Réception de M. Sainte-Beuve
M. Sainte-Beuve, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Casimir Delavigne, y est venu prendre séance le 27 février 1845, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
C’est un grand moment dans la vie de tout homme de lettres que celui où il entre à l’Académie : c’en est un surtout bien imposant et tout à fait décisif pour l’écrivain dont les débuts étaient loin de se diriger vers un prix si glorieux, et pouvaient même sembler s’en détourner quelquefois ; qui eût considéré, il y a peu de temps encore, ce but solennel comme peu accessible, et qui a eu besoin, pour y aspirer sérieusement, de l’indulgence de tous et de l’encourageante bienveillance de quelques-uns. Ces amitiés, Messieurs, s’il m’est permis désormais de leur donner ce nom, ces amitiés précieuses et illustres, en voulant bien me tendre la main du milieu de vous, m’ont enhardi et comme porté ; elles m’ont rendu presque facile un succès que d’autres plus dignes ont attendu plus longtemps : il se mêle malgré moi aujourd’hui un reste d’étonnement et de surprise jusque dans la reconnaissance. Je saurai m’y accoutumer, jouir, comme je le dois, des honorables douceurs de cette distinction par vous accordée à l’écrivain. Et que le public surtout, le grand juge permanent, n’ait à s’en apercevoir dans la suite qu’au redoublement de mes efforts, à leur application de plus en plus marquée vers les sujets élevés et sérieux, qui sont faits pour remplir la seconde moitié de la vie.
C’est marcher tout d’abord dans cette voie, Messieurs, que de venir retracer devant vous un caractère et un talent comme celui de Casimir Delavigne : il a eu dès le premier jour la célébrité, il a obtenu la gloire, et il n’a pas cessé un seul instant depuis d’y joindre l’estime. Homme de lettres accompli et qui n’a été que cela, poëte à la fois populaire et modéré, d’une pureté inaltérable, habile et fidèle dispensateur d’un beau talent, bon ménager d’un grand renom, il eût offert en tout temps une existence littéraire bien distinguée et bien rare : elle le devient encore plus, à la considérer aujourd’hui.
Une qualité générale frappe au premier coup d’œil, en parcourant l’ensemble de cette vie bien courte et pourtant si remplie ; quand je dis que cette qualité frappe, j’ai tort, il serait plus juste de dire qu’elle repose et satisfait : sa destinée a tout à fait l’harmonie ; et je n’en veux pour preuve que le sentiment universel qu’elle inspire, cette sorte d’admiration affectueuse et douce dont il est l’objet. Casimir Delavigne, poëte, sut être toujours à l’unisson, au niveau du sentiment public ; il partagea les goûts, les émotions, les enthousiasmes du grand nombre en ce qu’il y eut d’honnête, de légitime, de généreux ; il en fut l’organe clair, ingénieux, élégant, sensible. Qu’il chante ouvertement ou sous voile d’allusion les douleurs et les oppressions de la patrie, qu’il se reporte aux calamités, aux espérances ou aux plaintes de l’Italie et de la Grèce, qu’il raille au théâtre certains préjugés, qu’il flétrisse certaines tyrannies, il est toujours aisément d’accord avec ce que sont tentées de penser et de sentir sur ces sujets la plupart des natures droites et saines, des jeunes âmes écloses du milieu de notre société et formées par notre éducation libérale. Il exprime ses pensées, ses émotions, qui sont volontiers les leurs, du mieux qu’elles-mêmes le pourraient désirer, et avec les couleurs qu’il leur plairait le plus de choisir. C’est ainsi qu’en un temps où d’autres talents élevés poursuivaient et atteignaient, ou manquaient la gloire, en d’autres régions plus orageuses de la sphère et sur d’autres confins, lui, il suivait sa belle et large voie, populaire d’une popularité légitime, heureux d’un bonheur possible : en un mot, il réalisait dans toute sa vie une sorte d’idéal tempéré et continu, sans aucune tache.
Même, dans cette seconde moitié de sa carrière où il eut affaire à un milieu de société décidément modifié, à certains goûts littéraires que nous connaissons très-bien, moins réguliers, moins simples ou moins traditionnels, et, comme on dit, plus exigeants, là encore, il sut trouver je ne sais quel point agréable ou tolérable dans le mélange : il étendit ses ressources sans trop sortir de ses données habituelles ; il put paraître quelquefois sur la défensive, il réussit toujours à garder ses avantages, il ne fut jamais vaincu.
