule de sublimes esprits se lève devant vous. Tournez-vous les yeux du côté des arts ? il en a inspiré toutes les créations, depuis nos églises gothiques jusqu’aux temples élevés par Michel-Ange et décorés par Raphaël. Non-seulement il se mêle merveilleusement aux émotions du cœur aussi bien qu’aux scènes de la nature ; mais, en perfectionnant les idées morales, il a créé une sorte de beau idéal qui ne pouvait exister chez les anciens. Dans l’expression même des sentiments de l’âme, il fournit un ressort de plus à la peinture des passions, en leur imposant un frein secret, et en soulevant autour d’elles les orages de la conscience.

C’est ainsi que cette belle imagination nous montre la religion sous un jour aussi séduisant que nouveau, s’emparant de notre nature, élevant toutes nos facultés, et renouvelant l’esprit humain, qu’elle a arraché à la barbarie. Sans recourir aux preuves tant de fois produites de ses immortelles destinées, l’auteur ne parle ici qu’à l’imagination et au cœur, qui a ses raisons, dit Pascal, que la raison ne connaît pas ; et il faut avouer que jamais cette religion ne fut expliquée dans un tel langage. Quelle richesse d’élocution et d’images dans ce brillant exposé de l’ascendant que l’idée religieuse a exercé sur le monde ! Quelles belles études littéraires dans cet examen du merveilleux et de la poétique du christianisme, comparés au merveilleux et à la poétique de la Fable ! Quelle finesse d’observations, que d’aperçus neufs et ingénieux, quelle révélation enfin de ce que ce culte divin renferme de pittoresque et d’attendrissant jusque dans sa doctrine et dans ses dogmes ! La religion tout entière, avec ses livres sacrés et ses mystères, ses miracles et ses prophètes, ses solitaires et ses martyrs, ses dévouements héroïques et sa charité conquérante, avec ses nobles auxiliaires, la chevalerie, les ordres militaires, les croisés ; la religion, dis-je, ne forme-t-elle pas elle-même une magnifique épopée, offrant à l’imagination plus de charme et d’intérêt que les fictions mythologiques, sans cesser pour cela d’être la vérité révélée, la règle austère de la vie, la consolation des douleurs, le refuge et l’espoir de l’humanité souffrante, le principe de la civilisation et de la philosophie, l’explication, la garantie, le vrai moyen de perfectionnement des sociétés ?

À ce tableau, le monde étonné regarde et s’émeut ; le préjugé antireligieux est vaincu à son tour : ceux qui ne croient pas admirent, et personne n’a plus honte d’appartenir à une religion si belle. La nation a reconnu son culte ; elle retourne avec enthousiasme à la foi de ses pères, se précipite dans les temples, et le christianisme a repris partout son empire.

Telle est, Messieurs, la merveille qui s’est accomplie de nos jours. Le nom de M. de Chateaubriand avait désormais acquis toute sa célébrité. On le répétait d’un bout de l’Europe et l’autre, et en France la littérature cherchait à s’inspirer de ses leçons ; car non-seulement il avait changé le cours des idées, mais encore opéré une révolution dans les lettres. Au sortir d’un siècle préoccupé surtout des hautes spéculations de l’esprit, il avait rendu à l’imagination toute sa puissance ; il agrandit d’abord le domaine de l’art, en ajoutant au genre descriptif plus de grandiose et plus d’étendue. Ce n’est pas que les anciens et les modernes n’eussent cultivé ce genre avant lui, et qu’ils n’eussent fidèlement représenté les objets sensibles, surtout la douce image des champs ; mais ils ne considéraient ces détails que comme accessoires, et ne les touchaient qu’en passant. Bernardin de Saint-Pierre et Rousseau, par exemple, qui ont le mieux senti les beautés naturelles, n’ont guère exercé leurs pinceaux que dans une étroite limite et sur quelques sites particuliers. M. de Chateaubriand, au contraire, embrassa dans ses tableaux de grands espaces, et y peignit des pays tout entiers. Il déploya devant nos yeux l’Océan, l’Amérique, la Grèce, la Judée, les levers et les couchers du soleil à l’horizon des mers, les cieux étoilés du nouveau monde brillant sur l’immensité des fleuves et des savanes ; et, par la grandeur et la nouveauté de ses descriptions, il étendit la sphère des images poétiques.

Il aurait pu lui-même écrire en vers, car la muse, vous le savez, lui en a dicté d’harmonieux ; mais le besoin d’écrire avec rapidité dans les agitations de ce siècle dévorant lui en ôté le loisir. Du reste, il excellait aussi bien à peindre les petites choses que les grands phénomènes de la création ; le chant d’un oiseau, le calice d’une fleur, un vallon isolé au milieu des bois, lui suffisaient pour esquisser les dessins les plus gracieux. Il n’est pas moins admirable non plus par l’exactitude et la perfection de ses peintures, où rien n’est omis, que par l’éclat et la couleur de l’ensemble ; et ce sont ces qualités diverses qui en ont fait le plus grand peintre de la nature. Le sentiment profond et varié qu’il en avait, sentiment presque toujours associé chez lui à quelque pensée méditative et morale, a créé un ordre de beautés littéraires où l’abus peut être un écueil de la richesse, mais qui n’en est pas moins une ressource précieuse pour la poésie descriptive, et une heureuse innovation.

Une autre application de son talent, aussi neuve mais plus savante, c’est l’énergique tableau qu’il a tracé de cette souffrance de l’âme repliée sur elle-même, de cette tristesse rêveuse que l’homme puise dans le vide de ses désirs, et qu’alimentent des passions se nourrissant de leurs propres chimères dans un cœur solitaire et malheureux.

Ici encore l’antiquité n’a pu servir de guide à M. de Chateaubriand. La mélancolie est un sentiment qui semble appartenir à une civilisation épuisée, mais à une civilisation qui a été pénétrée par le christianisme. Si elle se montre quelquefois dans les ouvrages des anciens, elle est toujours passagère et ce n’est qu’une impression qui s’efface rapidement sous le beau ciel de l’Italie et de la Grèce. La littérature de nos deux grands siècles négligea d’étudier ce sentiment. Celle du siècle de Louis XIV ne connut que l’austère et sainte tristesse de l’éloquence religieuse ; et celle du siècle suivant, appartenant presque tout entière au monde des idées, et distraite d’ailleurs par un scepticisme moqueur et par une société aimable et frivole, n’eut pas le temps de contempler la nature et de scruter le cœur de 1’homme. Telle fut donc la trouble voie frayée à la muse moderne par l’auteur d’Atala et de René. Je ne citerai pas, Messieurs, tous les esprits d’élite qui s’empressèrent d’y entrer ; mais j’en aperçois plus d’un parmi vous qui, dès ses premiers pas, a immortalisé sa jeunesse en tirant de sa lyre des accords inspirés par la prose magique de ce grand maître.

C’est ainsi que, dans le moment même où un immortel capitaine élargissait nos frontières par ses conquêtes, M. de Chateaubriand, conquérant d’un autre ordre, reculait les bornes de l’imagination et de la pensée. Depuis longtemps la France était habituée à mener de front toutes les gloires.

Mais c’est principalement par le style qu’il a été novateur. Lorsque, vers la fin du siècle dernier, les astres brillants qui l’avaient éclairé se furent éteints, la littérature française, qui avait eu des disciples jusque sur les trônes de l’Europe, commença pourtant à décroître. La langue elle-même, comme fatiguée de tant de chefs-d’œuvre, paraissait s’appauvrir par l’emploi de formes toujours élégantes et correctes, mais qui devenaient étroites et stériles. Le langage si neuf et si coloré de M. de Chateaubriand éblouit ses contemporains, réveilla les talents engourdis, rajeunit le vieil empire des lettres, d’abord inquiet et troublé, et ouvrit avec éclat le siècle nouveau.

