Réponse au discours de réception de Sainte-Beuve

Le 27 février 1845

Victor HUGO

Réponse de M. Victor Hugo
au discours de M. Sainte-Beuve

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 27 février 1845

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

Monsieur,

Vous venez de rappeler avec de dignes paroles un jour que n’oubliera aucun de ceux qui l’ont vu. Jamais regrets publics ne furent plus vrais et plus unanimes que ceux qui accompagnèrent jusqu’à sa dernière demeure le poëte éminent dont vous venez aujourd’hui occuper la place. Il faut avoir bien vécu, il faut avoir bien accompli son œuvre et bien rempli sa tâche pour être pleuré ainsi. Ce serait une chose grande et morale que de rendre à jamais présentes à tous les esprits ces graves et touchantes funérailles. Beau et consolant spectacle en effet ! cette foule qui encombrait les rues, aussi nombreuse qu’un jour de fête, aussi désolée qu’un jour de calamité publique ; l’affliction royale manifestée en même temps que l’attendrissement populaire ; toutes les têtes nues sur le passage du poëte, malgré le ciel pluvieux, malgré la froide journée d’hiver ; la douleur partout, le respect partout ; le nom d’un seul homme dans toutes les bouches ; le deuil d’une seule famille dans tous les cœurs !

C’est qu’il nous était cher à tous ! c’est qu’il y avait dans son talent cette dignité sérieuse, c’est qu’il y avait dans ses œuvres cette empreinte de méditation sévère qui appelle la sympathie, et qui frappe de respect quiconque a une conscience, depuis l’homme du peuple jusqu’à l’homme de lettres, depuis l’ouvrier jusqu’au penseur, cet autre ouvrier ! C’est que tous, nous qui étions enfants lorsque M. Delavigne était homme, nous qui étions obscurs lorsqu’il était célèbre, nous qui luttions lorsqu’on le couronnait, quelle que fût l’école, quel que fût le parti, quel que fût le drapeau, nous l’estimions et nous l’aimions ! C’est que, depuis ses premiers jours jusqu’aux derniers, sentant qu’il honorait les lettres, nous avions, même en restant fidèles à d’autres idées que les siennes, applaudi du fond du cœur à tous ses pas dans sa radieuse carrière, et que nous l’avions suivi de triomphe en triomphe avec cette joie profonde qu’éprouve toute âme élevée et honnête à voir le talent monter au succès et le génie monter à la gloire !

Vous avez apprécié, Monsieur, selon la variété d’aperçus et l’excellent tour d’esprit qui vous est propre, cette riche nature, ce rare et beau talent. Permettez-moi de le glorifier à mon tour, quoiqu’il soit dangereux d’en parler après vous.

Dans M. Casimir Delavigne, il y avait deux poëtes, le poëte lyrique et le poëte dramatique. Ces deux formes du même esprit se complétaient l’une par l’autre. Dans tous ses poëmes, dans toutes ses messéniennes, il y a de petits drames ; dans ses tragédies, comme chez tous les grands poëtes dramatiques, on sent à chaque instant passer le souffle lyrique. Disons-le à cette occasion, ce côté par lequel le drame est lyrique, c’est tout simplement le côté par lequel il est humain. C’est, en présence des fatalités qui viennent d’en haut, l’amour qui se plaint, la terreur qui se récrie, la haine qui blasphème, la pitié qui pleure, l’ambition qui aspire, la virilité qui lutte, la jeunesse qui rêve, la vieillesse qui se résigne ; c’est le moi de chaque personnage qui parle. Or, je le répète, c’est là le côté humain du drame. Les événements sont dans la main de Dieu ; les sentiments et les passions sont dans le cœur de l’homme. Dieu frappe le coup, l’homme pousse le cri. Au théâtre, c’est le cri surtout que nous voulons entendre. Cri humain et profond qui émeut une foule comme une seule âme ; douloureux dans Molière quand il se fait jour à travers les rires, terrible dans Shakspeare quand il sort du milieu des catastrophes !