Casimir Delavigne, né au Havre en 93, d’une honorable famille de la classe moyenne, vint faire ses études à Paris, au lycée Napoléon. Il était précédé de deux années par son frère Germain dont le nom n’est pas séparable du sien, et par cet autre ami, non moins inséparable, j’allais dire par cet autre frère, M. Scribe. Il était sur les bancs et disputait les premières places avec un autre de ses futurs confrères, alors brillant de promesses, M. de Salvandy. Il faut dire pourtant que ce ne fut que dans les hautes classes que le talent du jeune Casimir se révéla : jusqu’à l’âge de quatorze ans, son intelligence elle-même paraissait sommeiller. Ce fut par la poésie qu’elle se fit jour. Un matin qu’on avait donné quelque version de Perse ou d’Anacréon, le jeune écolier trouva plus facile de traduire en vers français. Les vers furent de tout temps plus à son usage que la prose. Un de ses oncles était lié avec Andrieux et lui montra ces premiers vers de Casimir : « Qu’il laisse les vers, répondit Andrieux, c’est un vilain métier : qu’il fasse son droit et devienne un bon avocat ! » Mais lorsqu’on lui eut porté, quelque temps après, le Dithyrambe sur la Naissance du Roi de Rome : « Allons, dit-il, amenez-le moi ; aussi bien on voudrait l’empêcher, qu’il ne ferait jamais autre chose que des vers. » Et le jeune Casimir avait été présenté, il le reçut comme un fils, lui donna des conseils particuliers, lui fit suivre son cours, le lia avec son autre lui-même Picard, et insensiblement, bien peu d’années après, Casimir Delavigne, encore très-jeune, était devenu à son tour le conseiller de ses premiers maîtres, surtout de Picard qui lui lisait ses comédies : naïve et touchante réciprocité !
Les choses littéraires, Messieurs, ne se passent pas toujours ainsi, par une filiation si directe, si pieuse, si ininterrompue. Les générations ne se succèdent pas toujours comme il arrive dans une famille aimante et bien réglée. Un moment vient où le jeune homme, qui jusqu’alors avait paru suivre la leçon des devanciers et des maîtres, se croit sûr de lui. Un éclair l’éblouit, un rayon l’illumine, qu’importe ? il se lève, s’émancipe brusquement et se retourne souvent contre les plus proches : de là bien des discordes, des égarements sans doute, peut-être aussi quelques nouveautés conquises et ajoutées à grand’peine à l’héritage des anciens. Car toutes ces discordes domestiques et ces guerres civiles littéraires n’empêchent pas, Messieurs, et tout devant moi le prouve, que les vrais lettrés, j’entends par là ceux qui aiment les lettres pour elles-mêmes, ne soient, toute rébellion cessante, d’une même cité, d’une même famille, et que le bien acquis et par les pères et par les neveux ne compose finalement le trésor de tous.
Casimir Delavigne a cela de particulier, entre les gloires poétiques de son âge avec lesquelles on l’a souvent comparé, qu’il reçut docilement la tradition des maîtres d’alors, et qu’il n’eut jamais l’idée ni la velléité de s’y soustraire : il pressentait toutes les ressources que son talent en pouvait tirer, et qu’il en serait le rejeton le plus fertile, le plus brillant. Modeste et parfois timide d’apparence, on aurait tort pourtant de croire qu’il manquât de fermeté. Il y a plus de force qu’il ne semble dans cette tenue constante de caractère de méthode et d’école, au milieu d’une époque si diversement agitée. S’il céda quelquefois sur des points de détail, quand il le crut nécessaire et raisonnable, il ne se laissa jamais tenter ni entraîner aux séductions croissantes, ni aux souffles impétueux. De quelque côté qu’on se place pour le juger, je le répète, il y a de la force dans cette réserve.
Je ne puis qu’effleurer (et j’en ai regret) les circonstances intéressantes de sa vie à ses débuts. Il eut d’abord une modique place dans l’administration de ce bienveillant et universel patron, Français de Nantes, qui, l’ayant aperçu un jour dans ses bureaux, lui demanda : « Que venez-vous faire ici ? » Lorsqu’il commença ses Messéniennes vers 1816, il était plus sérieusement employé dans un travail pour la liquidation des dettes étrangères sous M. Mounier. Il composait en même temps son Épître à Messieurs de l’Académie française sur l’étude, pour ce brillant concours de 1817 d’où sortirent tant de jeunes noms. Il résultait parfois de ce partage d’occupations quelques erreurs de chiffres dans sa tâche habituelle : on cite tel cheval dont le chiffre fut porté par mégarde, à la colonne des 10,000, au lieu de celle des 1,000. M. Mounier, avec une douce gronderie, telle qu’on la peut supposer de sa part, ne put s’empêcher de le lui faire remarquer : « Voyez donc, comment cela se fait-il ? » – « Comment ? répondit le poëte étonné : que vous dirai-je, Monsieur ? il fallait que ce fut un bien beau cheval ! » La France, qui faillit payer ce cheval un peu trop cher, allait retrouver son compte aux Messéniennes.