Une imagination intarissable et enchanteresse est la qualité dominante du nouvel écrivain. Il n’a point de supérieur dans l’art de peindre par la parole ; ce qu’il conçoit, il le fait voir par une image soudaine et frappante. Mais il sait aussi manier dans les matières spéculatives l’idiome qui leur convient. Il a parfois la hauteur de Bossuet, la profondeur de Montesquieu, la grâce de Fénelon, le tour antique et naïf de Montaigne, la mordante ironie de Pascal, mais un artifice de pinceau et des formes de style qui n’appartiennent qu’à lui. Qui a mieux possédé le génie de l’expression ? qui a mieux réussi à créer des rapprochements et des alliances de mots, pour en faire jaillir des effets inattendus ? Il en tire sans cesse, par leur association ingénieuse ou sublime, un sens qu’on n’y soupçonnait pas, et la langue semble avoir pour lui une richesse et des secrets qu’elle n’a pour aucun autre. L’énergie de sa pensée parait empruntée à l’énergie du temps où il a vécu ; mais plus souvent encore il la tire de lui-même. Tantôt elle brille d’un coloris éblouissant et d’images ordinairement empruntées à la nature ; tantôt, profonde et concise, elle pénètre jusqu’au fond des esprits, et y creuse un sillon qui ne s’efface plus. Une telle abondance de vues et d’idées, tant de force de conception, tant de vie dans les tableaux, tant de vigueur et d’originalité d’expression, ont révélé dès le premier jour l’écrivain de génie. On sentit aussitôt qu’une vie nouvelle état là.

Ce serait peut-être ici le lieu, Messieurs, d’aborder ces questions vivement débattues il y a quelques années, lorsque les esprits en avaient l’heureux loisir, de la nouveauté dans les arts et de la vérité dans l’imitation, en un mot, de la littérature classique et de la littérature libre, si on veut la nommer ainsi ; mais ces questions se décideront bien plus par les productions des grands écrivains que par les raisonnements des critiques. À ceux qui se passionneraient pour de nouvelles formes, en dédaignant trop peut-être la grande école de goût et d’éloquence que nous a laissée le XVIIe siècle, et qu’on ne surpassera pas, nous dirons : Levez-vous, et marchez ! Pour arguments il nous faut des chefs-d’œuvre. Voyez M . de Chateaubriand ; après le Génie du Christianisme, il a lait les Martyrs, ouvrage où, tirant à la fois son sujet et ses personnages de l’antiquité profane et sacrée, il a prouvé par lui-même ce qu’il avait avancé, que la religion, aussi bien que la Fable, pouvait inspirer le poëte. Vous avez tous, Messieurs, présentes à votre souvenir ces admirables peintures de l’antiquité païenne expirante, et du christianisme sortant vainqueur des catacombes et des amphithéâtres sanglants ; la grandeur romaine s’éteignant devant ces populations nouvelles qui s’élancent des forêts de la Gaule et de la Germanie, les mœurs des premiers chrétiens, le gouvernement superstitieux des barbares du Nord, au milieu desquels se détache cette sauvage figure de Velléda, d’un effet si neuf et si frappant ; toutes ces beautés enfin où le goût antique se confond si bien avec l’élégance moderne. Comment ne pas reconnaître un poëte en effet à l’harmonie savante et variée de ces phrases, à la multitude de ces comparaisons brillantes, de ces images sublimes, de ces expressions créées et pittoresques ? Au début de M. de Chateaubriand dans les lettres, à l’apparition de ce style étincelant de métaphores nouvelles et hardies, on lui avait reproché de s’écarter un peu trop peut-être de la simplicité du XVIIe siècle, où la grandeur est toujours unie au naturel, et où l’art ne paraît jamais. Cet esprit perfectible, comme le sont tous les esprits supérieurs, avait promptement modifié sa manière, sans rien perdre de sa force et de son éclat ; et il offrit, dans les Martyrs, un ouvrage où la pureté et l’harmonie du langage ne le cèdent ni à la vérité des tableaux, ni à l’art profond avec lequel l’auteur a su se montrer grand historien dans une fiction poétique. Qu’y a-t-il, par exemple, de plus beau dans notre langue que le récit d’Eudore ? Et, pour trouver quelque chose d’égal au combat des Francs et des Gaulois, ne faut-il pas aller chercher dans l’Iliade les combats les plus admirés ? Triomphe unique remporté sur les adversaires des poëmes épiques en prose. Après le Télémaque, monument immortel qui seul aurait dû suffire pour autoriser ce genre, on l’a encore contesté ; après les Martyrs, il semble qu’on ne le puisse plus ; l’autorité d’Aristote l’emporte, et, sans rien ôter à la poésie de sa prééminence, il est reconnu que la prose peut suffire à l’épopée.

Que n’ai-je, Messieurs, votre profonde connaissance de l’art et votre éloquence, pour parler dignement de ces chefs-d’œuvre ! Et que n’aurais-je pas à dire encore, si je voulais rappeler tant d’autres remarquables écrits qui seuls suffiraient à plusieurs renommées ? Mais que de soins et de fatigues n’ont-ils pas coûté à leur auteur ? À peine a-t-il conçu le plan des Martyrs, qu’il veut voir de ses propres yeux les pays où il en place la scène. Il traverse les mers, il va s’asseoir sur les ruines de la Grèce, méditer au pied des Pyramides, se prosterner devant le saint tombeau ; et les notes de son voyage, les restes de ses matériaux lui servent encore a écrire l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, une de ses compositions les plus consacrées par le succès.

Ces études scrupuleuses, Messieurs, tiennent à ce que, dans sa carrière littéraire, M. de Chateaubriand fut toujours pénétré d’un grand respect pour lui-même, et d’un égal respect pour le public. Non-seulement sa plume n’a jamais traité que des sujets graves et moraux, capables d’élever les âmes et d’inspirer la vertu ; mais rien n’est jamais sorti de cette plume, même ses productions les moins importantes, avant d’avoir reçu la dernière perfection d’un travail assidu et opiniâtre. C’est la loi que s’imposèrent de tout temps les grands écrivains, toujours mécontents d’eux-mêmes, parce que ce qu’ils sentent va toujours au delà de ce qu’ils expriment ; exemple que M. de Chateaubriand a imité, et qu’on est peut-être un peu enclin à oublier de notre temps.

Ce temps, Messieurs, occupera une place glorieuse dans l’histoire des lettres. Notre siècle possède déjà ce qui fait vivre les siècles dans la mémoire des hommes une physionomie propre, et le caractère particulier de son génie. Ce caractère consiste dans l’école littéraire que M. de Chateaubriand a fondée, et dans l’école historique dont je vois réunis dans cette enceinte quelques-uns des principaux chefs.

Ici, Messieurs, sans rabaisser les travaux accomplis avant nous, nous avons un juste sujet d’être fiers des nôtres. Instruits par les grands événements dont nous fûmes témoins, nous avons su lire dans le passé comme nos pères n’y avaient point lu. De l’observation des faits et de leurs causes immédiates, nous nous sommes élevés aux causes universelles et à l’enchaînement des choses humaines. Nous avons étudié à la fois et la physionomie des temps, et la vérité des caractères, et le mouvement des sociétés ; l’histoire philosophique et politique, particulière et générale, a livré ses secrets à nos investigations, et tant d’œuvres sérieuses et éclatantes formeront un faisceau de lumières qui deviendra un des flambeaux de la postérité. Que de progrès la science historique ne devra-t-elle pas à l’homme éminent, aussi grand orateur que profond historien, qui a éclairé de vues si neuves et si hautes la marche de la civilisation en France et en Europe, et qui, jeté sur une terre étrangère par les révolutions de sa patrie, reparaît aujourd’hui dans le sanctuaire des lettres, une œuvre nouvelle à la main, complément d’un de ses plus beaux ouvrages, et témoignage de la liberté d’esprit qu’une âme forte sait conserver au milieu des catastrophes les plus imprévues ! Que ne devra pas encore cette belle science au savant auteur de la Conquête des Normands, ce parfait modèle de l’art de raconter et de peindre, qui, privé de la lumière, a su changer des chroniques arides en tableaux si vivants et si fidèles, et, par le regard perçant de son génie, a découvert une histoire nouvelle ensevelie sous nos chartes nationales ! Je passe sous silence, Messieurs, bien d’autres écrits précieux, assez désignés par la voix publique. Je ne rappellerai ni cette peinture du moyen âge, qu’une plume ingénieuse et habile a fait revivre, dans son costume et dans ses mœurs, avec la maison de Bourgogne ; ni l’histoire de l’Empire, ce colosse des temps modernes, dont un récit brillant de naturel et de clarté, et décrivant avec un intérêt également animé la politique ou les combats, nous explique les merveilles que nous n’avions su qu’admirer jusqu’à ce jour ; ni l’habile exposé de la politique et des négociations d’un autre grand règne, travail important d’un esprit ferme et judicieux, dont le mérite nous était déjà connu par de nombreux ouvrages, et qui nous prépare encore le tableau de la révolution religieuse du XVIe siècle, la plus grande révolution depuis l’empire romain, avant que la nôtre eût éclaté. La littérature elle-même s’est offerte sous un nouvel aspect dans ces belles leçons où l’illustre secrétaire de cette Académie a le premier agrandi l’horizon des lettres, et, sans rien faire perdre à leur enseignement de ce que lui devaient un goût si exquis et une pénétration si rare, en a donné la véritable intelligence, en les associant à l’histoire de l’humanité.