Nul ne saurait calculer ce que peut sur la multitude assemblée et palpitante, ce cri de l’homme qui souffre sous la destinée. Extraire une leçon utile de cette émotion poignante, c’est le devoir rigoureux du poëte. Cette première loi de la scène, M. Casimir Delavigne l’avait comprise, ou pour mieux dire il l’avait trouvée en lui-même. Nous devenons artistes ou poëtes par les choses que nous trouvons en nous. M. Delavigne était du nombre de ces hommes vrais et probes, qui savent que leur pensée peut faire le mal ou le bien, qui sont fiers parce qu’ils se sentent libres, et sérieux parce qu’ils se sentent responsables. Partout, dans les treize pièces qu’il a données au théâtre, on sent le respect profond de son art et le sentiment profond de sa mission. Il sait que tout lecteur commente, et que tout spectateur interprète ; il sait que, lorsqu’un poëte est universel, illustre et populaire, beaucoup d’hommes en portent au fond de leur pensée un exemplaire qu’ils traduisent dans les conseils de leur conscience et dans les actions de leur vie. Aussi lui, le poëte intègre et attentif, il tire de chaque chose un enseignement et une explication. Il donne un sens philosophique et moral à la fantaisie, dans la princesse Aurélie et le Conseiller rapporteur ; à l’observation, dans les Comédiens ; aux récits légendaires, dans la Fille du Cid ; aux faits historiques, dans les Vêpres siciliennes, dans Louis XI, dans les Enfants d’Édouard, dans don Juan d’Autriche, dans la Famille au temps de Luther. Dans le Paria, il conseille les castes ; dans la Popularité, il conseille le peuple. Frappé de tout ce que l’âge peut amener de disproportion et de périls dans la lutte de l’homme avec la vie, de l’âme avec les passions, préoccupé un jour du côté ridicule des choses et le lendemain de leur côté terrible, il fit deux fois l’École des Vieillards ; la première fois il l’appela l’École des Vieillards, la seconde fois il l’intitula Marino Faliero.

Je n’analyse pas ces compositions excellentes, je les cite. À quoi bon analyser ce que tous ont lu et applaudi ? Énumérer simplement ces titres glorieux, c’est rappeler à tous les esprits de beaux ouvrages et à toutes les mémoires de grands triomphes.

Quoique la faculté du beau et de l’idéal fût développée à un rare degré chez M. Delavigne, l’essor de la grande ambition littéraire, en ce qu’il peut avoir parfois de téméraire et de suprême, était arrêté en lui et comme limité par une sorte de réserve naturelle, qu’on peut louer ou blâmer, selon qu’on préfère dans les productions de l’esprit le goût qui circonscrit ou le génie qui entreprend ; mais qui était une qualité aimable et gracieuse, et qui se traduisait en modestie dans son caractère et en prudence dans ses ouvrages. Son style avait toutes les perfections de son esprit : l’élévation, la précision, la maturité, la dignité ; l’élégance habituelle, et, par instants, la grâce ; la clarté continue, et, par moments, l’éclat. Sa vie était mieux que la vie d’un philosophe ; c’était là vie d’un sage. Il avait, pour ainsi dire, tracé un cercle autour de sa destinée, comme il en avait tracé un autour de son inspiration. Il vivait comme il pensait, abrité. Il aimait son champ, son jardin, sa maison, sa retraite ; le soleil d’avril sur ses roses, le soleil d’août sur ses treilles. Il tenait sans cesse près de son cœur, comme pour le réchauffer, sa famille, son enfant, ses frères, quelques amis. Il avait ce goût charmant de l’obscurité qui est la soif de ceux qui sont célèbres. Il composait dans la solitude ces poëmes qui plus tard remuaient la foule. Aussi tous ses ouvrages, tragédies, comédies, messéniennes, éclos dans tant de calme, couronnés de tant de succès, conservent-ils toujours, pour qui les lit avec attention, je ne sais quelle fraîcheur d’ombre et de silence qui les suit même dans la lumière et dans le bruit. Appartenant à tous et se réservant pour quelques-uns, il partageait son existence entre son pays auquel il dédiait toute son intelligence, et sa famille à laquelle il donnait toute son âme. C’est ainsi qu’il a obtenu la double palme, l’une bien éclatante, l’autre bien douce ; comme poëte, la renommée ; comme homme, le bonheur.