Elles coururent d’abord manuscrites, puis parurent en public avec un succès prodigieux. Toutes les âmes jeunes, vives, nationales, naturellement françaises, y trouvèrent l’expression éloquente et harmonieuse de leurs douleurs, de leurs regrets, de leurs vœux ; tout y est honnête, avouable, et respire la fleur des bons sentiments : Casimir Delavigne s’y montra tout d’abord l’organe de ces opinions mixtes, sensées, aisément communicables, et si bien baptisées par un grand écrivain, le mieux fait pour les comprendre et les décorer, par M. de Chateaubriand, de ce nom de libérales qui leur est resté. On n’en trouverait aucun représentant plus irrépréhensible et plus pur, en ces jeunes années d’essai, que Casimir Delavigne : en sincérité, en éclat, en expression loyale et populaire, il rappelle un autre cher souvenir, un autre nom sans reproche aussi, et qu’il a chanté : Casimir Delavigne et le général Foy !
Louis XVIII lui-même put lire les premières Messéniennes, et y applaudir dans sa mesure. Un de ses ministres d’alors, un de vos illustres confrères d’aujourd’hui, eut l’une des premières copies, et la porta au château. Après le travail, la conversation fut aisément amenée sur le chapitre des vers, que Louis XVIII aimait, comme on sait, et dont il se piquait fort. Lecture de la première Messénienne fut faite ; et, de l’impression favorable du Roi, aussi bien que de l’officieuse insinuation du ministre, il s’ensuivit que Casimir Delavigne était le lendemain bibliothécaire de la Chancellerie,– où il n’y avait pas encore de bibliothèque.
La vogue des Messéniennes devait porter naturellement le jeune auteur vers d’autres applaudissements : Casimir Delavigne y avait de tout temps songé. On le conçoit, le théâtre, c’est l’arène de tous les cœurs amoureux de la grande gloire littéraire, de tous ceux qui briguent hautement la palme et qui croient à la rémunération publique du talent. Un beau talent lyrique, si élevé qu’il soit, et souvent à cause de cette élévation même, devient difficilement populaire. Chez les anciens, chez les Grecs du moins, l’ode, c’était le théâtre encore : elle avait devant elle la Grèce assemblée et les Jeux Olympiques. De spirituels modernes, grands lyriques à leur manière, ont trouvé moyen de surprendre, de ressaisir le même succès par la chanson. Casimir Delavigne venait de ravir le sien par ses Messéniennes. Mais c’est au théâtre principalement, c’est là, comme à leur rendez-vous naturel et à leur champ de bataille décisif, que visent les plus nobles ambitions poétiques.
Aussi, malgré son prélude de la veille, on peut dire de Casimir Delavigne, qu’il entra à la première représentation de ses Vêpres Siciliennes incertain, pauvre, à peu près inconnu, et qu’il en sortit maître de sa destinée. Vous n’attendez pas, Messieurs, que j’aille m’ériger ici en juge, discuter des genres, réveiller ou trancher de vieux débats. Je vois devant moi les hommes qui, à des degrés divers, ont donné à la scène française son éclat et ses nuances de nouveauté depuis plus de vingt ans ; ce n’est pas devant ces juges du camp, qui ont pratiqué l’arène, ce n’est pas devant le grand poëte qui me fait l’honneur de me recevoir en ce moment au nom de l’Académie, glorieux champion dans bien des genres, et lui-même l’un des maîtres du combat, que je viendrais étaler et mettre aux prises des théories contradictoirement discutables, tour à tour spécieuses, mais qui n’ont jamais de meilleure solution ni de plus triomphante clôture que ce vieux mot d’un vainqueur parlant à la foule assemblée : Allons de ce pas au Capitole remercier les dieux ! – Allons applaudir le Cid pour la centième fois ! – Casimir Delavigne aurait pu, pendant des années, se borner à cette réponse envers ceux qui auraient cherché querelle à ses premières œuvres dramatiques. Il dut à un ensemble de qualités, d’inspirations heureuses et de ressorts ingénieux, et à l’habile ménagement qu’il en sut faire, d’enlever son public et de le retenir longtemps. À relire plus froidement aujourd’hui cette première moitié de son théâtre, on pourrait remarquer que, s’il se montre évidemment de la postérité de Racine par les soins achevés du style, il tiendrait plutôt de l’école dramatique de Voltaire par certaines préoccupations philosophiques et certaines allusions aux circonstances. Mais ce jugement même serait trop incomplet. Que du milieu de la moisson si riche de ses premiers triomphes, de cette ferveur généreuse des Vêpres Siciliennes, de cette exquise versification des Comédiens, il me soit permis de choisir, et d’exprimer ma prédilection toute particulière pour des portions du Paria : le jeune auteur y trouvait dans l’expression de l’amour des accents passionnés et vrais ; dans ses chœurs, surtout quand il exhale les tristesses et les langueurs de sa Néala, il arrivait au charme et nous rendait mieux qu’un écho de la mélodie d’Esther. L’hymne des brames au soleil, et leur cantique du Jugement dernier, en faisant ressouvenir des trois premiers chœurs d’Athalie, ne pâlissaient pas auprès, mais semblaient s’être éclairés à cette magnificence.
