M. le comte de Sainte-Aulaire, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Pastoret, y est venu prendre séance le jeudi 8 juillet 1841, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
L’honneur que vous m’avez fait, en m’appelant à siéger parmi vous, m’impose aujourd’hui une tâche supérieure à mes forces. Pour la remplir dignement, pour louer avec intelligence M. le marquis de Pastoret, il faudrait une étendue de connaissances que je n’ai pas. Il ne m’appartient pas, je le sens, de juger avec autorité, devant vous, des ouvrages pleins de l’érudition la plus variée, et qui ont acquis dès longtemps à leur auteur les plus honorables suffrages et les premiers honneurs littéraires. Par l’effet d’une noble et rare modestie, M. de Pastoret ne s’attribuait cependant pas toutes les qualités de l’écrivain. « En composant mes ouvrages, dit-il quelque part, j’ai eu souvent lieu de craindre que la nature, qui m’a accordé la patience nécessaire aux grands travaux, ne m’ait refusé le talent qui les fait vivre. »
Mon illustre prédécesseur se trompait, Messieurs. Il ne se rendait pas justice. Sa place restera marquée parmi les hommes dont les lettres s’honorent, et ses utiles travaux empreints d’un sentiment si vrai, d’une inspiration si consciencieuse, obtiendront, dans tous les temps, un juste tribut d’estime et de respect. Les savants des XVIe et XVIIe siècles, qui ont reconstruit le monde ancien et fouillé les origines de la société moderne, étaient des hommes de la trempe de M. de Pastoret ; mais les Mabillon les Montfaucon, les Petau appartenaient à des ordres religieux. Retirés dans leur cloître, sous l’abri d’une règle protectrice, leur vie s’y partageait doucement entre l’étude et la prière. On s’étonne davantage qu’un homme public, constamment engagé dans toutes les luttes politiques qui, pendant cinquante ans, ont désolé ou illustré notre pays, ait trouvé le loisir de publier les ordonnances de nos rois, de continuer l’histoire littéraire de la France de composer l’histoire générale de la législation et tant d’autres ouvrages encore, fruits d’une attention soutenue et des recherches les plus persévérantes.
M. de Pastoret, issu d’une famille ancienne et illustre de la magistrature, naquit, en 1756, à Marseille, où son père exerçait la charge de lieutenant général de l’amirauté dans les mers de Provence. Destiné à la carrière judiciaire par les antécédents de sa famille, il se fit recevoir avocat après de fortes études de droit, et, quelques années plus tard, il acheta une charge de conseiller à la cour des aides de Paris. Ses premiers essais littéraires avaient annoncé une autre vocation. Avant de quitter la Provence, en 1778, il avait fait imprimer un volume de poésies, qui, peu après, furent suivies d’une traduction en vers de Tibulle. Les relations qu’il forma à son arrivée dans la capitale avec Buffon, d’Alembert et d’autres savants distingués, donnèrent bientôt à ses études une direction plus grave.
L’Académie des inscriptions et belles-lettres ayant offert un prix au meilleur mémoire sur les lois maritimes des Rhodiens, le jeune Pastoret concourut et fut couronné. L’année suivante, il fut couronné de nouveau pour son mémoire sur Zoroastre, Confucius et Mahomet ; enfin, une troisième couronne lui fut décernée pour son livre sur Moïse, considéré comme législateur et comme moraliste. De si nombreux succès fixèrent l’attention du monde savant. L’Académie voulut compter parmi ses membres celui qu’elle avait honoré trois fois comme lauréat, et, à peine âgé de vingt-cinq ans, M. Pastoret fut académicien et magistrat. Ainsi s’ouvrirent devant lui deux ordres de devoirs et de travaux auxquels il resta constamment fidèle. Malgré les orageuses vicissitudes de sa vie, toujours il fit de son temps deux parts : l’une pour les affaires, et l’autre pour les lettres ; s’acquittant de ses emplois avec une assiduité religieuse, et consacrant à l’étude tout le loisir qu’ils lui laissaient.
