Réponse au discours de réception de Jules Sandeau

Le 26 mai 1859

Louis, dit Ludovic VITET

Réponse de M. Ludovic Vitet
au discours de M. Sandeau

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 26 mai 1859

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

En prenant ici votre place, vous nous trouvez distraits de nos pacifiques études : nos cœurs et nos pensées sont avec le drapeau de la France. Faut-il même vous le dire, ce n’est pas sans étonnement que nous venons de nous surprendre à goûter, grâce à vous, le doux plaisir des lettres, lorsque le bruit des armes éclate à nos oreilles, lorsque nos frères, nos soldats, à ce moment peut-être, donnent au prix de leur sang quelque preuve nouvelle de leur mâle constance, de leur héroïque valeur. Qu’ils apprennent au moins ce qui se passe dans nos âmes ! Si par hasard, à leurs bivouacs, nos paroles tombaient sous leurs yeux, qu’ils sachent que, même en vous écoutant, leur gloire et leurs périls étaient notre pensée première.

Ce n’est pas, après tout, seulement une fête qui nous réunit en ce lieu, c’est un pieux devoir, et vous l’avez, Monsieur, dignement accompli. Vous nous avez fait voir M. Brifaut dans toutes les phases de sa vie, et vous l’avez montré sous son vrai jour. Ses succès, ses revers, ses fines causeries, les séductions de son esprit, les élans de son âme, ses refus généreux, ses convictions et ses regrets, vous avez tout indiqué, ou plutôt tout animé, tout fait revivre. Jusqu’ici on vous avait vu faire de nombreux et charmants portraits, sans que la ressemblance en fut jamais douteuse : vous preniez vos modèles dans votre imagination ; aujourd’hui c’était d’après nature qu’il fallait dessiner, et pour ce coup d’essai, ce me semble, l’occasion vous a bien servi. Notre aimable et regretté confrère avait dans sa personne quelque chose de si particulier ; sa physionomie et ses manières, ses goûts et son tour d’esprit étaient d’un monde déjà si loin de nous, tandis que dans son cœur il trouvait pour ses contemporains tant d’affection, tant d indulgence ; sans rien faire comme tout le monde, il parvenait si bien à ne jamais choquer personne, et chez lui l’originalité était en même temps si obstinée et si accommodante, que le hasard tout seul ne semblait pas être l’auteur de tels contrastes, de si heureux mélanges ; on était, malgré soi, tenté de voir en lui une de ces figures légèrement artificielles qu’on aime à rencontrer dans les romans de bonne compagnie ; si bien que, sans quitter votre terrain, sans rompre avec vos habitudes, vous avez pu l’étudier et le peindre, tout en croyant que vous l’imaginiez. De là ce portrait fidèle et souriant que vous venez de nous offrir. Je n’y veux rien ajouter. On ne pourrait qu’affaiblir, en y touchant, une étude aussi délicate.

Mieux vaut répondre à la question que vous nous adressiez tout à l’heure. En promenant un œil rapide sur ces œuvres posthumes enfantées par M. Brifaut avec tant de mystère, vous demandiez si son long silence et son apparente inaction n’avaient pas trompé tout le monde, même à l’Académie, et si, comme le public, ses confrères n’avaient pas dû croire que les délices des salons l’avaient complétement distrait du culte laborieux des Muses. Rien n’est plus vrai, nous l’avions cru ; mais c’était notre faute. À voir de quelle manière il s’associait à nos travaux, nous aurions dû deviner son secret. Quelle ardeur curieuse ! quelle sûreté de mémoire et de goût ? Comment une terre sans culture aurait-elle porté de tels fruits ? On sentait, j’ose dire, dans ses moindres paroles, le parfum de l’étude, et malgré lui son esprit laissait voir ce constant exercice qu’il prétendait dissimuler.