Cette vie pourtant, si sereine au dedans, si brillante au dehors, ne fut ni sans épreuves, ni sans traverses. Tout jeune encore, M. Casimir Delavigne eut à lutter par le travail contre la gêne. Ses premières années furent rudes et sévères. Plus tard son talent lui fit des amis, son succès lui fit un public, son caractère lui fit une autorité. Par la hauteur de son esprit, il était, dès sa jeunesse même, au niveau des plus illustres amitiés. Deux hommes éminents, vous l’avez dit, Monsieur, le recherchèrent et eurent la joie, qui est aujourd’hui une gloire, de l’aider et de le servir : M. Français de Nantes sous l’Empire, M. Pasquier sous la Restauration. Il put ainsi se livrer paisiblement à ses travaux, sans inquiétude, sans trop de souci de la vie matérielle, heureux, admiré, entouré de l’affection publique, et en particulier de l’affection populaire. Un jour arriva cependant où une injuste et impolitique défaveur vint frapper ce poëte dont le nom européen faisait tant d’honneur à la France ; il fut alors noblement recueilli et soutenu par le prince dont Napoléon a dit : Le duc d’Orléans est toujours resté national ; grand et juste esprit qui comprenait dès lors comme prince, et qui depuis a reconnu comme roi, que la pensée est une puissance et que le talent est une liberté.

Quand la méditation se fixe sur M. Casimir Delavigne, quand on étudie attentivement cette heureuse nature, on est frappé du rapport étroit et intime qui existe entre la qualité propre de son esprit, qui était la clarté, et le principal trait de son caractère, qui était la douceur. La douceur, en effet, est une clarté de l’âme qui se répand sur les actions de la vie. Chez M. Delavigne, cette douceur ne s’est jamais démentie. Il était doux à toute chose, à la vie, au succès, à la souffrance ; doux à ses amis, doux à ses ennemis. En butte, surtout dans ses dernières années, à de violentes critiques, à un dénigrement amer et passionné, il semblait, c’est son frère qui nous l’apprend dans une intéressante biographie, il semblait ne pas s’en douter. Sa sérénité n’en était pas altérée un instant. Il avait toujours le même calme, la même expansion, la même bienveillance, le même sourire. Le noble poëte avait cette candide ignorance de la haine qui est propre aux âmes délicates et fières. Il savait d’ailleurs que tout ce qui est bon, grand, fécond, élevé, utile, est nécessairement attaqué ; et il se souvenait du proverbe arabe : On ne jette de pierres qu’aux arbres chargés de fruits d’or.

Tel était, Monsieur, l’homme justement admiré que vous remplacez dans cette Compagnie.

