Réponse au discours de réception de Jules-Armand Dufaure

Le 7 avril 1864

Henri PATIN

Réponse de M. Henri Patin
au discours de M. Dufaure

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 7 avril 1864

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

 

Monsieur,

Touché, comme il convient, de l’honneur qui m’est échu d’être auprès de vous l’interprète des sentiments de l’Académie, je ne puis, toutefois, me défendre d’un regret, que je partage, je dois le croire, avec cette assemblée. Je regrette pour elle, et pour vous, qu’une heureuse fortune n’ait pas appelé de préférence à prendre en ce moment la parole quelqu’un de ceux qui, parmi nos confrères, ont été plus particulièrement les témoins, les compagnons de votre vie publique ; qui, dans les luttes de la parole, au barreau, à la tribune, ont rencontré et estimé en vous ou un allié, ou un adversaire, mais toujours le plus digne émule, par l’intelligence et l’amour du vrai, du juste, de l’utile, par l’art souverain d’en assurer le triomphe dans l’esprit des hommes.

Cet art, qui a ses règles générales et ses traditions consacrées, reçoit de la variété des esprits et des conjonctures les formes les plus diverses. Tantôt par de soudaines et franches saillies, dont s’anime la simplicité unie d’une exposition presque familière, il donne un tour piquant aux notions du bon sens, aux décisions de l’équité et du droit, aux conseils de la sagesse pratique, : tantôt il se développe avec ampleur et véhémence, il s’épanche comme à grands flots, dans une action toute-puissante sur la sensibilité et qui partage les émotions qu’elle excite : d’autres fois, par un déplacement hardi de la discussion, il transporte les questions particulières dans la sphère élevée des idées générales, où, séparées de tout alliage vulgaire, elles s’agrandissent et trouvent d’imposantes solutions : d’autres fois aussi, s’engageant dans le détail des affaires, il en démêle avec aisance la complication, et à force d’ordre, de justesse, de clarté, par des traits vifs et spirituels qui les éclairent d’un jour inattendu, il les rend accessibles et attrayantes pour les intelligences charmées : des armes de toutes sortes sont à son usage ici une dialectique déliée et pressante, qui poursuit victorieusement, de position en position, pour ainsi dire, jusque dans ses derniers retranchements, la conviction rebelle ; et là les mouvements impétueux, les heureuses violences d’une parole généreusement irritée : il lui arrive de se plaire et de nous retenir dans ces régions où l’éloquence confine à la poésie et lui emprunte la richesse des développements, l’éclat des couleurs. Toutes ces formes, et celles que je pourrais encore décrire, sans en chercher bien loin les modèles, n’épuisent pas l’infinie diversité de ces types, où, sous la féconde influence des institutions libres, peut se produire l’art du discours judiciaire et politique. Elles n’ont pas épuisé non plus la juste ambition de l’Académie jalouse de s’associer les plus considérables représentants d’un art qui ne compte pas moins dans les lettres que dans l’État, et devenu, à un tel degré, l’objet de l’attention et de la faveur publique.

Il est une éloquence pressée d’agir, qui va d’abord droit à la cause, et, sans s’en laisser distraire un moment, en tire tous ses moyens ; qui d’arguments décisifs, habilement gradués, fortement liés, forme autour d’elle (c’est, m’a-t-on dit, l’ingénieuse et pittoresque comparaison d’un des maîtres actuels de la parole), forme autour d’elle comme une armure impénétrable à toutes les atteintes ; dont le mouvement, la chaleur sont surtout dans le progrès logique des idées ; dont l’éclat résulte de la propriété énergique, de la portée agressive ou défensive de l’expression ; éloquence simple, sobre, austère même, mais d’un effet puissant, et à l’action de laquelle concourt cette grande force oratoire, qu’une définition célèbre chez les anciens et digne de l’adoption des modernes plaçait dans la probité reconnue de l’orateur, dans l’ascendant de son caractère moral.

Cette éloquence, Monsieur, c’est la vôtre ; chacun l’a proclamé avant moi. Elle vous avait fait une bien honorable place dans l’Ordre qui vous a choisi pour son chef et qu’instruisaient vos exemples avant vos graves leçons, dans les conseils publics et, par intervalles, dans le gouvernement du pays : elle vous introduit aujourd’hui dans l’Académie qui s’applaudit d’avoir pu ajouter aux succès de votre carrière civile et politique la consécration littéraire de ses suffrages.

