Réponse au discours de réception de Charles de Montalembert

Le 5 février 1852

François GUIZOT

Réponse de M. François Guizot
au discours de M. le comte de Montalembert

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le 5 février 1852

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

     Monsieur,

Je ne sais, Monsieur, si vous vous rappelez la première circonstance dans laquelle j’ai eu l’honneur de vous connaître ; pour moi, je m’en souviens et je m’en suis toujours souvenu avec un vif sentiment d’intérêt et de plaisir. Vous étiez bien jeune alors ; vous aviez à peine dix-neuf ans. Vous reveniez de Suède, où monsieur votre père était ministre du roi Charles X. Les luttes que soutenaient les vieilles institutions suédoises vous avaient puissamment intéressé et attaché. Vous sentiez le besoin, et presque le devoir, de rappeler nos regards vers ce peuple généreux qui, avec un courage et un dévouement admirables, a jeté, il y a deux siècles, et de concert avec la France, dans la balance de l’Europe, le poids décisif d’un héros, son roi. Vous désiriez que ce que vous aviez vu et senti dans la patrie de Gustave-Adolphe fût connu et compris dans celle du cardinal de Richelieu, son ferme allié. Je m’empressai d’aider à l’accomplissement de votre désir. Ce fut là, Monsieur, notre première rencontre et votre premier écrit.

Il y avait déjà, dans votre ouvrage, un esprit et un talent rares, et j’en fus frappé ; mais je fus encore plus frappé de vous-même que de votre ouvrage. Des pensées si sérieuses avec des émotions si vives, tant de gravité dans le cœur avec tant d’ardeur dans l’imagination, votre foi profonde et naïve, votre physionomie, votre langage pleins en même temps de réflexion et de passion, et votre extrême jeunesse laissant éclater toutes ces richesses de votre nature avec son inexpérience impétueuse, ses grands désirs et ses beaux instincts, tout cela vous donnait, Monsieur, un caractère original et plein d’attrait, qui, dès ce jour, me saisit vivement, et me fit pressentir pour vous un noble avenir.

Bien des années, et quelles années ! Monsieur, se sont écoulées depuis cette époque, et notre relation a subi bien des vicissitudes. Nous avons été longtemps étrangers l’un à l’autre, et souvent adversaires. Né dans le sein de l’Église catholique, vous avez, dès vos premiers pas, pris place, et une grande place parmi ses plus zélés défenseurs. Je suis resté fidèle à la foi protestante de mes pères. J’ai eu l’honneur d’être longtemps l’un des Conseillers de la monarchie de 1830, et vous avez longtemps combattu, non cette monarchie elle-même, mais la politique qu’elle a presque constamment pratiquée, la jugeant conforme aux intérêts supérieurs du pays. Malgré tant et de si graves dissentiments, je n’ai jamais cessé, Monsieur, de ressentir pour vous l’intérêt et le goût que vous m’aviez d’abord inspirés. Au milieu des luttes de la vie publique, et quoique souvent atteint de vos coups et forcé de vous porter aussi les miens, j’ai toujours eu l’instinct d’une secrète sympathie qui unissait au fond, du moins dans leur but intime et dernier, nos vœux et nos efforts. Sentiment dont probablement vous ne vous êtes guère douté, que je n’écoutais point quand j’avais à vous combattre, mais que j’ai plus d’une fois retrouvé au moment même du combat, et que je prends plaisir à vous exprimer aujourd’hui.

Je serais surpris, Monsieur, si le cours des années et les enseignements de la vie ne produisaient pas sur vous le même effet que j’en ai éprouvé. Plus j’ai pénétré dans l’intelligence et dans l’expérience des choses, des hommes et de moi-même, plus j’ai senti en même temps mes convictions générales s’affermir, et mes impressions personnelles se calmer et s’adoucir. L’équité, je ne veux pas dire la tolérance envers la foi religieuse ou politique des autres, est venue prendre place et grandir à côté de ma tranquillité dans ma propre foi. C’est la jeunesse, ce sont ses ignorances naturelles et ses préoccupations passionnées qui nous rendent exclusifs et âpres dans nos jugements sur autrui. À mesure que je me détache de moi-même et que le temps m’emporte loin de nos combats, j’entre sans effort dans une appréciation sereine et douce des idées et des sentiments qui ne sont pas les miens. Vous le savez, Monsieur : « II y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père, » a dit Notre-Seigneur Jésus-Christ ; il y a aussi plusieurs routes ici-bas pour les gens de bien, à travers les difficultés et les obscurités de la vie : et ils peuvent se réunir au terme sans s’être vus au départ, ni rencontrés en chemin.

