Réception de M. Patin
M. Patin, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Roger, y est venu prendre séance le 5 janvier 1843, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
On ne vient point, sans trouble, prendre place dans ce corps illustre, où, depuis deux siècles, se résume, se personnifie l’histoire des lettres françaises. S’il en est ainsi, même pour les écrivains créateurs qui vous apportent le génie et la gloire, pourrait-il en être autrement pour ceux qui, comme moi, renfermés dans les travaux de la critique, n’ont d’autres titres à votre adoption qu’un amour sincère du vrai et du beau, une application constante à pénétrer le secret de leur nature immuable, à les suivre à travers leurs transformations diverses, à exprimer des monuments de l’art par lesquels ils se manifestent de fidèles images ? Tel a été, en effet, l’objet utile, je le crois, mais modeste de mes efforts, du jour où vos premiers encouragements m’ont comme introduit dans la carrière que vous couronnez aujourd’hui du prix le plus éclatant. Ces philosophes, ces historiens, ces orateurs, ces poëtes, qui brillent dans vos rangs, ces dépositaires reconnus des grandes traditions littéraires du temps passé, dont les exemples contemporains m’aidaient à comprendre et à expliquer leurs devanciers, vous m’appelez à les voir de plus près, à vivre dans leur compagnie : honneur singulier, dont je suis heureux et fier, mais qui ne laisserait pas d’intimider ma faiblesse, si, par une heureuse fortune, je ne retrouvais parmi eux des maîtres révérés et chéris, des condisciples, des amis.
Ce dernier nom, j’avais le droit de le donner à l’homme de bien, à l’écrivain distingué, dont vous m’avez, dans votre indulgence, accordé l’héritage et confié la mémoire. En retraçant, bien imparfaitement sans doute, ce qui vous l’avait rendu précieux et cher, ce qui vous le rendra toujours regrettable, ces agréments de l’esprit et du talent, qui s’unissaient chez lui au caractère le plus digne d’estime et d’affection, je ferai plus que payer au nom de tous un tribut prescrit par l’usage, j’acquitterai une dette personnelle.
Le jour des hommages funèbres est venu vite pour M. Roger, né seulement en 1776. Il était de Langres où son père occupait une charge de finance dont il devait naturellement hériter. La vivacité précoce de son intelligence, ses succès marqués au collége, firent penser pour lui à une succession plus relevée, celle de son oncle, M. Jolly, l’un des meilleurs avocats du parlement de Paris. Il se préparait, avec ardeur et confiance, à un avenir dont se sentait flattée son ambition naissante, quand les malheurs des temps, qui atteignirent sa famille entière, sans l’épargner lui-même, tout adolescent qu’il était, interrompirent le cours de ses études judiciaires. Ce ne fut qu’après vingt mois, passés sous les verrous de la terreur, qu’il put les reprendre, et à Paris, dans le cabinet enfin rouvert de son oncle, aux audiences des nouveaux corps de judicature institués par le gouvernement républicain. Vers 1798, âgé de vingt-deux ans, il se trouva prêt à plaider, sous les plus favorables auspices, sa première cause ; il ne la plaida point : cette fatalité de la vocation poétique, qui avait fait tort au palais de tant d’hommes de talent, lui ravit encore M. Roger, mais ce ne fut point sans compensation. Il était écrit dans le livre des destinées littéraires que le jeune clerc n’augmenterait pas le nombre, suffisant peut-être, des avocats instruits et diserts, mais qu’un jour, et ce jour n’était pas éloigné, dans une comédie industrieusement dérobée à l’Italie, ingénieuse, élégante, il exprimerait avec noblesse et intérêt le caractère idéal de l’avocat. Cette fortune valait l’autre, et l’on ne voit pas que M. Roger ait jamais réclamé contre l’arbitraire du sort, qui avait ainsi dérangé le cours de sa vie.
De fort bonne heure il avait été touché de l’amour des lettres et, dans cette prison qui le reçut au sortir des écoles, elles occupèrent agréablement, utilement, les longs et tristes loisirs que lui faisait la tyrannie populaire. Il eut tout le temps d’y lire, d’y relire les grands maîtres, anciens et modernes, et de se former, dans leur commerce, à cette justesse de pensée, à cet heureux goût d’expression qui ont depuis marqué ses ouvrages. Là, aussi, il fut initié, par un de ses compagnons de captivité, à la connaissance d’une littérature qui ne devait pas être sans influence sur le développement de son talent poétique. On remarquera que parmi les écrivains de l’Italie, ceux qui surtout attirèrent son attention, captivèrent son intérêt, ce furent les comiques, Goldoni entre autres, récemment conquis à la France et même au théâtre français, Goldoni, qui, dépouillé par la révolution des bienfaits que tenait sa vieillesse de la munificence royale, se mourait, en attendant un décret réparateur, qui vint trop tard, et de maladie et de misère, au moment même où l’étudiait curieusement dans une prison son futur imitateur.