D’où vient donc qu’il se cachait ainsi de travailler et de produire ? Je comprends certains grands seigneurs, ne confessant qu’après leur mort la passion qu’ils ont eue d’écrire ; mais un lettré, fils de ses œuvres, qui, pendant quarante ans, écrit des tragédies, des comédies, des romans, des poëmes, et qui n’en dit rien à personne, pas même à ses meilleurs amis, quel est le mot de cette énigme ? Vous pensez qu’un échec par deux fois répété l’avait dégoûté de la lutte, et qu’après ces deux sommations il avait sagement remis l’épée dans le fourreau. Je le veux bien ; mais à cette prudence se mêlait, j’imagine, un autre sentiment. Il n’avait pas du gentilhomme seulement les dehors, il en avait la fierté. Les lettres lui avaient donné ce que les armes seules donnent aussi chez nous, une noblesse improvisée dont personne n’est tenté de sourire. Entré par cette porte dans les plus élégants salons, il prétendit être du monde et non pas seulement y vivre, s’en faire aimer et non pas protéger. Pour lui, sous ces lambris, la vie des lettres active et militante perdait sa dignité. Quelle que fût la fortune, bonne on mauvaise, c’était, au lieu d’amis, se donner des patrons. Il prit un grand parti et brisa publiquement sa plume pour s’interdire jusqu’à l’espoir, jusqu’à la tentation d’un succès. Mais les lettres ne devaient rien perdre à ce prétendu divorce. Il les aimait de cœur, il les retint à son foyer et s’en fit comme un cercle intime auquel il portait chaque jour un ardent et fidèle hommage. Les duchesses le soir, les lettres le matin, à huis clos, en cachette, tel était le partage qu’il faisait de sa vie ; au lieu de mêler deux plaisirs et de les gâter l’un par l’autre, il aimait mieux les diviser ; et s’il les conciliait quelquefois, ce n’était que dans ce salon où le monde et les lettres font toujours bon ménage, je veux dire à l’Académie.

Notre confrère aimait ce salon-là de préférence à tous les autres et n’en faisait pas mystère : son zèle à suivre nos séances le disait assez haut. Je crois le voir encore, dans ces réunions intérieures, se rendant à sa place, ou plutôt s’y traînant, pas à pas ; toujours exact, toujours nous donnant l’exemple, malgré sa débile santé. On ne verra jamais, je pense, un tel courage dans un si faible corps ; cette frêle enveloppe avait la pâleur d’une ombre et fléchissait comme un roseau ; à son aspect on tremblait pour sa vie ; mais, bientôt, il vous rassurait en ne vous adressant que d’aimables sourires, des regards bienveillants, des mots d’exquise politesse, et jamais une plainte, jamais un murmure de douleur. On peut dire de M. Brifaut qu’il triomphait de la souffrance à force de savoir-vivre. Il oubliait ses maux et trouvait une vigueur d’emprunt dans la longue habitude de se gêner pour les autres, ce grand secret de l’art de plaire, que le monde enseignait autrefois, et dont nous avions là un si parfait modèle

Vous le voyez, Monsieur, outre tant de raisons pour ainsi dire publiques de regretter votre prédécesseur, raisons déjà si bien données par vous, il en est qui sont particulières à cette Compagnie. Peu d’hommes y laisseront un meilleur souvenir. Nous l’aimions tous, pour lui d’abord, pour sa personne, pour l’agrément de son esprit, pour ces grâces un peu coquettes qu’il distribuait à pleines mains sans paraître les prodiguer ; nous l’aimions pour la douce influence qu’il exerçait sur nous ; non qu’il usât souvent de la parole, surtout dans les derniers temps, mais sa seule présence avait je ne sais quelle vertu ; on apprenait quelque chose au contact de son urbanité. Perdre un pareil témoin de mœurs à jamais éteintes, c’est, pour un corps qui vit de traditions, plus qu’un deuil ordinaire. Ceux qui sentent leur cœur saigner chaque fois que, dans nos cités, le marteau du démolisseur détruit quelque heureux vestige des temps qui ne sont plus, quelqu’une de ces œuvres dont le moule est à jamais brisé, ceux-là seuls pourront bien comprendre ce qu’il en coûte à l’Académie de dire à M. Brifaut un éternel adieu.