De la pièce si agréable des Comédiens, je veux pourtant relever ce personnage de Victor, type du jeune auteur dramatique tel que le rêvait le poëte, et à la faveur duquel il a exprimé, sur le but moral de l’art, sur le rôle du talent dans la retraite, quelques conseils, et préceptes d’une justesse appropriée, dont il est demeuré observateur fidèle ;
Aimons les nouveautés en novateurs prudentsQue le littérateur se tienne dans sa sphèreCrains les salons bruyants, c’est l’écueil à. ton âge ;Nous avons trop d’auteurs qui n’ont fait qu’un ouvrage
Et d’autres pareils. Casimir Delavigne resta toujours, à bien des égards, et sauf une certaine fougue qu’il lui prête, le Victor de ses Comédiens, adouci et non amolli par le succès.
L’École des Vieillards fut un grand moment dans les fastes dramatiques d’alors. L’opinion de quelques bons juges est que nulle part peut-être Casimir Delavigne n’a si bien rencontré pour l’entrain natif de son talent et pour le courant direct de sa veine. L’intérêt dramatique qui animait l’œuvre au gré de la foule, vient assez confirmer ce jugement. Sur ce thème, qui semble usé, du mariage, le poëte avait su trouver un comique nouveau, un pathétique sérieux et nullement bourgeois, une morale pure et non vulgaire. Les caractères se dessinent et contrastent, ils concourent tous par un jeu naturel à l’action. Le personnage de madame Sinclair, de cette mère vaine et légère qui entraîne et compromet sa fille sans le vouloir, sans y songer, n’est pas le moins piquant de vérité. Une diction irréprochable et ornée, dont chaque point soutient ou égaye l’attention, vient servir et compléter cet heureux ensemble. Talma, après avoir entendu la pièce au Comité, y voulut aussitôt un rôle. Quand les deux grands acteurs, interprètes incomparables de la pensée du poëte, s’unissaient pour la faire valoir, l’émotion allait au comble. On me pardonnera un détail de statistique, la statistique ici est parlante : les soixante-six premières représentations de l’École des Vieillards égalèrent ou surpassèrent même de quelque chose en recette les soixante-six premières du Mariage de Figaro. Le chiffre le plus approchant dans les modernes succès, est celui de Sylla.
Casimir Delavigne avait trente ans : il était arrivé à la maturité de la jeunesse, à la possession de la célébrité la plus flatteuse et la plus pure ; les générations de son âge et celles qui s’étaient élevées depuis, ou qui grandissaient, l’avaient pour première idole. Toutes les opinions s’inclinaient devant son talent ; il échangeait vers ce temps avec le plus célèbre poëte de l’autre parti (il y avait encore des partis en ce temps-là), avec M. de Lamartine, des félicitations poétiques, pleines de bon goût, de bonne grâce, et dignes de tous deux. Un Prince, qui savait demander à la cause publique les sujets de ses propres choix, le dédommageait par son intérêt, j’allais oser dire, par son amitié, d’une destitution odieuse. Vous-mêmes enfin, Messieurs, Académie française, vous alliez l’accueillir en votre sein. Le poëte eut là de pleines et belles années. Si quelque chose pouvait ajouter à leur éclat, c’était la manière dont il le portait : aimable, naïf, rougissant, on aurait cru voir une jeune fille plutôt qu’un des héros de la popularité. Le monde, qui eût été empressé de l’attirer, ne le tentait pas : on peut dire de lui, selon une expression heureuse, que le monde ne l’a pas vu et ne l’a pas connu, il ne l’a qu’entendu. Casimir Delavigne semblait comprendre de loin que ce monde si aimable, si flatteur et tout à fait engageant, s’il aguerrit l’homme, intimide parfois le talent. Lui, il avait choisi de vivre en famille. Pur homme de lettres, sérieusement occupé de la conception de ses ouvrages, les méditant longuement à l’avance, les composant et les retenant même (circonstance singulière !) presque tout entiers de mémoire avant de les écrire, il avait besoin de temps, de recueillement. Son organisation délicate, et même frêle, n’avait pas trop de tout son souffle pour des compositions d’aussi longue haleine. La famille comprenait tout cela, on lui ménageait des loisirs, on faisait silence autour de lui ; il pouvait être rêveur et distrait à ses moments. Un frère, un aîné, homme d’esprit et de talent, s’oubliait avec bonheur en ce frère préféré qui devenait le chef des siens. D’excellents amis, juges avisés, suivaient en détail, assistaient de leurs conseils les œuvres naissantes qui faisaient leur orgueil. En tout, c’était là, je ne dirai pas un spectacle touchant (il n’y avait pas spectacle), mais une touchante manière de jouir de sa gloire et de la mériter d’autant mieux, en s’y dérobant.