Le vaste génie de M. de Chateaubriand ne pouvait rester étranger à cet élan d’un siècle qui justifiait, par une recherche si laborieuse du passé, sa prétention de diriger lui-même ses destinées dans le présent et dans l’avenir. « Muse, disait-il en déposant la lyre sur laquelle il avait chanté le martyre d’Eudore et de Cymodocée, toi qui daignas me soutenir dans ma carrière, retourne aux célestes demeures. Mais en remontant dans les cieux, laisse-moi l’indépendance et la vertu. Qu’elles viennent, ces vierges austères, qu’elles viennent fermer pour moi le livre de la poésie, et m’ouvrir les pages de l’histoire ! J’ai consacré l’âge des illusions à la riante peinture du mensonge ; j’emploierai l’âge des regrets au tableau sévère de la vérité. »

M. de Chateaubriand avait en effet commencé d’écrire notre histoire : entrant d’un pas ferme dans ce grand système d’idées qui caractérise l’école historique de notre temps, les vues générales sur la marche de la société, il signale d’abord trois vérités comme le fondement de tout l’ordre social : la vérité religieuse, vivante dans la foi chrétienne, laquelle, envisagée sous le rapport humain, forme un cercle dont la croix marque le centre immobile, et qui s’étend à mesure que les lumières et les libertés se développent ; ensuite la vérité philosophique, c’est-à-dire, l’indépendance de l’esprit humain tendant à découvrir et à perfectionner, dans les limites de sa compétence, la science intellectuelle, la science naturelle et la science morale ; enfin la vérité politique, qui n’est autre chose que l’ordre uni à la liberté, quelles qu’en soient les formes. C’est du choc ou de la séparation ou de l’alliance de ces trois principes, qu’il voit naître tous les faits de l’histoire ; et, apercevant le monde moderne qui prend naissance au pied de la croix, et que composent trois peuples divers, les païens, les chrétiens et les barbares, il trace à grands traits le tableau de ces trois peuples coexistant confusément pendant les quatre premiers siècles de notre ère, et dont s’est formée la société unique qui couvre aujourd’hui la terre civilisée. Il comptait ainsi, par une succession de discours sur ces époques lointaines, arriver jusqu’aux premiers Valois, et là entamer l’histoire détaillée de nos pères. Malheureusement nous sommes contraints de nous arrêter avec lui sous ce beau portique d’un monument inachevé ; mais ces commencements admirables nous font juger de ce que l’édifice devait être, et quelques fragments, épars comme des parties sculptées d’avance, nous laissent entrevoir quelle en eût été la splendeur.

Arrêtons-nous, Messieurs ; nous pourrions nous plaire longtemps à errer, sur les traces de ce beau génie, dans les régions sereines qu’habitent les lettres et les muses, et où j’ai à peine le temps de montrer les chefs-d’œuvre qu’elles lui ont inspirés. Mais un autre spectacle nous appelle. Nous n’avons pas seulement à admirer dans M. de Chateaubriand l’écrivain et le poëte, mais encore l’homme public et le grand citoyen. Ce sera reconnaître en lui une autre sorte de grandeur, celle qui vient de la fermeté d’âme, de la force de la raison, de la noblesse du caractère ; qualités rares qu’il a déployées avec une égale énergie en face du despotisme et en face de la liberté.

Si dans notre histoire un homme pouvait prétendre à occuper une aussi grande place que la Révolution, ce serait sans doute celui qui mit la main sur elle, et qui l’arrêta dans sa marche. Fils de la guerre, son héroïque figure nous apparaît d’abord à travers la fumée des combats. On l’aperçoit, un drapeau à la main, franchissant au milieu du feu les ponts d’Arcole et de Lodi, à la tête de ses intrépides soldats qu’il mènera au bout de la terre. À peine a-t-il dompté l’Italie, qu’il se montre en Égypte ; il se plonge un instant dans l’Orient, source des renommées merveilleuses, et revient défendre une seconde fois notre pays menacé ; puis il saisit le sceptre de l’Europe.

C’est alors que nous avons vu nos frontières toucher d’un côté aux bouches de l’Elbe, et de l’autre aux rives du Tibre ; nos armées entrer triomphantes dans toutes les capitales, et notre gloire militaire portée plus haut qu’elle ne fut jamais ; l’Allemagne, qui semblait établie sur des bases éternelles, remaniée par son vainqueur ; l’Angleterre au moment d’être envahie, puis emprisonnée dans ses mers par le continent soumis à nos lois ; le monde enfin rempli de notre nom ; et en même temps l’ordre et l’autorité renaissant parmi nous du sein du chaos, sous un chef aussi habile à gouverner qu’à gagner des batailles : tout cela accompli en quelques années, l’œuvre d’un homme né de lui seul, qui s’est assis sur le trône qu’il avait relevé de ses mains, y a fait monter après lui la fille des Césars, et a vu un pape descendre de la chaire de saint Pierre pour venir consacrer ses étonnantes destinées.

Ce fut donc vis-à-vis d’un tel génie que le génie de M. de Chateaubriand se trouva placé. Il partagea l’admiration que tant de prodiges faisaient naître ; mais en contemplant cette gloire, il n’en fut point ébloui ; elle ne lui fit oublier ni le sentiment d’indépendance qu’il portait en lui-même, ni l’amour de la liberté qui l’avait suivi dans l’exil, ni les droits de l’humanité et de la justice, si exposés sous cette puissance sans contre-poids. L’éclat du héros ne l’empêcha pas de juger l’homme, et il resta ferme et inébranlable en présence de celui devant qui tout pliait.

Ces deux caractères divers et d’une trempe si différente offriront cependant à l’historien plus d’un point de comparaison. Tous deux ont remué leur siècle, l’un dans le monde des faits, l’autre dans le monde des idées ; et tous deux, en descendant dans la tombe, ont vu s’évanouir leur rêve, et tomber eu ruines le monument de leurs espérances : le premier, cet empire immense reposant tout entier sur sa domination absolue et sur sa gloire ; le second, l’édifice de la liberté française bâti sur les antiques fondements d’une royauté inviolable et limitée.

