DISCOURS DE M. VICTOR HUGO,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE,
PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES
DE M. CASIMIR DELAVIGNE,
Le mercredi 20 décembre 1843.
Celui qui a l’honneur de présider en ce moment l’Académie française ne peut, dans quelque situation qu’il se trouve lui-même, être absent un pareil jour ni muet devant un pareil cercueil.
Il s’arrache à un deuil personnel pour entrer dans le deuil général ; il fait taire un instant, pour s’associer aux regrets de tous, le douloureux égoïsme de son propre malheur. Acceptons, hélas ! avec une obéissance grave et résignée, les mystérieuses volontés de la Providence qui multiplient autour de nous les mères et les veuves désolées, qui imposent à la douleur des devoirs envers la douleur, et qui, dans leur toute-puissance impénétrable, font consoler l’enfant qui a perdu son père par le père qui a perdu son enfant.
Consoler ! Oui, c’est le mot. Que l’enfant qui nous écoute prenne pour suprême consolation effet, le souvenir de ce qu’a été son père ! Que cette belle vie, si pleine d’œuvres excellentes, apparaisse maintenant tout entière à son jeune esprit, avec ce je ne sais quoi de grand, d’achevé et de vénérable que la mort donne à la vie ! Le jour viendra où nous dirons, dans un autre lieu, tout ce que les lettres pleurent ici. L’Académie française honorera, par un public éloge, cette âme élevée et sereine, ce cœur doux et bon, cet esprit consciencieux, ce grand talent ! Mais, disons-le dès à présent, dussions-nous être exposés à le redire, peu d’écrivains ont mieux accompli leur mission que M. Casimir Delavigne ; peu d’existences ont été aussi bien occupées malgré les souffrances du corps, aussi bien remplies malgré la brièveté des jours. Deux fois poète, doué tout ensemble de la puissance lyrique et de la puissance dramatique, il avait tout connu, tout obtenu, tout éprouvé, tout traversé, la popularité les applaudissements, l’acclamation de la foule, les triomphes du théâtre, toujours si éclatants, toujours si contestés. Comme toutes les intelligences supérieures, il avait l’œil constamment fixé sur un but sérieux ; il avait senti cette vérité, que le talent est un devoir ; il comprenait profondément, et avec le sentiment de sa responsabilité, la haute fonction que la pensée exerce parmi les hommes, que le poëte remplit parmi les esprits, fibre populaire vibrait en lui : il aimait le peuple dont il était, et il avait tous les instincts de ce magnifique avenir de travail et de concorde qui attend l’humanité. Jeune homme, son enthousiasme avait salué ces règnes éblouissants et illustres qui agrandissent les nations par la guerre ; homme fait, son adhésion éclairée s’attachait à ces gouvernements intelligents et sages qui civilisent le monde par la paix.
Il a bien travaillé. Qu’il repose maintenant ! Que les petites haines qui poursuivent les grandes renommées, que les divisions d’écoles, que les rumeurs de partis, que les passions et les ingratitudes littéraires fassent silence autour du noble poëte endormi ! Injustices clameurs, luttes, souffrances, tout ce qui trouble et agite la vie des hommes éminents s’évanouit à l’heure sacrée où nous sommes. La mort, c’est l’avénement du vrai. Devant la mort, il ne reste du poëte que la gloire, de l’homme que l’âme, de ce monde que Dieu.