Aimé et considéré de son chef, le vertueux Malesherbes ; vivant en intimité avec l’élite des littérateurs et des savants, MM. de Laplace, de Lacépède, Delille, Fontanes, Champfort, M. de Pastoret vit couler doucement dix années de sa plus belle jeunesse. Mais déjà la révolution grondait dans le lointain ; les meilleurs esprits en avaient embrassé les principes sans scrupule, et la plupart se passionnèrent, bientôt après, pour les réformes qui marquèrent les premiers pas de l’Assemblée constituante. Le livre des lois pénales fut écrit en 1790, sous l’influence des opinions dominantes.
Ce livre, ordonné avec méthode, d’un style clair et animé, porte l’empreinte d’un grand savoir, d’un profond respect pour l’humanité, et de toutes les vertus du magistrat. À l’honneur du temps où nous vivons, les doctrines de l’auteur, en passant dans la législation pratique ont heureusement perdu leur caractère de nouveauté ; mais il ne faut pas oublier quels monstrueux abus existaient encore alors dans notre législation criminelle. Ces abus sont attaqués avec une grande énergie dans le livre des lois pénales. Je n’exagérerai pas le mérite d’un zèle que la tendance de l’opinion rendait facile ; j’honorerai plutôt l’auteur pour le courage avec lequel il essaye de résister à l’entraînement des réformateurs qui ne voulaient rien respecter. « Prenez garde, dit-il dès le début, l’enthousiasme de la vertu même a son injustice. Peut-être a-t-on exagéré les défauts de nos lois criminelles ! Peut-être les spéculations touchantes du philosophe n’ont-elles pas toujours été appuyées de l’expérience du magistrat ! »
Le livre des lois pénales eut un fort grand succès en Europe. Filangieri, Beccaria avaient distingué le jeune publiciste et encouragé ses premiers pas dans la carrière qu’eux-mêmes avaient ouverte et parcourue avec tant de gloire. Une mort prématurée venait d’enlever Filangieri à la politique et aux lettres. M. de Pastoret resta fidèle à sa mémoire. Il offrit un asile à son fils, quand celui-ci, compromis dans la révolution de Naples, fut exposé à des persécutions. En 1820, M. de Pastoret avait cependant beaucoup perdu de son zèle pour les réformes constitutionnelles ; mais le souvenir des amitiés politiques de sa jeunesse lui resta toujours cher et sacré.
Il faut le dire, les débuts de M. de Pastoret ne concordent pas parfaitement avec la suite de sa vie. À qui compulserait les journaux du temps, il serait facile d’accuser d’inconséquence le dernier chancelier de la restauration. Tristes et stériles récriminations que la raison et l’équité condamnent. Aux époques des révolutions les hommes pusillanimes se retranchent volontiers dans un égoïste repos. Ont-ils ensuite le droit de se montrer sévères pour ceux qui se sont bravement exposés aux chances du danger ou de l’erreur ?
Lié avec la Fayette et Bailly, partageant avec eux la faveur populaire, M. de Pastoret fut successivement nommé procureur général syndic du département de la Seine et député de la ville de Paris à l’Assemblée législative. Je ne redirai pas les efforts inutilement tentés par la minorité courageuse de cette assemblée pour sauver le roi et la monarchie. M. de Pastoret, qui avait prévu le péril sans illusion, l’attendit sans faiblesse. Le 10 août, accompagné de sa femme et de son fils en bas âge, il se fit jour à travers une population furieuse et vint s’asseoir dans l’assemblée, auprès de Louis XVI et de sa famille. Sans espoir de sauver ces saintes victimes, il quitta Paris, chercha un asile en Provence et y resta jusqu’à la fin de la terreur.
En 1795, nommé député pour le département du Var, au conseil des Cinq-Cents, M. de Pastoret y rapporta toute son énergie. Il fut un des chefs du parti de Clichy, et prit part aux plus importantes délibérations de cette époque. Son courage s’anima d’une véritable éloquence aux jours où il se portait défenseur des prêtres persécutés, et réclamait la clôture des clubs, qu’il accusait de tous les crimes dont la révolution s’était souillée. Les vainqueurs de fructidor n’épargnèrent pas un de leurs plus redoutables adversaires. M. de Pastoret, proscrit, parvint à grand’peine à sortir de France.
