Réponse de M. François-Auguste Mignet
au discours de M. le baron Pasquier
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 8 décembre 1842
PARIS PALAIS DE L’INSTITUT
Monsieur,
De tout temps l’Académie française a admis dans son sein des hommes éminents dans l’Église, comme votre prédécesseur, ou revêtus comme vous des plus hautes fonctions de l’État. C’est le caractère que reçut, dès son origine, cette grande institution littéraire de la France, qui eut par là de si heureux effets sur l’esprit en le rendant plus étendu, sur la langue en lui donnant une forme plus régulière, sur les mœurs même en ajoutant à leur politesse. Deux siècles avant le triomphe de l’égalité civile, s’établit, comme pour la précéder et pour y conduire, cette égalité intellectuelle que consacra l’appui du plus impérieux des ministres et du plus absolu des monarques. Ce politique extraordinaire qui, sorti des rangs de l’Église, était monté jusqu’aux plus hautes marches du trône, et qui, de là, étendant l’une de ses mains sur l’Europe, y abaissait la puissance redoutable de la maison d’Autriche, et, portant l’autre sur la France troublée, y comprimait les élans tumultueux, y arrêtait les stériles entreprises d’une noblesse soulevée sans desseins, préparant ainsi l’ordre et la fécondité du grand siècle, le cardinal de Richelieu rechercha la gloire de l’esprit comme toutes les autres, et se fit le chef des hommes de lettres. L’héritage de sa grandeur et de ses conceptions fut recueilli par le puissant roi qui attendait trop du génie pour ne pas en favoriser l’essor, et qui acheva de constituer cette république littéraire dont les princes de l’Église et les premiers personnages de l’État devinrent membres par une libre élection, s’unissant par là aux hommes de lettres dans une entière confraternité.
Il y eut dès lors en France une réunion où se rencontrait ce que la cour offrait de plus poli, l’Église de plus illustre, la magistrature de plus considérable, la politique de plus expérimenté, la littérature de plus glorieux ; où s’établissait ainsi entre des hommes placés dans des positions si diverses une utile communication de toutes les idées et le plus heureux échange de connaissances et de manières, de savoir et de délicatesse ; où la pratique des uns rectifiait ce qu’il pouvait y avoir de hasardé dans les théories des autres, et où les nobles hardiesses de l’intelligence à leur tour étendaient l’horizon trop borné de l’expérience usuelle ; où la langue, soumise à un travail commun variait ses tours en augmentant ses richesses, et acquérait plus de culture sans rien perdre de sa force ; où la France, en un mot, voyait avec orgueil la représentation permanente de son esprit et le dépôt principal de sa gloire.
Aujourd’hui, quoique séparés des anciens temps par une révolution qui a changé l’ordre et les éléments de la société, nous ne saurions nous montrer infidèles à ce vieil usage sans méconnaître un besoin national, et sans manquer aux salutaires habitudes de l’intelligence française. Cette intelligence si entreprenante et si vaste, alors que les anciennes institutions étaient comme autant de bornes opposées à sa curiosité, serait-elle moins avide de savoir maintenant que rien n’est interdit à ses recherches ? L’assistance que se doivent les lettres, les sciences la politique, serait-elle moins désirable pour leur fécondité ou leur grandeur, et la langue aurait-elle moins à gagner qu’autrefois dans ce rapprochement des hommes qui ont agrandi l’imagination ou la pensée, pénétré les secrets de la nature, étudié les peuples dans l’histoire, dominé les assemblées par la parole, conduit avec habileté le gouvernement de l’État ? L’Académie ne l’a pas pensé. Elle a voulu rester ouverte à tous les genres d’esprit, et conserver l’ancienne étendue de son domaine par la persévérante variété de ses choix.