Ces succès, j’aimerais à les retracer ; mais parmi ceux qui ont eu le barreau pour théâtre, les plus éclatants, sur lesquels il serait naturel d’insister, se rattachent à des circonstances que je dois craindre de rappeler indiscrètement, prenant conseil et de mon peu d’aptitude à traiter des sujets de ce genre, et du caractère d’une réunion étrangère aux passions et aux querelles de la politique contemporaine. Ce qu’aucune convenance ne m’interdit de louer dans vos plaidoiries, c’est la défense grave, noble, élevée de certains clients de nature abstraite, dont vous vous êtes fait, par une heureuse transformation de votre rôle, le zélé et éloquent avocat. Telle est, par exemple, l’histoire pour laquelle vous avez soutenu plus d’un procès ; procès de bien vieille date, qu’on gagne, qu’on doit gagner, quand on les plaide avec une pareille force de raison et de langage, mais qu’on est condamné à toujours plaider, et contre ceux qui, faisant mentir l’histoire dans des vues de passion ou d’intérêt, la dépouillent de son premier caractère, la vérité ; et contre ceux à qui trop souvent il convient de restreindre son droit de raconter et de juger. J’indique seulement, Monsieur, m’affligeant de ne pouvoir faire plus, le sujet de développements qui ont vivement frappé le palais et dont il n’a pas gardé seul le souvenir. Un des premiers mérites de vos belles plaidoiries, c’est que les causes privées, quelque importantes qu’elles puissent être par la qualité, l’illustration des personnes et la nature des questions engagées dans le débat, y donnent presque toujours ouverture à des causes d’un ordre supérieur, d’un ordre général, qui intéressent la conscience humaine.

Le sérieux de votre pensée, l’élévation de votre talent vous appelaient légitimement, et vous ont appliqué de bonne heure à la discussion des affaires publiques dans nos assemblées délibérantes. Vous y avez porté, pendant de longues années, dans les situations diverses que vous y ont faites les naturelles vicissitudes des gouvernements constitutionnels, dans la variété des travaux législatifs qu’y a embrassés, sans exception, l’activité consciencieuse, la compréhension facile et nette de votre esprit, la même droiture de raison, la même fermeté de langage, et ce qui est la condition de l’une et de l’autre, la même intégrité de caractère. Je ne crois pas m’écarter du point de vue littéraire qui me convient en remarquant que votre constant attachement pour la liberté et pour l’ordre, votre application à les préserver, tour à tour, de leurs mutuels empiétements, qu’une fidélité à vos engagements politiques qui n’excluait pas, dans l’occasion, les réserves, les résistances d’une honnête indépendance, que ces dispositions morales dignes de grande estime, ont profité heureusement à la dignité, à l’autorité croissante de votre parole.

Vous en avez surtout usé, on serait ingrat de l’oublier, pour atteindre à des résultats pratiques, d’un effet immédiat sur le bien-être et le bon ordre du pays. Nous les possédons aujourd’hui, fiers, à juste titre, du grand mouvement imprimé à nos travaux publics, de nos chemins de fer, de nos routes, de nos canaux, de nos ports, du fonctionnement régulier de nos services financiers et administratifs ; nous en jouissons, mais comme on jouit souvent d’autres avantages, sans faire la part légitime du passé dans notre reconnaissance, sans nous rappeler assez que ce sont autant de conquêtes laborieusement préparées, dans un autre temps, par des années de pacifiques et pourtant ardentes discussions. Qui voudra en repasser l’histoire dans ces recueils où elle s’est enregistrée jour par jour, où s’en conserve le dépôt, y rencontrera partout votre nom et vos discours, votre zélée intervention, la trace de vos heureux efforts pour porter l’esprit de la loi dans l’esprit des affaires.