Messieurs, raconter en détail la vie de M. de Pastoret, ce serait entreprendre l’histoire de toute notre révolution, et je ne m’en sens ni le talent ni la force. Assez d’autres m’ont devancé ; naguère encore, deux puissants orateurs, dans un magnifique langage, racontaient devant vous cette époque héroïque qui, toujours présente à la mémoire des hommes, rencontrera, jusqu’à la fin des temps, des apologistes et des détracteurs. Je saurais, au besoin prendre mon rang pour une lutte politique ; mais aujourd’hui ma tâche est plus modeste et moins périlleuse. Il me suffit de rappeler ici sans les juger, les grands événements dans lesquels la vie de M. de Pastoret fut engagée. Je veux m’attacher surtout à faire ressortir le trait distinctif de son caractère, cette sorte de dualité politique et littéraire qui a marqué toutes les époques de sa longue et laborieuse vie. À peine échappé à ses persécuteurs en France, nous le retrouvons en Italie, enfoncé dans les plus sérieuses études. Il passe un an à Venise, dans le couvent des Arméniens pour y étudier les langues orientales ; une autre année à Florence, pour s’y perfectionner dans la langue grecque. Ces connaissances lui devenaient nécessaires pour un immense ouvrage auquel il travaillait avec ardeur, et dont l’Histoire de la Législation n’est qu’un débris.
C’est encore à cette époque qu’explorant les antiquités romaines, M. de Pastoret réunit sur les mœurs et la vie privée des anciens les matériaux qu’il a depuis employés dans ses Mémoires sur le luxe de Rome aux temps de la république et de l’empire. Ces travaux ne le détournaient cependant pas complétement de la politique. Pendant son séjour en Italie, il eut avec Louis XVIII des rapports dont celui-ci conserva un affectueux souvenir ; mais, quel que fût le respect de M. de Pastoret pour le prince qui nous a donné la charte, il voulut conserver dans son exil le caractère de citoyen. Tous ses vœux le reportaient vers la France, et il y rentra aussitôt que le gouvernement réparateur du premier consul lui en ouvrit les portes.
Mis d’abord en surveillance à Dijon M. de Pastoret n’obtint qu’en 1800 l’autorisation de revenir à Paris. Il n’existait entre lui et Napoléon que peu de sympathie : d’une part, de la reconnaissance et du respect, mélangés d’une triste inquiétude sur l’avenir qui se préparait pour la liberté ; de l’autre, de l’estime et des égards, sans confiance et sans attrait. Napoléon était cependant trop habile pour laisser à l’écart un homme si universellement honoré dans l’opinion publique, et M. de Pastoret ne refusait pas de servir le gouvernement de son pays dans les emplois où ses principes ne seraient pas compromis. Ceux qu’on lui offrit et qu’il accepta prévenaient à cet égard tout scrupule. Il fut nommé membre du conseil général des hospices, puis professeur du droit de la nature et des gens au collège de France Un arrêté consulaire le rendit aussi à l’Institut. Il en avait été arbitrairement expulsé par le directoire et zélé défenseur de l’indépendance des compagnies savantes, il réclamait sa réintégration comme un droit. On l’a retrouvé dans les mêmes doctrines, quand des abus de pouvoir semblables à celui qui l’avait frappé atteignirent plus tard d’autres de nos confrères.
M. de Pastoret se montra administrateur dans le conseil des hospices, et l’on doit compter parmi ses meilleurs ouvrages un mémoire très développé sur les établissements charitables du royaume. Il se livra aussi avec ardeur aux travaux du professorat, et ses leçons continuées pendant quatre années, furent suivies constamment par un auditoire nombreux. Après avoir commenté Grotius et Puffendorf, il voulut terminer son cours du droit de la nature et des gens par la lecture des tragédies de Corneille. De bons esprits s’étonnent de ce procédé, et demandent quelle nature d’enseignement un publiciste pouvait puiser à cette source. Dans ces mêmes tragédies, cependant, le grand Condé trouvait des leçons utiles à l’homme de guerre, et ne fût-ce que comme contraste, on conçoit que le farouche patriotisme de l’ancienne Rome puisse aider à comprendre le droit public moderne, dont la charité et les autres vertus chrétiennes ont purifié les éléments. Il ne faut pas oublier d’ailleurs que l’alliance de la littérature et de la politique était dans les habitudes de M. de Pastoret. Sa double situation de professeur et d’administrateur pendant les premières années de l’empire, répondait ainsi parfaitement à ses convenances et à ses goûts.