Les exemples de Molière avaient autrefois provoqué ce peintre ami du vrai et d’un génie inventif, à la réforme du comique de convention, de tradition, depuis longtemps établi sur la scène italienne. En retour, il prêtait maintenant à l’épuisement de la nôtre le secours quelquefois heureux de combinaisons nouvelles. Dans le même temps, un de ses compatriotes, élève, plus qu’il ne le disait, qu’il ne le croyait, de Corneille, de Racine, de Voltaire, Alfieri, par des créations originales, agissait fortement sur l’imagination de nos poëtes tragiques. Ce commerce perpétuel, nécessaire, légitime, par lequel passe et revient d’une nation à une autre l’inspiration, devait nous donner, à quelques années de distance, deux beaux ouvrages, dont les auteurs, trop tôt enlevés aux lettres et à cette compagnie, se sont suivis de près dans la tombe, je veux dire la tragédie d’Agamemnon, et, dans un genre moins sévère, dans un ordre moins élevé, la comédie de l’Avocat.
Mais j’anticipe sur la suite d’une histoire à peine commencée. Lorsque M. Roger, bien jeune encore, amusait sa captivité par la lecture de Goldoni, il ne se doutait pas qu’il dût bientôt lui-même écrire rles comédies. Il ne s’en doutait guère davantage, lorsque, échappé aux prisons de Langres et fixé à Paris, il allait le soir se délasser des graves travaux de la journée, par les représentations du triple théâtre français, ouvert alors à l’empressement d’un public avide, après une affreuse contrainte morale, des libres délassements de l’esprit, à l’émulation de toute une jeune et ardente génération de talents dramatiques. Là se disputaient la palme de la comédie, non plus déjà l’énergique et rude auteur du Philinte de Molière, tout à l’heure enlevé par la tempête furieuse qu’il avait lui-même contribué à déchaîner, mais de plus purs adorateurs de la Muse, Collin et Andrieux, Picard et Duval ; j’aime à vous redire leurs noms, glorieusement consacrés dans les annales du théâtre et dans les vôtres, leurs noms qui ont récemment retenti avec éclat dans cette enceinte. En mêlant ses applaudissements à ceux de la foule, M. Roger ne savait pas qu’il allait être un des leurs, leur élève, leur rival, leur ami. Et cependant, je me l’imagine, dans ces heures de studieuse solitude, où il feuilletait ses livres de jurisprudence, où il parcourait ses dossiers, plus d’une fois il se surprit rêvant à leurs œuvres, à leurs succès, à leur réputation ; plus d’une fois, venant à penser que tous, ou presque tous, avaient passé du palais au théâtre, il dut se dire : « Et moi aussi, ne serais-je pas poëte comique ? »
Quand on s’adresse de telles questions, on est bientôt amené par quelque circonstance imprévue à y répondre. Il arriva que M. Roger tomba dangereusement malade, et que, son médecin lui ayant interdit non-seulement le travail, mais même la lecture, il crut se conformer à l’ordonnance en composant des vers, des vers comiques ; je n’oserais dire, l’auteur ne l’a dit lui-même qu’au premier moment, une comédie. C’était l’Épreuve délicate, qui ouvre son recueil, et dont il a, avec tant d’agrément, raconté l’histoire.
Sa pièce faite, cachée parmi des papiers d’affaires, corrigée furtivement, avouée enfin, non sans peine, à son oncle, qui l’approuva comme un délassement spirituel, mais du reste sans conséquence, le jeune auteur, que ne découragea point l’indulgente sévérité de ce jugement, ne songea plus, cela était naturel, qu’à la faire représenter. Un beau jour, disant aller au tribunal, il se rendit, en grand secret, à un comité de lecture que présidait une célèbre actrice tragique. Il y lut son ouvrage qui fut très-favorablement écouté, et à la fin pourtant refusé. Il apprit la chose au moment même, dans la rue où il attendait, de celui de ses juges dont l’avis avait amené la fâcheuse conclusion et qui vint s’en vanter à lui. C’était un homme de petite taille, au large front, à l’œil vif et pénétrant, à la bouche souriante et maligne, dont la physionomie ouverte exprimait à la fois une bonhomie naïve et une gaieté satirique. « Oui, dit-il à l’auteur consterné, j’ai fait refuser votre pièce ; je vous devais ce service ; vous méritiez d’être arrêté dès le premier pas dans une fausse route. Vous avez déjà le style de la comédie ; mais la comédie, il faut la chercher, jeune homme, loin des personnages, des situations de fantaisie, dans la vérité, la réalité. Les vices, les ridicules, étaient, disait-on, chose épuisée ; et voilà qu’un grand mouvement social, qui a tout déplacé, tout mêlé, qui de la confusion de prétentions de toute date fait sortir cent composés bizarres, renouvelle sous nos yeux la matière comique. Observez, saisissez au passage ces rapides produits de nos mœurs changeantes ; nous vivons sous un gouvernement ami de la liberté qui ne vous les défendra pas tous. » Tel est à peu près le sens du discours que tint à M. Roger ce franc et judicieux conseiller, qu’il ne connaissait pas, mais qu’il eût pu reconnaître avant d’avoir appris de lui son nom : il n’était autre que Picard. M. Roger remercia de l’avis, promit d’en profiter, et puis, le cœur gros de sa mésaventure, il s’en alla chercher des consolations chez un auteur dramatique qui ne ressemblait guère à Picard, le très-aimable, très-spirituel, mais très-affecté Demoustier.