Après les justes préférences accordées aux lettres, où pouvait-elle mieux porter dès lors ses suffrages que dans ces grands corps animés par le souffle de la vie publique, théâtre recherché de tous les talents, où l’esprit, excité par l’importance des affaires et soumis à des efforts soudains, éclate quelquefois en productions admirables, et auxquels notre pays, déjà si riche en orateurs de la chaire et du barreau, doit d’avoir enfin trouvé la seule éloquence qui lui manquât encore ? C’est à la tête d’un de ces corps dont vous conduisez depuis douze années les délibérations avec tant de sagesse, après vous y être associé avec tant d’éclat, que l’Académie est allée vous chercher, Monsieur. Son choix ne s’adressait pas seulement à un illustre ami des lettres. Votre modestie a pu vous le faire croire, puisqu’elle vient de vous le faire dire. En vous nommant, nous appelions surtout au milieu de nous l’orateur politique qui, pendant quinze années, a contribué à la gloire de deux tribunes ; qui, l’un des premiers, soit comme ministre, soit comme membre de l’opposition, sut trouver instantanément, parmi les difficultés des affaires et les troubles de la discussion, le langage nécessaire à sa pensée, et dont la parole habile combattit en 1815 les excès des lois prêts à consacrer et à étendre les excès sanglants des partis. Voilà vos titres, Monsieur, et les raisons de notre choix.
Ajouterai-je que votre nom, célèbre dans les lettres depuis trois siècles, manquait à l’Académie ? Qui mieux que le spirituel ami de Montaigne, que l’éloquent émule des Pithou, des Loisel et des jurisconsultes les plus renommés du XVIe siècle, que le savant historien de nos obscures antiquités, que l’écrivain original, dans le style duquel la noblesse et l’élégance du XVIIe siècle s’allient souvent à la piquante naïveté d’Amyot ; qui mieux qu’Étienne Pasquier aurait pu faire partie de ce corps conservateur de la langue dont il avait été l’un des premiers régulateurs ? Venu dans le temps où l’esprit français pliait sous le poids d’une science récemment acquise, où notre idiome, encore indécis et de plus en plus enveloppé dans les formes grecques et latines, n’osait pas s’affranchir de leur domination pour suivre ses propres lois et revêtir son beau caractère, votre illustre aïeul fut au nombre des hommes, rares alors, qui fréquentèrent les anciens avec indépendance, écrivirent avec régularité, et commencèrent les préceptes par leurs exemples. La fermeté de son grand sens et la sûreté anticipée de son goût concoururent à préparer la langue et le siècle des chefs-d’œuvre. Ces souvenirs, Monsieur, vous accompagnent au milieu de nous, et le jour où nous nous applaudissons de vous recevoir dans cette compagnie, nous ne saurions oublier l’ancienne gloire littéraire attachée à votre nom.
Le généreux esprit de ce défenseur des libertés gallicanes contre une société fameuse qui ne reconnaissait d’autre gouvernement que celui de Rome et n’avait d’autre patrie que la chrétienté, n’a pas cessé de vous animer dans les jours difficiles où cette compagnie, sortant de sa mystérieuse obscurité, reparaissait en dominatrice parmi nous. Mais, en vous entendant louer le respectable confrère que nous avons perdu avec une si noble délicatesse, personne ne pourrait se souvenir que l’un et l’autre vous avez quelquefois différé de sentiment sur la conduite de l’Église ou de l’État. Vous ne vous êtes souvenu vous-même que de la modération des talents et des vertus de M. l’évêque d’Hermopolis, et vous avez retracé sa vie avec des couleurs d’autant plus vraies et plus touchantes, que vous avez connu, comme lui, les traverses et les grandeurs. Proscrit vous-même, lorsque M. Frayssinous se réfugiait dans ses montagnes, mêlé, ainsi que lui, aux plus graves débats de notre temps et aux affaires les plus sérieuses, son collègue à la Chambre des pairs, son prédécesseur au ministère, son successeur à l’Académie, vous avez été tout ce qu’il a été lui-même, et le théologien vient de trouver un judicieux appréciateur dans l’homme d’État.