Peu pressé de s’associer à la marche d’un gouvernement dont les principes s’éloignaient des siens chaque jour davantage, il trouvait dans l’administration des hospices un aliment suffisant à son activité. Il y trouvait aussi l’occasion d’exercer l’immense bienfaisance dont son cœur lui fit un besoin à toutes les époques de sa vie. Une digne compagne s’associait à ses soins pour les pauvres, et lui prêtait les secours de son infatigable et intelligente charité. C’était le 14 juillet 1789 que M. de Pastoret avait épousé Melle Piscatory. Cette union, contractée en un jour d’orage, offrit constamment aux deux époux les consolations du bonheur domestique. Jouissant d’une fortune supérieure à ses besoins, entouré d’un cercle d’amis éminents à divers titres, M. de Pastoret ne demandait rien à l’ambition ; mais l’empereur sentit la convenance de le placer dans une position politique plus élevée ; et, après trois présentations dont il n’avait tenu compte, il le nomma sénateur en 1809.
Le sénat semblait alors offrir à tous ses membres des garanties de repos et de stabilité. Hélas ! pour les hommes de notre génération, de telles garanties ont toujours été vaines. La vie de M. de Pastoret, déjà agitée par tant de péripéties, devait en subir d’autres encore. Secrétaire du sénat en 1814, il vit avec une amère douleur la destruction de nos armées et la chute de notre puissance. Cependant, l’avénement au trône de Louis XVIII lui sembla une compensation de nos désastres, et, sans sortir de la modération de son caractère, il servit le gouvernement de la restauration avec préférence et dévouement. Découragé des principes auxquels il avait jadis voué son culte, le plus grand des malheurs, la plus coupable des fautes, lui sembla désormais ce qui pouvait menacer l’ordre établi et la sécurité du trône. Louis XVIII et Charles X surent apprécier et récompenser son zèle. M. de Pastoret, comblé de dignités et de hauts emplois, fut successivement président de la Chambre des pairs au sacre de Charles X, ministre d’État, chevalier des ordres, vice-chancelier en 1828, chancelier, enfin, en 1829. Tant de faveurs l’attachèrent par des liens que le malheur ne pouvait rompre. Quand vint la révolution de 1830, il refusa de suivre une nouvelle fortune. Il croyait avoir assez fait pour son pays ; sa vie lui paraissait assez longue, assez remplie, pour qu’il lui fût permis de donner au repos sur la terre l’intervalle qui le séparait du repos éternel. Cet intervalle fut long encore. La nature combla la mesure de ses jours. Ce fut le 29 septembre 1840 que le vénérable vieillard rendit son âme à Dieu, entouré de sa famille, qui l’adorait, et fortifié par les secours de la religion, qu’il avait toujours respectée.
Pendant ses dernières années, sa santé et ses facultés, restées entières, lui avaient permis de chercher dans l’étude des consolations aux chagrins de la politique. Il s’était adonné, sans distraction, à la continuation de son principal ouvrage, l’Histoire de la législation. Le onzième volume en a paru en 1839, et les adieux qu’en le terminant M. de Pastoret adresse aux lettres, fidèles compagnes des bons et des mauvais jours de sa vie, témoignent encore de la force de son esprit et de la douce sérénité de son âme. « Je termine ici, dit-il, la première partie de l’histoire de la législation ; jeune homme, à peine admis dans la magistrature, j’avais conçu le projet de ce grand ouvrage. Je l’ai suivi dans toutes les phases d’une vie orageuse, et la terre d’exil m’en vit occupé aussi bien que la royale demeure où la bonté de nos rois m’avait placé. J’abandonne à regret ce travail, qui s’est associé à tant d’autres travaux depuis cinquante années ; mais je le mets avec quelque confiance sous la protection des hommes dont l’amitié m’a été si précieuse, du pays, où l’estime de mes concitoyens a récompensé quelques efforts et quelque courage. Puissent ceux qui viendront après moi se donner, au milieu des révolutions qui les menaceront encore, la consolation d’un travail constant, l’appui d’un grand devoir, l’espérance d’une récompense plus élevée ! Puissent-ils avoir des jours plus prospères, et puisse la bénédiction d’un vieillard, à qui il fut permis de s’asseoir sur le siège de l’Hôpital, les suivre dans leurs efforts, et les récompenser, lorsque, après les soins orageux des affaires, ils conserveront assez de force et de courage pour se livrer aux charmes de l’étude, sans oublier les règles sévères du devoir. »