Pour lui, du moins, la vie touchait presque à son terme ; il n’est pas tombé avant l’heure, comme l’illustre confrère qui vient naguère de nous être ravi. Le moment n’est pas arrivé, je le sais, de donner libre cours à nos regrets, de montrer la grandeur de cette irréparable perte ; une voix éloquente remplira ce devoir. Je ne me permets aujourd’hui que de prononcer en passant ce nom de Tocqueville qui vaut à lui seul un éloge. Cœur généreux et belle intelligence, dont la mémoire vivra autant que ces idées de justice, de raison, de saine liberté dont il servit si noblement la cause, sans en désespérer jamais

Pardonnez-moi, Monsieur, ce triste et involontaire hommage ; j’arrive à des pensées plus douces. Désormais c’est de vous que nous allons parler.

Je voudrais tout d’abord ménager votre modestie, mais il faut bien que je le dise, nous faisons infraction pour vous à nos traditions séculaires. En vous nommant nous avons accueilli un genre de littérature qui n’est pas nouveau dans ce monde, il s’en faut bien, et qui même a jeté souvent un grand éclat, mais qui, dans cette enceinte, fait, à vrai dire, son entrée pour la première fois.

Le roman, jusqu’ici, s’était bien introduit dans nos rangs, mais toujours à la suite et sous l’abri d’autres œuvres estimées moins légères et de meilleure réputation. Aujourd’hui c’est grâce à vos romans, et à vos romans seuls, que vous êtes au milieu de nous ; on ne peut s’y méprendre, puisque votre pensée s’est produite sous cette forme presque à l’exclusion de toute autre, et que, même au théâtre, où vous avez avec bonheur tenté quelquefois la fortune, vous n’avez fait entendre, en quelque sorte, qu’un écho de vos propres romans. Ainsi rien n’est plus clair : ce n’est pas cette fois simplement tolérance, c’est une véritable admission.

D’où vient qu’il a fallu deux siècles pour en arriver là ? Le roman n’appartient-il pas à cette famille littéraire dont le sanctuaire est ici ? N’en est-il pas un des enfants, comme la comédie, par exemple, à qui jamais nous n’avons refusé notre accueil fraternel ? S’il a dans ses manières plus de laisser-aller, moins de réserve dans son langage, c’est qu’il n’est pas soumis, comme elle, à d’heureuses contraintes qui l’obligent à s’observer. Ses règles sont moins étroites ; il n’est pas tenu, par exemple, de parler à voix haute, devant tout un public ; il dit les choses à son lecteur seul à seul, comme à l’oreille, et ose ainsi risquer souvent ce qu’il ferait bien mieux de taire. De là plus d’un danger ; mais, en revanche, quelle source intarissable de vérités sous forme de fictions ! quel merveilleux moyen de peindre à fond le cœur de l’homme, et de le peindre dans tous les temps ; car l’histoire elle-même, que n’a-t-elle pas gagné à permettre au génie de l’animer par le roman ? Tour à tour frivole ou sérieux, badin ou philosophique, le roman peut toucher à tout, parler de tout, descendre à l’analyse des plus subtils sentiments, ou s’élever tantôt presque au lyrisme, tantôt presque à l’épopée. En un mot, il y a dans le roman, sans parler de ses autres charmes, toute une veine littéraire si féconde et si variée qu’on a vraiment peine à comprendre cette sorte d’exil qu’il subit depuis deux cents ans.

L’Académie, Monsieur, je crois pouvoir le dire, ne demandait pas mieux que d’être moins sévère, mais elle a des devoirs qui contrarient ses goûts. Pour ne parler que de notre temps, jamais, assurément, elle n’avait senti plus forte tentation de donner au roman droit de siéger ici, car jamais il n’avait fait ses preuves avec un tel succès. Peut-on nier que de nos jours, dans cet art de la fiction et du récit imaginaire, certains talents puissants ont porté comme une vie nouvelle et une ampleur inconnue ? N’allons pas jusqu’à dire qu’ils ont éclipsé les chefs-d’œuvre de tous leurs devanciers ; qu’en fait de comédie humaine ils ont dépassé Gil Blas ou retrouvé Manon Lescaut ; admirons leur palette, sans oublier que la main de Rousseau en a préparé les couleurs ; mais ne contestons pas que jamais le roman n’avait encore conquis une telle puissance, joué un tel rôle et autant fait parler de lui. Il semblait donc que, pour l’Académie, le moment fût venu de lui tendre la main. Eh bien, non jamais nous n’avions eu plus sérieux motif de persister dans la rigueur ; jamais une amnistie complète et sans réserve n’aurait paru moins méritée et plus hors de saison. C’est que le roman de nos jours n’a pas grandi seulement en puissance, en crédit, en talent ; il a fait des progrès plus rapides encore et d’un tout autre genre. Les peintures les moins chastes du roman d’autrefois sont devenues presque innocentes, car elles n’offensent que la pudeur, tandis que, maintenant, on entremêle à la licence je ne sais quelles prédications cyniques et venimeuses contre tout ce qu’il y a de sacré en ce monde. Ainsi l’Académie, malgré ses désirs d’indulgence, devait se résigner à maintenir son interdit.