Depuis la mort de M. Frayssinous, l’Académie ne compte plus dans son sein de représentant de cette Église de France autrefois si lettrée, qui, durant deux siècles, lui a donné tant d’illustres membres. M. Frayssinous avait conservé les grandes traditions de cette Église, et, rapproché du clergé nouveau par la sévérité de ses mœurs, il rappelait l’ancien clergé par la grave urbanité de ses manières et la forte culture de son esprit. Cet ancien clergé, dont M. Frayssinous a vu le déclin et partagé les malheurs, se mêlait bien plus au monde dont il connaissait les sciences, parlait le langage, et ne condamnait pas les progrès. Il en avait même trop admis les idées à la fin du siècle dernier, pour l’honneur de sa foi et la sûreté de son existence. Ébranlé par une incrédulité devenue si générale qu’il n’avait pas su s’y soustraire, ayant à sa tête des hommes d’un esprit très-orné, mais dénués en apparence des qualités fortes, nécessaires à l’apostolat et au martyre, dont les temps allaient revenir, il fut surpris par la tempête dans cet état d’incertitude religieuse et de faiblesse morale. Mais on connut alors la puissance qu’exercent les institutions sur les hommes, et la religion donna de nouveau ses lumières et ses vertus à ces esprits irrésolus, à ces âmes énervées. On vit ceux qui reculaient naguère devant le dédain d’un sourire marcher avec résolution à l’échafaud ; on vit des prêtres et des évêques qui semblaient amollis par les douceurs de la civilisation et les hésitations du scepticisme, recommencer la vie errante des catacombes, devenir de mystérieux apôtres et de magnanimes martyrs.
C’est au milieu de ces périlleuses épreuves, c’est dans la pauvreté, c’est en face de la mort, que se forma un clergé chaste, pieux, dévoué, tolérant, qui régénéra sagement l’Église de France. M. Frayssinous, dont la jeunesse, en quittant Saint-Sulpice, avait reçu ce généreux enseignement, devint le docteur de cette Église, sortie des persécutions et de l’incrédulité. Dans ces jours extraordinaires dont vous avez, Monsieur, si bien retracé le tableau, un grand homme, glorieux réorganisateur de la société relevait les autels pour obéir aux maximes fondamentales des États et satisfaire les besoins éternels des peuples ; un écrivain du génie le plus poétique exposait les beautés du christianisme à l’imagination, qui ne les avait pas remarquées dans le temps de ses respects, et les avait méconnues à l’époque récente de ses doutes ; un audacieux contradicteur de la raison humaine (1 ), lui refusant tout après qu’on lui avait tout accordé, ne lui présentait que la foi, ne lui permettait que l’obéissance, et relevait témérairement l’ancien pouvoir des Grégoire VII et des Innocent III, comme le seul gage de la croyance et de l’unité.
Parmi ces soutiens, habiles, brillants ou extrêmes de la pensée religieuse, une position bien haute restait encore à prendre. Au lieu de jeter de fiers mépris à la raison révoltée, il fallait tenter de la soumettre en lui exposant la profondeur des dogmes chrétiens. Il fallait lui montrer qu’aucune philosophie n’avait si merveilleusement résolu les grands problèmes de l’existence et dévoilé les mystères de la destinée ; si plausiblement expliqué la confusion momentanée de l’esprit et de la matière dans un corps périssable animé par une âme immortelle ; donné de plus sûr appui à la faiblesse de l’homme en lui offrant une assistance divine ; communiqué de plus touchantes directions à ses sentiments par le généreux mobile du dévouement et l’aimable ardeur de la charité ; enfin apporté plus de consolations à la douleur et mis plus d’espérances dans la mort.
C’est cette tâche nouvelle que remplit M. Frayssinous. Il n’avait pas, comme les Bourdaloue, les Bossuet et les Massillon, à insister sur les conséquences morales de dogmes admis sans opposition, à prêcher l’accomplissement de devoirs convenus, et à effrayer éloquemment les consciences sur les dangers de leur violation. Ils étaient loin ces temps où la parole chrétienne descendait de la chaire évangélique avec une autorité tranquille pour s’imposer à des intelligences soumises. Désormais l’orateur sacré devait conquérir les assentiments, et prouver pour faire croire. Aussi M. Frayssinous défendit la religion chrétienne comme les pères qui l’avaient fondée et les grands philosophes qui l’avaient soutenue. Il pensait, comme Origène, Clément d’Alexandrie, Athanase, Ambroise, Chrysostome, Augustin, ces grandes lumières de l’ancienne Église, que l’homme se rapprochait d’autant plus de Dieu qu’il s’élevait vers lui avec tout l’esprit dont Dieu même l’avait doué.
