Monsieur,
Vous venez de graver en traits ineffaçables les rapides souvenirs que nous avons gardés de M. Lacordaire. Oui, voilà bien le prêtre éloquent et zélé qui est né plus qu’aucun autre du sein de la société de 89, qui était vraiment un d’entre nous, qui n’a jamais désavoué cette filiation, jamais renié notre siècle, mais qui l’a toujours averti, toujours exhorté, qui a toujours voulu lui rendre l’Évangile, non pour lui imposer une abjuration, mais pour lui donner une consécration nouvelle, pour lui communiquer par la croyance cette stabilité morale dont les nations ne peuvent pas plus se passer que les individus. Oui, voilà bien le dominicain libéral que nous avons aimé et admiré, qui embrassait dans son ardent amour, du pays la France des croisades et la France de 89, celle de saint Louis et celle du général Drouot ; voilà bien le moine aimé du monde et de la foule, que nous avions nommé en dépit de quelques étonnements, et que le public a reçu dans cette enceinte avec tant de faveur et d’empressement.
Vous vous souvenez, Monsieur, de la réception de M. Lacordaire : quel concours ! quelle foule dans l’élite ! quelle sympathie de toute sorte et de tout rang ! Il y avait, certes, dans la réception de M. Lacordaire de quoi expliquer cet empressement : un illustre orateur recevant un illustre prédicateur, un protestant recevant un dominicain, M. Guizot et M. Lacordaire se rapprochant de si loin, et la conformité des sentiments libéraux effaçant la différence des cultes ; quel signe plus manifeste de notre temps, et quel témoignage plus expressif de l’esprit de notre société ! Le spectacle assurément était encore plus grand qu’il n’était singulier. Je ne voudrais pas affirmer que les contrastes n’aient pas ce jour là un peu excité l’empressement du public : et cependant vous le voyez, Monsieur, cet empressement est le même aujourd’hui pour vous, quoique vous portiez notre habit. Mais je suis persuadé que si la curiosité du public cherchait de piquants contrastes, sa raison cherchait aussi dans cette séance les grandes harmonies morales et politiques qu’elle s’est applaudie d’y trouver.
J’ai souvent entendu dire qu’il y avait, dans le père Lacordaire, trop du démocrate et trop du tribun populaire pour un prêtre. Je ne puis pas partager cet avis. Quel est le reproche ordinaire que nous entendons faire au clergé catholique de nos jours ? n’est-ce pas d’être trop favorable au principe d’autorité, et, comme il l’a dans l’Église, de vouloir le mettre aussi dans l’État ? n’est-ce pas d’être trop souvent opposé aux idées et aux sentiments de nos institutions modernes ? Si donc il y a quelque part des prêtres profondément convaincus qu’ils peuvent aimer d’autant plus la liberté qu’ils n’ont pas à craindre la licence, étant appuyés sur l’autorité de l’Évangile, des prêtres qui pensent que l’esprit démocratique dans l’Église n’est qu’une expression confuse et généreuse des deux grands mystères chrétiens, Dieu naissant dans une crèche et mourant sur une croix, j’avoue que je ne suis pas assez conservateur pour m’éloigner de ces promoteurs des faibles et des petits ; j’avoue que j’aime ces prêtres qui ne condamnent aucune des grandes dates du monde moderne, mais qui les dépouillent de leur sens de guerre et de haine pour leur donner une signification pacifique et charitable.
La révolution française a aboli presque partout dans le vieux monde européen les contradictions que les inégalités et les prédominances sociales y suscitaient à la loi de l’Évangile. Mais par une inconséquence singulière, la révolution a nié l’Évangile, en même temps qu’elle en faisait presque aveuglément la loi de l’État : de même que l’Église de nos jours a nié souvent la Révolution, au moment même où elle prêchait l’égalité par l’Évangile. Accuserai-je les prêtres qui ont compris ce singulier malentendu entre l’Église et l’État, et qui ont voulu le terminer, non en soumettant l’État à l’Église ou l’Église à l’État, mais en tâchant de les réconcilier, non point dans la faveur des cours, ou dans la dépendance des clubs, mais dans la liberté du droit commun, de cette liberté qui est l’expression et la garantie de celle que Dieu a donnée à chacun de nous ici-bas.