En ces heureuses années, Casimir Delavigne fit le voyage d’Italie ; il s’y reposa des longs travaux par des inspirations qui tiennent davantage à la fantaisie ou à l’impression personnelle ; la plupart des ballades qui datent d’alors reparaissent qu’aujourd’hui pour la première fois. On y peut remarquer une sorte de transition à la seconde manière ; il cherche à s’y rapprocher de plus près de la nature, à prendre son point de départ dans la réalité : ainsi, dans le Miracle, il s’inspira de la vue d’un enfant mort, qu’il avait vu entouré de cierges et paré de ses beaux habits, au moment où un jeune frère, dans sa naïve ignorance, s’approchait du mort en lui offrant un jouet. Il avait été très-touché de cette vue, aimant extrêmement les enfants, comme cela est ordinaire aux poëtes et aux âmes pures. Mais, même en ces ballades, remarquons-le bien, il transforme la réalité et l’enveloppe successivement en une suite de petits drames ; il y a chez lui de la composition, de l’arrangement toujours ; il idéalise, il construit, il revêt sa pensée première avec lenteur, grâce, circonlocution et harmonie. Même en ses moindres cadres, il a besoin d’espace et il s’en procure. S’il n’est ni si impétueux ni si entraîné qu’on voudrait d’abord, laissez-le faire, laissez-le rêver à loisir, seul, ne l’interrompez ni ne l’excitez : il arrive aussi à ses effets, à ses nobles et douces fins. On se rappelle l’Âme du Purgatoire ; les Limbes, le second chant de ce petit poëme du Miracle, sont admirables de ton !
Nous ne craignons pas ici de soulever avec respect un voile pieux qui est désormais celui du deuil : le voyage d’Italie réalisa tout son rêve, il y vit tout ce qu’il attendait du passé, il trouva plus, son cœur rencontra celle qui lui était destinée, et son avenir s’enchaîna. Lui-même a consacré les prémices de son bonheur domestique dans les seuls vers peut-être où il se soit permis ce genre d’épanchement :
Il n’est point de beaux lieux que n’embellisse encoreLe sentiment profond qu’on éprouva près d’eux
De tels vers et ceux qui suivent, et que je regrette de ne pouvoir citer avec étendue, ont tout leur prix chez le poëte qui n’a laissé échapper de son âme discrète que de pudiques parfums.
Lorsque Casimir Delavigne revit la France à son retour d’Italie, et dans le temps où il méditait son Marino Faliero, les choses littéraires, il ne put se le dissimuler, avaient légèrement changé de face. L’accueil incertain fait à sa Princesse Aurélie, à cette comédie demi-capricieuse et demi-satirique que des gens d’esprit ne croient pas encore jugée, parut, quoi qu’il en soit, un premier symptôme. Jusque-là il avait eu, moyennant ses consciencieux efforts, un succès plein, facile, succès du jour et du lendemain, un applaudissement sans réserve ; il avait gagné à chaque pas, il s’était étendu et avait donné de lui-même de variés et croissants témoignages. À partir de 1828, un temps d’arrêt se présente : il se trouve en face de générations plus inquiètes, plus enhardies, qui se mettent à contester et qui réclament dans les conceptions dramatiques, et même dans le style, certaines conditions nouvelles, plus historiques, plus naturelles, que sais-je ? (car je ne nierai pas qu’il n’y eût quelque confusion en plus d’une demande), enfin des conditions un peu différentes de celles qui, la veille encore, suffisaient. Casimir Delavigne vit le danger pour lui et y para. Si, dans cette seconde phase de son talent, il lui fallut défendre pied à pied sa position acquise, transiger même par instants, on doit convenir qu’il le fit avec bien de l’habileté et de l’à-propos. Je ne sais si sa domination à la longue ne s’en affaiblit pas quelque peu au centre, il ne perdit rien du moins sur ses frontières. Marino Faliero, Louis XI, surtout les Enfants d’Édouard, un des plus grands succès dramatiques de ces onze dernières années, ne sauraient être considérés que comme des victoires ; les généraux habiles savent en remporter même dans les retraites.