Nul poëte n’a jamais pu se vanter d’être de meilleure maison littéraire ; il remontait par son père à Racine, et par sa mère à la Fontaine : malheureusement son goût le rattachait à Dorat, pour la mémoire duquel il professait une sorte de culte, dont il occupait même le logement, et qu’il continuait au théâtre avec un succès dont on peut s’étonner aujourd’hui, et qui pourtant s’explique. Oui, lorsque finissait à peine cette ignoble tragédie, qui, suivant l’énergique expression d’un tragique du temps, courait les rues, le public, par une sorte de retour violent vers les goûts, les habitudes, les amusements d’une société élégante, se plaisait aux raffinements de la plus prétentieuse comédie qui fut jamais. Demoustier trouva l’Épreuve délicate ce qu’elle était en effet, un badinage charmant ; il promit de la venger des Français de Louvois, en la faisant recevoir par les Français de Feydeau ; il y réussit dès le lendemain. La pièce, rapidement apprise, et donnée au commencement de l’année 1798, fut applaudie comme les comédies de Demoustier, comme le Conciliateur et les Femmes.
M. Roger eut le bon esprit de ne pas en croire son succès, mais plutôt les sévères conseils qui avaient dû le lui sauver, et que lui répéta, sans les affaiblir, en fort jolis vers, le plus intime de ses amis, aujourd’hui si affligé de lui survivre, si inconsolable de sa perte, M. Campenon. Après un petit acte en prose, franchement et gaiement imité de Goldoni et mêlé de couplets pour l’Opéra-Comique, le Valet de deux Maîtres, après une seconde pièce en vers, faite également d’après Goldoni et donnée dans la même année, en 1799, la Dupe de soi-même, pièce de caractère indécis, où Demoustier eût trouvé encore trop à louer, où trop de redites, de lieux communs dramatiques trahissaient l’inexpérience de l’auteur, mais qui, par d’heureux traits de dialogue, un art remarquable de conduite, et même des intentions comiques, attestait ses progrès, M. Roger, ayant, pour ainsi dire, achevé, en bien peu de temps, l’apprentissage de son art, arriva à la bonne comédie.
Ce n’était pas celle que Picard lui avait conseillée, et dont il multipliait les exemples, chronique quotidienne et familière des travers du jour, que défrayaient à l’envi la mobilité des mœurs, la verve facile de leur joyeux historien. La comédie à laquelle atteignit et s’arrêta M. Roger, de date moins précise, d’effet moins vif, mais peut-être d’un attrait plus durable, ne peignait pas tant l’état actuel de la société, que les traits permanents de la nature humaine, et, dans le nombre bien réduit de ceux qui pouvaient encore s’offrir à l’imitation, de préférence certaines faiblesses aimables, certaines préoccupations innocentes, propres à égayer doucement et tout ensemble à toucher le spectateur. Elle ne se rattachait pas, j’ai hâte de le dire, aux variétés du drame qu’avait produites, dans le cours du dix-huitième siècle, le rapprochement forcé des deux genres primitifs, fondamentaux, mais, par malheur, en grande partie épuisés, du théâtre et qu’on avait caractérisées et décriées par les dénominations moqueuses de tragédie bourgeoise et de comédie larmoyante. Elle pouvait plutôt sembler la descendance lointaine de ces images de la vie, discrètement mêlées de gaieté et d’intérêt, qu’avait à demi empruntées Térence au génie plus complet de Ménandre, et qui faisaient sourire ou rêver mélancoliquement, qui attachaient et remuaient les Lélius et les Scipion. Il faut à de telles compositions, qui ne prétendent qu’à une sorte d’émotion intermédiaire et indécise, entre les éclats de la douleur et ceux de la joie, entre le rire et les larmes, pour remplacer la franchise d’intention et d’effet qu’elles n’ont point, une parfaite élégance de formes, une exquise vérité d’expression. Ces mérites de Térence manquèrent trop, dans des scènes quelquefois animées de son esprit, à la négligence de la Chaussée et même au naturel parfois prosaïque de Sédaine. On ne les retrouva pas assez, par le vice d’une versification pénible, dans le Dupuis et Desronais de Collé. La gloire, je ne dirai pas d’y atteindre, mais de s’en rapprocher, était réservée à l’auteur de l’Inconstant, de l’Optimiste, des Châteaux en Espagne, du Vieux célibataire, à l’auteur des Étourdis ; j’ajouterai à l’écrivain, d’un esprit si fin et si délicat, d’un tour si agréable et si élégant, qui, dans Caroline, ou le Tableau, dans l’Avocat, sembla les accepter pour maîtres.