Un temps devait venir, temps d’ébranlement plus que politique, où il vous faudrait aider à la victoire de citoyens généreux faisant prévaloir, parmi d’orageux débats, sur des systèmes décevants d’amélioration sociale, les principes conservateurs des sociétés. C’est peut-être l’œuvre la plus noble et la plus difficile de l’éloquence, que d’arrêter, à certains moments, l’esprit public, dans son essor irréfléchi vers des avantages imaginaires, de séduisantes mais hasardeuses nouveautés ; de le ramener, malgré lui, par le despotisme impatiemment souffert de la raison, à la considération plus froide et plus triste du réel et du possible. C’est alors que l’orateur, par le sacrifice de la popularité présente, se montre véritablement populaire. Vous l’avez été, Monsieur, ou plutôt vous avez mérité de le devenir dans le souvenir reconnaissant du pays, quand, avec d’autres éminents orateurs que je ne veux point séparer de cette louange ; ce serait faire tort à l’Académie elle-même représentée parmi eux par quelques-uns de ses plus illustres membres ; quand, dis-je, dans cette ligue contre les illusions d’un patriotisme abusé, vous avez si efficacement combattu l’admission d’un droit trompeur et funeste, prêt à passer des livres d’aventureux publicistes, et du drapeau sanglant des factions, dans le texte de nos lois.

Ce n’était pas le droit de travailler librement, conquête légitime et bienfaisante de nos pères, élément vital de notre société nouvelle ; c’était ce qu’on appelait d’un terme inconnu, équivoque, à la portée indéfinie, le droit au travail, le droit d’exiger de l’État le travail dont on se trouverait manquer. Quelles conséquences n’entraînait pas la consécration d’un tel droit pour la moralité des travailleurs dispensés désormais d’activité et de prévoyance ; pour la bienfaisance, la charité des particuliers relevés administrativement de leur mission secourable ; pour la fortune publique, la propriété de tous, menacée d’exigences impérieuses, sans limites et sans compensation ; pour la liberté de l’industrie que remplacerait son organisation, comme on disait, la distribution par un pouvoir suprême des tâches et des salaires ; pour la société, enfin, jetée violemment hors de ses voies séculaires, hors des voies de son progrès véritable ! Et ces redoutables conséquences, elles étaient avouées, avec une franchise peu rassurante, par les apôtres d’une rénovation radicale. En vain les méconnaissaient, les atténuaient, des hommes noblement mais trop exclusivement préoccupés de la condition des classes souffrantes : elles n’échappaient point à la clairvoyance inquiète de ceux que préoccupait aussi l’avenir compromis du corps social. Vous êtes, Monsieur, du nombre des hommes d’État qui les ont aperçues et fait apparaître avec le plus d’évidence ; qui ont le plus contribué à en inspirer la crainte salutaire, à réunir dans cette commune appréhension une assemblée partagée. Si, après de longues délibérations, où flottaient entre les opinions extrêmes ses convictions incertaines, elle a été amenée à remplacer le droit dont on voulait armer la misère contre la société, par le devoir imposé à la société d’une sollicitude paternelle pour la misère, on le doit surtout à vous, Monsieur, à des paroles vraiment belles qui ont porté le débat, par moment si élevé, à plus de hauteur encore. Vous y opposiez philosophiquement, dans leur action morale sur les âmes, le sentiment du droit et le sentiment du devoir, concluant par cette considération que qualifiait de magnifique, à l’instant même, au milieu de l’émotion générale, un très-éloquent contradicteur, semblant, par là, vous annoncer dès lors le titre que nous vous décernons aujourd’hui :

« La religion chrétienne, disiez-vous, a produit dans le monde la plus grande révolution sociale qui jamais y ait éclaté ; elle a affranchi le sujet de sa subordination aveugle et servile envers le souverain ; elle a relevé la femme de l’humiliation dans laquelle elle vivait ; elle a brisé les fers de l’esclave ; elle a égalé le pauvre au riche. Comment a-t-elle fait cela ? Est-ce en parlant au sujet, à la femme, à l’esclave, aux pauvres de leurs droits ? Non, c’est en parlant au souverain, au chef de famille, au maître, au riche, à tous, de leurs devoirs. »

Heureux, en des temps agités, troublés, comme les nôtres, qui peut laisser de soi, dans le passé, par l’utile et honnête emploi de ses talents, de si honorables traces ! Telles sont aussi, Monsieur, celles que vous a partout offertes la noble vie que vous venez de raconter, et qui ne pouvait être mieux honorée que par ce simple, sincère, équitable récit.