Cette œuvre de réconciliation, cette reconnaissance entre l’Évangile et la révolution de 89, était-elle chose possible ? Oui, le Père Lacordaire l’a montré par sa vie et par ses écrits. Car c’est dans cette pensée et pour cette œuvre qu’il a vécu et qu’il a parlé ; c’est dans cette pensée aussi qu’il est mort. Cette œuvre était-elle facile ? Non ; elle a valu à M. Lacordaire bien des peines, bien des tribulations ; il a eu à traverser bien des difficultés, bien des écueils, et des écueils marqués par de grands naufrages.
Ici, Monsieur, permettez-moi de rappeler après vous le nom d’un grand écrivain de notre siècle, celui de M. de Lamennais. Pourquoi ne dirais-je pas que, le jour où je votais à l’Académie pour M. Lacordaire, je pensais malgré moi à M. de Lamennais ? Je me disais : Voilà aussi un grand esprit, une grande éloquence qui, avec M. Lacordaire et avant lui, a voulu résoudre le grave problème de notre siècle, ramener à Dieu la révolution de 89 : mais, comme son génie allait toujours aux extrémités, il n’a pas pu concevoir la réconciliation charitable de l’Église et de la société ; il ne comprenait que la victoire impérieuse de l’ancien régime sur le nouveau, ou le triomphe tyrannique de la Révolution sur l’ancien régime. C’est cette logique excessive et dure qui lui a fait perdre le rôle que lui méritait son génie, celui de médiateur entre la société de 89 et l’Église catholique, et qui l’a poussé vers ce rôle d’exterminateur contradictoire, tantôt de la société nouvelle, tantôt de l’ancien régime. Il ne pouvait pas vaincre, tout fort qu’il était : il ne savait pas concilier. Aussi son œuvre a passé en d’autres mains plus heureuses, parce qu’elles ont été moins violentes. Et je sais bien, me disais-je encore, rêvant sur la vocation et sur la destinée de ces deux grands esprits, je sais bien pourquoi M. de Lamennais ne pouvait pas être le médiateur de l’alliance entre 89 et l’Église, c’est que par ses opinions, sinon par sa naissance, il n’était pas né du milieu d’entre nous ; c’est qu’il a commencé par nous maudire, quitte plus tard à transporter de l’autre côté sa malédiction, et que la colère des malédictions ne fonde rien ; c’est que la Révolution française a d’abord été pour M. de Lamennais une puissance qu’il anathématisait, pour devenir plus tard une armée irritée qu’il poussait au combat : tandis que pour le Père Lacordaire la révolution de 89 n’a jamais été qu’une société à évangéliser ; et cette société, il avait d’autant plus de zèle à la ramener doucement vers Dieu, que c’était sa société, sa famille sa nation, qu’il était libéral comme elle, sachant seulement mieux qu’elle ce qu’était le libéralisme, parce qu’il l’apprenait chaque jour dans l’Évangile patriote comme elle, glorieux de ses victoires, pleurant de ses défaites, saignant de ses blessures, toujours l’homme de notre temps, de notre condition, de notre esprit, doux surtout, doux parce qu’il aimait ces nouveaux gentils dont il s’était fait l’apôtre, doux non par mollesse, car il avait l’âme ferme, mais doux par charité : beati mites ! C’est par là qu’il lui a été donné de représenter à nos yeux l’idéal que nous nous faisions autrefois de M. de Lamennais, et d’être un des grands médiateurs que le siècle demande à la religion et à l’Église. Je dis, Monsieur, un des médiateurs, parce que l’œuvre de la nouvelle alliance est difficile, pénible, et qu’elle aura besoin de plusieurs ouvriers, et d’ouvriers ardents et patients comme l’était le Père Lacordaire.