Succéder à un poëte que toute une nation regrette, quand cette nation s’appelle la France et quand ce poëte s’appelle Casimir Delavigne, c’est plus qu’un honneur qu’on accepte, c’est un engagement qu’on prend. Grave engagement envers la littérature, envers la renommée, envers le pays ! Cependant, Monsieur, j’ai hâte de rassurer votre modestie. L’Académie peut le proclamer hautement, et je suis heureux de le dire en son nom, et le sentiment de tous sera ici pleinement d’accord avec elle, en vous appelant dans son sein, elle a fait un utile et excellent choix. Peu d’hommes ont donné plus de gages que vous aux lettres et aux graves labeurs de l’intelligence. Poëte, dans ce siècle où la poésie est si haute, si puissante et si féconde, entre la messénienne épique et l’élégie lyrique, entre Casimir Delavigne qui est si noble et Lamartine qui est si grand, vous avez su dans le demi-jour découvrir un sentier qui est le vôtre et créer une élégie qui est vous-même. Vous avez donné à certains épanchements de l’âme un accent nouveau. Votre vers, presque toujours douloureux, souvent profond, va chercher tous ceux qui souffrent, quels qu’ils soient, honorés ou déchus, bons ou méchants. Pour arriver jusqu’à eux, votre pensée se voile, car vous ne voulez pas troubler l’ombre où vous allez les trouver. Vous savez, vous poëte, que ceux qui souffrent se retirent et se cachent avec je ne sais quel sentiment farouche et inquiet qui est de la honte dans les âmes tombées et de la pudeur dans les âmes pures. Vous le savez, et pour être un des leurs, vous vous enveloppez comme eux. De là, une poésie pénétrante et timide à la fois, qui touche discrètement les fibres mystérieuses du cœur. Comme biographe, vous avez, dans vos Portraits de femmes, mêlé le charme à l’érudition, et laissé entrevoir un moraliste qui égale parfois la délicatesse de Vauvenargues et ne rappelle jamais la cruauté de la Rochefoucauld. Comme romancier, vous avez sondé des côtés inconnus de la vie possible, et dans vos analyses patientes et neuves on sent toujours cette force secrète qui se cache dans la grâce de votre talent. Comme philosophe, vous avez confronté tous les systèmes ; comme critique, vous avez étudié toutes les littératures. Un jour vous compléterez et vous couronnerez ces derniers travaux qu’on ne peut juger aujourd’hui, parce que, dans votre esprit même, ils sont encore inachevés ; vous constaterez, du même coup d’œil, comme conclusion définitive, que, s’il y a toujours, au fond de tous les systèmes philosophiques quelque chose d’humain, c’est-à-dire de vague et d’indécis, en même temps il y a toujours dans l’art, quel que soit le siècle, quelle que soit la forme, quelque chose de divin c’est-à-dire de certain et d’absolu ; de sorte que, tandis que l’étude de toutes les philosophies mène au doute, l’étude de toutes les poésies conduit à l’enthousiasme.

Par vos recherches sur la langue, par la souplesse et la variété de votre esprit, par la vivacité de vos idées toujours fines, souvent fécondes, par ce mélange d’érudition et d’imagination qui fait qu’en vous le poëte ne disparaît jamais tout à fait sous le critique et le critique ne dépouille jamais entièrement le poëte, vous rappelez à l’Académie un de ses membres les plus chers et les plus regrettés, ce bon et charmant Nodier, qui était si supérieur et si doux. Vous lui ressemblez par le côté ingénieux, comme lui-même ressemblait à d’autres grands esprits par le côté insouciant. Nodier nous rendait quelque chose de la Fontaine ; vous nous rendrez quelque chose de Nodier.

Il était impossible, Monsieur, que par la nature de vos travaux et la pente de votre talent enclin surtout à la curiosité biographique et littéraire, vous n’en vinssiez pas à arrêter quelque jour vos regards sur deux groupes célèbres de grands esprits qui donnent au dix-septième siècle ses deux aspects les plus originaux, l’hôtel de Rambouillet et Port-Royal. L’un a ouvert le dix-septième siècle, l’autre l’a accompagné et fermé. L’un a introduit l’imagination dans la langue, l’autre y a introduit l’austérité. Tous deux, placés pour ainsi dire aux extrémités opposées de la pensée humaine, ont répandu une lumière diverse. Leurs influences se sont combattues heureusement, et combinées plus heureusement encore ; et dans certains chefs-d’œuvre de notre littérature, placés en quelque sorte à égale distance de l’un et de l’autre, dans quelques ouvrages immortels qui satisfont tout ensemble l’esprit dans son besoin d’imagination et l’âme dans son besoin de gravité, on voit se mêler et se confondre leur double rayonnement.