On y a suivi, avec un vif et sérieux intérêt, dans sa longue et laborieuse carrière, dans le continuel et divers exercice de ses rares facultés, toujours au service du pays, l’administrateur habile et tutélaire de notre grande cité ; le conseiller d’État, le député, le pair de France, partout et toujours écouté, d’une influence toujours prépondérante ; l’homme d’État rendu nécessaire par son grand sens politique à tant de cabinets, et transportant, de ministère en ministère, à l’intérieur, à la justice, aux affaires étrangères, son universelle aptitude ; celui, enfin, que l’on a vu présider, avec.une dignité inaltérable, une autorité incontestée, en des conjonctures souvent bien difficiles et bien périlleuses, aux délibérations et aux jugements de la Chambre, de la Cour des pairs ; le chancelier de France ; ce fut son plus haut et son dernier titre : le nom qu’il portait, l’un des noms considérables du parlement de Paris, l’honneur d’avoir siégé lui-même, bien jeune encore, dans ce noble sénat dont il devait rester parmi nous le dernier représentant, l’honneur, aussi, d’avoir imprimé à de grands actes judiciaires un caractère qui rappelait la majesté de ses audiences, voilà ce qui l’avait désigné pour cette suprême magistrature, ce qui la lui avait pour ainsi dire déférée et quand des changements, qui ont tout renouvelé, semblèrent la lui avoir retirée, elle lui fut maintenue jusqu’au dernier moment, dans son glorieux titre du moins, par un respect universel.

Où est l’unité d’une vie dont la mobilité de nos formes politiques a ainsi varié les aspects ? Elle est, votre impartiale justice ne pouvait le méconnaître, dans une activité d’esprit incapable de repos que n’ont suspendue ni les loisirs de la retraite, ni les langueurs de l’âge, ni les défaillances de la maladie, qui n’a cessé qu’avec la vie elle-même ; elle est dans la passion, non moins persistante, du bien public, dans l’ambition, difficilement satisfaite, de travailler au maintien, au progrès des idées d’ordre, de sage liberté, de justice.

Combien de contrastes intéressants dans cette physionomie complexe et originale que j’essaye, à mon tour, de reproduire, sans espérance de répondre à l’impression, encore vive, à l’idée toujours présente qu’en ont gardées l’affection filiale, l’amitié, l’intelligente sympathie du monde, les souvenirs de la confraternité académique !

M. Pasquier pouvait être revendiqué à la fois par les deux régimes qu’a séparés la révolution de 1789. À notre ancienne société le rattachaient son origine, son éducation, sa vocation première, ses amitiés, ses relations de jeunesse, certains principes communs de gouvernement et d’administration, la communauté de malheurs dans lesquels il lui avait été fait une part si douloureuse, tout un ensemble d’idées et de sentiments dont il avait reçu, au début de sa vie, l’empreinte ineffaçable. Toutefois il n’avait pas été en vain le témoin curieux et attristé des fautes sous le poids desquelles devait succomber cette société. La société nouvelle comptait peu de membres plus convaincus de ce qu’il y avait eu dans son avènement d’inévitable, de définitif, plus instruits par l’expérience et la réflexion de ses besoins présents, de ses conditions d’existence, de ses dangers. Il habitait, en politique, comme une région moyenne entre des opinions contraires, celles que flattait l’espoir chimérique d’un retour aux choses du passé, celles qui lui semblaient s’élancer avec trop d’impatience vers un avenir inconnu. De là, dans le concours indépendant qu’obtenaient de lui les partis, des résistances quelquefois importunes à ce que leurs passions ou leurs systèmes avaient de trop absolu ; de là ces vues modérées, ces conseils pratiques, ces ménagements habiles, inspiration de sa facile, attrayante, persuasive éloquence, cause de sa constante action sur la direction des affaires.