Quel zèle infatigable en effet ! quelle activité de toutes les heures ! il ne s’est reposé que dans la mort ; et ce repos-là, que ceux qui ont supporté les labeurs de la vie appellent souvent dans leurs heures d’impatience, quitte à le détourner de leurs vœux quand il s’approche, ce repos-là jamais le Père Lacordaire ne l’a appelé, non qu’il craignit la mort, non qu’il ne l’ait acceptée de grand cœur quand Dieu la lui a envoyée. Le repos était, si j’ose le dire, ce qui lui déplaisait le plus dans la mort. Il était de cette race infatigable qui trouve que nous aurons bien le temps de nous reposer dans l’éternité, et qu’il ne faut jamais demander à Dieu d’abréger notre tâche, encore moins nous en plaindre. Vous vous souvenez, Monsieur, des belles paroles qui terminent sa lettre sur le Saint-Siége :
« Je me promenais, il y a peu de jours, dans la campagne de Rome, proche des catacombes de saint Laurent ; je me dirigeai vers un cimetière nouveau qu’on a creusé dans ce vieux cimetière, et je fus frappé à la porte par une inscription : Pleure sur le mort, parce qu’il s’est reposé. J’entrai en la méditant ; car que voulait-elle dire ? il ne me fut pas difficile de le comprendre : pleure sur le mort, parce qu’il s’est reposé de bien faire, parce que ses mains ne peuvent plus donner, ni ses pieds aller au-devant du malheur, parce que ses entrailles ne sont plus émues par la plainte ; pleure sur le mort, parce que le temps de la vertu est fini pour lui, parce qu’il n’ajoutera plus à sa couronne ; pleure sur le mort, parce qu’il ne peut plus mourir pour Dieu. Je roulai longtemps dans mon âme ces pensées qui étaient encore entretenues par le voisinage des martyrs et par cette douce basilique élevée dans la campagne au diacre saint Laurent. Je regardai les vieux murs de Rome qui étaient devant moi, se tenant debout autour du Siège apostolique, comme ils se tenaient autour des Césars, et je regagnai lentement ma demeure solitaire, heureux de me sentir un moment loin de mon siècle, mais sans désir d’être né dans un siècle plus tranquille, ayant entendu près de la tombe des saints et des martyrs cet avertissement sublime : Pleure sur le mort, parce qu’il s’est reposé ! »
Ah ! grand et généreux esprit, si j’osais ici m’adresser à vous-même, c’est nous aujourd’hui qui pleurons sur le mort parce qu’il s’est reposé ; c’est nous qui comprenons, non pas mieux que vous, mais par vous, qu’il y a des morts dont il faut pleurer le repos, parce que leur travail est fini, mais non leur œuvre, parce que vous ne pouvez plus vivre pour ce siècle agité, dont l’agitation ne vous déplaisait pas, tant que c’était l’agitation des, idées et non pas celle des intérêts, pour cette société à qui vous ne demandiez pas le droit de vous reposer, mais le devoir et la joie de la consoler dans ses tristesses et de la relever dans ses découragements.
Cette héroïque activité du Père Lacordaire ne ressemble en rien, Monsieur, à cette ambition impatiente et vaniteuse qui s’est parfois rencontrée dans les hommes de notre temps. Il ne s’exagérait ni sa force ni sa mission. « Ferons-nous, disait-il, plus et mieux que nos pères ? (1) Rebâtirons-nous les murs et les tours de la sainte cité ? Dieu seul, qui lit au plus lointain des âges, Dieu seul le sait. Mais, si cette gloire nous est refusée, si la truelle et l’épée tombent de nos mains avant d’avoir achevé l’enceinte de Jérusalem, puissions-nous du moins laisser aux enfants de la captivité une mémoire de nous qui les fortifie, un parfum qui s’élève de notre tombe et qui porte à leur cœur, avec de bonnes nouvelles du passé, un présage heureux de l’avenir ! »
Cette sainte espérance ne sera pas trompée. M. Lacordaire, comme pour mieux se l’assurer, avait choisi l’éducation des enfants pour le dernier labeur de sa vie, et, si j’en crois quelques-unes de ses lettres, ce soin de la jeunesse, cette culture de l’avenir, n’a pas été le moins doux et le moins cher de ses travaux. « Une des consolations de ma vie présente, écrivait il de Sorèze, est de ne plus vivre qu’avec Dieu et des enfants. Ceux-ci ont leurs défauts, mais ils n’ont encore rien trahi et rien déshonoré. » Belles et touchantes paroles : ainsi, quand quelques sentiments d’amertume s’approchaient de l’âme du Père Lacordaire, ils ne le poussaient pas à maudire notre temps ; ils l’engageaient seulement à espérer en nos enfants, c’est-à-dire en l’avenir. Tant il était de notre siècle, qui a plutôt l’illusion de l’avenir que le respect du passé ! tant il partageait, en les épurant et en les élevant, nos sentiments et nos opinions ! Travailler à ramener le siècle vers Dieu, rendre au monde le viatique que le monde avait rejeté, et le lui rendre sans le lui faire acheter par le désaveu d’aucune des grandes espérances de l’humanité ; montrer que ces espérances sont aisément bénies de Dieu, aussitôt qu’elles se tournent vers lui, voilà la grande et pieuse vocation qu’il s’était faite et qu’il a couronnée par le soin et l’amour des jeunes gens, demandant par eux à l’avenir ce qu’il n’avait pas encore obtenu du présent.