Nous sommes loin de ces ouvrages, représentés en 1800, en 1806 ; plus loin encore des dispositions qu’on apportait alors aux représentations théâtrales et qui en aidaient le succès. Les imaginations moins blasées qu’elles ne l’ont été depuis, n’éprouvaient pas autant le besoin d’être arrachées par la complication de l’intrigue, par la singularité des événements et des personnages, des sentiments et du langage même, au cours ordinaire des choses ; elles n’avaient pas, à un égal degré l’impatience, quelque peu brutale, qui fait rejeter, comme des longueurs importunes, les développements de caractères et les peintures de mœurs ; il leur restait du loisir pour apercevoir, sans perdre de vue l’ensemble, les ornements de détail, les beautés particulières de pensée et de style, pour goûter le charme des vers, devenus aujourd’hui une superfluité, presque en embarras, mais sans lesquels on ne concevait guère la haute comédie. L’écrivain n’était pas tenu, pour constater son originalité, à étonner, à violenter les esprits par l’audace de ses conceptions. Avec une fable simple, prise dans les rapports communs du monde, mue par des ressorts naturels, pourvu qu’elle ne manquât d’ailleurs ni d’intérêt, ni d’art, il avait chance d’être écouté, d’attacher et de plaire. Il est vrai que si, d’une part, la facilité plus grande d’amuser des spectateurs encore amusables semblait le mettre plus à l’aise, il était d’ailleurs strictement soumis, pour ce qui regardait les vraisemblables dramatiques, les convenances morales, à des conditions dont la sévérité s’est bien relâchée. Les âges littéraires se suivent sans se ressembler ; chacun a ses avantages qu’il serait injuste de méconnaître ; nous l’emportons probablement sur nos devanciers pour l’invention, la nouveauté, la hardiesse ; probablement aussi ils nous surpassaient par le naturel, l’exactitude et le goût. Où est la supériorité ? Je ne le recherche point ; et si j’ai abordé ces rapprochements, toujours délicats, ce n’était point dans l’intention de sacrifier un présent, dont j’apprécie autant que personne les mérites, à un passé qu’on ne traite pas toujours, je le crois, avec assez de bienveillance et de justice ; je ne voulais qu’expliquer ce que beaucoup pourraient ne pas comprendre, comment suffirent à la belle réputation qu’obtint tout d’abord dans les lettres M. Roger, deux comédies de médiocre étendue, dont le sujet, bien qu’un peu romanesque, n’avait rien d’extraordinaire, mais qui étaient, ce qu’alors on prisait beaucoup, habilement construites, écrites en vers élégants et spirituels, enfin, c’est là une qualité à laquelle on tient également dans tous les temps, intéressantes.
Tout devient drame entre les mains des auteurs dramatiques. Un respectable archevêque d’Auch, M. d’Apchon, ne pouvant vaincre les refus d’un galant homme flans le besoin, qu’il veut obliger, imagine de lui acheter pour une assez forte somme, par l’entremise d’un prétendu amateur de tableaux, une vieille toile sans valeur. Quelques années s’écoulent, et cette ruse de la charité chrétienne, transportée par l’aimable et ingénieux Marsollier, et au même moment, chose singulière, par M. Roger, à d’autres personnages, dans un autre ordre de relations, enrichit en l’espace de quelques jours, la scène de l’Opéra-Comique et celle du Théâtre-Français de deux ouvrages justement applaudis, une Matinée de Catinat, Caroline, ou le Tableau. On n’a pas tardé à oublier le premier, mais on a gardé le souvenir du second, l’une des petites comédies les plus artistement composées, les plus agréables qu’on eût vues depuis longtemps. Le sentiment y dominait, non sans laisser une place à la gaieté, et même à ce qui manque dans tant de comédies, au comique. Dans ce mélange, on pouvait distinguer la trace des influences diverses sous lesquelles s’était formé le talent un jeune poëte. Le souvenir de Collin l’avait inspiré quand il avait peint, en traits aimables et gracieux, sans manière, sans fadeur, une passion honnête, discrète, délicate ; et, luttant avec non moins de bonheur contre ses autres conseillers habituels, il avait égalé la franchise familière, l’enjouement satirique de Picard, le dialogue précis, vif, piquant d’Andrieux, dans les excellentes scènes qu’animait la présence de son acheteur de tableaux. Cet acheteur, c’était un valet, jouant par ordre de son maître, et jouant au naturel, avec une vérité très-divertissante, le rôle d’un de ces nouveaux riches, que font partout et toujours éclore, du sein des misères publiques, les révolutions, et qui, nombreux à cette époque, dans les dernières années du Directoire, au début du Consulat, indignaient les honnêtes gens par l’insolence de leur luxe et le cynisme de leurs déréglements, en même temps qu’ils les amusaient de leur épaisse fatuité et de leur confiante ignorance. Ce personnage avait dans les belles loges bien des modèles vers lesquels se retournait le parterre, applaudissant des passages qui, par un habile artifice, donnaient tout à coup à une composition de proportions, d’intentions modestes, une portée inattendue. Elle ne s’était annoncée que comme un petit drame, attachant, amusant, selon la situation ; elle devenait par moments une comédie de mœurs, d’un intérêt présent ; disons aussi d’un intérêt général et durable : car tous les temps out leurs parvenus, et tous les parvenus ont, à peu de chose près, les mêmes ridicules.