Mais par bonheur, Monsieur, elle s’est aperçue qu’en dehors de la foule quelques adeptes du roman échappaient à la contagion et osaient s’imposer encore certain frein et certain respect. Vous étiez dans leurs rangs, marchant comme à leur tête, les soutenant de votre exemple, et consacrant votre talent à prévenir les naufrages au lieu de pousser aux écueils. Par une contradiction heureuse, le public, tout en restant fidèle à de moins pures admirations, s’est laissé prendre au charme de vos gracieux récits, et vous avez eu le secret de lui faire aimer le remède au moins autant que le poison. Dès lors pour l’Académie la question changeait de face : sans abandonner son rôle et sans rien compromettre de la sévère bienséance dont le dépôt lui est commis, elle pouvait tout concilier : accueillir le roman, et ne pas laisser croire qu’elle encourage ses excès. Votre présence ici, Monsieur, aura le double caractère d’un hommage et d’une protestation.

Dès vos débuts vous aviez pris, sans hésiter, le parti soi-disant prosaïque de la morale et du bon sens. Malgré votre extrême jeunesse, soit instinct de nature, soit précoce expérience, vous connaissiez déjà les dangers de la vie et le néant de ces théories arrogantes, alors dans le premier feu de la jeunesse et du talent. Vous étiez destiné, je crois, à écrire tôt ou tard des romans, mais votre vocation parut comme accélérée par ces témérités dont vous étiez témoin. On devient soldat avant l’âge en présence de l’ennemi. Chez vous cette sagesse juvénile était tout à la fois véhémente, animée et doucement mélancolique, sans amertume quoique sans illusions, mélange aimable de pétillante ardeur et d’émotion contenue qui fit aussitôt la fortune de vos premiers romans. Dans le premier de tous, Madame de Sommerville, on ne voit pas encore vos plans bien arrêtés : vous pressentez, vous laissez voir les tyranniques exigences de la passion ; cousue leur déclarez pas ouvertement la guerre. C’est avec Marianna que votre dessein s’éclaircit, se complète et que du même coup se révèle tout votre talent.

Plus une œuvre paraît vivante, moins on veut croire, en général, qu’à lui seul l’artiste ait pu l’imaginer ; on suppose toujours que la nature a posé devant lui. Ne vous étonnez donc pas si des conjectures de ce genre vinrent à l’esprit de vos lecteurs. Ce sont là des méprises qui confirment un succès, surtout lorsqu’on se garde de rien faire pour les provoquer ; lorsqu’on s’attache, comme vous, à vêtir la fiction de ce voile idéal qui déroute les regards, au lieu de laisser croire qu’on aurait la pensée de trahir d’inviolables secrets.

Sous cette vie presque surabondante qui déborde dans Marianna se manifeste un but moral nettement caractérisé. Vous ne vous bornez pas à montrer qu’un châtiment inévitable attend, même en ce monde, ces affections déréglées qui osent entrer en lutte avec l’ordre éternel des sociétés humaines ; que deux cœurs, même sincères, placés hors de la loi commune, se condamnent, en croyant s’unir, à des déchirements qu’on peut décrire d’avance avec une certitude presque mathématique ; vous allez au delà de ces vérités générales ; vous entrez dans l’étude intime des misères de la passion. Votre héroïne a tant lu de romans qu’elle a pris en pitié son bonheur domestique. Trouve-t-elle au moins le bonheur qu’elle rêve, dans cet amour qui lui fait tout abandonner, tout perdre, jusqu’à sa propre estime ? Cet amour devient une torture. Son séducteur lui fait subir tous les supplices que dans un autre temps et par une autre main il endura lui-même. C’est une succession, un enchaînement fatal de victimes et de bourreaux. La pauvre femme bientôt abandonnée veut en finir avec la vie ; une âme tendre, un cœur soumis l’arrache au désespoir et vient se courber sous son joug. Cette fois elle n’est plus victime, mais son supplice n’a changé que de forme ; ce ne sont plus les larmes et les douleurs de l’abandon, c’est l’ennui d’être aimée qui la tue ; et lorsque son dernier regard rencontre le toit conjugal, charmante et paisible demeure qu’elle a fui comme un vulgaire tombeau, « le bonheur était là », dit-elle : c’est le dernier mot du roman.