Aussi rien n’égala le concours de ceux qui se pressèrent pour l’entendre, si ce n’est l’effet produit par la nouveauté hardie de ses conférences. Tout le monde voulait assister à la périlleuse controverse engagée par l’orateur sacré avec la raison elle-même qu’il osait rendre juge de la foi. L’étendue de son savoir, la solidité de son argumentation, la clarté élégante de son langage, la modération habile de ses sentiments, relevées par je ne sais quoi de noble et d’oratoire dans sa personne, le désignèrent à l’admiration un peu ardente de ses auditeurs comme l’héritier des anciens maîtres de la chaire chrétienne. Vous avez pu l’entendre, Monsieur, et vous venez de le juger. Qu’ajouterai-je à ce que vous avez déjà dit sur la beauté de son talent, sur la pureté de sa vie, sur l’aménité de ses mœurs, sur la tempérance de ses idées, sur une fidélité dont la libre manifestation, ainsi que vous l’avez noblement remarqué, fait autant d’honneur à la générosité de notre temps qu’elle témoigne de la constance de ses affections, sur les agitations dramatiques de ses premières années, et sur la sérénité touchante de ses derniers jours ? Vous n’avez rien omis, Monsieur, et je serais réduit à vous répéter, sans vous égaler.
J’ai peine cependant à me séparer de votre prédécesseur sans louer à mon tour ce talent pur, ce langage élevé et choisi qui se font admirer dans ses conférences écrites. Théologien raisonnable, orateur mesuré, M. l’évêque d’Hermopolis a continué parmi nous la série non interrompue des bons écrivains. Il a été fidèle aux lois de cette vieille et belle langue française qui a donné aux autres pays le modèle de la grande prose. Il faut nous en féliciter. Le même esprit qui faisait penser en France avec précision, y a fait écrire avec art. C’est cet esprit qui, exigeant l’ordre dans le style, sans en exclure l’imagination, a présidé à la composition de la langue la plus régulière et la plus harmonieuse à la fois, a obligé cette langue à être correcte en la laissant souple et hardie, lui a fait une condition suprême de la clarté, en lui permettant ensuite de prendre tous les ornements, pourvu qu’ils fussent vrais, de revêtir toutes les formes, pourvu qu’elles fussent naturelles ; c’est le même esprit qui lui a donné une grandeur si haute et une originalité si pathétique dans Bossuet, une régularité si savante, animée par des accents si profonds et relevée par des couleurs si fortes dans Pascal, une expression si vive et des tours si libres sous des formes étudiées dans Montesquieu, tant de magnificence et d’exactitude dans Buffon, une limpidité si pure, une élégance si exquise, une marche si facile et si gracieuse dans Voltaire, enfin des caractères si richement divers chez tant d’écrivains qui, dans l’infinie variété de leur talent, n’ont eu d’uniforme que le bon sens et le bon goût.
En rappelant les travaux et les succès de M. Frayssinous, vous avez admiré les triomphes de la chaire, et vous en avez presque envié les controverses sans contradicteurs, et l’éloquence sans trouble. Elle est belle, en effet, la mission de ces orateurs sacrés qui entretiennent les hommes des plus hauts mystères, leur enseignent des règles parfaites, les appellent au bonheur de la foi, leur expliquent les mérites de la douleur, leur apprennent les joies de la résignation, et qui, chargés de purs intérêts célestes aident si puissamment à ordonner et à conduire les intérêts de la terre ! Aussi, l’éclat de leur succès s’élève jusqu’à la majesté même de leur ministère, et rien n’est plus à admirer que Bourdaloue, remuant jusqu’au fond les âmes chrétiennes par ses formidables argumentations ; que Massillon répandant la plus pure morale de l’Évangile dans une prédication suave comme elle ; que Fléchier célébrant, dans un exorde magnifique, l’héroïsme réfléchi de Turenne, et faisant éclater autour de son tombeau la douleur reconnaissante des peuples ; que Bossuet laissant tomber des paroles si profondes sur les tragiques infortunes de la reine d’Angleterre, poussant des cris si pathétiques sur la mort soudaine de la duchesse d’Orléans, et, la tête blanchie par les années, rendant les derniers devoirs au grand Condé, dans un langage qui ne sera jamais égalé et qui ne devait plus se faire entendre.