Nous autres critiques qui, à défaut d’ouvrages, nous faisons souvent des questions (car c’est notre devoir comme aussi notre plaisir), nous nous demandons, ou, pour parler plus simplement, Messieurs, je me suis demandé quelquefois : Que serait-il arrivé si un poëte dramatique éminent, de cette école que vous m’accorderez la permission de ne pas définir, mais que j’appellerai franchement l’école classique, si, au moment du plus grand assaut contraire et jusqu’au plus fort d’un entraînement qu’on jugera comme on le voudra, mais qui certainement a eu lieu, si, dis-je, ce poëte dramatique, en possession jusque-là de la faveur publique, avait résisté plutôt que cédé, s’il n’en avait tiré occasion et motif que pour remonter davantage à ses sources, à lui, et redoubler de netteté dans la couleur, de simplicité dans les moyens, d’unité dans l’action, attentif à creuser de plus en plus, pour nous les rendre grandioses, ennoblies et dans l’austère attitude tragique, les passions vraies de la nature humaine ; si ce poëte n’avait usé du changement d’alentour que pour se modifier, lui, en ce sens-là, en ce sens unique, de plus en plus classique (dans la franche acception du mot), je me le suis demandé souvent, que serait-il arrivé ? Certes il aurait pu y avoir quelques mauvais jours à passer, quelques luttes pénibles à soutenir contre le flot. Mais il me semble, et ne vous semble-t-il pas également, Messieurs ? qu’après quelques années peut-être, après des orages bien moindres sans doute que n’en eurent à supporter les vaillants adversaires, et durant lesquels se serait achevée cette lente épuration idéale, telle que je la conçois, le poëte tragique perfectionné et persistant aurait retrouvé un public reconnaissant et fidèle, un public grossi, et bien mieux qu’un niveau paisible, je veux dire un flot remontant qui l’aurait repris et porté plus haut. Car ç’a été le caractère manifeste du public en ses derniers retours, après tant d’épreuves éclatantes et contradictoires, de se montrer ouvert, accueillant, de puiser l’émotion où il la trouve, de reconnaître la beauté si elle se rencontre, et de subordonner en tout les questions des genres à celle du talent.
Casimir Delavigne n’avait pas la tournure de caractère propre à lutter ainsi contre un public qui l’avait tout d’abord favorisé. Sa persévérance si remarquable et cette force réelle dont j’ai parlé consistaient plutôt à suivre sa ligne en tenant compte habilement des obstacles, et même à s’en faire au besoin des points d’appui, des occasions de diversité. Aussi ne croyait-il pas tant céder que concilier. Byron, Walter Scott, Shakspeare, il ne s’inspirait d’eux tous que dans sa mesure. Jusque dans ce système moyen si bien mis en œuvre par lui, et qu’il faisait chaque fois applaudir, il avait conscience de sa résistance aux endroits qu’il estimait essentiels. Pourquoi ne pas tout dire, ne pas rappeler ce que chacun sait ? bienveillant par nature, exempt de toute envie, il ne put jamais admettre ce qu’il considérait comme des infractions extrêmes à ce point de vue primitif auquel lui-même n’était plus que médiocrement fidèle ; il croyait surtout que l’ancienne langue, celle de Racine, par exemple, suffit ; il reconnaissait pourtant qu’on lut avait rendu service en faisant accepter au théâtre certaines libertés de style, qu’il se fût moins permises auparavant, et dont la trace se retrouve évidente chez lui à dater de son Louis XI.