Tel fut M. de Pastoret, Messieurs ; avec une extrême modération de caractère, et une conscience facile à s’intimider, il m’apparaît comme un exemple de la puissance exercée sur les esprits par le génie du dix-huitième siècle, puissance qui s’est marquée en traits plus hardis sur plusieurs hommes de la génération qui s’éteint, et qui, longtemps contestée, règne désormais paisiblement sur la France nouvelle, par les institutions et par les mœurs. On ne rencontrera pas souvent sans doute des citoyens, tels que votre vénérable confrère, animés d’un zèle si persévérant pour la science, dévoués si religieusement à la politique. À toutes les époques du monde cependant, l’amour de l’étude et l’esprit des affaires formèrent une harmonie naturelle. Les plus grands hommes de l’antiquité étaient éminents à la fois dans la politique, dans la science et dans les lettres et les chefs des peuples ont toujours senti que leurs commandements rencontreraient une obéissance plus honorable et plus facile, si la science et le génie leur avaient préparé la voie.
La politique, Messieurs, c’est l’art de conduire les hommes. Pour les conduire sans violence, il faut savoir les persuader et les convaincre ; aussi, plus la liberté sera en honneur, plus, sous une forme quelconque de gouvernement, la dignité humaine sera comprise et respectée, plus le besoin sera senti d’une alliance intime entre les théories savantes que l’étude révèle au philosophe et les connaissances positives que le maniement des affaires apporte à l’homme d’État.
Messieurs, le grand roi, dont l’éloge était commandé jadis à tout récipiendaire et dont, indépendamment de cette prescription, le nom vient se placer si naturellement dans un discours académique, Louis XIV avait voulu que les chefs de l’administration de son royaume siégeassent dans l’Académie naissante. Les noms du chancelier Séguier, d’Abel Servien, du grand Colbert, sont inscrits sur la même liste que ceux de Corneille et de Racine ; et plus tard la bataille de Denain suppléa aux titres littéraires qui manquaient au maréchal de Villars. C’était dès lors une digne récompense des victoires et des services rendus à la patrie dans les carrières civiles, que d’être associé aux hommes de génie, voués à la culture des lettres. L’Académie formait un lien entre eux et les hauts dignitaires de l’État, et, considérée dans son ensemble, elle brillait de l’éclat réuni des illustrations de la France dans les deux plus nobles des arts, celui de commander aux hommes et celui de les instruire.
Il ne serait cependant pas exact de dire qu’au dix-septième siècle il existât une alliance entre la politique et les lettres. Les grands écrivains ne se mêlaient guère alors au mouvement des affaires du monde, et c’était seulement par exception que les grands seigneurs faisaient des livres. Les académiciens, gens d’étude, et les académiciens, gens de cour ou gens d’affaires, suivaient des directions distinctes et spéciales, contents de concourir, par des moyens divers, à la gloire de la commune patrie et à la stabilité d’un ordre public accepté de tous ; mais quand, dans le siècle suivant, l’esprit puissant qui avait animé le vieux gouvernement de la France, vint à défaillir, les orateurs et les poëtes élevèrent d’autres prétentions. Ils s’ennuyèrent de chanter la gloire du monarque, de donner de l’éclat à ses fêtes, de servir d’ornement à la cour et à la société la plus polie du monde. À l’étroit dans leur propre domaine, ils en sortirent avec effraction. Au lieu de seconder l’action du gouvernement sur les peuples, au lieu de préparer les esprits à l’obéissance, comme ils le faisaient auparavant, ils s’enhardirent à discuter les principes de la société civile, à contester les droits du pouvoir, à revendiquer ceux du peuple ; et bientôt ils prétendirent accomplir une réforme radicale dans l’État. On sait quelles furent les conséquences de cette dangereuse tentative. L’édifice de la société, mis à nu dans ses fondements, s’écroula tout entier, et ses ruines semblèrent attester l’incapacité de la science pour résoudre les problèmes de la politique.