Dans l’Avocat, pièce de diversions plus considérables, où le talent de l’auteur atteignit à tout son développement, qu’on a regardée comme son chef-d’œuvre, manque peut-être cette sorte de comique, mais non pas la gaieté produite par l’introduction de quelques personnes secondaires, particulièrement chargés de l’exciter, et, ce qui vaut mieux, par l’habile opposition des caractères, le jeu piquant des situations. Cette gaieté, adroitement distribuée, maintient constamment dans les limites de la comédie et empêche, toujours à temps, de tourner au drame, un ouvrage qui est surtout, comme le précédent, intéressant et romanesque. J’appelle comédie romanesque celle dans laquelle est représenté, non pas le faux, le faux ne peut constituer un genre, mais cette vérité d’exception qui charme les rêves des hommes de bien, et qu’il n’est pas impossible de rencontrer ailleurs. Or, la comédie de M. Roger donne précisément aux spectateurs honnêtes le plaisir d’une de ces rencontres, plus faciles, il est vrai, et plus fréquentes au théâtre que dans le monde.
On y voit une orpheline, obligée de réclamer devant les tribunaux la fortune et le nom de son père qu’on lui conteste ; offrant pour obtenir l’un de renoncer à l’autre, s’abstenant généreusement de produire une lettre propre à établir ses droits, parce que cette pièce compromettrait la sûreté du parent abusé qui la méconnaît.
On y voit, d’autre part, un jeune homme, espoir, orgueil du barreau, par l’éclat de son talent, par sa probité et son courage, engagé à plaider contre une femme, dans laquelle il reconnaît bientôt, avec une douloureuse surprise, précisément la femme qu’il aime et dont il est aimé ; persistant toutefois, après cette découverte, par un sentiment exalté de devoir et d’honneur, pour rester digne, devant le public et à ses propres yeux, de sa noble profession, à retenir une cause que maintenant il déteste ; et quand son client (c’est le personnage le plus vrai de la pièce, le plus directement emprunté aux mœurs réelles de la société), quand, dis-je, son client, vieillard qu’une longue expérience a rendu soupçonneux, qui respecte la probité, mais connaît la faiblesse humaine, qui n’a pas grande confiance dans les juges et se défie même des avocats, veut lui reprendre une affaire, remise, pense-t-il, non sans vraisemblance, entre des mains peu sûres, la réclamant avec chaleur, se la faisant restituer, s’engageant à en poursuivre, à en assurer le succès, tenant héroïquement parole, puis enfin, vainqueur et désespéré de sa victoire, venant offrir à celle qu’il a ruinée par vertu, sa main que par vertu aussi elle refuse, jusqu’à la péripétie heureuse et prévue qui rend à l’infortunée une famille et lui permet d’accepter un époux.
Ces situations, d’un effet théâtral, se trouvaient déjà, en partie du moins, chez Goldoni. Elles sont devenues, à juste titre, la propriété de M. Roger, qui les a dégagées des longueurs, des accessoires parasites, au milieu desquels elles se perdaient, mises en relief, complétées, enfin accommodées aux habitudes de notre scène, aux mœurs de notre société. Il les a surtout marquées de son empreinte par une exécution libre, où disparaît l’imitation, où le naturel un peu prosaïque de l’original revêt avec aisance les formes d’une poésie à la fois élégante et simple. Le personnage principal a reçu de lui, sans que la vraisemblance en souffrit, une élévation plus idéale : si l’on n’assiste point à sa plaidoirie, comme dans la pièce italienne, on n’en croit peut-être pas moins aux effets de son éloquence, suffisamment attestés par la chaleur habituelle de ses sentiments et de ses discours. Seize ans auparavant, dans une grande et belle comédie que je rappelais tout à l’heure, avait paru, à côté d’un Alceste hardiment renouvelé de Molière, le noble personnage d’un avocat, dont l’incorruptible honnêteté défend, contre les entreprises frauduleuses de son propre client, la fortune d’un inconnu. L’avocat de M. Roger, aussi probe, mais plus brillant, plus aimable, offrit comme le pendant de ce rôle austère. Tous deux, à une époque où l’intervention du barreau français dans la politique avait accru son importance, le vengèrent des malices du vieux trouvère, traduit en langage moderne par Brueys, de celles que l’auteur des Plaideurs avait ajoutées à Aristophane. Il faut dire en son honneur que M. Roger ne fut point soupçonné, comme auparavant et bien à tort le bon Goldoni, d’avoir voulu, par la représentation d’une vertu chimérique, faire la satire indirecte de la réalité. Il avait près de lui un modèle trés-réel et très-accompli de ce qu’il avait peint, et quand sa pièce parut imprimée, avec une dédicace à son oncle, le respectable M. Jolly, un des organes les moins indulgents de la critique l’appela un portrait de famille.