L’antagonisme ne tarda pas à se déclarer entre ces deux natures opposées. L’homme qui voulait être la gloire dominante de la France, et qui s’occupait d’attirer dans le tourbillon de sa renommée toutes les célébrités secondaires, voulut attacher à son gouvernement celui qui était aussi, dès le premier pas, monté au premier rang dans les lettres : et, après la signature du concordat, la France, allant reprendre sa place de fille aînée de l’Église au pied du trône pontifical, put montrer avec orgueil, dans son cortége, le jeune athlète qui avait rallié les forces chrétiennes sous la bannière de la foi. Tout à coup le bruit se répand que le duc d’Enghien a été fusillé à Vincennes. À l’instant même, M. de Chateaubriand répond à cette nouvelle sinistre par l’envoi de sa démission. Un abîme venait de se creuser entre le premier consul et lui. Ses amis tremblèrent ; en ce moment surtout il était périlleux de braver un pouvoir si redoutable et si irrité. M. de Chateaubriand demeura impassible. En rompant avec ce pouvoir, il s’élevait à son niveau et se faisait son juge.

Cet événement changea leur destinée à tous deux. Il rejeta M. de Chateaubriand dans les lettres ; il termina, pour Napoléon, l’admirable période du Consulat, et ouvrit celle de l’Empire, inauguré par ce drame sanglant. L’un et l’autre reprirent leur course à travers le monde, et chacun deux alla où sa gloire l’appelait : le grand capitaine, achever ses conquêtes qui feront vivre son nom éternellement ; le poëte chercher aux lieux antiques ces belles inspirations et ces grandes pensées qui deviennent aussi le patrimoine de la postérité.

Quand à son retour il trouva l’empereur au faîte de la puissance, et affermissant de plus en plus son despotisme, il ne craignit pas de troubler tant de prospérités par des paroles sévères et hardies, qui rappelèrent que l’histoire est chargée de venger l’oppression des peuples, et montrèrent Tacite croissant inconnu auprès des cendres de Germanicus. Et plus tard, Messieurs, quand il reçut la plus précieuse récompense de ses travaux, en se voyant appelé à s’asseoir au milieu de vous, il saisit encore cette occasion de faire entendre de généreux accents. Il n’éluda aucune des questions que soulevait la vie du poëte renommé auquel il succédait. Il n’hésita pas à refuser à sa mémoire des éloges qu’en expiation de la mort de Charles Ier, on avait refusés en Angleterre à la mémoire de Milton ; et il ne balança pas non plus, quand tout se taisait autour de lui, à revendiquer les droits sacrés de la liberté. « M. Chénier adora la liberté, s’écriait-il dans son discours : pourrait-on lui en faire un crime ? Les chevaliers eux-mêmes, s’ils sortaient de leurs tombeaux, suivraient la lumière de notre siècle, et l’on verrait se former cette illustre alliance entre la liberté et l’honneur. Mais je ne parle pas ici que de la liberté qui naît de l’ordre et enfante les lois, et non de cette liberté fille de la licence et mère de l’esclavage… Si l’écrivain dont nous déplorons la perte avait fait cette réflexion, il n’aurait pas embrassé dans un même amour la liberté qui fonde et la liberté qui détruit. »

Ces belles paroles, Messieurs, vous ne les avez point entendues, et c’est une précieuse portion de mon héritage que le privilége de vous les transmettre. Elles resteront comme le noble témoignage d’une indépendance qui n’attendit pas les jours faciles pour se produire. L’empereur se fit apporter ce discours, le biffa lui-même avec colère, et n’en permit la lecture qu’après en avoir retranché une partie. Votre illustre confrère, respectant votre dignité dans la sienne, ne voulut pas consentir à ces retranchements, et le discours ne fut pas prononcé.

Mais l’empire de Napoléon commençait à chanceler, et, en s’écroulant, il allait ébranler l’Europe jusque dans ses fondements.

La France, heureuse d’être délivrée de l’anarchie, s’était faite sujette de la gloire. Elle avait oublié dans ses triomphes sa liberté et ses malheurs ; cependant elle finit par sentir la pesanteur du jour qu’elle s’était donné.

Nous ne nous souvenons aujourd’hui que de nos victoires ; mais, à cette époque, la lassitude d’une guerre de vingt années, les générations dévorées par la conscription, la captivité du pape, l’enlèvement des princes d’Espagne, les désastres de la campagne de Russie, puis les abus et les vexations de l’arbitraire, et la volonté du maître partout substituée aux lois, que laissaient plus apercevoir que le despotisme toujours croissant de l’Empire. Tel était l’état de l’esprit public quand les armées étrangères, encore plus étonnées que nous-mêmes de leurs succès, passèrent nos frontières. Il avait fallu que du nord au midi les nations se soulevassent avec les rois, que l’Europe entière s’unît contre nous, et que les corps étrangers qui servaient dans nos rangs nous abandonnassent, quelquefois même au fort de la bataille, pour faire reculer nos armées et le redoutable capitaine qui les commandait. De triomphe en triomphe, il se vit réduit à défendre le territoire français envahi ; et ce fut au moment où elle allait s’éteindre que sa gloire jeta son plus vif éclat.

Dès que le sol avait tremblé sous le pas des soldats étrangers, M. de Chateaubriand avait pris la plume. Deux sentiments agitaient à la fois son âme : l’horreur de l’oppression qui pesait sur la France, et l’indignation de la voir exposée à être partagée. Se flattant que cette invasion pourrait s’arrêter avant d’avoir atteint ses derniers résultats, si le pays se séparait du héros dont la gloire lui coûtait si cher, il préparait en silence et au péril de sa vie un écrit qui offrît à la France, en ce moment suprême, un noble refuge dans l’autorité, modifiée selon les temps, sous laquelle avaient vécu nos aïeux. C’est cet écrit qui devint la fameuse brochure De Bonaparte et les Bourbons. « Non, s’écriait l’auteur dès ses premières paroles, non, je ne croirai jamais que j’écris sur le tombeau de la France ! Il ne périra point, il ne sera point divisé, ce royaume que Rome expirante enfanta au milieu de ses ruines, comme un dernier essai de sa grandeur ! »

La brochure de M. de Chateaubriand, lancée en ce moment critique où rien n’était encore résolu, où l’Europe, stupéfaite de sa victoire, hésitait, où Napoléon à Fontainebleau pouvait rallier de nombreux soldats, et où il s’agissait encore de lui ou de son fils pour régner sur la France ; cette brochure produisit le plus grand effet. On a dit avec raison qu’elle valut une armée. L’auteur s’y livrait tout entier à l’entraînement d’une éloquence passionnée, qui ne lui laissait pas le sang-froid nécessaire pour être impartial ; il s’y répandait en invectives contre la tyrannie, avec la fougue de Démosthène dans ses plus véhémentes Philippiques ; puis il faisait reparaître aux yeux des Français l’illustre maison de France qui avait si longtemps régné sur notre pays, et il s’efforçait de prévenir les nouvelles générations en faveur de cette famille qui leur était inconnue.

Cet écrit, qui répondait au sentiment des populations souffrantes, ne pouvait manquer d’agir sur elles, et il contribua singulièrement à faire pencher la balance en faveur des Bourbons. Napoléon abdiqua ; le bruit des armes cessa d’un bout de 1’Europe à l’autre ; les légions innombrables qui couvraient nos provinces disparurent ; et les Bourbons rentrèrent en France, ouvrant, par la participation du pays aux affaires, la libre discussion des intérêts nouveaux de la société transformée.

Telle fut l’éclatante apparition de M. de Chateaubriand sur la scène politique. Quant au rôle important qu’il y joua depuis, il ne le dut ni aux combinaisons des cabinets ni aux intrigues des cours ; mais il le créa lui-même et le soutint à la façon des anciens, par l’éloquence puisée dans l’amour de la liberté et de la patrie ; et c’est à ce titre, Messieurs, que, même dans cette carrière, il relève encore de vous. Du reste, je n’éprouve aucun embarras, malgré les divers changements survenus dans l’état du pays, à retracer ici cette noble carrière, sans précautions oratoires et sans déguisements. L’Académie, ou plutôt le pays lui-même devant lequel je parle, entend que je lui représente M. de Chateaubriand tout entier, tel qu’il lui appartient, tel qu’il appartiendra à l’histoire, avec les fortes convictions et les nobles dévouements qui honorent sa vie et achèvent si admirablement son personnage. Le génie et l’honneur excitent toujours les sympathies de la France, et, sous quelque drapeau qu’ils lui apparaissent, elle les salue avec respect.