Vous en êtes, Monsieur, vous et votre vertueux prédécesseur, un frappant et bel exemple. Jamais peut-être deux hommes de bien et de talent n’ont plus différé l’un de l’autre, et à leur début dans la vie, et pendant le cours de leur carrière, et dans l’emploi qu’ils ont fait longtemps des dons que Dieu leur a départis.

Imbu, dès sa première jeunesse, et malgré les efforts contraires de ses pieux parents, des idées qui préparaient la Révolution, M. Droz entra au même moment dans la vie active et au service, au service noble de cette Révolution née d’hier et déjà sortie de son berceau, l’épée à la main. Dès que la France, bouleversée au dedans, fut attaquée au dehors, le jeune philosophe se fit soldat ; et dans les rangs de cette armée du Rhin, si sincère, si dévouée et si glorieuse, il ne cessa point d’être un philosophe ; il étudiait Plutarque, Montaigne et Rousseau, sous la tente et au bivouac. Rentré, après trois ans de campagne, dans la vie civile, il échangea l’uniforme du capitaine contre l’habit du professeur ; et, dans l’enseignement public, ce furent aussi ses convictions philosophiques qui le guidèrent et qu’il s’appliqua à propager ; car il était de ceux qui croient que la vérité ne veut point un culte oisif, et que les esprits qu’elle a éclairés de sa lumière sont chargés d’étendre son empire. Il était d’ailleurs d’une nature expansive autant que douce, et possédé sans bruit, mais constamment, du besoin de répandre et d’accréditer parmi les hommes ses idées, ses sentiments, ses vues et ses espérances pour le bien et l’honneur de l’humanité. Lorsque, en 1803, il quitta l’enseignement et sa ville natale pour venir se fixer à Paris, ce fut encore au milieu des philosophes qu’il vécut, entouré de leurs souvenirs et de leurs conseils. Tracy et Cabanis furent ses patrons et ses amis. Il commença à écrire ; et pendant plus de vingt ans ses ouvrages philosophiques, politiques, littéraires, ses romans même, furent empreints du même caractère. Ce n’est point la philosophie du XVIIIe siècle dans son travail d’agression contre les anciennes croyances et les anciennes lois de la société : l’esprit destructeur a disparu ; il répugnait absolument à la raison droite, au sens moral, au cœur juste et doux de M. Droz. Les doctrines matérialistes ou égoïstes, les passions cyniques ou haineuses ne lui étaient pas moins antipathiques ; son âme les repoussait énergiquement ; et ce qu’il avait vu de leurs œuvres, dans le cours de la révolution, avait ajouté, aux lumières instinctives de sa nature, les leçons palpables de l’expérience. Soit qu’il traite des divers systèmes de la philosophie morale, ou des applications de la morale à la politique, ou des principes et de l’influence de l’économie politique, soit qu’il analyse les plaisirs du beau dans les arts, ou les secrets du bonheur dans la vie, les idées et les tendances du XVIIIe siècle se redressent, s’apaisent et s’épurent en passant à travers son âme ; c’est uniquement par leurs côtés nobles et bienveillants qu’il les retient et les développe : il travaille à les dégager et des arrogances de l’orgueil humain, et du mépris pour le passé, et des tyrannies théoriques, et des extravagances démagogiques ; il respecte ce qu’elles ont outragé, il ménage ce qu’elles ont brisé ; il ne veut ni de leurs haines, ni de leurs ravages : mais il garde leurs promesses et leurs espérances. Il est resté charmé des brillantes perspectives que le XVIIIe siècle a ouvertes devant le genre humain ; il est toujours plein de confiance dans les penchants naturels et les forces propres de l’homme, et dans la puissance de la philosophie pour la réforme et le progrès de la société. Il monte chaque jour vers des régions plus hautes et plus pures ; mais c’est encore le philosophe qui monte seul, le flambeau de la raison humaine à la main : il n’a point encore entrevu une autre lumière sur sa route, ni un autre guide pour ses pas.