J’ai aimé, Monsieur, à redire après vous les titres que M. Lacordaire avait à notre admiration et qu’il aura à la reconnaissance des générations futures. En caractérisant les services qu’il a rendus à notre siècle, je sentais que je m’approchais de vos idées, de vos études, de vos travaux et du but que vous poursuivez dans la littérature, comme il cherchait à l’atteindre dans la chaire et dans l’éducation publique.
Je ne vous louerai pas, Monsieur, de votre amour pour la grande et bonne liberté, celle de tout le monde, celle de nos adversaires comme celle de nos amis, celle qui nous combat comme celle qui nous sert. Vous n’avez pas seulement reçu l’héritage de ces sentiments, vous en avez encore près de vous le plus pur et le plus persévérant modèle. Qui de nous, lorsqu’il vous entendait louer si éloquemment « cette sagesse de l’Église qui, en refusant de lâcher la bride à toute fantaisie populaire, n’a pas entendu consacrer l’impunité de tous les pouvoirs et vouer les peuples à une muette obéissance » ; qui de nous ne se rappelait les paroles de votre illustre père dans cette même enceinte, lorsqu’il marquait d’un souvenir si ferme à la fois et si modeste le refus de « muette obéissance » qu’il avait fait avec la France en 1830, non sans tristesse, mais sans hésitation ? (2)
Vous portez un des grands noms historiques de la France ancienne, et vous avez dans la famille de votre mère une des grandes illustrations littéraires de la France moderne. Mais, puisque vous ne vouliez pas que ces titres vous servissent ailleurs, fallait-il qu’ils vous desservissent dans la république des lettres ? Tout relève du droit commun, dans les lettres ; tout est égal, sauf le talent. Écrivain comme nous tous, courant les mêmes chances que nous tous, arrêté par les mêmes obstacles, expose aux mêmes accidents, dans la presse militante ou souffrante, vous avez pris une part active et brillante aux grandes controverses de notre temps ; et c’est ainsi que vous avez su vous faire de bonne heure une réputation qui se distingue de votre nom en le soutenant. À ces travaux de l’heure et du jour qui témoignent que pas plus que votre illustre prédécesseur, vous n’êtes enclin à vous reposer, tant qu’il y a quelque généreux effort à faire, vous avez mêlé de grands travaux historiques qui ont jeté une lumière nouvelle sur les origines politiques et religieuses de la société moderne. Voilà vos titres, Monsieur, tous acquis sous la loi commune des lettres par l’exception du talent.
Je n’examinerai pas ici ceux de vos ouvrages qui se rattachent à la polémique de nos jours. Je suis trop de votre avis pour vous louer avec impartialité. Il est cependant une observation que je puis faire : quelque sujet que vous traitiez dans vos Études morales et littéraires ou dans vos Questions de religion et d’histoire, soit que vous parliez des œuvres littéraires de notre temps, ou de l’apologétique chrétienne au XIXe siècle, ou de l’organisation administrative de la France, ou de notre système d’éducation publique, l’idée qui vous inspire toujours et que vous exprimez sous toutes les formes, tantôt sous celle de l’espérance, tantôt sous celle du doute, c’est que les peuples et les individus ne peuvent se sauver, en littérature du mauvais goût, en religion de l’abaissement ou de l’indifférence, en administration de l’esprit de formalité ou de consigne, dans l’éducation de la routine et de la sécheresse, que par leurs propres efforts. Les auteurs qui aiment trop la règle, les dévots qui craignent trop l’agitation de la raison, les administrés qui chérissent les lisières qui les soutiennent, les écoles qui n’ont de vie que celle de leur programme passent bientôt du repos qu’ils ont cherché à l’immobilité et à l’impuissance qu’ils ne peuvent plus secouer. Le secours dont l’homme peut le moins se passer ici-bas est celui qu’il trouve en lui-même.