Les esprits impartiaux peuvent reconnaître aujourd’hui que la Restauration paraissait offrir à la nation un port assuré après tant d’orages : elle rendait la paix aux peuples épuisés, elle renouait la chaîne des temps, elle posait dans la Charte toutes les bases d’une liberté raisonnable. Et puisque l’empereur s’était perdu lui-même dans l’enivrement de son pouvoir et de ses triomphes, la France, retournant à son ancien gouvernement, trouvait la garantie de ses droits et de sa dignité, aussi bien que la conservation de son territoire, dans le rétablissement d’une race royale, la première de l’univers, forte de toute notre histoire, qui était née avec la nation, avait grandi avec elle, et avait travaillé pendant huit siècles à son accroissement, à sa civilisation, à sa puissance. On pouvait, sans rougir, passer du joug d’un grand homme sous la domination d’une si grande race.

C’est ainsi que M. de Chateaubriand envisageait la Restauration. Mais je dois encore exposer l’idée qu’il se formait de la société nouvelle, de la nature du pouvoir qui reparaissant à sa tête, et des graves questions que tant d’événements avaient soulevées.

Son grand cœur et sa fière intelligence comprenaient sans peine que le gouvernement le plus réellement conforme à la dignité humaine, c’est un gouvernement libre. Mais sa raison éclairée savait faire la différence des temps. Il ne croyait pas que l’état de nos mœurs, les traditions de notre histoire, notre population si nombreuse, la situation et l’étendue de notre territoire, l’esprit et le caractère de notre nation, s’accordassent avec la forme républicaine du gouvernement des anciens ; mais il se persuadait qu’à la liberté fille des mœurs, laquelle avait fondé les républiques de l’antiquité, pouvait être substituée la liberté fille des lumières, qui fonderait parmi nous la monarchie limitée, et ouvrirait une voie facile à tous les progrès, que le temps et la raison publique pourraient accomplir. La monarchie constitutionnelle, fondée sur une royauté qui avait sa racine dans les siècles et sur des institutions successivement perfectibles, lui paraissait le chemin le plus sûr et le plus doux pour arriver à ces résultats heureux. C’est à cette pensée qu’il dévoua sa vie, et c’est cet ensemble d’opinions qu’il définissait en disant : « Je suis républicain par goût, monarchiste par raison, bourbonnien par honneur. »

« Quant aux principes de droit divin pour les princes, et de souveraineté des peuples pour les nations, ajoutait-il, ils ne doivent jamais être controversés par des esprits sages ; il faut jouir du pouvoir et de la liberté, sans en chercher la source. C’est de leur mélange que se compose la société, et leur origine est à la fois mystérieuse et sacrée (Essai sur les révolutions). » Ne reconnaissant en théorie de souveraineté absolue nulle part, il plaçait l’origine de la liberté, non dans le droit politique, mais dans le droit naturel, que Dieu n’a subordonné qu’à l’ordre nécessaire au maintien des sociétés. C’est pour cela que la monarchie représentative lui paraissait offrir pour nous la solution la plus heureuse de ce grand problème si souvent débattu, parce qu’il la croyait, mieux que tout autre régime, capable de faire entrer l’ordre dans la liberté ; il la louait de substituer à la prépondérance numérique des individus, qui est l’élément matériel de la force, la représentation des droits et des intérêts, qui est l’élément moral de la justice ; véritable caractère du gouvernement représentatif, où il admirait le rôle du pouvoir royal, qui, par son caractère inviolable et sa permanence, y maintient la durée et le repos.

Tel était pour lui le sens social et nullement mystique du principe de l’antiquité monarchique, enseigné comme une idée et non imposé comme un dogme ; de la légitimité, en un mot, glorieuse par ses souvenirs, revêtue des prestiges du passé, mais en laquelle il ne voyait autre chose que l’hérédité de la monarchie consacrée par une transmission successive, accrue et fortifiée par le temps, et par là même, selon la belle expression de Royer-Clollard, « rendant sensible à tous, dans une image immortelle, le droit, ce noble apanage de l’espèce humaine ; le droit, sans lequel il n’y a rien sur la terre qu’une vie sans dignité et une mort sans espérance (Discours du 17 mai 1820). »

Une fois qu’il eut pris les armes pour cette grande cause, il ne les posa plus. Le trône antique à peine relevé, il s’en fit le vigilant défenseur, et il s’efforça de rallier à la Charte ceux qui ne la trouvaient pas assez libérale, comme ceux dont les souvenirs s’alarmaient au seul mot de constitution.

Mais tout à coup, nos destinées furent livrées à de nouveaux hasards.

« Une nuit (c’est M. de Chateaubriand qui parle), Napoléon s’évade de l’île d’Elbe avec la victoire, longtemps sa complice et sa camarade ; il franchit une mer couverte de nos flottes, dicte au milieu des vents ses proclamations à l’armée et à la France, et aborde le rivage français dans le golfe Juan. La population stupéfaite se retire. Dans le vide qui se forme autour de son ombre gigantesque, s’il entre quelques soldats, ils sont invinciblement entraînés par l’attraction de ses aides. Ses ennemis fascinés le cherchent, et ne le voient pas ; il se cache dans sa gloire, comme le lion du Sahara se cache dans les rayons du soleil pour se dérober aux yeux des chasseurs éblouis. Enveloppés dans une trombe ardente, les fantômes sanglants d’Arcole, de Marengo, d’Austerlitz, d’Iéna, de Friedland, d’Eylau, de la Moskowa, de Lutzen, de Bautzen, lui font cortége avec un million de morts. Du sein de cette colonne de feu et de nuée, sortent, à l’entrée des villes, quelques coups de trompettes mêlés aux signaux de Labarum tricolore, et les portes des villes tombent. Lorsque Napoléon passa le Niémen à la tête de quatre cent mille fantassins et de cent mille chevaux, pour faire sauter le palais des czars à Moscou, il fut moins étonnant que lorsque, rompant son ban, jetant ses fers au visage des rois, il vint seul, de Cannes à Paris, coucher paisiblement aux Tuileries (Mémoires d’outre-tombe). »

Pour rappeler un événement si prodigieux, il m’a fallu, Messieurs, emprunter le beau langage que vous venez d’entendre.

Mais le fidèle chevalier de la royauté recommença aussitôt cette lutte qu’il avait déjà soutenue contre le géant dont les moindres mouvements remuaient le monde. Dans un éloquent rapport sur l’état de la France, il traduisit devant l’opinion ce coup de tête du génie ; il signala les calamités qui allaient en découler, et annonça la chute du terrible guerrier auquel Dieu avait retiré sa force. Mais quelles angoisses pour une âme aussi française que la sienne ! quelle perspective pour un esprit aussi clairvoyant ! Si les ennemis de la France triomphaient, notre gloire n’était-elle pas obscurcie ? Et si l’empereur avait le dessus, que devenait notre liberté ? Que serait-ce d’ailleurs qu’une restauration achetée par de nouveaux désastres, quelque innocente qu’elle en fût ? Le poids de cette fatalité l’écrasait. Mais lorsque seul et appuyé contre un arbre, dans la campagne de Gand, il entendit l’écho lointain de « cette bataille, encore sans nom, qui devait mettre fin au règne des batailles, » la patrie l’emporta dans son cœur ; et, bien que le succès de Napoléon dût lui rouvrir le chemin de l’exil, il n’en forma pas moins des vœux pour qu’il sortît vainqueur de la lutte, s’il devait par là sauver notre honneur, et nous préserver de la domination étrangère.

La destinée prononça son formidable arrêt, et M. de Chateaubriand rentra encore une fois dans sa patrie, n’ayant ni consolation et d’espérance que dans l’affermissement de la paix et de la liberté.