Vers ce temps-là, et pendant que M. Droz suivait ainsi le cours de ses idées et de ses travaux, vous entriez dans la vie, Monsieur, sous de tout autres auspices, bien loin de l’atmosphère de la Révolution, élevé à la fois dans les sentiments libéraux de notre temps, au sein des fidèles souvenirs de l’ancienne France, et sous la loi, toujours sacrée pour vous, de l’Église catholique. Sa lumière a lui dès l’abord dans votre âme, et vous vous êtes voué à sa cause avec l’amour d’un fils et l’ardeur d’un apôtre : non-seulement pour la défendre contre les ennemis de ses croyances, mais pour servir ses intérêts divers, pour revendiquer ses espérances et ses droits dans ses rapports avec les gouvernements comme avec les peuples, pour lui rendre, sur le cœur comme sur la raison des hommes, tous ses moyens d’empire. Vous ne vous êtes pas contenté de soutenir hautement, au XIXe  siècle, la foi chrétienne ; vous avez remonté le cours des siècles pour retrouver et pour célébrer ceux où la foi chrétienne et ses ministres exerçaient, dans les sociétés européennes, une autorité voisine de la domination ; vous avez recherché et peint, avec une vive affection, ce qu’il y avait de grand et de beau dans cet âge, la puissance de la foi pour vivifier les âmes, et la puissance de l’Église pour contenir moralement les princes et les peuples, et les innombrables et populaires merveilles de l’art chrétien, qui, le premier, a su placer les plus nobles jouissances de l’imagination à côté des plus austères pratiques de la vie. Dans ce retour vers des temps anciens, peut-être vous êtes-vous quelquefois livré, avec trop de complaisance, à l’entraînement de vos prédilections et de vos émotions personnelles. Je ne m’en étonne pas beaucoup ; car en même temps que vous poursuiviez un noble but, vous n’y marchiez pas par une route bien rude, ni qui vous avertît incessamment de vous tenir sur vos gardes. Vous avez longtemps, Monsieur, placé vos efforts pour le service de la religion sous la protection des idées et des sentiments favoris de notre époque ; vous avez fait souvent, de la cause de l’Église chrétienne, une cause d’opposition ; vous avez arboré à côté de la croix, et quelquefois peut-être avec un peu de fougue, ce drapeau de la liberté, drapeau puissant et séducteur, qui entraîne aisément les peuples, et que même des hommes tels que vous ne suivent pas sans quelque péril, et pour la cause qu’ils veulent servir et pour eux-mêmes. Mais dès que le péril vous a été signalé, soit par votre propre raison, soit par l’autorité suprême de l’Église, vous vous êtes retiré, vous vous êtes soumis, Monsieur, avec cette belle docilité chrétienne qui est à la fois de la sagesse et de la vertu. Et quand l’esprit de révolte et d’anarchie s’est saisi du drapeau de la liberté pour s’en faire un manteau trompeur, vous vous en êtes séparé avec éclat, et vous avez porté, dans le camp de l’ordre social près de succomber, votre rare puissance de dévouement, de courage et de talent.