Cette conclusion n’était pas sans courage à l’époque où vous l’écriviez. Vanter ainsi ouvertement le bonheur terre à terre, le bonheur du chaste foyer ; prendre parti pour cette institution tyrannique que, des hauteurs du roman, on foudroyait alors à grands coups d’éloquence, c’était une œuvre assez hardie. Votre succès fut grand ; mais en vous mesurant à si fort adversaire vous aviez, malgré vous, conservé quelque chose des sentiments et du langage, de l’enthousiasme et de l’exaltation que vous vouliez combattre ; vous aviez, je puis dire, monté votre réplique au diapason du plaidoyer. Aujourd’hui, si vous deviez encore parler de Marianna, ou, pour mieux dire, de cette maladie morale qu’elle personnifie, vous seriez plus à l’aise. Le temps a marché ; ce mal, dont les violents symptômes effrayaient et touchaient tant de gens, ne parvient qu’a grand’peine à se faire prendre au sérieux. Il n’a pas disparu, mais il est descendu d’étage. Les Marianna d’aujourd’hui ne naissent plus dans les châteaux, et, en perdant l’élégance, elles ont perdu leur principal danger ; car la contagion de la mode descend et ne remonte pas. C’est maintenant dans la ferme, sinon dans la mansarde, qu’on nous convie aux dernières convulsions de ces cœurs en délire. Il faut donc l’espérer, l’épidémie touche à sa fin.

Rien ne fait mieux sentir quel espace nous avons parcouru que d’écouter vos personnages. On se croit transporté par eux à vingt ans en arrière. Il en est du peintre de mœurs comme du peintre de portraits : son œuvre porte sa date. Aussi, tout en admettant la verve et l’abondance un peu dithyrambique de Marianna et de ses deux interlocuteurs, on s’accommode mieux avec les personnages placés par vous au second plan. Ils n’étaient destinés d’abord qu’à faire valoir les autres ; c’est avec eux qu’on se plaît aujourd’hui. Leur costume est moins accentué, leurs traits particuliers sont moins en évidence, et par là même ils conservent une plus forte part de cette vérité générale qui seule ne vieillit pas. Tandis que Marianna semble rester fidèle à ces modes ambitieuses auxquelles nos yeux ne sont plus faits, sa sœur nous paraît ajustée avec un goût tranquille qui appartient à tous les temps. Je connais peu de figures plus aimables, mêlant à plus de charme plus de noblesse, plus de réelle grandeur, que cette jeune femme, aimante sans faux besoin d’aimer, tendre mais assez sensée pour accepter un bonheur sans tendresse, et réservant la poésie de son âme, l’excès de son dévouement à veiller sur sa sœur, à retarder sa chute, à la sauver du désespoir. Ce caractère est un de vos plus fins joyaux. J’en dis autant de ce mari de l’héroïne, époux irréprochable, et qui pourtant s’accuse avec raison des infortunes de son ménage ; aimant profondément sa femme, mais ne pensant qu’à surveiller ses forges, et croyant que le bonheur conjugal est une fleur des champs qui pousse sans culture. Le réveil de cet homme de bien, ses regrets, son courage, son indulgence sans faiblesse le font aimer et respecter. C’est une figure de notre temps, bien observée, bien peinte, sans aucune hyperbole ; je ne m’étonne pas qu’on l’ait heureusement transplantée au théâtre, mais c’est à vous qu’en appartient l’honneur.