N’acceptons pas pour la littérature et la philosophie, Messieurs, des reproches qui ne s’adressent avec justice qu’à l’ignorance inexpérimentée. S’il est vrai qu’une fausse direction fut donnée aux esprits par l’école philosophique et littéraire du dix-huitième siècle, si les hommes de génie qui la formèrent n’exercèrent pas toujours sur leurs contemporains une heureuse influence, ce ne fut pas à cause de la science qu’ils avaient, ce fut à cause de l’expérience qu’ils n’avaient pas. L’étude leur avait appris d’ingénieuses théories ; la pratique seule des affaires pouvait leur enseigner à les mettre utilement en œuvre, et leur ignorance en ce point trompa les intentions les plus honorables.
Je veux être juste, Messieurs, envers le dix-huitième siècle qui nous a laissé l’héritage de tant de vérités utiles et de tant de principes bienfaisants ; ce siècle auquel appartient plus qu’à aucun autre la gloire d’avoir compris et respecté la dignité de l’homme. Je ne condamnerai pas trop sévèrement des témérités inspirées par un patriotisme sincère et désintéressé. Certes, quand, à la fin du règne de Louis XV, la constitution de la France n’était plus qu’un amas confus de pratiques surannées ; quand les grands de la terre avaient laissé voir que la sagesse des vieilles traditions était à bout ; quand enfin l’obéissance due à un prince dissolu ne pouvait plus être ennoblie par le respect des peuples, il était naturel que le génie de la philosophie et des lettres se crût appelé à venir en aide à une société défaillante, et qu’au mal invétéré qu’avaient produit les préjugés et la routine, on proposât pour remède des innovations dont personne alors ne soupçonnait le danger.
Dans la grande lutte qui s’engagea entre un empirisme obstiné et une sagesse téméraire, tous les sentiments généreux et toutes les mauvaises passions de l’homme éclatèrent des deux côtés. Il fallut de longs malheurs et des jours terribles pour attester l’impuissance des deux principes qui avaient prétendu mutuellement s’exclure, et le fruit le plus précieux de notre révolution fut peut-être la certitude démontrée que ce n’est pas trop de la théorie et de l’expérience réunies pour mener les affaires du monde.
Après d’épouvantables orages, un soleil nouveau se leva sur la patrie. Une main puissante rassembla les débris qui jonchaient la terre ; Bonaparte, enfin, présida à nos destinées, et son premier soin fut de s’entourer des forces morales que l’ancien gouvernement n’avait pas su se concilier. Il ne voulut pas seulement, comme Louis XIV, que les sciences, les lettres et les arts fussent l’ornement de son trône ; il les associa à sa politique et décora des plus hautes dignités les savants, les littérateurs et les artistes. Une ère nouvelle commençait alors. La société moderne n’existait pas aux mêmes conditions que l’ancienne. Aucune distinction n’appelait aux emplois publics une classe de citoyens préférablement aux autres. Il n’y avait plus de noblesse de robe ou d’épée qui se crût spécialement destinée à l’action ; plus de gens de lettres ou de philosophes qui se contentassent du domaine de la pensée.
Les bannières qui avaient séparé les professions et les intelligences, comme les territoires et les législations, s’étaient abaissées. La nouvelle France apparut belle et forte de son unité, et chacun de ses enfants s’élança dans la carrière, certain de s’avancer aussi loin que le porterait son génie.
L’empereur sut le reconnaître dans une société ainsi constituée, il fallait que la science prêtât autorité au commandement. Il ne s’exagérait assurément pas la valeur des théories en politique ; il leur préférait de beaucoup les connaissances spéciales et positives ; mais il savait aussi que la pratique a besoin d’être éclairée par des idées générales pour ne pas dégénérer en routine, et l’instinct du pouvoir l’avertissait que les esprits spéculatifs, exercés dans leur cabinet à ployer les faits sous le joug des théories et des systèmes, se montrent d’ordinaire plus habiles et plus hardis dans la lutte contre les difficultés de la vie réelle.