Sans doute, Monsieur, rien n’est au delà de cette éloquence. Mais aujourd’hui, vous le savez mieux que moi, les plus beaux effets de la parole humaine se produisent surtout ailleurs. À côté de la chaire s’est élevée la tribune, où s’agitent les intérêts présents des peuples, se discutent leurs lois, se décident leurs entreprises ; où s’examinent les desseins des autres États ; où se débattent les systèmes sociaux ; où s’interrogent les gouvernements, et se décerne l’autorité publique ; où s’entrechoquent les plus fermes intelligences et se mesurent les plus hauts talents. C’est là que de nos jours la vivacité de la lutte, l’ardeur de la passion, la contradiction des adversaires, l’attente des partisans, se joignant encore à la grandeur des objets débattus pour animer les orateurs, leur inspirent les plus magnifiques élans, et leur réservent les émotions des plus éclatants triomphes.
Ces émotions, Monsieur, vous les avez ressenties à une époque de pénible mémoire. La France gémissait sous le poids d’une occupation étrangère ; de glorieux soldats étaient proscrits ; des hommes qui avaient contribué à fonder les droits de la nation, ou donné de la gloire à la patrie, étaient suspects ; on massacrait dans le Midi, et la voix courageuse du député qui dénonçait ces lugubres excès était étouffée ; le parti victorieux, entraîné par ses théories, et se livrant enfin à la fougue de ses animosités, espérait bouleverser la société nouvelle, et présentait, sous le nom d’amnistie, des catégories de proscription. C’est alors, Monsieur, que vous avez déployé si heureusement les ressources de votre esprit en défendant avec une modération intrépide les principes éternels de la justice et les nobles satisfactions de la clémence. Pendant que l’un de nos plus vénérables et de nos plus éloquents confrères, M. Royer-Collard faisait entendre à la Chambre passionnée de 1815 ces belles paroles : « Ce n’est pas le nombre des supplices qui sauve les empires ; l’art de gouverner les hommes est plus difficile, et la gloire s’y acquiert à plus haut prix ; nous aurons assez puni si nous sommes sages et habiles, jamais assez, si nous ne le sommes pas ! » vous, Monsieur, vous vous adressâtes avec habileté à ces hommes raisonnables et modérés qui abondent dans toutes les assemblées, et qui ne demandent pas mieux que de se montrer ce qu’ils sont, pourvu qu’on les y aide. Vous eûtes le mérite de les gagner à votre sagesse. Uni à quelques orateurs doués, comme vous, d’un talent persuasif et d’un généreux courage, vous triomphâtes de passions qui semblaient invincibles. Vous fîtes rejeter, à bien peu de voix il est vrai, ces catégories cruelles qui auraient ajouté aux désolations de notre pays et déshonoré de nouveau nos lois.
Vous vous étiez préparé de loin, Monsieur, au grand rôle que vous sûtes prendre alors, et dont l’importance n’a jamais cessé depuis. Vous avez été membre, avant 1789, de ce Parlement de Paris qui avait reçu des rois la mission de rendre la justice, et qui s’était donné celle de tempérer leur autorité. Vous appartenez à l’une de ces familles de robe qui n’ont pas compté parmi les moindres illustrations de la vieille monarchie, familles si recommandables par la gravité des mœurs, l’attachement à l’État, la forte modération des caractères, un bon sens soutenu, une fermeté à l’épreuve des injonctions et des exils, et qui, pendant quatre siècles, ont formé la plus grande magistrature du monde et comme le sénat austère de la justice. C’est au milieu de ce premier corps du royaume, où vous avez siégé peu de temps après votre aïeul et en même temps que votre père, c’est dans cette école d’État que s’est formée votre jeunesse. L’adoucissement des lois pénales accordé aux idées plus humaines du siècle, des cris de réforme poussés d’un bout du royaume à l’autre, les parlements demandant les états généraux qui devaient les détruire, de graves magistrats devenus de hardis tribuns, les soldats pénétrant dans le sanctuaire de la justice pour y faire accepter les volontés changeantes des princes, des exils suivis de retours triomphants, et tous les préludes d’une immense révolution : voilà les spectacles auxquels vous avez assisté, et les premières leçons que vous avez reçues. Vous avez pu ainsi de bonne heure apprendre à mesurer l’action des sentiments publics sur les grandes assemblées, et à connaître, avec la portée lointaine des événements généraux, les ressorts secrets qui font mouvoir les volontés particulières.