Il y a deux choses qui ne s’allient pas toujours et qu’il a été donné à M. Pasquier de concilier : le labeur de l’homme d’État et le commerce du monde. Il était né dans un temps, il avait vécu dans une société, où l’on plaçait au premier rang des plaisirs et, quelquefois, des occupations la fréquentation de cercles élégants et polis, des conversations mêlées de sérieux et d’agrément, dont les questions du moment et ce qui en était alors voisin, la littérature, fournissaient surtout la matière. Jamais M. Pasquier, même dans les jours les plus occupés, au milieu des soins les plus graves de sa vie publique, ne négligea ce qui avait été la plus chère distraction de sa jeunesse et le précieux complément de son éducation. Il rechercha les salons où s’était perpétué l’art de converser ; il se plut à l’entretenir dans le sien ; lui-même y excellait par la solidité et les grâces d’un esprit qui se prêtait avec souplesse à tous les accidents de l’entretien et y introduisait, dans le langage le plus aisé et la mesure la plus parfaite, de graves considérations politiques, de fines observations morales, force souvenirs pleins d’à-propos et, en toutes choses, des appréciations toujours justes.

Ce n’est pas ici qu’il pourrait être mis en oubli que les sujets littéraires avaient pour cette intelligence habituellement occupée de questions législatives, de gouvernement, d’administration, mais dont l’habitude n’enchaînait point la liberté, un attrait particulier. Il aimait à s’y engager, et l’on s’apercevait alors que son goût avait toute la sûreté de son discernement politique. Rien d’étroit, d’ailleurs, dans ses jugements : ses préférences naturelles très-vivement exprimées étaient pour nos monuments classiques, pour les belles œuvres de l’âge qu’il avait vu finir, pour ce qui s’en rapprochait ; mais il ne refusait pas de suivre dans des voies nouvelles quelques heureuses imaginations. N’avait-il pas fait partie, au commencement du siècle, de ce cercle intime qui reçut la première confidence des grandes nouveautés préparées par le génie naissant de Chateaubriand ?

Ces hautes fortunes que reposent et quelquefois consolent les lettres, dont les lettres sont même les utiles auxiliaires dans l’accomplissement des devoirs publics par les heureuses inspirations qu’en reçoivent la pensée et la parole, toujours on les a vues rechercher, comme une sorte d’achèvement, de couronnement, l’adoption de l’Académie ; et toujours aussi l’Académie, constante dans des traditions qui datent de son origine, a pensé avoir des droits sur elles. C’est par un concert semblable que notre compagnie s’est acquis dans la personne de M. Pasquier, ce que je voudrais avoir exactement caractérisé, tout cet ensemble imposant et aimable de rares mérites, qu’avait formé le cours du temps, qu’il devait respecter plus de vingt ans encore, dont elle a pu faire, pendant près d’un quart de siècle, sa décoration, sa parure.

Je ne crois pas adresser à la mémoire de notre illustre confrère une louange qu’il eût dédaignée, en disant qu’il ne regarda pas comme une simple distinction honorifique le titre nouveau qui venait s’ajouter à la longue liste de ses dignités. Non-seulement il s’attacha de cœur à l’Institut, heureux et fier de tout ce qui devait en perpétuer, en rehausser l’éclat, ressentant d’autre part, avec la susceptibilité jalouse d’un ancien parlementaire, d’un président de nos grands corps politiques, ce qui menaçait de porter atteinte à ses droits et à sa dignité ; mais il accepta avec un zèle obligeamment empressé le joug facile des devoirs académiques ; assidu à nos séances, attentif à nos travaux, y intervenant avec l’autorité qui le suivait partout, que lui donnaient encore, dans de simples questions de langue et de goût relevant de la critique, la sagesse de son esprit, l’agrément persuasif de son langage modèle accompli d’ailleurs de cette mutuelle déférence, et même de cette partialité amicale qui convient à des hommes réunis par le goût commun des lettres, des humaniores litterae, par la mission officielle de les cultiver, de les honorer ensemble.

Tel s’est montré M. Pasquier au sein de l’Académie tant qu’il lui a été possible de la fréquenter, et, quand les infirmités de l’âge l’ont forcé, à son très-grand regret, de se tenir éloigné d’elle, il n’a cessé de l’attirer près de lui par les prévenances de son hospitalité.