Et ici, Messieurs, sans embarras, sans discussion, et sachant devant qui j’ai l’honneur de m’exprimer, je rendrai toute ma pensée, ce qui est un hommage encore à l’illustre mort, au sincère et pur écrivain que nous célébrons. Il y a plus d’une manière de bien écrire, même de bien écrire en vers. Une de ces bonnes, de ces excellentes, de ces enviables ou regrettables manières consiste (et la nature de notre versification semble y convier les rares élus) à revêtir sa pensée d’harmonie continuelle et d’élégance, à oser par moments, et par moments à se dérober, à préparer l’énergie, à voiler l’audace, à semer de grâces insensibles, de tours ingénieux, de figures heureuses et appropriées, un tissu net, flexible et brillant. Il y a une autre façon qui se conçoit, surtout dans le drame, mais je ne crains pas d’ajouter en toute poésie : serrer davantage à chaque instant la pensée et le sentiment, l’exprimer plus à nu, sans violer sans doute l’harmonie ni encore moins la langue, mais en y trouvant des ressources mâles, franches, brusques parfois, grandioses et sublimes si l’on peut, ou même simplement naïves et pénétrantes. Je ne veux pas tracer de cette seconde manière un trop long dessin qui pourrait paraître à quelques-uns comme un portrait de fantaisie, et où s’inscrirait pourtant plus d’un nom : elle est d’autant plus vraie d’ailleurs qu’elle n’est pas précisément une manière, un procédé général, et qu’elle se décrit moins. Quoi qu’il en soit de ces deux habitudes d’écrire, Casimir Delavigne excellait dans la première, et il en offre les plus purs et les plus constants exemples, les derniers que notre littérature puisse avec orgueil citer à la suite des modèles.
La Révolution de 1830 portait au pouvoir tous les amis de Casimir Delavigne, et elle semblait du même coup devoir porter avec elle son poëte bien-aimé, son chantre favori, celui dont elle avait redit les refrains au premier jour du triomphe. Il n’en fut rien. Casimir Delavigne resta et voulut rester homme de lettres : c’est une singularité piquante en ce temps-ci, un trait de caractère bien digne d’être étudié. Je conçois, Messieurs (et d’assez beaux noms autour de moi me le disent), que le divorce entre les différentes applications de la pensée ait cessé de nos jours, qu’un noble esprit habitué à tenter les hautes sphères, à parcourir la région des idées en tous les sens, ne se croie pas tenu à circonscrire son activité sur tel ou tel théâtre, qu’il ne renonce pas à sa part de citoyen, à faire peser ou briller sa parole dans les délibérations publiques, à compter dans l’État ; – je conçois, Messieurs, et même j’admire un tel rôle ; mais ce n’en est pas moins un aimable contraste que cette modération de désirs et, si l’on veut, d’idées, chez un homme aussi distingué, aussi désigné, et qui pouvait espérer beaucoup. En même temps on se l’explique très-bien. Casimir Delavigne aimait avant tout son art et le renom populaire qu’il s’y était fait. Il avait gravé au fond du cœur l’antique programme d’Horace : « Quem tu, Melpomene, semel Celui, ô Melpomène, que tu as regardé d’un œil d’amour au berceau, celui-là, il ne sera ni lutteur aux jeux de Corinthe ni vainqueur aux courses d’Élide, ni général triomphateur au Capitole ; mais il aimera les belles eaux de Tibur, et il trouvera la gloire par des vers nés à l’ombre des bois. » Et dans le cas présent d’ailleurs, il y avait mieux, il y avait de quoi tenter et retenir toute l’ambition d’une âme de poëte. Casimir Delavigne comprit qu’une révolution dramatique était imminente vers 1830 ; il voulut être, lui aussi, là où il y avait péril, là où peut-être il jugeait, à son point de vue, qu’il y avait émeute : il y fut de sa personne, constamment, et durant huit ou dix années ses œuvres ne furent jamais plus nombreuses, plus réitérées, plus faites pour attester sa présence. Après Marino, on a Louis XI, les Enfants d’Édouard, Don Juan d’Autriche, Une Famille au temps de Luther, la Popularité, la Fille du Cid, six longues œuvres. L’analyse intérieure de son procédé, de sa tactique savante en cette seconde phase, serait curieuse à suivre de près : nous nous tenons aux simples aspects. Cette conciliation qu’il tentait sur un terrain glissant, et qui réussissait chaque fois, était chaque fois à recommencer : il se montrait infatigable. Aussi point de distraction, point de partage : les fonctions publiques, les devoirs ou les honneurs politiques, tous les genres de soins et souvent les amertumes qu’ils entraînent, l’eussent jeté trop loin de ses travaux chéris ; et, afin d’être mieux en mesure contre toute tentation, il s’arrangea, je crois, en vérité, pour ne pas être même éligible.
Sa santé, de tout temps délicate, s’altérait déjà et se minait profondément ; il vivait plus exactement que jamais dans la famille : les jours d’action au foyer du théâtre, et le tous-les-jours au foyer domestique. On ne le voyait plus du tout dans le monde, où il n’était jamais allé qu’à son corps défendant. Comme s’il avait compté ses moindres instants, il venait même assez peu à vos séances, Messieurs, et ne se permettait qu’à peine de se distraire à vos libres travaux : c’est par ce seul point peut-être de l’assiduité académique que celui qui a l’honneur de lui succéder peut espérer de le remplacer sans trop de désavantage.