Après Marianna, la surprise fut grande de vous voir tout à coup, presque au milieu de votre succès, changer non pas de cause, mais de genre et de ton. Au lieu de tragiques amours, au lieu d’une action marchant à un seul but et réglée jusque dans ses écarts, vous nous donniez un capricieux récit, sans autre intention que de nous divertir, un récit que Sterne en belle humeur n’aurait pas dédaigné, un badinage amoureux, les aventures demi-risibles demi-touchantes d’un vieux docteur de village. Ou donc aviez-vous pris cette gaieté, cette sensibilité railleuse, ce mélange indéfinissable de persiflage et d’émotion ? En avait-on vu la trace dans votre Marianna ? Un don si imprévu était-il naturel ? N’était-ce pas quelque réminiscence, un effort de travail, un moyen de frapper l’attention par un piquant contraste et de faire preuve de souplesse d’esprit ? Non, c’était votre nature ; tout dans cette fantaisie coulait de source et de jet spontané. Cet excellent Docteur Herbeau était bien votre enfant. Il a quelques défauts sans doute ; d’abord il a ceux du genre, ceux de Sterne lui-même : il abuse un peu quelquefois du plaisir très-réel qu’on trouve à l’écouter, plaisir qu’évidemment il partage. À cela près, quel charmant homme ! et comme on comprend bien que, tout en s’en moquant, cette jeune femme ne puisse s’en passer. S’il n’avait pas un certain fils, vrai tapageur de cabaret qui trouble un peu trop violemment l’urbanité du foyer paternel, et si de loin en loin on pouvait abréger quelques pages, ce serait un vrai bijou que cette histoire. Telle qu’elle est, je ne l’en tiens pas moins pour un des contes les plus fins et les plus délicats qu’on ait produits de notre temps.

Ainsi vous aviez deux langages, deux cordes sous vos doigts rendant chacune un son distinct ; il faut donc, pour vous bien connaître, distinguer deux hommes en vous : un moraliste, gouvernant son imagination, se traçant une tâche et pratiquant la fiction comme un moyen d’enseignement et de réforme ; puis un conteur, ou plutôt un peintre, qui prend ses libres ébats, laisse aller son pinceau, et retrace à sa mode les mœurs, les caractères, les accidents de la vie, sans se préoccuper du but moral qu’il atteindra, mais bien servi par le hasard car vous travaillez toujours, même sans paraître vous y astreindre, au profit des cœurs honnêtes et des nobles sentiments. De ces deux hommes si différents, lequel a votre préférence ? Pour moi, je suis tenté de croire que votre pente la plus forte est du côté de la plus libre allure ; qu’à la rigueur vous auriez pu ne pas faire Marianna, tandis que le docteur Herbeau, c’est malgré vous que vous deviez le peindre. Et cependant le doute me revient quand je me trouve en face de quelques-uns de vos romans qui font, pour ainsi dire, cortége à Marianna et complètent votre œuvre militante ; surtout en face de Fernand, de toutes vos créations peut-être celle qui contient la leçon la plus claire et la plus saisissante, celle dont le tissu est le plus ferme, le plus nerveux, le plus dégagé d’inutile parure.

Le sujet en est simple et appartient à tous les temps. Fernand n’est point un héros incompris ; il ne se croit point un homme de génie, et ne demande pas que le monde change pour lui ses lois ; seulement il s’imagine qu’après avoir conduit avec mystère, pendant quelques années, une intrigue amoureuse, après avoir secrètement détruit le bonheur d’un ami, d’un galant homme, il peut, quand vient la lassitude, s’éloigner et rompre sa chaîne puis, comme il a rencontré au sein d’une honnête famille une jeune et pure beauté, il croit, parce qu’il a su lui plaire, que tranquillement il va devenir son époux. Ce sont ces illusions que vous dissipez une à une avec une impitoyable rigueur. Non-seulement il n’accomplira pas cette chaste union, mais les liens qu’il a voulu rompre se renouent malgré lui et deviennent publics ; il est comme garrotté à sa complice par la vengeance du mari outragé. Et lorsque, après d’indicibles tortures, une mort imprévue semble le délivrer, lorsqu’il croit être libre et voit luire de nouveau l’espoir du bonheur qu’il rêvait, le châtiment reprend son cours : il est frappé à mort par la main de son ancien ami. Cette tragique histoire est conduite avec un art sobre et discret, sans couleurs rembrunies, sans déclamation. Vous ne cherchez l’effet que dans l’inflexible logique des événements que vous créez et qui semblent naître d’eux-mêmes. Aussi produisez-vous une impression simple et profonde.