Quel était alors le rêve de tous les hommes généreux et éclairés ? Nous en parlons aujourd’hui, Messieurs, comme d’une époque historique et déjà éloignée, où par deux fois tant d’espérances ont été déçues : c’était de reprendre la grande œuvre de 1789, dont la Providence venait de résoudre pour nous le problème par des coups si terribles et si soudains ; c’était, en mettant à profit tant d’expériences qu’on devait croire complètes, de travailler au développement de la civilisation, à l’abri d’une liberté puissante et sage, et de remonter ainsi bientôt au rang qui nous appartenait en Europe. Il semble qu’il ne fallait qu’un peu de temps pour unir dans cette pensée la nation tout entière, et la voir grandir encore par la fusion des partis, comme deux fleuves qui, venant à se mêler ensemble, s’élargissent en confondant leurs eaux.

Mais quelle était, à cet égard, la conviction de ces esprits réfléchis et expérimentés qui avaient traversé la révolution et médité sur elle, qui avaient vieilli dans les affaires et mis la main au puissant gouvernement de l’Empire ; de tous ceux enfin qui, sous la Restauration, dans des emplois divers et dans des nuances d’opinions différentes, ont donné tant d’exemples de capacité, de probité et de science ? Leur conviction était que le pays devait s’attacher fortement au principe de l’autorité, c’est-à-dire, à l’inviolabilité de la couronne, comme à la barrière la plus puissante contre les passions révolutionnaires encore mal éteintes, mais que l’usage de la liberté pourrait facilement rallumer. Ils étaient convaincus également que la couronne devait embrasser, sans arrière-pensée, les institutions établies, seules garanties de la nation contre le retour d’un ordre de choses dont elle ne voulait pas, et dont les éléments mêmes n’existaient plus. C’était là, Messieurs, toute la pensée de M. de Chateaubriand. Il avait mesuré les dangers dans lesquels tomberait la société, si, par une cause quelconque, son ancienne forme venait à être brisée entièrement ; et il sentait qu’elle pouvait l’être, soit par l’impatience irréfléchie de la nation, soit par les craintes exagérées du souverain, soit par une défiance mutuelle également injuste. Aussi, l’oriflamme de la royauté dans une main, et le drapeau des libertés publiques dans l’autre, il ne cessait d’exhorter les princes et les peuples de se rallier sincèrement à la monarchie représentative, et l’on peut dire que la Charte fut pour lui une passion.

Il apportait dans la politique cette imagination vive qui découvre à l’esprit ce que d’autres ne voient pas, et ce jugement sûr qui lui fait saisir le vrai rapport des choses, et l’empêche de s’égarer. Dès le premier jour, il avait compris le sens complet des institutions nouvelles ; il en avait posé les principes, enseigné les règles, réclamé les vraies conditions ; et ce n’est pas devant vous, Messieurs, qu’il faut omettre de signaler, parmi ces conditions, le libre exercice de la pensée, principe pour lequel il a soutenu tant de luttes mémorables, et qu’il regardait comme la base indispensable de tout gouvernement fondé sur la discussion. Ce sont ces doctrines qu’il a défendues, avec un infatigable talent, dans une foule d’écrits remarquables, mais qu’il a exposées de la manière la plus forte et la plus précise dans le fameux livre de la Monarchie selon la Charte, publié la seconde année de la Restauration ; livre qui, commençant à fixer l’opinion de la France sur la nature du nouveau gouvernement, marqua le véritable rang de son éloquent auteur parmi les publicistes de l’Europe. M. de Chateaubriand était alors dans l’opposition ; il s’était allié au parti qui était le plus dévoué à la royauté, mais pour le guider dans la voie des libertés publiques. Au milieu des divisions violentes que les Cent-Jours avaient réveillées parmi nous, il s’effrayait les concessions que le gouvernement faisait aux intérêts créés par la révolution, et qui s’étaient crus menacés. Pour conjurer ce péril, il se jeta dans la mêlée, et forma une phalange d’écrivains pleins de talent et d’honneur, à la tête desquels il marcha au combat.

Si j’avais, Messieurs, à définir l’éloquence politique, je citerais des noms, et je les choisirais parmi vous ; mais je n’en trouve pas un modèle moins beau dans l’homme illustre qui en a épuisé, pour ainsi dire, tous les genres, comme l’attestent les discours qu’il a prononcés à la tribune de la pairie, les savants écrits qu’il a publiés sur tant de matières, les pamphlets politiques qui sont sortis de sa plume dans la lutte ardente des partis, et même les morceaux destinés à cette polémique quotidienne qu’on dirait inventée pour la promptitude de l’esprit français.

Quand on le suit dans cette carrière nouvelle, il semble qu’il ait changé de génie et transformé son style. Par la seule justesse de son jugement, et par une souplesse de talent admirable, il sait écarter les mots et les images de la poésie, quand il parle la langue des affaires ; simple, précis, rapide, quoique toujours énergique d’expression, il n’admet rien que de positif et de concluant ; mais il est inexorable dans la lutte. L’arme satirique a tout à coup brillé dans sa main. Il n’a pas moins d’esprit que de génie, et nul ne manie comme lui le dédain. Malheur à ses adversaires ! il les écrase, en passant, d’un seul mot. Pour trouver quelque chose d’égal à son ironie sanglante, à la malice de ses traits, à ses sarcasmes souvent amers et quelquefois sublimes, il faut remonter jusqu’à Pascal.

Le parti dont il s’était fait l’organe, de plus en plus écarté des affaires, n’avait presque plus de vie que par la tribune publique qu’il lui avait élevée dans le recueil qu’il publiait ; mais la voix puissante qui s’y faisait entendre, et qui signalait sans cesse les dangers devant lesquels on fut obligé de reculer bientôt, ne tarda pas à modifier l’opinion. Ce parti triompha, et le porta lui-même au pouvoir.

Nous pouvons sans crainte, Messieurs, le suivre dans ces régions périlleuses, où la dignité des lettres se trouva associée en sa personne aux premiers honneurs de l’État. Il n’y démentira aucune de ses opinions : c’est un nouveau théâtre que la Providence lui ménageait, pour qu’il pût y montrer jusqu’à quel point il était jaloux des intérêts et de la gloire de son pays. Mais pour juger sans prévention l’événement considérable qui s’accomplit sous son ministère, il faut d’abord en bien comprendre la portée.

Depuis la seconde restauration, deux idées l’obsédaient constamment : le désir de nous voir affranchis des traités de 1815, et celui de donner une armée à la monarchie, pour qu’elle pût reprendre la liberté de son action en Europe. Cette antique dynastie, que servait M. de Chateaubriand, n’avait point été assurément la cause de nos malheurs, et sans elle, peut-être, ils nous eussent coûté notre patrie. En compensation de nos infortunes, elle nous avait apporté deux grands biens : la paix et la charte ; mais rien ne compensera jamais la diminution de leur gloire dans l’esprit des Français, et la seconde victoire de l’Europe, en s’appesantissant sur nous, avait laissé dans tous les cœurs, quelles que fussent les opinions, une amertume qui ne pouvait s’effacer. Comment remédier à cette situation ? L’Espagne ou le premier essai d’un gouvernement représentatif et libéral dégénéra promptement en un gouvernement révolutionnaire, et qui nous mit à la fois en danger par ses principes politiques et par sa séparation du royaume de Louis XIV, l’Espagne parut au nouveau ministre le vrai champ de bataille où l’on pouvait restaurer à la fois notre puissance politique et notre force militaire. Il avait entrevu, dès son ambassade de Londres, la possibilité et les résultats de cette guerre. Devenu plénipotentiaire au congrès de Vérone, et bientôt après ministre des affaires étrangères, il s’en fit l’artisan le plus actif et le plus résolu. On a dit que cette entreprise avait été imposée au gouvernement français par l’étranger : ce serait bien peu connaître la fierté nationale de l’homme illustre dont je raconte ici la vie. Non-seulement le gouvernement français voulut être le seul juge de la nécessité de cette guerre, mais il s’en attribua exclusivement l’initiative et l’exécution devant la méfiance jalouse des puissances continentales, qui toutes, à l’exception de la Russie, redoutaient cette résurrection de la France, et malgré l’opposition formelle de l’Angleterre. Il ne s’agissait pas non plus, comme on l’a dit, d’une croisade indirecte contre les libertés de notre pays : quelle apparence que l’auteur de la Monarchie selon la Charte eût voulu s’y prêter ? Mais il s’agissait de préserver la France et même l’Europe de nouvelles révolutions que des insurrections multipliées sur le continent faisaient craindre. Parcourez, Messieurs, la correspondance diplomatique imprimée de M. de Chateaubriand, correspondance qu’on pourrait lire ici comme le plus parfait modèle de ce genre d’écrire, ou plutôt lisez son éloquente Histoire de congrès de Vérone, vous y trouverez toutes les preuves de ce que je rappelle ici, et vous verrez aussi avec quelle activité, quelle prévoyance, quelle fermeté cette grande affaire fut conduite. Vous reconnaîtrez surtout combien le sentiment français y domina, et vous retrouverez avec joie ce même sentiment dans tous les agents employés sous un si noble chef ; témoignage incontestable de l’indépendance de notre diplomatie sous la Restauration.