Il y a un art de descendre sans s’abaisser qu’a mis en pratique l’auteur de l’Avocat, dans quelques légers ouvrages, écrits, de temps à autre, pour une scène secondaire, avec de spirituels amis. La plus habituelle et la plus heureuse de ces associations, celle qui l’a réuni, dans la composition de deux opéras-comiques, fort jolis et fort goûtés, le Billet de loterie, le Magicien sans magie, avec un homme d’un talent facile et gracieux, dont la carrière a été aussi trop tôt terminée, M. Creuzé de Lesser, le ramena en 1809, pour la dernière fois, on doit le regretter vivement, à la comédie. Cette fois, ce fut au genre dans lequel excellait Duval, cet habile constructeur de tant d’ouvrages vivement intrigués, franchement dialogués, ce fut même à un de ses sujets que s’attaqua, sans préméditation, il est vrai, M. Roger. Les Projets de mariage et la Revanche, pièces que sépare un intervalle de onze ans, ont, en effet, une analogie sensible et cependant accidentelle, car la donnée de son ouvrage, M. Roger ne l’a pas empruntée à Duval, si voisin de lui cependant, mais, de son aveu, à un autre de ses contemporains, mort assez récemment, l’Italien Federici. Dans les Projets de mariage, on s’en souvient, un jeune officier se trouve prévenu près d’une femme qu’on lui a destinée pour épouse par son colonel, qui étourdiment et sans façon a pris son nom et joue son personnage ; à son tour, il se donne, il y est forcé, pour le colonel, et fait en cette qualité à son rival, fort librement, profitant de la supériorité que lui donne passagèrement la subordination militaire, une guerre où la victoire lui reste. Dans la Revanche, c’est entre un roi et un des seigneurs de sa cour qu’a lieu cet échange de rôles, cette lutte animée. De là, chez les deux auteurs, des méprises, des embarras de même nature, sans être les mêmes, et d’un effet également divertissant. Le jeu artistement concerté des situations, la vivacité élégante du dialogue, beaucoup de traits fins et délicats, méritèrent à la Revanche un brillant succès : elle eut l’avantage de divertir, au retour de la guerre, le vainqueur de Wagram, qui lui donna son approbation par une raison toute monarchique, où avait cependant sa part le sentiment littéraire. Il y loua l’adresse réservée avec laquelle on y avait placé dans une position très-délicate, sans qu’elle en fût jamais compromise, l’autorité royale. Ce jugement est bien d’un temps peu favorable assurément aux libertés de la comédie, où, selon la piquante expression, d’un homme de beaucoup d’esprit, M. le comte Beugnot, dans une lettre écrite précisément à l’occasion de la Revanche, Picard, si observateur, ne peignait guère que le second étage, attendu que la clef du premier restait dans la poche du ministre de la police, de laquelle il n’était pas facile de la taire sortir : il est un temps où cette précieuse clef des ridicules en crédit, dont on n’usait guère que par surprise, allait être si brusquement retirée à l’auteur des Deux gendres.
Les succès dramatiques de M. Roger, toujours avoués par la morale comme par le goût, et du nombre de ceux qui renouaient la chaîne interrompue des saines traditions, lui avaient, dès ses débuts, concilié l’intérêt et l’appui de personnages puissants, noblement portés à tirer parti d’une haute position pour l’encouragement, pour l’avancement des lettres. Sa reconnaissance s’est plu à nommer surtout M. Maret, M. François de Neufchâteau, M. Français de Nantes, parmi les bienveillants Mécènes, qui, le prévenant avec un empressement flatteur, lui avaient d’eux-mêmes ouvert la voie aux fonctions administratives et à la vie publique. Il comptait bien peu d’années, mais était déjà recommandé, non-seulement par de bons ouvrages, mais par d’utiles services dans plus d’un ministère, quand ses concitoyens du département de la Haute-Marne l’envoyèrent siéger au Corps législatif, et quand, bientôt après, l’illustre président de cette assemblée, qui ne l’avait pu connaître sans apprécier la distinction de son esprit et de son caractère, sans l’estimer et l’aimer, le mit au nombre des collaborateurs qu’il s’associa dans la direction suprême de l’instruction publique. On me permettra, c’est une partie de mon sujet dont je dois être naturellement préoccupé, de rappeler, avec quelque détail, quels titres particuliers s’était fait M. Roger à l’honneur d’un tel choix et comment il y répondit.