Si je pouvais, Monsieur, rester encore quelques instants avec vous dans ce cercle de la morale qui s’agrandit aisément, si je pouvais chercher en vous-même les causes de cette confiance généreuse à la fois et exigeante que vous voulez avoir dans les efforts de l’homme, si je me demandais pourquoi vous voudriez que chacun de nous pensât et agît beaucoup par lui-même, comme écrivain, comme chrétien, comme citoyen, je serais tenté de dire que vous aimez d’autant plus la liberté de l’action individuelle que les circonstances politiques vous l’ont refusée, à vous et à beaucoup de vos contemporains qui, sous des drapeaux divers, pouvaient l’espérer comme vous, avec vous, ou même contre vous. Ici, je suis fort à mon aise. J’appartiens à une génération qui a eu pendant trente ans les institutions qu’elle désirait. C’est un des bons lots, un des lots rares dans l’histoire agitée de notre pays. Je consens donc de grand cœur, pour mon humble part, à n’être plus qu’un spectateur ici-bas, un spectateur sans indifférence et sans partialité ; mais je ne puis pas ne point penser sans chagrin à tant d’hommes de cœur et d’esprit, jeunes, actifs, éloquents, qui dans les divers partis ont été surpris et frappés d’inutilité par nos révolutions. Ils auraient agi ; ils auraient lutté ; ils auraient servi leur pays dans les assemblées publiques, comme tant d’autres plus heureux le servent dans les camps. Ils auraient ajouté quelques pages à la glorieuse histoire civile de la France, à cette histoire qui, lorsqu’elle s’éclipse quelque peu, s’en console, parce qu’elle s’éclipse devant l’éclat de notre histoire militaire. Le destin a fermé pour vous et pour plusieurs de vos contemporains, la carrière que vous pouviez espérer parcourir. Cette inactivité politique a fait que l’action libre et spontanée dans la vie littéraire, dans la vie religieuse et dans la vie politique n’est pas seulement pour vous une doctrine préférée, mais qu’elle a le charme d’un regret ou l’impatience d’un espoir, tandis qu’elle a pour nous la douceur d’un souvenir.
J’arrive, Monsieur, à votre Histoire de l’Église chrétienne et de l’Empire romain au IVe siècle, c’est-à-dire au grand et beau travail que vous avez embrassé comme une fonction qui ne dépendait que de vous. Nous pouvons parler librement de Constantin. De tous les Césars, c’est le plus discutable. Loué à l’excès par les auteurs catholiques, censuré à l’excès aussi par les auteurs de l’école philosophique, Constantin est une des énigmes de l’histoire. S’il était aussi bon et aussi grand que le disent ses panégyristes, comment expliquer ses crimes ? S’il était aussi méchant et aussi médiocre que le font ses détracteurs, comment a-t-il donné à l’Église chrétienne la liberté dans le culte et l’ascendant dans la législation ? Comment a-t-il fondé un empire qui a duré plus de mille ans ? Je sais bien que son empire n’a pas bonne renommée dans l’histoire et qu’il a eu la durée sans la gloire. Dans votre livre, Constantin cesse d’être une énigme. Il devient un homme de son temps, dont il a les vices et les faiblesses, avec ce qu’il faut de supériorité d’esprit pour le gouverner. Venu dans un siècle qui se partageait encore entre le christianisme et le paganisme, mais qui penchait chaque jour davantage vers la loi nouvelle, Constantin devint un empereur chrétien, sans calcul et sans miracle, suivant un peu le grand nombre, mais comme font les princes qui marchent à la tête de ceux qui les poussent. – Politique avant tout, ont dit quelques auteurs. – Non, il n’a pas l’indifférence dédaigneuse qu’il faut au politique pour honorer les croyances qu’il n’a pas ou tolérer celles qu’il a désertées. Il est croyant et même superstitieux très-sincèrement. Il se fait théologien par goût, par vanité, par politique, ne voulant pas que la théologie soit étrangère à son esprit et à son pouvoir. Souvent inconséquent, souvent incertain, mais ses incertitudes ont pu passer pour des habiletés et ses contradictions l’ont sauvé des excès. Avec tout cela, empereur de race barbare, comme l’étaient déjà les empereurs