À côté de Fernand j’aperçois Madeleine, récit d’un coloris plus doux, où l’intention morale n’est pas moins apparente, mais prend un caractère moins rude et moins poignant. Cette apologie du travail n’a pas besoin qu’on la signale aux bienveillances de l’Académie ; elle a reçu dans cette salle même une publique récompense, et quelques-unes de ces magistrales paroles qui sont ici les vraies couronnes des prix que nous décernons. Je me garderais donc de vous parler de Madeleine, si je n’avais à vous faire un aveu. Le seul défaut pour moi de cette ingénieuse idylle, c’est de finir trop bien Vous tendez à votre lecteur un véritable piége. Comment ne pas prendre au sérieux la pauvreté de cette jeune fille que vous amenez à Paris, du fond de sa province, complétement ruinée, et enseignant par son exemple à son malheureux cousin qu’on peut, avec le travail, se relever de l’abîme ? Lorsqu’on s’est attendri pendant tout un volume devant cette angélique créature oubliant sa propre infortune pour ramener peu à peu le courage dans une âme abattue ; lorsqu’on se réjouit de voir enfin l’aisance prête à sourire à tant d’efforts, voilà qu’à la dernière page on fait la découverte que tout cela n’est qu’un pieux mensonge, que Madeleine n’a jamais été pauvre, et qu’elle attend son cousin converti sur le perron de son château. À ce coup de théâtre on se sent un peu dupe ; on regrette en partie son attendrissement, et l’effet obtenu jusque-là diminue. Je sais que pour bien des gens rien ne vaut le plaisir des surprises, et qu’il leur faut, coûte que coûte, un dénoûment d’opéra. Si donc il s’agit du succès, surtout du nombre des suffrages, je me tiens pour battu ; mais il y a profit, croyez-moi, à ne pas toujours vouloir plaire. C’est un genre de conseil qu’on peut vous donner sans danger, car vous auriez beau le suivre, je suis bien sûr qu’il n’y paraîtrait pas.

Je pense en ce moment, je ne vous le cache point, au plus brillant peut-être de vos ouvrages, à celui qui vous a fait connaître les douceurs de la popularité. Assurément vous n’avez rien produit de plus agréable que Mademoiselle de la Seiglière ; nulle part vous n’avez montré plus d’entrain, de mouvement, de gaieté communicative ; les caractères sont bien suivis, quelques-uns très-finement tracés ; les détails gracieux abondent, et l’envie de faire rire, envie très-légitime que le sujet provoque, n’excède pas dans le roman une bonne et juste mesure. Mais en produisant au théâtre ce délicieux tableau de genre, en vous trouvant en face d’un parterre, la tentation devait vous prendre inévitablement de faire quelques frais nouveaux. Eussiez-vous résisté, n’eût-on point obtenu de vous d’accuser certains traits, d’insister sur certains détails plus que ne le comportait votre pensée première, la perspective de la scène, l’esprit et le jeu des acteurs auraient suffi, à votre insu, pour modifier dans votre œuvre la proportion, et, passez-moi le mot, la qualité du rire. Vous avez réussi, je le sais. Bien mieux encore que tout à l’heure le résultat vous justifie. En prêtant à votre pensée cette forme nouvelle, en lui donnant deux corps, pour ainsi dire, vous avez plus que doublé l’éclat de votre succès ; mais l’œuvre d’art n’a-t-elle en rien souffert ? Votre roman conserve-t-il encore sa première saveur et son premier aspect ? Le bruyant souvenir du théâtre vient nous troubler en le lisant, de même qu’au théâtre, en écoutant la comédie, nous regrettons parfois les grâces narratives et pittoresques du roman.

Vous comprenez, Monsieur, quel est le but de ma querelle. Loin de vous détourner du théâtre, je vous reprocherais plutôt de l’avoir négligé. Tous les dons qu’il exige, ces dons si rares et si divers, l’entente de la scène, la vivacité du dialogue, l’art d’animer les caractères, nous savons maintenant que vous les possédez ; gardez-vous donc de n’en pas faire usage. Mais ne confondez pas deux genres profondément distincts malgré leur apparente analogie. Partagez vos faveurs : donnez quelquefois au théâtre une primeur de vos pensées ; ne lui sacrifiez plus vos romans. Si bonne et si féconde que soit une semence, on ne peut en tirer deux moissons.