De ces deux grands faits qui caractérisent une époque illustre, et qui ont si puissamment agi en France sur les lettres et sur les mœurs, le premier, l’hôtel de Rambouillet, a obtenu de vous, çà et là, quelques coups de pinceau vifs et spirituels ; le second, Port-Royal, a éveillé et fixé votre attention. Vous lui avez consacré un excellent livre, qui, bien que non terminé, est sans contredit le plus important de vos ouvrages. Vous avez bien fait, Monsieur. C’est un digne sujet de méditation et d’étude que cette grave famille de solitaires qui a traversé le dix-septième siècle, persécutée et honorée, admirée et haïe, recherchée par les grands et poursuivie par les puissants, trouvant moyen d’extraire de sa faiblesse et de son isolement même je ne sais quelle imposante et inexplicable autorité, et faisant servir les grandeurs de l’intelligence à l’agrandissement de la foi ! Nicole, Lancelot, Lemaistre, Sacy, Tillemont, les Arnauld, Pascal, gloires tranquilles, noms vénérables, parmi lesquels brillent chastement trois femmes, anges austères, qui ont dans la sainteté cette majesté que les femmes romaines avaient dans l’héroïsme ! Belle et savante école qui substituait, comme maître et docteur de l’intelligence, saint Augustin à Aristote, qui conquit la duchesse de Longueville, qui forma le président de Harlay, qui convertit Turenne, et qui avait puisé tout ensemble dans saint François de Sales l’extrême douceur et dans l’abbé de St-Cyran l’extrême sévérité ! À vrai dire, et qui le sait mieux que vous, Monsieur ? (car dans tout ce que je dis en ce moment, j’ai votre livre présent à l’esprit), l’œuvre de Port-Royal ne fut littéraire que par occasion, et de côté, pour ainsi parler ; le véritable but de ces penseurs attristés et rigides était purement religieux. Resserrer le lien de l’Église au dedans et à l’extérieur par plus de discipline chez le prêtre et plus de croyance chez le fidèle ; réformer Rome en lui obéissant ; faire à l’intérieur et avec amour ce que Luther avait tenté au dehors et avec colère ; créer en France, entre le peuple souffrant et ignorant et la noblesse voluptueuse et corrompue, une classe intermédiaire, saine, stoïque et forte, une haute bourgeoisie intelligente et chrétienne ; fonder une église modèle dans l’église, une nation modèle dans la nation, telle était l’ambition secrète, tel était le rêve profond de ces hommes qui étaient illustres alors par la tentative religieuse et qui sont illustres aujourd’hui par le résultat littéraire ! Et pour arriver à ce but, pour fonder la société selon la foi, entre les vérités nécessaires, la plus nécessaire à leurs yeux, la plus lumineuse, la plus efficace, celle que leur démontraient le plus invinciblement leur croyance et leur raison, c’était l’infirmité de l’homme prouvée par la tache originelle, la nécessité d’un Dieu-rédempteur, la divinité du Christ. Tous leurs efforts se tournaient de ce côté comme s’ils devinaient que là était le péril. Ils entassaient livres sur livres, preuves sur preuves, démonstrations sur démonstrations. Merveilleux instinct de prescience qui n’appartient qu’aux sérieux esprits ! Comment ne pas insister sur ce point ! Ils bâtissaient cette grande forteresse à la hâte comme s’ils pressentaient une grande attaque. On eût dit que ces hommes du dix-septième siècle prévoyaient lés hommes du dix-huitième. On eût dit que, penchés sur l’avenir, inquiets et attentifs, sentant à je ne sais quel ébranlement sinistre qu’une légion inconnue était en marche dans les ténèbres, ils entendaient de loin venir dans l’ombre la sombre et tumultueuse armée de l’Encyclopédie, et qu’au milieu de cette rumeur obscure ils distinguaient déjà confusément la parole triste et fatale de Jean-Jacques et l’effrayant éclat de rire de Voltaire !