Ce n’était pas au Luxembourg passé, depuis quelques années déjà, sous d’autres lois, mais dans la demeure privée où avait dû abriter son déclin cette glorieuse existence ; simple demeure, dont le luxe, tout académique, était, près d’un salon modeste, une belle galerie de livres. Là s’offraient à de nombreux et fidèles amis, en tête desquels il se plaisait à placer ses confrères de l’Institut et de l’Académie, je l’en remercie en leur nom et aussi avec le sentiment d’une reconnaissance personnelle ; là, dis-je, s’offraient aux courtisans empressés d’une fortune qui n’était désormais qu’un souvenir, les plus attachants spectacles celui de réunions véritablement uniques, où, par l’influence d’une sagesse modératrice, habile en tout temps à rapprocher, à concilier, pouvaient se rencontrer, sans se heurter, profitant pour bien vivre ensemble d’un heureux moment de trêve, des opinions partout ailleurs bien divisées : celui de l’extrême vieillesse révérée et sereine, de plus en plus équitable et bienveillante, et, dans son éloignement nécessaire de l’action, agissante encore par le souci constamment éveillé de la chose publique, par l’insatiable curiosité de l’esprit, par le mouvement jamais ralenti de la pensée.

Un rare privilége a été départi à M. Pasquier ; ses années, dans leur cours prolongé, lui avaient retiré moins d’avantages qu’elles ne lui en avaient apporté. Les préventions, les malveillances que, comme tout homme public, il avait pu rencontrer dans sa militante carrière, elles les avaient usées ; elles avaient mis dans une pleine lumière et signalé à la gratitude et au respect de tous ses mérites et ses services ; elles l’avaient fait assister, heureux de son partage, au jugement impartial d’une favorable postérité : il leur devait, d’autre part, une plus complète expérience de la vie, une plus profonde connaissance des hommes, et, par une conséquence naturelle, plus de disposition à cette appréciation indulgente des actes, qui tient compte, en les jugeant, de la fatalité des circonstances et des situations en même temps qu’elles s’accroissait sans cesse cette sympathie affectueuse qui, par un progrès touchant, que n’amène pas toujours le progrès de l’âge et qu’il ne produit que dans des âmes excellentes, le faisait entrer, avec un empressement de jour en jour plus marqué, dans ce qui touchait ses amis et particulièrement dans leurs peines. On eût dit qu’il se hâtait de mettre à profit, pour les bons offices de l’amitié, les jours de grâce qui lui étaient accordés. Ceux qui le voyaient le plus souvent et de plus près étaient singulièrement frappés de ce développement suprême de sa modération, de sa douceur, de sa bonté plus d’une fois, s’en entretenant ensemble, ils lui ont fait l’application du vers charmant où Horace, interrogeant un de ses amis sur l’état de son âme, lui demande si l’âge qui s’avance le rend plus doux et meilleur :

Lenior et melior fis accedente senecta ?

L’image de cette vieillesse aimable ne paraîtrait pas complète à ceux qui ont pu la connaître et l’aimer, si je négligeais d’ajouter que, malgré son progressif apaisement, M. Pasquier se laissait quelquefois aller à des éclats d’une vivacité toute juvénile, quand l’entretien mettait en cause des principes qui lui étaient chers ou qu’il réprouvait, des actes et des hommes pour lesquels il professait ou de l’estime ou du mépris. En certaines matières, où étaient engagées de longue date ses convictions intimes, il ne souffrait guère la contradiction ; il s’échauffait, s’impatientait ; qu’on me permette la familiarité de l’expression, il grondait. Oui, ses plus vieux amis, qui ne semblaient auprès de lui que des enfants, il ne se faisait pas faute de les gronder, avec l’emportement permis à l’autorité paternelle, et qu’il corrigeait aussitôt, en père, par les témoignages délicats d’une tendre affection.