Que vous étiez loin l’un de l’autre, Monsieur, vous et votre honorable prédécesseur, et à votre point de départ et dans le cours de votre carrière ! Quelle diversité dans vos idées et dans vos travaux ! Et si je poussais plus loin ce parallèle, vous ne différiez guère moins, M. Droz et vous, par le tour du caractère que par l’état de l’esprit : lui, complètement étranger à la vie publique, fuyant la lutte et l’éclat, n’aspirant qu’à couler, dans les affections de famille et dans la culture des lettres, des jours sereins, égaux et purs, comme sa pensée et son style ; vous, né pour combattre et pour vaincre ; jeté de bonne heure, par votre pente sans doute comme par les circonstances, dans la grande polémique religieuse et politique de la tribune et de la presse ; impétueux, entreprenant, passionné dans votre conduite et dans votre langage, comme dans votre âme ; homme de guerre dans la vie civile, et appelé aux honneurs d’une rude gloire, comme M. Droz aux douceurs d’un sage et modeste repos. Plus je vous considère, Monsieur, vous et votre éminent prédécesseur, plus le contraste primitif et longtemps prolongé entre les deux personnes et les deux vies devient frappant à mes yeux.

Maintenant j’oublie le passé, je ne regarde plus qu’à ce qui est aujourd’hui, à ce qu’était M. Droz quand il nous a quittés, à ce que vous êtes, Monsieur, en venant prendre sa place. Le contraste a disparu : au lieu de ces deux hommes si divers d’origine, d’habitudes, d’idées, je vois deux hommes qui se rapprochent et s’unissent intimement : en religion, deux chrétiens ; en politique, deux conservateurs.

Qui a pu amener ce résultat ? Comment cette transformation s’est-elle accomplie ? Comment deux hommes si indépendants et si sincères, après avoir vécu si divers pendant tant d’années, se sont-ils enfin rencontrés dans une telle unité ?

Il y a des temps que Dieu semble avoir marqués pour de tels miracles, des temps où, par l’éclat des événements qui sont ses leçons, il verse sur les hommes de tels flots de lumière que, si notre frivole incurie et notre orgueilleuse obstination n’y faisaient obstacle, tous les esprits en seraient éclairés et domptés. Nous avons vécu, nous vivons dans l’un de ces temps solennels.

Après Dieu et elle-même, c’est à la monarchie et à l’Église chrétienne que la France doit sa civilisation. Dieu marque la place des nations dans la vie de l’humanité et préside à leurs destinées. Sous son empire, c’est par leurs propres efforts, par leur intelligence et leur énergie déployées à travers les siècles, qu’elles grandissent et prospèrent. Glorieuses ou malheureuses, elles jouent toujours elles-mêmes le premier rôle dans leur histoire. Mais à côté de ce qu’elles doivent à la protection divine et à leur propre travail, s’élèvent toujours au sein des nations certaines influences qui les dirigent et les secondent, certaines institutions qui deviennent leur principal moyen de force et de durée, de prospérité et de grandeur. La monarchie et l’Église chrétienne ont tenu cette place dans l’histoire de la France : à ces deux institutions, à ces deux influences s’est attachée, pendant quinze siècles, la vie morale et politique de notre patrie, comme à son centre et à son foyer.

Il est facile de rechercher et d’étaler les imperfections où sont tombées et les fautes qu’ont commises ces institutions prépondérantes dans notre destinée. Mais ce n’est là, quand on y concentre sa pensée, qu’un travail d’esprits superficiels et faux. Toutes les institutions humaines sont imparfaites ; tous les pouvoirs humains commettent des fautes ; c’est une nécessité, c’est un devoir de reconnaître cette infirmité de toutes choses, et d’en défendre les peuples par d’efficaces garanties. Mais ce fait et ce principe une fois admis, le caractère et l’effet général des institutions qui ont plané sur l’existence nationale n’en subsistent pas moins. Quand on aura mis en lumière toutes les erreurs, tous les torts de la royauté et de l’Église en France, l’histoire de la France ne sera pas changée ; l’Église et la royauté n’en resteront pas moins les influences tutélaires qui ont protégé et dirigé la société française dans son glorieux développement.