Cette expédition atteignit en six mois le but où avait tendu son habile promoteur. La révolution f ut abattue en Espagne, la monarchie fut raffermie en France, et l’on crut à son avenir ; les conspirations cessèrent, la prospérité se développa de toutes parts ; et la France, remontant sur la scène politique, retrouva cette vie et cette action extérieure dont un grand peuple ne peut se passer. Ce dernier avantage était celui que M. de Chateaubriand avait voulu surtout obtenir.

Deux affaires capitales grossissaient alors aux deux extrémités de l’horizon : l’indépendance des colonies espagnoles, qu’aucune puissance n’avait reconnue encore, mais sur lesquelles l’Angleterre avait jeté ses vues, et la question d’Orient, pendante depuis tant d’années entre Saint-Pétersbourg et Constantinople, et qui menaçait d’aboutir à une rupture, qui, en effet, éclata quelques années après. Créer des monarchies représentatives dans les États de l’Amérique espagnole, sous des princes de la maison de Bourbon, pour débarrasser ces États de l’anarchie qui les livrait à une guerre civile perpétuelle, et pour y faire le contre-poids de l’influence et du commerce de l’Angleterre et des États-Unis ; et d’un autre côté chercher dans le remaniement de l’empire ottoman, d’accord surtout avec la Russie, la révision des traités de 1815, et l’établissement d’un véritable équilibre en Europe par l’extension naturelle de nos frontières : tel était le vaste projet, élaboré déjà dans plusieurs négociations, que M. de Chateaubriand nourrissait dans son esprit comme une des conséquences possibles de l’expédition d’Espagne. Admettez le succès de ce projet, nos malheurs étaient oubliés, l’honneur national satisfait, et la monarchie, asseyant ses nouveaux fondements sur la gloire, n’avait plus rien à craindre de la liberté.

Vous vous rappelez, Messieurs, la disgrâce et la chute qui brisèrent tout à coup ces belles espérances. Les effets ne s’en firent pas seulement sentir au dehors, mais plus encore au dedans de notre pays. Rien ne montre mieux la place que certains hommes tiennent dans le monde, que la grandeur des événements qui se lient aux accidents de leur destinée ; et c’est la gloire de nos institutions modernes que d’avoir relevé à ce point la dignité de l’esprit humain, qu’on soit tenu aujourd’hui envers le génie aux mêmes égards qu’envers toute autre puissance de la terre.

M. de Chateaubriand brusquement exclu du pouvoir se retira avec fierté et en silence, mais le cœur justement blessé ; et les fautes que le gouvernement ne tarda pas à commettre le rappelèrent bientôt dans la lice. Un seul fait important, la guerre d’Espagne, avait rempli son ministère ; et, dans les actes qui le suivirent, son absence ne f’ut que trop sentie. Le gouvernement, qui voyait ses voiles enflées d’un vent prospère, laissait courir le vaisseau, sans trop s’inquiéter des écueils que quelques regards vigilants lui signalaient. Peu à peu il se laissa entraîner à une tendance qui réveilla les défiances de la nation. M. de Chateaubriand se retrouva alors dans l’opposition, et bientôt chef du parti libéral, son ancien adversaire ; il ralliait à cette époque, par son nom et ses doctrines, les partisans de la liberté au principe de la royauté, comme il avait jadis rallié les partisans de la royauté à la cause de la liberté naissante. Hautement dévoué à l’une et à l’autre, soutenant leurs droits tour à tour, et changeant de camp pour les mieux défendre, sans pour cela changer de drapeau, il semblait être le lien naturel de ces deux principes, et plus capable que personne d’en cimenter l’heureuse alliance. Se portant quand il le fallait du côté menacé, il s’efforçait d’enseigner à la royauté du passé la société nouvelle, et de prouver à celle-ci que la royauté lui était un soutien nécessaire. Mais dans cette lutte nouvelle il avait retrouvé toute la verve et toute l’énergie de sa dialectique éloquente, et il devint bientôt le dominateur avoué de l’opinion. Les générations s’étaient renouvelées, la jeunesse se passionnait pour les libertés publiques ; entraînée par ses instincts généreux, et depuis longtemps exaltée par l’éclat d’un si grand talent, elle avait fait de M. de Chateaubriand son idole.

Toutefois ses coups ne portèrent-ils pas trop loin ? Plus tard il a écrit lui-même ces paroles : « Je crus très-sincèrement remplir un devoir en combattant à la tête de l’opposition, trop attentif au péril que je voyais d’un côté, pas assez frappé du danger contraire. Eussé-je deviné le résultat, je me serais abstenu. Pour me punir de m’être laissé aller à un ressentiment trop vif peut-être, il ne m’est resté qu’à m’immoler moi-même sur le bûcher funèbre de la monarchie. Dévoué à ses premières adversités, je me suis consacré à ses dernières infortunes (Mémoires d’outre-tombe). »

On ne peut, Messieurs, considérer sans une tristesse inexprimable tout ce qui, depuis soixante ans, s’est écroulé dans notre patrie. Je ne veux point retracer ici la catastrophe qui a renversé le trône auquel la mémoire de M. de Chateaubriand restera éternellement attachée. Le trône nouveau qui s’était élevé sur ses débris a lui-même disparu, et il faudrait aller chercher, sous ces nouvelles ruines, les ruines que j’aurais à étaler devant vos yeux. Il me suffit de voir, au milieu de ces jeux terribles de la fortune, M. de Chateaubriand toujours d’accord avec lui-même, et de pouvoir vous le montrer, inébranlable et résolu quand tant d’autres hésitaient, ne changeant point quand tout changeait autour de lui, élevant courageusement la voix quand la stupeur née de l’événement imposait presque partout le silence, et, tout en partageant les idées de notre siècle, lui donnant un exemple de fidélité qui semble appartenir aux siècles écoulés.

Aussitôt qu’avaient paru ces trop fameuses ordonnances qui menaçaient la liberté et tuèrent la monarchie, il était accouru au secours de toutes les deux. En traversant la ville encore remplie du tumulte des combats, il est reconnu par la jeunesse, porté par elle en triomphe aux acclamations de la foule ; et la première ovation décernée par le peuple vainqueur de la royauté eut pour objet le plus illustre défenseur de cette royauté même, à laquelle dans ses malheurs il allait encore jurer de rester fidèle.

Ce fut alors pour la dernière fois que cette grande voix se fit entendre à la tribune française. Appelé à se prononcer sur la vacance du trône, il s’y refusa résolûment ; il ne pliait pas plus devant le despotisme des révolutions que devant celui du pouvoir. Mais sans se troubler du flot populaire qui frémissait autour de lui, et n’écoutant que sa conviction et sa conscience, il repoussa, dans un discours mémorable, et la république, et la monarchie élective. Il n’y vit pour la France aucune garantie suffisante de durée, de force et de repos ; et dans ses tristes prévisions, que Dieu veuille détourner de nous ! il annonça que l’une comme l’autre nous conduirait tôt ou tard à l’anarchie. Pour conjurer ce péril, il réclama énergiquement la conservation du principe de l’hérédité, et il osa revendiquer la couronne en faveur de l’enfant royal, innocent de l’acte funeste qu’il réprouva par des paroles foudroyantes.