La vieillesse est généralement portée à se désintéresser du présent ; on ne saurait l’en blâmer, en ces temps surtout d’instabilité et de fatigue sociale, où un tel détachement ne lui est rendu que trop facile. M. Pasquier n’abusa point, je m’exprime mal, il n’usa point du droit qui lui eût appartenu plus qu’à tout autre de se réfugier dans la contemplation paisible du passé. Ce siècle, auquel s’étaient presque égalées ses années, où s’étaient offertes tant d’occasions d’exercer ses passions généreuses, il en avait été, de tout temps, même dans l’action, le spectateur attentif, le juge pénétrant et intègre toujours sur la scène ou dans la confidence des principaux acteurs de nos drames politiques, rien n’avait pu échapper à l’ardeur de ses informations, à la justesse de ses appréciations, rien ne s’était dérobé à la sûreté de sa mémoire ; il avait gardé des hommes et des choses une multitude de souvenirs d’une exactitude, d’une précision merveilleuse, inépuisable matière de véridiques mémoires destinés à l’avenir, et qui, je l’ai déjà dit, on m’excusera de répéter ce qu’a constamment reproduit le cours d’une longue vie, se répandant avec abondance dans ses entretiens, leur communiquaient un saisissant, un vivant intérêt. Avec tant de raisons de ramener volontiers sa pensée en arrière, M. Pasquier n’a jamais cessé de vivre dans son temps ; il a eu, jusqu’au bout, pour les choses du moment, de l’attention, et, ce qui est rare à un tel âge, de la mémoire ; il a eu surtout de l’intérêt, l’intérêt d’un bon citoyen, qui ne regarde pas comme lui devenant étrangères les destinées d’une patrie prête à lui échapper.

M. Pasquier n’a point connu une autre sorte de découragement, celui de ces esprits retirés auxquels il semble que le temps d’acquérir des connaissances est désormais passé pour eux : il n’a jamais cessé d’apprendre. Il avait commencé de bonne heure, et c’est peut-être à ses assidues et fortes lectures, sa seconde et véritable éducation, qu’on doit attribuer en partie la facilité de discussion qu’il apporta avant tous aux débats de notre régime parlementaire. Il les a continuées sans relâche, jusque dans ses derniers jours ; il eût pu redire ce mot de l’antique Solon, que Cicéron fait rappeler et vanter par Caton l’Ancien, dans son charmant traité de la Vieillesse : « Je vieillis en apprenant tous les jours quelque chose. » Point d’ouvrages, dignes d’intérêt, qu’il ne lût des premiers, ou, lorsqu’enfin ses yeux lui manquèrent, qu’il ne se fit lire. Il n’y cherchait pas, comme souvent les gens du monde, une simple distraction, un thème pour la conversation du soir, le plaisir d’être en avance sur la curiosité publique, mais l’occasion de réflexions nouvelles sur ces graves sujets d’histoire, de politique, de morale sociale, de haute littérature qui avaient gardé pour lui tout leur attrait. Bien souvent la préoccupation qui s’emparait alors de lui l’amenait à dicter soudainement, avec l’entraînement de ses anciennes improvisations, quelques pages où s’exprimaient franchement, vivement, ses adhésions ou ses dissentiments, qui continuaient, complétaient le livre ou le réfutaient. La dernière joie de son intelligence a été de répandre ainsi au dehors et de fixer ce qu’il y avait toujours en lui de pensées justes, de nobles sentiments, de mouvements chaleureux.

Il s’y mêla un sentiment de bien douloureuse sympathie le jour où la publication d’anciens récits faits par un témoin oculaire, et plus qu’un témoin, de quelques jours néfastes de la Révolution, l’ayant tout à coup reporté, a travers tant d’années écoulées, à des spectacles que ses yeux avaient vus, à des douleurs dont son âme avait été déchirée, il se sentit pressé d’en renouveler lui même l’expression dans un écrit, impétueusement dicté, que terminaient ces éloquentes paroles :

« À quoi bon, pourra-t-on me dire, à quoi bon ces lignes qui n’apprendront rien à personne et où vous êtes si fort au-dessous de la grandeur du sujet qui vous les inspire ?