On les persécutait, mais ils y songeaient à peine. Ils étaient plus occupés des périls de leur foi dans l’avenir que des douleurs de leur communauté dans le présent. Ils ne demandaient rien, ils ne voulaient rien, ils n’ambitionnaient rien ; ils travaillaient et ils contemplaient. Ils vivaient dans l’ombre du monde et dans la clarté de l’esprit. Spectacle auguste et qui émeut l’âme en frappant la pensée ! Tandis que Louis XIV domptait l’Europe, que Versailles émerveillait Paris, que la cour applaudissait Racine, que la ville applaudissait Molière ; tandis que le siècle retentissait d’un bruit de fête et de victoire ; tandis que tous les yeux admiraient le grand roi et tous les esprits le grand règne, eux, ces rêveurs, ces solitaires, promis à l’exil, à la captivité, à la mort obscure et lointaine, enfermés dans un cloître dévoué à la ruine et dont la charrue devait effacer les derniers vestiges, perdus dans un désert à quelques pas de ce Versailles, de ce Paris, de ce grand règne, de ce grand roi, laboureurs et penseurs, cultivant la terre, étudiant les textes, ignorant ce que faisaient la France et l’Europe, cherchant dans l’Écriture sainte les preuves de la divinité de Jésus, cherchant dans la création la glorification du Créateur, l’œil fixé uniquement sur Dieu, méditaient les livres sacrés et la nature éternelle, la Bible ouverte dans l’église et le soleil épanoui dans les cieux !

Leur passage n’a pas été inutile. Vous l’avez dit, Monsieur, dans le livre remarquable qu’ils vous ont inspiré ; ils ont laissé leur trace dans la théologie, dans la philosophie, dans la langue, dans la littérature, et, aujourd’hui encore, Port-Royal est, pour ainsi dire, la lumière intérieure et secrète de quelques grands esprits. Leur maison a été démolie, leur champ a été ravagé, leurs tombes ont été violées ; mais leur mémoire est sainte ; mais leurs idées sont debout ; mais des choses qu’ils ont semées, beaucoup ont germé dans les âmes, quelques-unes ont germé dans les cœurs. Pourquoi cette victoire à travers ces calamités ? Pourquoi ce triomphe malgré cette persécution ? Ce n’est pas seulement parce qu’ils étaient supérieurs, c’est aussi, c’est surtout parce qu’ils étaient sincères ! C’est qu’ils croyaient, c’est qu’ils étaient convaincus, c’est qu’ils allaient à leur but pleins d’une volonté unique et d’une foi profonde. Après avoir lu et médité leur histoire, on serait tenté de s’écrier : – Qui que vous soyez, voulez-vous avoir de grandes idées et faire de grandes choses ? croyez ! ayez foi ! ayez une foi religieuse, une foi patriotique, une foi littéraire. Croyez à l’humanité, au génie, à l’avenir, à vous-mêmes. Sachez d’où vous venez pour savoir où vous allez. La foi est bonne et saine à l’esprit. Il ne suffit pas de penser, il faut croire. C’est de foi et de conviction que sont faites en morale les actions saintes et en poésie les idées sublimes.

Nous ne sommes plus, Monsieur, au temps de ces grands dévouements à une pensée purement religieuse. Ce sont là de ces enthousiasmes sur lesquels Voltaire et l’ironie ont passé. Mais, disons-le bien haut, et ayons quelque fierté de ce qui nous reste, il y a place encore dans nos âmes pour des croyances efficaces, et la flamme généreuse n’est pas éteinte en nous. Ce don, une conviction, constitue aujourd’hui comme autrefois l’identité même de l’écrivain. Le penseur, en ce siècle, peut avoir aussi sa foi sainte, sa foi utile, et croire, je le répète, à la patrie, à l’intelligence, à la poésie, à la liberté ! Le sentiment national, par exemple, n’est-il pas à lui seul toute une religion ? Telle heure peut sonner où la foi au pays, le sentiment patriotique, profondément exalté, fait tout à coup d’un jeune homme qui s’ignorait lui-même, un Tyrtée, rallie d’innombrables âmes avec le cri d’une seule, et donne à la parole d’un adolescent l’étrange puissance d’émouvoir tout un peuple.

Et à ce propos, puisque j’y suis naturellement amené par non sujet, permettez-moi, au moment de terminer, de rappeler, après vous, Monsieur, un souvenir.