En 1789, quand la Révolution a éclaté, la royauté française était représentée par un prince rare, quoiqu’il n’eût rien de supérieur, vertueux, sérieux, de mœurs simples après Louis XIV, de mœurs pures après Louis XV, modeste jusqu’à l’humilité, scrupuleux jusqu’à l’irrésolution, humain et bon jusqu’à la faiblesse, tourmenté dans sa conscience, et sans cesse troublé dans sa conduite par l’incohérence de ses idées de droit et de devoir : Louis XVI doutait de son rang, de sa cause, de son avenir, de lui-même ; il s’inclinait presque , dans sa pensée, devant une souveraineté autre que la sienne, et en même temps il conservait, sur l’origine et la nature de son pouvoir, les notions des temps anciens. État plein d’angoisse pour un honnête homme et de péril pour un roi. Mais à travers les perplexités et les contradictions de son âme et de sa conduite, Louis XVI, avant comme après ses infortunes, était un prince digne de tous les respects, et capable de tous les sacrifices et de toutes les vertus qui font, sinon un grand roi dans un État battu de l’orage, du moins un roi excellent dans un régime de liberté sous la loi.

L’Église de France, à la même époque, n’avait plus sans doute cet éclat de piété et de génie qui avait fait longtemps sa force et sa gloire ; l’entraînement des idées et de la vie du siècle avait pénétré dans ses rangs : bien moins avant pourtant qu’on ne s’est plu souvent à le dire. À ceux qui lui reprochent avec rigueur ce qu’elle avait alors d’esprit mondain et relâché, l’Église de France a deux réponses : elle a supporté, avec un courage et un dévouement héroïques, une adversité inouïe ; et dès que le sol s’est un peu raffermi, elle s’est relevée de ses ruines, et en peu d’années elle a rendu à la France chrétienne un clergé digne de tout son respect. Une Église qui a fourni, en un quart de siècle, tant de pieux martyrs à l’échafaud et tant de saints prêtres à l’autel, n’était pas, à coup sûr, atteinte d’un mal sans remède, ni tombée dans un réel déclin.

Je ne veux pas user de la vérité tout entière ; je ne veux pas réveiller des souvenirs hideux ou déchirants ; je laisse au fond des cœurs ces orages d’indignation et de pitié que soulève toujours, grâce au ciel, la seule image des emportements effrénés du crime et des dernières extrémités du malheur. De notre passé révolutionnaire, je ne relève qu’un seul fait, un grand fait, dans sa froide et nue simplicité : d’un côté, je place ce que l’Église chrétienne et la monarchie ont, pendant quinze siècles, rendu de services à la France, et ce qu’étaient réellement le roi Louis XVI et l’Église de France à l’aurore de notre Révolution. Je mets en regard ce que la Révolution a fait de la monarchie et de l’Église, de Louis XVI et du clergé chrétien. Qui peut tenir un moment cette balance, et ne pas reconnaître, avec une douleur profonde, qu’en traitant, comme elle les a traités, la monarchie et l’Église, Louis XVI et le clergé chrétien, la Révolution a foulé aux pieds la justice et le bon sens, la morale et la politique, qu’elle a été en même temps ingrate et insensée, qu’elle a méconnu et outragé et les lois éternelles de Dieu, et les conditions vitales de la société, et tous les bons instincts de ce peuple même au nom duquel elle s’accomplissait ?

Ces enseignements des spectacles de nos jours, ce cri de notre propre expérience, cette voix de Dieu à travers les destinées et les actions des hommes, votre honorable prédécesseur, Monsieur, les a entendus et compris ; c’est pourquoi il a écrit son Histoire de Louis XVI, et il est mort chrétien.