Lorsque le gouvernement consulaire, achevant de reconquérir sur l’industrie, sur la spéculation privées, le droit, usurpé par elles dans un temps d’anarchie, d’élever seules la jeunesse française, reconstitua, d’après des idées plus justes, plus pratiques, sous le nom de lycées, les écoles centrales de la Convention et du Directoire, M. Roger fut appelé à s’occuper, dans les bureaux de l’intérieur, de cette importante réorganisation. Plus tard, une commission, en tête de laquelle figurait Fontanes, ayant été chargée de présider au choix, à la réimpression, et quand il en serait besoin à la composition des ouvrages nécessaires pour les études, M. Roger ne tarda point à lui être adjoint. Il doit partager avec ses membres l’honneur qui leur revient pour avoir su concilier, dans l’accomplissement de leur délicate mission, avec un sage retour aux traditions de l’expérience, l’intelligence des besoins nouveaux de la société. Son zèle le porta même à éditer modestement des livres de la nature la plus élémentaire, destinés aux plus humbles usages de l’enseignement. On doit rappeler à part, comme moins étranger aux habitudes, aux préférences de sa pensée et de son talent, un Théâtre classique, qu’il publia en 1807, avec des notes où brillaient discrètement, dans de fines remarques sur des beautés de composition et de style, dans de judicieux rapprochements, le savoir et le goût d’un littérateur consommé. Il y citait quelquefois, pour servir de commentaire à des passages d’Esther et d’Athalie, une traduction commencée des belles leçons latines du docteur Lowth sur la poésie des Hébreux, dont s’était récemment inspiré la Harpe dans le discours préliminaire de son Psautier français. Cette traduction, librement fidèle, d’une simplicité élégante, à laquelle plus de diligence eût assuré l’avantage qu’une autre lui contesta, de la priorité, ne parut qu’en 1813. À cette époque, depuis quelques années déjà, les divers établissements d’instruction publique, successivement et assez confusément relevés sur les ruines des anciennes corporations enseignantes, constituaient par leur réunion, leur coordination, un corps unique, appelé a exercer sur la conduite générale de l’éducation la part de légitime autorité qui appartient à l’État, l’Université ; l’ancien collègue de M. Roger à la commission des livres classiques en était le grand maître ; et dans son conseil, où se rencontraient, par une sage et heureuse combinaison, auprès de vénérables représentants de la culture intellectuelle et morale d’un autre âge, des savants, des écrivains d’une illustration nouvelle et pure, il avait trouvé lui-même la place pour laquelle le désignaient la part active prise par lui au rétablissement des études, le caractère irréprochable de ses travaux, même les moins sérieux, la pureté reconnue de ses principes littéraires.
À l’exercice régulier de ses fonctions comme conseiller ordinaire de l’Université, fonctions qu’il échangea plus tard contre celles d’inspecteur général des études, M. Roger joignit l’usage d’une influence que ressentirent heureusement nombre de personnes dignes d’intérêt, et avec elles l’Université : car c’est surtout par le choix éclairé, par le bon emploi des hommes, que se fondent les institutions naissantes. On a loué dans cette enceinte, avec l’accent d’une reconnaissance éloquente, le goût de M. de Fontanes pour les jeunes talents, son empressement à les reconnaître et à les produire. M. Roger fut le ministre dévoué de ce fécond patronage, qui devait donner à l’Université des professeurs habiles quelquefois des professeurs illustres, et préparer, pour un avenir plus lointain, au grand maître lui-même de dignes successeurs. Il est honorable pour M. Roger que le souvenir de son nom se trouve ainsi étroitement lié à l’histoire d’un corps qui, depuis trente-cinq ans, à travers toutes les difficultés des temps, avec un zèle souvent et diversement méconnu, mais jamais découragé, a gardé fidèlement le dépôt précieux que lui a remis la confiance du pays et qu’elle ne lui retirera pas. Appartenant moi-même à ce corps, qui m’a reçu dans ses rangs presque au sortir de l’enfance, et m’a fait le peu que je suis, j’éprouve une véritable joie de pouvoir confondre l’hommage filial que je lui dois avec celui que je rends à mon prédécesseur.
Il ne m’appartient guère de suivre M. Roger dans la carrière plus exclusivement administrative et politique où l’engagèrent les grands changements de 1814 et de 1815. Je dirai seulement qu’attaché pendant quinze ans, sous le titre de secrétaire général, à la direction des postes, il porta dans son nouvel emploi sa grande expérience des affaires, l’activité de son esprit, et, ce qui était le trait le plus distinctif de son caractère, cette obligeance universelle, infatigable, à laquelle il donnait sans regret un temps que d’autres auraient cru perdre. Je dirai que choisi une seconde fois, en 1824, pour représenter son département, il retrouva dans la Chambre des députés la considération dont il avait joui au Corps législatif. Il y agit plus qu’il n’y parla, car, si je ne me trompe, il ne se montra qu’une seule fois à la tribune, et comme organe d’une commission. Chargé de repousser en son nom la proposition d’un article réglementaire par lequel aurait été interdit l’usage des discours écrits, il trouva pour les défendre, contre l’intolérance de l’improvisation, des raisons qui ne perdaient rien à être écrites. Le spirituel rapporteur leur avait donné, par le travail du style, un tour piquant, un agrément, qui semblaient un argument indirect, et qu’autorisait d’ailleurs la nature presque littéraire de la question.
Ces mérites sont ceux de deux discours, encore présents à vos souvenirs, que prononça M. Roger ici même, lorsqu’il y succéda à M. Suard, lorsqu’il y reçut le successeur de M. de Fontanes. De tels sujets, qui intéressaient au plus haut degré ses plus chers sentiments, répondaient encore, par une rencontre favorable, aux qualités de son esprit. Nul ne pouvait, plus convenablement, louer l’exquise politesse, les grâces nobles et délicates de la pensée et du langage, la perfection du goût.