Ce dernier et sublime effort de son éloquence fut impuissant, mais couronna dignement ses nobles travaux ; il pensa que sa carrière devait finir avec la monarchie qui avait reçu ses serments. Vieux soldat de la légitimité vaincue, il voulut rester sur le champ de bataille de sa défaite, pour y mourir enveloppé dans son drapeau.

Il se retira donc de la scène politique ; mais on peut dire qu’il se retira tout entier, et qu’il sut ajouter à la gloire de sa vie celle d’en avoir lui-même marqué la fin.

De ce moment, M. de Chateaubriand ne songea plus qu’a jouir d’un repos que tous les partis environnèrent de respects et d’hommages. Deux ou trois fois encore il lui échappa un cri éloquent en faveur de ses souverains malheureux ; puis il devint de plus en plus étranger aux luttes présentes, et acheva noblement et paisiblement ses jours, les yeux tour à tour attachés sur le passé et fixés sur l’avenir. Que n’avait-il pas vu durant son existence si longue et si troublée ? Il évoqua ses années écoulées, et éleva dans ses Mémoires le dernier monument de son génie. Là, laissant errer à leur gré son imagination et sa fantaisie, il a tracé à grands traits le tableau de sa vie entière, assemblage de rêverie et d’action, de traverses et de combats, d’honneurs et de disgrâces, autour duquel se groupent les plus grands événements que l’histoire ait encore racontés. On y remarque, dans une admirable variété de tons et de sujets, les peintures les plus riantes de la nature auprès des satires les plus vives de la société, les plus hautes considérations de philosophie et de morale à côté des récits les plus naïfs, toute la vanité des choses humaines et la mélancolie qu’elles inspirent en face de l’intérêt dramatique des faits, et souvent de l’éloquence passionnée qui les raconte. On y voit partout reproduite la vivante image de l’homme que nous avons connu, de cette nature à part, composée des éléments les plus rares et les plus contraires, mais dont une raison supérieure entretenait l’équilibre et l’harmonie ; on aime enfin à y trouver dépeinte cette double vie, la vie idéale et la vie positive, dont il a constamment vécu ; car c’est là, Messieurs, ce qui, dans M. de Chateaubriand, prêtait une physionomie si frappante à l’homme public, et un charme indéfinissable au commerce de l’homme privé.

Il nous a été donné de jouir de ce précieux commerce dans un des derniers asiles où l’on ait goûté les plaisirs intellectuels que la société française rendait autrefois si communs. Au sein de ce cercle choisi, où le cœur et l’esprit étaient à l’aise sous les auspices de la grâce et du génie, M. de Chateaubriand avait trouvé la plus précieuse consolation de la vie dans le dévouement d’une amitié dont le souvenir vivra avec le sien. Le plus parfait modèle d’une nature délicate et élevée, d’un esprit aimable et fin qui se faisait sentir sans vouloir briller, et d’un caractère bienveillant et doux à l’attrait duquel on n’échappait pas, dernière magie de la beauté, semblait avoir été chargé d’embellir encore sa renommée du charme de la sienne (Madame Récamier). Là on pouvait admirer de près celui dont le nom remplissait le monde, et en l’admirant, on apprenait à l’aimer. Sa conversation, pleine de naturel et de simplicité, ne conservait aucune trace de la solennité de son style ou du caractère quelquefois sombre de ses écrits. Tantôt silencieux et rêveur, tantôt s’élevant à de sublimes entretiens, mais le plus souvent donnant une aimable liberté à un esprit net, lucide et sensé, il s’épanchait avec une gaieté douce et une facilité charmante. Le génie était dans ses yeux, la grâce dans son sourire, la noblesse et la fermeté de son âme répandues sur tous ses traits.

C’est de cette retraite qu’il contemplait avec calme et tristesse les agitations qui aujourd’hui troublent ou menacent tous les États. Nul regard n’a plongé plus profondément dans l’obscurité de l’avenir, et nulle intelligence n’a plus tôt et mieux compris le mouvement d’esprit qui s’est emparé de notre siècle. Placé sur les confins de deux mondes, il participait en quelque sorte de deux natures : ses actes étaient de l’ancienne cité, et ses pensées de la nouvelle ; et une sorte de divination inhérente à son génie lui avait fait pressentir la transformation sociale qui semble s’accomplir. À l’aspect de nos inconstances continuelles, de l’inquiétude qui nous consume, et des divagations que tant de systèmes qui attaquent tout à la fois, nous l’avons vu s’assombrir, et désespérer presque de la société. La grande mutation qui s’opère depuis un demi-siècle dans les faits et dans les idées lui paraissait menacée de stérilité, et la liberté elle-même compromise par le déclin de la religion, dont le concours lui serait si nécessaire. Comment en effet discuter les bases de la société sans l’exposer à périr, si la religion n’est plus là, avec ses divines espérances, pour expliquer la loi du devoir et du sacrifice ? Puis, comme soudainement rassuré sur son éternelle durée, il se flattait que tôt ou tard elle renaîtrait dans les cœurs, et il croyait au développement de la civilisation par l’esprit de l’Évangile, qui en a posé les fondements. C’est ainsi que l’idée religieuse, à laquelle il avait dû ses premières inspirations, fortifiait ses dernières pensées. Désabusé de tout ici-bas par tout ce qu’il y avait vu périr, la foi restait seule vivante dans son âme. « Catholique entêté, disait-il quelquefois, il n’y a chrétien si croyant et homme si incrédule que moi. »

Mais peu à peu les années s’appesantirent sur sa tète. À mesure que le terme fatal approcha, nous le vîmes se recueillir et se retirer en lui-même, en se renfermant dans un mystérieux silence qui donna à sa fin une sorte de majesté. Sans plainte, sans murmure, sans faiblesse, il aborda lentement sa tombe qu’il avait contemplée sans cesse, et au bord de laquelle la religion reconnaissante l’attendait, pour l’aider à en descendre les degrés. Tout dans l’existence de cet homme extraordinaire, et jusqu’aux circonstances de sa mort, devait être marqué d’un cachet particulier. Ses derniers soupirs se mêlèrent au bruit sinistre du canon qui ébranlait la cité (Les journées de juin 1848), et l’éclat de sa vie se continua au delà du trépas, dans les funérailles que lui préparèrent ses concitoyens. Un de vos confrères chargé de vous représenter à cette mémorable cérémonie, où l’eût d’ailleurs conduit spontanément son cœur plein de regrets pour le grand homme qui l’honorait de tant d’amitié, vous a décrit tout l’appareil de ces funérailles, plus semblables à une apothéose chrétienne qu’à une pompe funèbre : la mer couverte de bateaux, les récifs chargés de spectateurs, les bannières flottant sur la grève, le canon de Saint-Malo annonçant au loin la lugubre cérémonie, et l’immense cortége, que la croix précédait, portant le cercueil au sommet du rocher destiné à dire son nom aux navigateurs qui salueront nos côtes. « Il semble, ajoutait M. Ampère, que le génie du peintre incomparable fût empreint dans ce spectacle magnifique, et qu’à lui seul parmi les hommes il ait été donné d’ajouter, après sa mort, une page splendide au poëme immortel de sa vie. »

Pleurons, Messieurs, ce grand génie qui s’est éteint, mais félicitons-nous de ce qu’il a brillé dans notre siècle. Soyons fiers de notre patrie qui lui a donné naissance, et confions à l’avenir le soin d’agrandir encore sa gloire. Ses contemporains n’ont connu, pour la plupart, que son admirable talent ; mais la postérité verra personnifiées en lui les trois divinités de sa vie, et le triple palladium de la France : la foi, l’honneur et la liberté !