On éprouve, en lisant l’Histoire de Louis XVI, de M. Droz, un profond sentiment de satisfaction et de repos. Ce n’est plus la fatalité, ou l’utilité, ou l’entraînement, soit de la logique, soit de la passion, servant d’excuse ou d’apologie, ou même d’apothéose au crime ; c’est la conscience calme, mais ferme, la raison modeste, mais droite, d’un homme de bien appréciant, selon les lois de la morale et du bon sens, les événements et les hommes. Appréciation plutôt réservée que tranchante, plutôt douce que sévère : M. Droz était trop sincèrement attaché aux grandes idées et aux intentions généreuses de 1789 pour juger avec un excès de rigueur les torts ; de cette puissante époque ; souvent même on sent, dans ses jugements, le regret affectueux d’un ami attristé ; et en condamnant les fautes, il n’abandonne point les principes justes mes espérances persévérantes. Mais ce qu’il conserve de sympathie et d’espérance n’altère jamais l’honnêteté ni la franchise de sa pensée ; il déplore et accuse non-seulement les crimes, les jours néfastes de la Révolution, mais le caractère et le général qu’elle prit si vite ; il affirme et il prouve que si elle ne fut pas maintenue ou ramenée dans la bonne voie, ce ne fut la conséquence d’aucune nécessité, d’aucune force insurmontable, mais la faute de ses auteurs, chefs et soldats, à qui manquèrent, non les occasions ni les moyens, mais les lumières et le courage, le bon sens et la vertu. Il a ainsi, comme philosophe et comme historien, le mérite toujours beau, et plus beau de nos jours, de savoir et de dire fermement que le mal est le fait volontaire, non la condition fatale de l’homme, et de rendre ainsi, dans l’histoire, aux acteurs la liberté, aux événements la moralité.

Comme il avait appris à comprendre et à juger son temps, M. Droz apprit à se comprendre et à se juger lui-même, et les mêmes spectacles, les mêmes sentiments qui avaient fait de lui un historien moral, en firent un chrétien. Ce ne sont point des épreuves extraordinaires ni de grandes secousses de l’âme qui l’ont amené à la foi ; sa vie s’écoulait paisible et heureuse : mais il avait assisté à la plus grande scène d’orgueil et d’impuissance de l’homme qu’ait jamais vue le monde ; il avait reconnu la vanité des plus hautes prétentions et des plus savants efforts de l’esprit humain pour faire à son gré la destinée des sociétés humaines, et pour leur donner des lois lui-même et lui seul. Quand l’âge vint et amena, dans sa vie domestique, ces séparations douloureuses qui placent l’isolement au terme du bonheur, la lumière se fit sans effort dans cette âme droite, modeste et tendre : resté seul avec ses riches souvenirs et ses méditations désintéressées, il crut parce qu’il avait vu et compris ; et il se fit un pieux devoir de dire, avec une belle simplicité et sérénité de cœur, comment il était arrivé à croire, par l’effet naturel de son expérience de la vie et des enseignements qu’elle lui avait donnés.

Vous n’avez pas eu à attendre, Monsieur, cette transformation salutaire, et, pour arriver au même but que votre honorable prédécesseur, vous n’avez point parcouru le même chemin. Vous êtes né et vous avez toujours vécu chrétien. Toutefois, et malgré ce bienfait de votre destinée, vous aussi, avant de vous élever à cette belle harmonie dans laquelle, M. Droz et vous, vous vous êtes enfin rencontrés, vous avez eu vos périls et vos épreuves à surmonter. Catholique fervent et fidèle, vous pouviez tomber dans l’erreur de ceux qui, par esprit soit de routine, soit de réaction, soit de système, feraient, de l’Église catholique, l’alliée exclusive du pouvoir absolu, et la placeraient en hostilité permanente avec ces libertés de l’ordre temporel acquises par le travail de tant de siècles, et toujours chères et nécessaires au nôtre, malgré les fatigues qu’elles lui coûtent et les égarements où elles l’ont jeté. Vous n’avez point touché, Monsieur, sur ce dangereux écueil : dangereux et pour de nobles esprits, et pour la religion elle-même, qu’ils ont quelquefois méconnue et compromise au moment même où ils la défendaient glorieusement : vous avez mieux compris et votre temps et l’Église ; vous savez que, si elle est l’appui naturel de l’ordre et du pouvoir social, elle se prête aux diverses formes de gouvernement, aux grandes nécessités de l’histoire, et qu’elle peut aussi accepter et protéger ces belles libertés de l’âme et de la vie humaine, plus ou moins développées et praticables, selon les temps, mais qui, une fois reconnues et réglées, deviennent l’honneur civil des nations. Vous avez vous-même, Monsieur, constamment défendu ces libertés, celles de votre pays comme celles de votre foi, et vous avez ainsi bien servi la cause de la religion chrétienne et de son autorité sur les peuples.