En relisant aujourd’hui ces deux morceaux, on peut trouver que trop de place y a été donnée à la passion politique. Mais alors, en 1817, en 1821, cette passion était partout dans la société, et, l’agitant de mouvements contraires, elle se mêlait nécessairement à tous les actes, à tous les discours. Quelque chaleur de zèle ne pouvait étonner chez M. Roger, lorsque se relevait cette monarchie, objet de ses affections premières, pour laquelle il avait souffert dès ses plus tendres années. Il était même naturel que, dans son vif attachement pour elle, il allât quelquefois jusqu’à confondre, avec ce qui l’avait renversée, ces formes nouvelles de gouvernement, devenues l’indispensable condition de son existence et le gage de sa durée. Quelque jugement que doive porter la politique sur ses opinions, la morale ne peut qu’en approuver la sincérité, la constance. Elles étaient contemporaines de sa jeunesse, et jusqu’à ses derniers jours, malgré la différence des temps et des idées, il les professa avec un courage devenu le plus rare de tous en cet âge de liberté, celui qui consiste à nous montrer aux autres précisément ce que nous sommes. Honneur aux hommes qui savent rester fidèles, quoi qu’il arrive, aux engagements de leur vie ! Mais aussi, honneur aux institutions, aux gouvernements que cette vertu n’inquiète point, et en présence desquels elle peut être ouvertement pratiquée et célébrée ! Jamais, on doit le dire, et on vous l’a dit récemment avec éloquence et autorité, le respect pour les droits de la conscience ne fut plus entier que de nos jours dans notre patrie ; il est dans ses mœurs, dans ses lois ; il est surtout dans l’esprit du prince qui préside avec une si haute raison, avec tant de courage et de dévouement, sans être distrait de sa royale tâche, même par d’accablantes douleurs, à ses nouvelles destinées.
La révolution de 1830 ne se montra point hostile à M. Roger ; elle apporta toutefois à sa situation, cela était inévitable, un changement grave, qu’il soutint avec patience et dignité. Les lettres sont comme ces amis sûrs, qu’on ne perd pas pour les avoir un peu négligés ; M. Roger, que les affaires en avaient trop souvent distrait, à son gré, les retrouva quand il fut rendu à lui-même : il leur dut les consolations qu’elles ne refusent jamais à ceux qui les aiment, et même, on peut le redire après lui, des ressources devenues nécessaires à l’état présent de sa fortune. Les amis de la bonne littérature accueillirent très-favorablement, en 1835, deux volumes où reparaissaient ses principales compositions, précédées de notices qui en augmentaient beaucoup le prix. On y trouvait, sous des formes aimables et spirituelles, l’histoire des ouvrages, la biographie de l’écrivain, le tout encadré dans des tableaux de mœurs d’une vérité piquante, testament, pour ainsi dire, du poëte comique. Il s’y jugeait lui-même avec cette impartialité des bons esprits qui font volontiers, à l’égard de leurs œuvres, l’office du public. C’était une conformité de plus qui le rapprochait, à la fin de sa carrière, de ceux auprès desquels il s’était placé en la commençant, d’Andrieux, de Picard, de Duval.
À ce recueil manque la dernière production de M. Roger, le discours qu’il dut prononcer, en votre nom, l’année dernière, lorsque M de Saint-Aulaire vint occuper parmi vous la place laissée vacante par M. de Pastoret. Une nouvelle occasion s’offrait à l’orateur d’exprimer des sentiments qui lui étaient chers ; il en usa avec mesure : il avait encore à célébrer des dons de l’esprit que personne mieux que lui ne pouvait apprécier ; on s’en aperçut à la délicatesse de ses louanges. Un applaudissement général suivit ce discours, auquel lui-même, fort souffrant, n’avait fait qu’assister, qu’avait lu en sa place, le commentant en quelque sorte par un débit animé et spirituel, l’un de ses plus brillants, de ses plus féconds successeurs dans l’art de la comédie.
M. Roger ne devait point reparaître dans ces solennités académiques. Il fut, au bout de quelques mois, attaqué d’un mal cruel, contre lequel les efforts de l’art restèrent impuissants. Les tendres soins de trois fils, dignes de lui, qui, dans diverses carrières, soutiennent l’honneur de son nom, tempérèrent l’amertume de ses derniers moments. Quelque douceur y fut aussi mêlée par les témoignages d’affection de ses nombreux amis. Mais ce qui surtout le fortifia contre les atteintes de la souffrance et les approches de la mort, ce qui rendit sa fin calme et sereine, ce furent les sentiments chrétiens, de bonne heure déposés dans son âme, et qui, depuis quelques années, la remplissaient tout entière.
Vous avez eu part, Messieurs, à ses pensées suprêmes. Il s’était toujours très-préoccupé de vos élections : la nouvelle d’un choix qu’il souhaitait vivement, avec vous-mêmes et le public, a été la dernière joie de sa vie. Il est mort votre zélé confrère ; il ne s’est séparé qu’à l’extrémité des relations étroites qui l’attachaient à vous. Vous ne vous séparerez point de son souvenir ; toujours il vous représentera cette droiture de caractère, cette aménité de mœurs, cette élévation de goût, qui doivent, autant que le talent, recommander l’homme de lettres.