Ces lignes, il faut que ceux qui daigneront les lire le sachent bien, elles ont été écrites par moi uniquement pour ma satisfaction la plus intime. Peut-être cependant ne serait-il pas mauvais qu’on eût le moyen de savoir un jour tout ce qui peut se rencontrer d’émotions vives, sincères, déchirantes dans le cœur d’un vieil homme arrivé au bout de sa quatre-vingt-quatorzième année. Eh bien ! oui, cet homme si vieux, si déchu, il vient de ressentir, et il le doit à la chère Pauline de Tourzel, une de ces émotions qui témoignent le mieux de la sincérité des regrets et des vieilles douleurs. Elle l’a ramené tout entier aux jours de sa jeunesse la plus ardente, à ceux où il assistait, frémissant de colère et de rage, à l’infâme jugement du roi Louis XVI, où il suivait cette sainte victime jusqu’au pied de l’échafaud, où il a vu tomber sa tête. Vous croyez peut-être, vous autres du temps présent, qu’on peut repasser silencieusement, et en quelque sorte studieusement, sur une telle époque ; non, non, vous vous trompez ; il existe dans les veines de ce nonagénaire un reste de sang qui peut encore bouillonner ; ses yeux ne sont pas encore assez éteints pour qu’il n’y ait moyen d’y retrouver quelques restes des larmes qu’il répandait en 1792 et 1793, et qui ne lui ont pas fait défaut dans cette dernière épreuve. »

Qui n’admirerait chez un vieillard arrivé aux dernières limites de la vie humaine et dont tant de révolutions, d’épreuves, de travaux devraient avoir usé la sensibilité, cette faculté si persévérante de sentiment et d’émotion, cet appel aussitôt entendu, dans un passé lointain, à de chers et cruels souvenirs cette expression pathétique, ce cri du cœur ?

Il éclate, avec un accent bien pénétrant, mais tout autre, dans la conclusion d’une sorte de testament politique que dictait encore M. Pasquier deux jours seulement avant sa fin. Qu’on me permette de faire, pour ainsi dire, l’ouverture publique de ce testament et d’y chercher, d’y montrer, parmi les divers témoignages d’affectueuse et tendre gratitude, qui sont le dernier souci de l’illustre mourant, la part de l’Académie.

« Hélas ! mes premières amitiés, je dirais même mes premières liaisons m’ont toutes devancé sur la route au bout de laquelle me voilà parvenu. Mais la Providence a bien voulu permettre que de nouveaux secours me soient venus de toutes parts, pour m’aider à parcourir assez dignement, assez honorablement le cours si prolongé de mes dernières années. Durant la longue maladie qui les doit terminer combien n’ont pas été assidus, affectueux et touchants les soins dont j’ai été entouré ! famille, parenté à tous les degrés, amis, anciens collègues, et surtout ces excellents confrères que j’ai trouvés dans le sein de l’Académie française ; je leur dois à tous des remercîments et je les prie de permettre qu’ils soient consignes dans ces pages qui n’en contiendront que la très-faible expression.

Mon cœur vit encore, mais l’esprit qui pourrait lui servir d’interprète s’affaisse et s’éteint en quelque sorte à chaque instant. C’est la commune loi et je la subis avec une humble résignation. »

Qu’ajouter à de telles paroles ? n’achèvent-elles pas, Monsieur, par un dernier trait, et bien attendrissant, l’histoire que vous avez si dignement racontée, l’image trop imparfaite que, d’après vos récits et mes propres souvenirs, d’anciens déjà et chers souvenirs, j’ai essayé moi-même de retracer ? Ne témoignent-elles pas bien éloquemment des étroits rapports d’estime et d’affection qu’ont entretenus ensemble, pendant de longues années, l’Académie et l’homme illustre dont elle vous appelle à occuper la place ?

Elle l’a possédé longtemps sans partage ; les loisirs que lui avaient faits les révolutions et l’âge nous l’avaient donné tout entier. Nous devrons vous partager, Monsieur, avec ce Barreau, que vous rapprochiez tout à l’heure de l’Académie par l’analogie de hautes situations sociales maintenues, sans altération, à travers l’inconstance des temps ; de ce Barreau, si riche en talents, à qui nous vous avons emprunté, et qui, par vous et plusieurs de nos confrères avant vous, a contracté avec notre compagnie une sorte d’alliance. Tant d’intérêts qui ont placé en vous leur confiance, les devoirs qui vous ont été conférés avec la première dignité de votre Ordre, vous y rappelleront souvent. Mais là encore, Monsieur, en ajoutant chaque jour à votre juste considération, vous travaillerez à accroître celle de l’Académie, et par les exemples répétés des mérites sévères qui caractérisent votre parole, vous servirez utilement les lettres.