Vous étiez, dans votre vie politique, exposé à un autre écueil. Étranger à la révolution de 1830, et habituellement placé dans les rangs de l’opposition au gouvernement qu’elle avait élevé, vous couriez le risque d’être entraîné sur cette pente, et dépasser, presque à votre insu, d’une opposition vive à une hostilité destructive. Vous avez pressenti cette, situation redoutable, et vous vous êtes toujours défendu de ce dangereux entraînement. Surtout, Monsieur, vous avez toujours gardé, envers ce roi dévoué à la France, dévoué à l’ordre social comme à la France, et qui n’a régné que pour préserver sa patrie de l’anarchie où elle est tombée quand il est lui-même tombé, vous avez, dis-je, toujours gardé envers lui une réserve et un respect dont, à coup sûr, le souvenir vous est aujourd’hui précieux.

Vous disiez tout à l’heure avec raison que l’Académie, en faisant un choix, n’adopte point toutes les idées ni toutes les paroles de celui qu’elle choisit, et n’en prend point la responsabilité. Chacun de nous, en entrant ici, reste lui-même, et nous ne demandons ni ne faisons à personne le sacrifice de la liberté. L’empereur Napoléon, avec une ironie un peu dédaigneuse, disait un jour à M. de Fontanes : « Laissez-nous du moins la république des lettres. » Nous avons toujours gardé celle-là, Monsieur, et vous verrez, en y vivant avec nous, qu’elle est vraiment libre autant que douce. Mais si elle n’impose et n’emprunte sa pensée à aucun de ses membres, l’Académie se plaît à trouver, dans les nouveaux élus qu’elle appelle, l’expression et l’image vivante des sentiments qui lui sont, à elle-même, familiers et chers. Vous lui donnez sous ce rapport aussi, Monsieur, une vraie et vive satisfaction. Ce qui fait peut-être votre caractère le plus original et votre principal attrait, c’est que vous avez su réunir, à un degré rare, dans votre âme, le respect du passé et le mouvement vers l’avenir, la fidélité à la tradition et le goût de la liberté. C’est là aussi, Monsieur, la pensée constante et pour ainsi dire la loi de l’Académie ; elle a toujours désiré et secondé le libre développement de l’intelligence et de la société humaines : et en même temps elle est toujours restée fidèlement attachée à son origine, à son histoire, à ses règles, à tout son passé. Elle se fait toujours un devoir d’honorer la mémoire de son fondateur, de ce grand ministre, à la fois despote et patriote, qui sut pousser rapidement vers la grandeur un roi faible et un pays divisé. Elle prend toujours plaisir à entendre louer dignement ce grand roi dont le règne a donné à la France la gloire des lettres, la gloire des armes, le territoire qu’elle a conservé et l’ordre civil qu’elle a développé. Mais, en rendant hommage à Richelieu et à Louis XIV, l’Académie ne leur a jamais asservi ses pensées ni ses espérances pour le gouvernement et le sort de notre patrie ; elle ne regrette ni le pouvoir absolu, ni les perspectives de la monarchie universelle, et j’ai quelque droit d’affirmer qu’elle tient la liberté de conscience pour sacrée, et qu’elle déplore la révocation de l’édit de Nantes.

Ce que l’Académie a toujours cherché et maintenu, ce qui lui a plu particulièrement en vous, Monsieur, cet heureux accord du respect pour le passé et de l’élan vers l’avenir, de l’esprit de conservation et de l’esprit de liberté, des traditions fortes et des grandes espérances, c’est précisément le problème qui pèse sur notre temps : problème dont la prompte solution est aussi indispensable à l’honneur de l’esprit français qu’au salut de la société française ; car malgré vous, Monsieur, et malgré les glorieux démentis qu’une telle assertion doit rencontrer en France et dans cette enceinte, l’esprit lui-même court aujourd’hui, parmi nous, bien des risques d’abaissement, et, comme la société, il a besoin d’être relevé et sauvé.