La popularité qui lui avait souri de si bonne heure, qu’il avait goûtée avec délices, qu’il avait certes le droit d’aimer (car elle ne s’était jamais présentée à lui que sous la forme de l’estime publique), il la traduisit au théâtre dans une de ses dernières œuvres, qui n’a peut-être pas été assez appréciée. La comédie qu’il donna sous ce titre (la Popularité), et dans laquelle il revint un peu à sa manière des Comédiens, est pleine de vers ingénieux, élégants, bien frappés, qui, comme ceux du Méchant, de la Métromanie, se sentent assez du genre de l’épître, mais n’en sont pas moins chers, dans cette modération de goût, aux habitudes de la scène française. Une leçon d’une véritable élévation morale ressort de l’ouvrage. Lui aussi, il avait compris que la popularité n’est bonne qu’à être dépensée, risquée à un certain jour, jetée, s’il le faut, par le balcon. Il est vrai que, de tous les trésors, c’est celui dont il coûte le plus de se dessaisir, même pour les âmes généreuses. Que si on ne l’emploie pas au jour marqué, la conserve-t-on pour cela plus sûrement ? souvent elle fuit d’elle-même entre les mains, et elle échappe. La comédie de Casimir Delavigne exprime à merveille quelques-unes de ces épreuves, de ces alternatives, qu’il dut méditer souvent : sachons-lui gré d’avoir conçu, d’avoir fait applaudir, en cette œuvre presque dernière, le sacrifice de ce qui pouvait sembler son idole. Il fit précéder sa pièce, à l’impression, d’une charmante dédicace à son jeune fils, et qui rappelle pour le ton ces autres vers délicieux que chacun sait, adressés à sa campagne de la Madeleine.
Les vers d’adieu à cette campagne, qu’il eut le regret de vendre, étaient d’un plus lointain et plus intime pressentiment : c’était la vie même avec tout ce qu’elle a de cher et d’embelli qu’il saluait une dernière fois. « Il faudra quitter cette terre, cette maison, ces ombrages que tu cultives, » a dit Horace. Casimir Delavigne eut aussi son linquenda tellus, et il le rendit en des accents bien émus :
Cette fenêtre était la tienne,Hirondelle, qui vins logerBien des printemps dans ma persienneOù je n’osais te déranger ;Dès que la feuille était fanée,Tu partais la première, et moi,Avant toi je pars cette année ;Mais reviendrai-je comme toi ?
Cette voix sensible et pénétrée, au moment où elle s’exhalait en de si gracieuses plaintes, était déjà consumée d’un mal mortel ; le doux chantre était atteint dans l’organe mélodieux.
Dès que le bruit du danger et, sitôt après, de la mort de Casimir Delavigne se répandit, cette renommée établie, paisible, dont il jouissait sans contestation, se réveilla dans un grand cri : on se demanda s’il était possible que celui dont on se croyait si en possession, qu’on venait d’applaudir la veille et qui florissait dans la maturité des années, fût déjà ravi. Il semblait qu’il était devenu pour tous avec le temps un de ces biens égaux et continus, une de ces douceurs acquises et accoutumées, qu’on ne se remet à ressentir tout d’un coup qu’en les perdant. Nous avons été témoins, nous avons fait partie, Messieurs, du deuil public. Décrirai-je cette journée du 19 décembre, ces funérailles immenses du simple homme de lettres, ce cortége mené par le jeune fils orphelin, et où se pressaient les représentants de l’État, de la société, toute la littérature ! La population parisienne elle-même y prit sa part : elle connaissait par son nom le poëte, par ce nom amical et familier de Casimir qui disait tout pour elle, et qui circulait autour du convoi dans un murmure respectueux. Hommage solennel et attendrissant, quand il est pur des intérêts de parti ou des prestiges de la puissance, quand il s’adresse au simple particulier, et qui atteste sincèrement alors que l’homme de talent qu’on pleure eut en effet avec la foule, avec la majorité des autres hommes, des qualités communes affectueuses, de bons et généreux sentiments, des sympathies patriotiques et humaines ! Tous ces souvenirs émus, reconnaissants, se rassemblaient ici une dernière fois, et montaient avec quelque chose de plus doux que la voix même de la gloire. Mais en prolongeant, Messieurs, je m’aperçois que je cours risque de répéter involontairement ceux qui lui ont payé ce jour-là sur sa tombe le tribut de douleur de la France, et que je rencontre surtout cette parole gravement éloquente, qui fut alors votre organe, qui l’est encore aujourd’hui, et devant laquelle il est temps que je me taise.