depuis plus d’un siècle, peu éclairé, mais très-avisé, croyant à la force comme il appartenait à un barbare, mais demandant volontiers à ses jurisconsultes de lui faire des doctrines qui le dispensassent de recourir trop souvent à la force : et comme ce mélange de bonnes et de mauvaises qualités, toutes empruntées à son temps, n’expliquerait pas bien comment Constantin a su gouverner son siècle et fonder un empire, vous achevez de peindre le caractère de ce prince et vous nous faites comprendre son incontestable ascendant sur le présent et sur l’avenir, en reconnaissant que, « comme tous les hommes que Dieu destine par leur génie à commander à leurs semblables, il avait avant tout le sentiment et comme l’instinct des désirs et des périls de la société qu’il gouvernait. » C’est là, Monsieur, ce qui fait l’esprit politique qu’il ne faut ni trop élever ni trop rabaisser, et que vous jugez à merveille dans Constantin : esprit qui n’est ni la supériorité des logiciens, ni celle des orateurs, ni celle des savants, qui est pourtant aussi une supériorité, toute à part, qui comporte au-dessous d’elle beaucoup de qualités médiocres qui ne la gênent et ne l’altèrent pas, qui souvent même lui rendent le service de la cacher et font que son action est plus sûre, étant moins exposée à l’envie.
Le portrait que vous avez fait de Julien n’est pas moins vrai et moins expressif que celui de Constantin, non que vous cherchiez à faire des portraits dans votre histoire. Vous marquez d’un trait vif et net les figures de vos héros, à mesure qu’ils passent devant vous ; et ce sont ces traits qui, en se rassemblant’ dans la pensée de vos lecteurs, font la physionomie caractéristique de vos principaux personnages.
Julien est aussi une énigme dans l’histoire. Qu’est-ce que ce prince singulier, général habile, soldat courageux, qui fait de son règne, préparé par de grandes victoires, une comédie moitié mythologique, moitié philosophique, dont il a seul le secret et l’illusion ? qu’est-ce que ces dieux réhabilités par décret de l’empereur, qui ont des courtisans plutôt que des adorateurs ? qu’est-ce enfin que Julien lui-même, un archéologue païen arrivé à la dévotion par l’érudition, ou un politique et un patriote romain qui veut anéantir dans le christianisme une force qu’il croit étrangère et contraire à l’empire (3) ? Toutes ces questions s’éclaircissent pour nous, à mesure que nous vous lisons. Triomphante sous Constantin, l’Église chrétienne prend, pendant sa puissance, les deux défauts qui préparent sa défaite sous Julien. Elle se divise par l’hérésie, elle s’abaisse par la servilité. Elle a des hérésiarques et des courtisans, et ce sont souvent les mêmes personnes. L’arianisme, en effet, comprend bien vite que la meilleure manière de nier la divinité du Fils, c’est d’adorer la divinité de l’empereur. Il discrédite l’Église chrétienne par ses complaisances plus encore qu’il ne la trouble par ses subtilités. Quand le monde crut voir que la foi chrétienne ne garantissait pas plus que le paganisme la liberté des âmes et la fermeté des caractères, il s’étonna, il s’inquiéta, et la répugnance du présent lui fit peu à peu excuser le passé. Julien arriva dans ce mouvement des esprits. Élevé par contrainte dans la foi chrétienne, il s’était tourné vers l’ancien culte comme vers la liberté et vers la poésie. Ayant en lui plus du caractère de Constantin qu’il ne le pensait et n’ayant pas son génie politique, il voulut, comme Constantin, avoir une religion et une théologie qui lui appartinssent ; l’indifférence instinctive de la foule se prêta sans effort à l’enthousiasme pédantesque de l’empereur ; et pendant quelque temps les dieux régnèrent. L’Église trahie alla se réfugier avec Athanase dans le désert ; elle y emporta la foi et la liberté et elle s’y fortifia par les austérités de la Thébaïde, jusqu’à ce qu’enfin le paganisme, qui avait semblé possible tant qu’il avait eu la bonne renommée qu’ont aisément les morts, fût redevenu impossible à mesure qu’il se montrait vivant. Julien avait achevé de le tuer en le ressuscitant.