Je vois avec regret qu’il me faudra laisser dans l’ombre la moitié de vos œuvres. Je m’étais bien promis de ne point faire de passe-droits, mais pour être tout à fait juste j’aurais besoin de trop de temps. Je regrette surtout de ne pas visiter avec vous ces côtes de Bretagne qui vous ont si souvent inspiré et qui se disputent votre cœur avec les vallons du Berry. Vous connaissez et exprimez si bien ce genre de paysage ! Je voudrais m’arrêter au château de Valcreuse, dans les débris de ce donjon où je vois s’abriter la plus romanesque aventure mêlée aux plus émouvantes scènes de la guerre de Vendée ; j’aimerais à entrer au Coat-d’Or, sous les anciennes voûtes où cette mâle jeune fille, si bien nommée Vaillance, anime de sa vie, réchauffe de son soleil ce trio de vieux marins bretons d’un égoïsme si tendre et si original ; je voudrais assister enfin au jour suprême, aux funérailles de la Maison de Penarvan. Devant ce dernier tableau, votre dernier succès, j’aurais peut-être encore quelque réserve à faire. J’admire assurément les délicieuses scènes dont vous semez ce récit, et j’accepterais même votre donnée première, si vous ne la poussiez pas à outrance. C’est un ridicule, à coup sûr, que de n’être pas de son temps, de rêver du passé sans voir que les heures marchent ; mais ce ridicule avoisine une si sainte chose, la religion des souvenirs, qu’il vaut mieux renoncer à l’atteindre, de peur de mal porter ses coups. Il y a toujours tant d’occasions présentes de faire rire les gens, on est toujours en face de tant de sottes prospérités, de tant de vices triomphants, qu’on peut, sans grand dommage, laisser en paix ces cœurs fidèles, ces âmes chevaleresques, dont l’exemple, après tout, n’est pas contagieux.

Ne vous étonnez pas, Monsieur, si j’use avec vous de franchise : on se doit en famille mieux que des compliments. Vous nous apportez le concours d’un talent encore plein de jeunesse : l’heure du repos n’est pas venue pour vous. Vous ne voudriez pas que le public nous accusât d’avoir, en vous adoptant interrompu ses plaisirs. Cette mission modeste et laborieuse, que depuis vingt années vous remplissez en volontaire, vous la tiendrez désormais d’une plus haute autorité. L’Académie compte sur vous. Elle sait que le roman n’est pas au bout de ses conquêtes. Comment le contenir et quelles barrières lui opposer ? Il n’en est qu’une, la force de l’exemple. Au lieu de le combattre, il faut le relever. Il menace les lettres, et déjà même il les domine ; tâchons de l’assujettir aux lettres, de lui en inspirer l’esprit et la discipline, de lui en faire respirer les salubres influences. Cela ne veut pas dire qu’il faille le parer, le farder, lui coudre des paillettes et le vêtir de rhétorique ; simplifions au contraire son costume et son langage : soumettons-le aux éternelles lois du goût. Que la forme soit bonne et que le fond soit sain : le public, croyez-moi, nous donnera la préférence et sera de notre parti.

Vous l’avez éprouvé vous-même ; pour nous aider dans cette tâche, vous n’aurez qu’à vous imiter, et tout au plus à vérifier les doutes que je me suis permis de vous soumettre. En attendant les services nouveaux que vous rendrez à notre cause, nous vous remercions du passé. Désormais, grâce à vous, le roman n’aura droit ni de se croire délaissé ni de se dire proscrit ; il saura, mieux que par des paroles, par un vivant exemple, que, pour entrer ici, il n’a besoin de rien abandonner de ses qualités naturelles, de ses dons les plus capricieux ; qu’il peut être piquant, gracieux, passionné, faire pleurer et faire rire, à la seule condition de ne pas adorer le succès, de ne pas l’acheter à tout prix et d’avoir non-seulement du talent, mais un talent qui se respecte.