Il faut l’avouer cependant, un régime militaire s’accommode mal d’une trop grande liberté de la parole et de la pensée. L’empereur, en honorant les hommes éminents dans les sciences et dans les lettres, en leur conférant même de hauts emplois, se méfiait de leur influence. Il flétrissait volontiers du nom d’idéologue quiconque dépassait les limites intellectuelles que lui-même avait posées, et il n’eût certes pas encouragé par de grands honneurs une fière indépendance. Si son règne eût duré longtemps, il est probable que l’éloquence et la poésie, réduites à célébrer des victoires, se seraient tristement laissé rattacher à un char de triomphe. La vraie liberté, Messieurs, leur assure aujourd’hui de plus hautes destinées.
Sur ces bancs, où, par une exception si chère et si glorieuse, vous me permettez de prendre place, je reconnais, dans les premiers personnages de l’État, plusieurs des chefs de notre littérature. Ce n’est plus comme au temps du cardinal de Richelieu, votre illustre fondateur, par une adoption courtoise ou à titre de protecteurs, que les ministres entrent à l’Académie. Des titres littéraires sérieux leur en ouvrent l’entrée, et, à aucune autre époque de notre histoire, l’alliance ne fut plus intime entre l’art et la politique. Il en devait arriver ainsi, Messieurs, sous une forme de gouvernement où le pouvoir échoit toujours au plus habile, s’il a su faire comprendre et agréer sa supériorité aux masses intelligentes. Se mettre en sympathie avec de nombreuses assemblées, diriger l’opinion dans tous les lieux où elle se forme, agir sur le public par tous les moyens propres à l’émouvoir, telles sont les voies qui conduisent aujourd’hui en France aux honneurs et à la fortune ; et ces voies ne sont-elles pas celles-là même où les Muses enseignent à marcher ? Un des grands génies de l’Allemagne, Schiller, dans un délicieux apologue, introduit un poëte qui se plaint au maître des dieux de la faible part qui lui est échue dans le partage des biens de la terre. Jupiter le console, et s’étonne : « Où donc étais-tu, mon favori, lui dit-il, quand les honneurs et les trésors furent distribués par mes ministres ? – Hélas ! répond le poëte, j’étais auprès de toi ; c’est la cause de ma misère. »
Telle ne sera point, parmi nous, votre condition, poëtes, orateurs philosophes, qui savez instruire et émouvoir le peuple, dans les chaires, au forum, au théâtre. Avancez avec confiance dans les carrières qui vous sont ouvertes. Vos concitoyens reconnaissants, plus encore peut-être des nobles plaisirs qu’ils vous doivent que des services que vous leur rendez, vous suivront où vous voudrez les conduire, et l’habitude de marcher dans les sentiers glissants de la pratique y affermira vos pas. Naguère votre auguste protecteur, répondant aux vœux que lui exprimait au nom de l’Institut un de nos plus éloquents confrères, vous a dit « qu’il s’efforcerait toujours de donner aux savants, aux gens de lettres, et aux artistes, au milieu desquels il avait vécu, la place que la justice et l’intérêt public doivent leur assurer. » Paroles dignes d’un prince réservé pour sauver la France du danger des révolutions nouvelles ; d’un prince qui comprend tous les intérêts de son siècle et de son pays, et qui travaille pour sa gloire en développant l’instruction dans tous les rangs, car plus la nation sera éclairée, plus elle appréciera les immenses difficultés de son règne et la patiente vertu qui les aura surmontées.
Un mouvement si marqué de la littérature vers la politique n’a-t-il pas cependant des dangers ? N’est-il pas à craindre que la jeunesse intelligente ne se laisse entraîner tout entière dans le tourbillon des affaires ; que les études tranquilles ne soient délaissées, et que les succès littéraires ne cessent d’être la première ambition des gens de lettres ? De telles prévisions alarmeraient à bon droit les amis désintéressés de la science et des arts ; mais elles ne se réaliseront jamais. Fiez-vous, pour l’empêcher, Messieurs, à l’attrait puissant, irrésistible, d’une vie de loisir et d’études pour les esprits élevés et pour les cœurs généreux.