Je n’ai fait qu’indiquer en passant quelques-unes des grandes scènes et des grandes figures religieuses et politiques qui font l’intérêt et le charme de votre ouvrage. Continuez donc, Monsieur, cette grave et belle histoire, où s’agitent tant de questions capitales qui ne meurent jamais dans le monde, mais qui s’y transforment sans cesse. Achevez de nous raconter comment, en même temps que se défaisait l’unité matérielle du monde ancien qui s’appelait l’empire romain, se faisait l’unité morale du monde nouveau, qui, prenant le plus beau nom que les hommes aient pu donner à la société, s’appelle la chrétienté : cet état impérissable qui, malgré ses différences de races, de langues, de croyances, d’idées, de gouvernement, malgré ses jalousies et ses rivalités intestines, dure depuis près de quinze siècles et représente l’unité de la civilisation moderne. Double bienfait que la destruction, d’une part, de l’unité matérielle du monde romain, où tout servait à l’oppression, où l’exilé de Rome, et la vérité était le plus habituel de ces exilés, n’avait de refuge ni à Alexandrie, ni à Athènes, ni à Antioche et la création, d’autre part, de l’unité morale du monde chrétien, où tout sert à la liberté, même l’exil.
Comment se sont accomplis ces deux grands événements ? comment s’est détruite l’unité oppressive ? comment s’est formée l’unité libératrice ? comment la chrétienté s’est-elle substituée à l’empire ? La doctrine chrétienne a conquis la société romaine ; ç’a été le premier triomphe de la pensée sur la force ; et elle a conquis de même la société barbare : ç’a été son second triomphe ; car, pour fonder la chrétienté, la pensée a eu deux fois à se mesurer avec la force ; et quelle force ! l’empire romain avec ses Césars et ses légions, avec sa vaste et minutieuse administration ; les barbares avec leur violence sauvage et l’irrésistible élan qui les poussait à la conquête du monde. Voilà les deux puissances matérielles qu’a vaincues la pensée chrétienne ; et elle les a vaincues, non par le fer et le feu, mais par la parole et par son insurmontable douceur. Tant c’est une puissance, Monsieur, plus grande que toutes les puissances humaines, de toujours espérer, de toujours bénir, de ne jamais se décourager du salut du monde ! C’était là le génie et la vertu de votre illustre prédécesseur. Le monde appartient, non pas à ceux qui le contraignent, mais à ceux qui le servent et qui l’aiment. Il prête à ses dominateurs, par la contrainte, des minutes d’obéissance qu’ils appellent leurs règnes ; à ses consolateurs, il donne son âme et il n’y a vraiment de règne que sur les âmes.
C’est l’histoire de cette grande inauguration de la force morale dans le monde, que je vous félicite et vous remercie, au nom de l’Académie, d’avoir si éloquemment racontée dans votre livre pour l’honneur du passé et l’encouragement de l’avenir.
Notes :
- Éloge funèbre de Mgr Forbin Janson, évêque de Nancy.)
- « Je n’entends, quant à moi, d’ailleurs ni regretter ni rétracter le parti que j’ai pris à cette époque. J’ai fait ce qui m’a paru juste et nécessaire. Si je me suis trompé, je me trompe encore ; mais ce qu’il en coûte en pareils cas de combats intérieurs et d’anxiété, Dieu seul le sait. (Discours de réception de M. le duc de Broglie, 3 avril 1856, p. 24.)
- Perfidus ille Deo, sed non et perfidus urbi.
Saint Prudence, Hist. de l’évêque et de l’Empire, t. V, p. 441.