Cette expérience précoce, bientôt accrue par les malheurs dans lesquels vous avez été enveloppé, et mûrie par dix ans de solitude, s’est encore fortifiée plus tard au sein du conseil d’État où vous avait appelé l’homme qui savait le mieux choisir, et à la tête d’une des administrations les plus importantes de l’Empire. C’est ainsi, Monsieur, que vous êtes entré dans les grandes affaires. Trois fois vous avez été appelé dans les conseils de la Restauration alors que la prudence n’en était pas exclue et qu’on recourait encore à l’habileté éprouvée des serviteurs du pays durant toutes ses traverses.
Pendant cette laborieuse période de six années, où ont été jetées les bases du gouvernement représentatif, où les habitudes parlementaires ont commencé à s’introduire au milieu de nous, tour à tour ministre de l’intérieur, de la justice, des affaires étrangères, vous avez eu à remplir une tâche toujours difficile et souvent ingrate. Vous aviez à rendre prudente une autorité qui, par son origine et par sa nature, tendait à devenir excessive, et vous étiez placé entre les deux grands partis qui divisaient la France. L’un de ces partis, attaché aux intérêts nationaux, héritier des principes immortels de la révolution de 1789, aimait avant tout son pays, qu’il voulait rendre libre ; l’autre, dépositaire des anciennes traditions, adonné à ses intérêts particuliers, et livré à de longs ressentiments, aimait avant tout la royauté, qu’il voulait rendre forte. Le premier parlait de notre gloire récente avec orgueil, le second n’y voyait que les importuns souvenirs d’une rébellion trop longtemps victorieuse ; et tandis que celui-là tenait à la précieuse égalité des droits et à l’organisation équitable de la France nouvelle, celui-ci désirait rapprocher nos institutions du modèle regretté des anciens temps. Enfin le parti populaire s’attendait à des fautes que le parti du pouvoir absolu avait hâte de commettre, et si l’un croyait que la Restauration marchait à sa ruine, l’autre semblait pressé de l’y conduire.
Tant que vous fûtes conseiller de la couronne, vous essayâtes de tenir la balance entre ces deux partis, et vous eûtes à cœur d’unir de nouveau la France à la grande famille qui, pendant huit siècles, avait si glorieusement et si utilement régné sur elle. On vous vit alors diriger les plus difficiles affaires et prendre une part principale à toutes les discussions. Aucune matière ne semblait étrangère à votre savoir, et l’on eût dit que vous les dominiez toutes par la souplesse de votre talent. On admirait cette netteté d’argumentation qui substituait les affaires aux passions ; cette facilité rare qui vous permettait de répondre à tout, sans que dans l’abondance de vos paroles on aperçût vos volontaires réticences ; ce soin que vous apportiez, en ne refusant aucun combat, à n’en rendre aucun désespéré ; cette habileté avec laquelle, dans un langage clair, élevé, solide, et quelquefois brillant, vous vous montriez tour à tour jurisconsulte, administrateur, diplomate et surtout homme d’État.
Pendant le cours de votre longue carrière, on a pu ne pas approuver toujours votre marche politique, mais on ne vous a jamais reproché ni acte de rigueur ni pensée violente. Si, à une époque où quelques principes n’avaient pas encore acquis l’évidence et la consécration qu’ils ont heureusement obtenues aujourd’hui, les circonstances vous ont conduit à limiter momentanément l’exercice de certaines libertés, vous n’avez jamais sacrifié du moins à la politique aucune de ces règles fondamentales de la justice, de la morale et de l’ordre des sociétés, dont la violation émeut la conscience des peuples et finit par perdre les gouvernements. Vous vous êtes, Monsieur, placé de bonne heure dans ce parti de la modération, toujours attaqué par les passions du moment, qui reste quelquefois au-dessous de sa tâche, mais qui, lorsque les temps sont écoulés se présente seul aux générations suivantes, sans avoir à craindre de funestes souvenirs ; ce parti trop souvent dédaigné des gouvernements, auxquels il n’offre que le mérite de la sagesse et l’avantage de la durée.