Aujourd’hui, en France et c’est une de nos gloires, la recherche de la vérité, le mouvement des idées, la vie de l’esprit enfin, sont devenus pour tous d’impérieux besoins. Déjà vers le milieu du dernier siècle, les hommes les plus distingués de l’Europe affluaient dans nos salons, parce que nulle part au monde la conversation n’avait un essor plus élevé et une aussi libre carrière. Depuis lors, la portée de l’esprit français n’est pas devenue moindre : la carrière qui lui est ouverte s’est plutôt agrandie, et chaque jour l’expérience vient enrichir le trésor de nos connaissances acquises. Il faut l’avouer cependant : les nobles joies que l’échange des idées promet aux intelligences ont beaucoup perdu de leur douceur depuis qu’aux luttes courtoises des salons ont succédé les combats à outrance de la tribune et de la presse. Sans se décourager de la vérité quelques-uns trouvent que c’est la payer bien cher que de lui sacrifier la paix de l’âme et le charme des relations inoffensives. Dieu me garde de médire du temps présent ! Le gouvernement représentatif a ses nécessités, et ce qu’il apporte compense largement ce qu’il coûte ; mais, dans les luttes incessantes qu’il exige, les plus intrépides sentent parfois faiblir leur courage. Ils se prennent à souhaiter des discussions sans aigreur, de l’opposition sans animosité, du mouvement enfin sans fatigue.
Les lettres seules, Messieurs, assurent aujourd’hui ces avantages ; aussi, parmi les hommes doués des hautes facultés de l’esprit, il s’en trouvera toujours beaucoup qui les cultiveront pour elles-mêmes, et qui diront loin du tumulte des affaires : « Nous avons choisi la meilleure part. » Certes, depuis trente ans, les occasions n’ont manqué à aucun homme de lettres pour jouer un rôle politique, et cependant beaucoup d’entre eux se sont tenus à l’écart, dans un noble repos. Ont-ils fait preuve d’imprévoyance ou de faiblesse, ceux qui se sont placés d’abord au terme vers lequel nous tendons tous ; ceux qui ont préféré le genre de vie vers lequel nous reportent si souvent nos mécomptes dans le présent, nos espérances pour l’avenir ? Oserai-je ici, Messieurs, vous parler de moi-même ? Ah ! qu’il me soit permis de me rappeler devant vous le moment où, bien loin de la France, j’appris l’immense faveur que vous aviez daigné m’accorder. J’eus peine alors à contenir ma joie. Je sentis ce qu’une telle distinction avait de flatteur. Je m’enorgueillis pour mes enfants et pour moi-même, en pensant que mon nom serait inscrit deux fois à la suite des plus grands noms dont la France s’honore. Mais ce n’est point là surtout ce qui fit battre mon cœur ; ce n’est point pour cette gloire que je me sentis surtout reconnaissant de votre bienfait. Il me sembla que vous veniez d’assurer le bonheur du reste de ma vie. L’Académie m’apparut comme l’arc-en-ciel pendant l’orage ; je la parai de tous les charmes de l’activité et du repos, de la gloire et des affections douces. Je le savais, Messieurs, dans cette illustre compagnie, où tous les systèmes politiques, philosophiques et littéraires sont représentés par leurs chefs les plus éminents, vous apportez des convictions puissantes, des principes inébranlables, et cependant la plus intime cordialité préside toujours à vos débats. Personne ici ne rencontre d’adversaires, et s’il est permis, sans blasphème, de rappeler avec votre devise la pensée de Tertullien, j’oserai dire de l’Académie : « Elle est douce, patiente, parce qu’elle est immortelle. »
Admirable privilége des lettres ! elles répandent dans leur sanctuaire un parfum qui apaise les esprits et élève les cœurs. Ne craignez pas que ce charme puisse être méconnu, et que l’ambition vienne usurper la place où la poésie voudrait rêver. Dans l’alliance que j’ai signalée comme le caractère distinctif de notre époque, entre les théories et la pratique, entre les lettres et les affaires, les affaires gagneront beaucoup, et les lettres ne peuvent rien perdre. Les succès qu’elles promettent paraîtront toujours préférables aux hommes favorisés de leur génie, ou s’ils se laissent momentanément entraîner dans le tumulte du monde, au fond du cœur ils resteront fidèles à leur vocation, et hâteront de leurs vœux le moment qui les rendrait à leurs occupations favorites.