Il est une époque, une époque fatale, que n’ont pu effacer de nos mémoires quinze ans de luttes pour la liberté, quinze ans de luttes pour la civilisation, trente années d’une paix féconde ! C’est le moment où tomba celui qui était si grand que sa chute parut être la chute même de la France. La catastrophe fut décisive et complète. En un jour tout fut consommé. La Rome moderne fut livrée aux hommes du Nord comme l’avait été la Rome ancienne ; l’armée de l’Europe entra dans la capitale du monde ; les drapeaux de vingt nations flottèrent déployés au milieu des fanfares sur nos places publiques ; naguère ils venaient aussi chez nous, mais ils changeaient de maître en route. Les chevaux des Cosaques broutèrent l’herbe des Tuileries. Voilà ce que nos yeux ont vu ! Ceux d’entre nous qui étaient des hommes se souviennent de leur indignation profonde ; ceux d’entre nous qui étaient des enfants se souviennent de leur étonnement douloureux.

L’humiliation était poignante. La France courbait la tête dans le sombre silence de Niobé. Elle venait de voir tomber, à quatre journées de Paris, sur le dernier champ de batailles de l’empire, les vétérans jusque-là invincibles qui rappelaient au monde ces légions romaines qu’a glorifiées César et cette infanterie espagnole dont Bossuet a parlé. Ils étaient morts d’une mort sublime, ces vaincus héroïques, et nul n’osait prononcer leurs noms. Tout se taisait ; pas un cri de regret ; pas une parole de consolation. Il semblait qu’on eût peur du courage et qu’on eût honte de la gloire.

Tout à coup, au milieu de ce silence, une voix s’éleva, une voix inattendue, une voix inconnue, parlant à toutes les âmes avec un accent sympathique, pleine de foi pour la patrie et de religion pour les héros. Cette voix honorait les vaincus, et disait :

Parmi des tourbillons de flamme et de fumée
O douleur ! quel spectacle à mes yeux vient s’offrir ?
Le bataillon sacré, seul devant une armée,
S’arrête pour mourir.

Cette voix relevait la France abattue, et disait :

Malheureux de ses maux et fier de ses victoires,
Je dépose à ses pieds ma joie et mes douleurs ;
J’ai des chants pour toutes ses gloires,
Des larmes pour tous ses malheurs !

 

Qui pourrait dire l’inexprimable effet de ces douces et fières paroles ! Ce fut dans toutes les âmes un enthousiasme électrique et puissant, dans toutes les bouches une acclamation frémissante qui saisit ces nobles strophes au passage avec je ne sais quel mélange de colère et d’amour, et qui fit en un jour d’un jeune homme inconnu un poëte national. La France redressa la tête, et à dater de ce moment, en ce pays qui fait toujours marcher de front sa grandeur militaire et sa grandeur littéraire, la renommée du poëte se rattacha dans la pensée de tous à la catastrophe même, comme pour la voiler et l’amoindrir. Disons-le, parce que c’est glorieux à dire, le lendemain du jour où la France inscrivit dans son histoire ce mot nouveau et funèbre : Waterloo, elle grava dans ses fastes ce nom jeune et éclatant : Casimir Delavigne.

Oh ! que c’est là un beau souvenir pour le généreux poëte, et une gloire digne d’envie ! Quel homme de génie ne donnerait sa plus belle œuvre pour cet insigne honneur d’avoir fait battre alors d’un mouvement de joie et d’orgueil le cœur de la France accablée et désespérée ! Aujourd’hui que la belle âme du poëte a disparu derrière l’horizon d’où elle nous envoie encore tant de lumière, rappelons-nous avec attendrissement son aube si éblouissante et si pure ! Qu’une pieuse reconnaissance s’attache à jamais à cette noble poésie qui fut une noble action ! Qu’elle suive Casimir Delavigne et qu’après avoir fait une couronne à sa vie, elle fasse une auréole à son tombeau ! Envions-le, et aimons-le ! Heureux le fils dont on peut dire : Il a consolé sa mère ! Heureux le poëte dont on peut dire : Il a consolé la patrie !