Mais il faut que les choses aient leur cours. Comme l’a dit Bossuet, dans un langage qui n’appartient qu’à lui : « Ceux qui gouvernent font toujours plus ou moins qu’ils ne pensent ; ni ils ne sont maîtres des dispositions que les siècles passés ont mises dans les affaires, ni ils ne peuvent prévoir le cours que prendra l’avenir, loin qu’ils puissent le forcer. » Ainsi, Monsieur, entraîné sans doute par l’espérance de dominer les redoutables auxiliaires que vous appeliez à votre aide, vous n’aviez pas prévu qu’en introduisant dans les conseils de la couronne les deux chefs du vrai parti de la Restauration, vous seriez bientôt réduit à en sortir vous- même, et que ce parti, devenu maître des affaires, essayerait d’établir son absolue domination par les lois tant qu’il disposerait à son gré des majorités représentatives, et irait même, lorsque ces majorités lui manqueraient, jusqu’à recourir à la violence des coups d’État. Mais si vous ne pûtes pas prévenir des extrémités tellement au-dessus des volontés particulières, vous sûtes au moins y résister. Vous vous associâtes à cette mémorable opposition de la Chambre des pairs, composée de vieux soldats, de politiques expérimentés, d’illustres restes de tant d’assemblées et de tant de régimes, de serviteurs intelligents de la dynastie ; à cette opposition qui pendant cinq années fut la protectrice de nos intérêts et la gardienne courageuse de nos droits.
Après y avoir combattu au premier rang les dangereux desseins du parti qu’entraînait l’insurmontable fatalité de ses passions, vous ne pûtes rien, Monsieur, contre ses derniers aveuglements, et la Restauration succomba par la violation téméraire des lois, comme l’Empire avait péri par les abus de ses conquêtes, et la République par les excès de ses désordres.
Alors s’accomplit une révolution juste dans son principe, généreuse dans ses sentiments, mesurée dans ses effets, complément de toutes les autres, dont elle couronna l’œuvre laborieuse. Le vœu national fit monter sur le trône un prince, témoin expérimenté de nos longues vicissitudes, et qui, fidèle image de notre temps, en a montré les lumières et la clémence. Appelé par lui à présider cette grave assemblée, où ses fils même viennent tour à tour prendre place, vous ne verrez plus à leur tête celui dont mieux qu’un autre vous aviez pu apprécier les qualités éminentes, qui brillait non-seulement parmi les princes, mais parmi les hommes, et qui, enlevé par un coup funeste à nos espérances et à ses hautes destinées, a fait éclater d’un bout de la France à l’autre de si touchants regrets et laissé dans la royale demeure d’inconsolables douleurs. C’est, Monsieur, sur ce siège élevé du législateur et du magistrat, d’où vous dirigez les délibérations difficiles avec tant d’aisance et d’autorité, qu’après plus d’un demi-siècle consacré aux affaires de votre pays, se repose dans une dignité utile la sagesse de vos vieux ans.
Parmi les discours prononcés par vous durant cette longue période, et que l’impression va réunir en nombreux volumes, comme pour donner encore plus d’autorité à nos suffrages, pourrais-je oublier, Monsieur, le bel éloge que vous avez fait entendre, au milieu de la nouvelle Chambre des pairs, d’un des hommes qui ont le plus agrandi la science, honoré notre temps, et dont le souvenir toujours vivant dans cette enceinte où sa parole a été applaudie durant plus de trente années, est resté également cher à deux Académies ? Je veux parler de M. Cuvier. Après avoir renouvelé les méthodes de l’histoire naturelle, découvert les magnifiques lois qui régissent la composition des êtres animés ; créé une anatomie comparée, en quelque sorte inattendue, et aussi vaste qu’originale ; passé de la classification des espèces aujourd’hui vivantes à celle des espèces éteintes, et fixé la chronologie lointaine du globe, ce génie puissant et facile s’était également porté sur les matières d’État. C’est sur cet autre théâtre de ses travaux que vous l’aviez connu depuis un quart de siècle, Monsieur, et que vous aviez apprécié l’universalité de cette intelligence à laquelle rien n’était étranger, la sûreté de ce jugement que la science ne frappait jamais d’incertitude, la clarté de cette parole sans ambition et constamment persuasive, cette activité méthodique qui suffisait à tout savoir et à tant faire, cette aménité de mœurs et cette simplicité supérieure même à la modestie, qui donnaient un si grand charme à son commerce.
Il vous appartenait de le louer, Monsieur, car vous avez également bien apprécié le savant immortel le sage conseiller, l’homme excellent. En insistant avec non moins d’autorité que de justice sur les services éminents que M. Cuvier a rendus pendant trente années dans le conseil de l’Université et dans le conseil d’État, vous lui avez appliqué fort spirituellement ce que Fontenelle disait autrefois de Leibnitz : Qu’on doit être fort obligé à un homme tel que lui quand il veut bien, pour l’utilité publique, faire quelque chose qui ne soit pas de génie. Sans doute, Monsieur, l’on serait tenté de partager votre sentiment, si l’on pouvait oublier les paroles que M. Cuvier vous adressait à vous-même quelques heures avant de mourir, lorsque, sa main déjà refroidie placée dans la vôtre, il vous disait : Il me restait cependant tant de choses à faire ; j’avais trois ouvrages importants à mettre au jour, les matériaux étaient prêts, tout était disposé dans ma tête, je n’avais plus qu’à écrire. Comment, au souvenir de ces amères paroles, ne pas regretter que M. Cuvier ait été distrait des choses de génie, et qu’il ait donné aux affaires de l’État, où ses lumières étaient utiles sans être indispensables, un temps qui, consacré à la science, où il ne pouvait pas être remplacé, nous aurait valu de grands ouvrages de plus ?
Bien que votre éloge de cet homme illustre ait été prononcé dans une autre assemblée, son mérite littéraire nous permet en quelque sorte de le revendiquer et d’y voir le prélude du noble discours que nous venons d’entendre. Vous êtes un exemple, Monsieur, de l’utilité des lettres dans la carrière des affaires. Leur forte culture est devenue plus nécessaire encore aujourd’hui qu’autrefois, aux hommes publics obligés de faire prévaloir leurs pensées par la parole et de donner les raisons de leurs actes. N’est-ce pas d’ailleurs grâce à cette culture non interrompue que la France a occupé un si haut rang parmi les États, a entraîné les autres nations à la suite de ses idées ou de ses entreprises, a produit sans relâche comme sans fatigue tant de brillants génies qui, après lui avoir donné la gloire élevée des lettres et les beaux plaisirs des arts, lui ont encore procuré le solide avantage des lois ?
Sachons continuer, Messieurs, l’œuvre de nos devanciers, et ne laissons pas dépérir dans nos mains cet admirable dépôt des lettres fidèlement transmis de génération en génération et toujours accru depuis trois siècles. N’oublions pas que le jour où les peuples s’enferment avec imprévoyance dans le cercle étroit de leurs intérêts, et où ils aiment mieux soigner leur prospérité matérielle que leur intelligence, en commencent à déchoir. Un tel sort n’est sans doute pas à craindre pour le pays qui conserve l’amour des nobles études ; qui, après s’être mis à la tête de la civilisation intellectuelle de l’Europe, sait toujours s’y maintenir ; qui a vu depuis cinquante années les grands talents au service des grandes affaires, et qui promet à l’esprit la gloire comme autrefois, et de plus qu’autrefois le gouvernement de l’État. Mais peut-être appartient-il à l’Académie française, le jour où elle reçoit un homme d’État aussi éclairé dans ses rangs, de rappeler à la France que c’est l’esprit des nations qui fait leur grandeur et sert de mesure à leur durée.