Discours de réception de François Guizot

Le 22 décembre 1836

François GUIZOT

M. Guizot ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte de Tracy , y est venu prendre séance le jeudi 22 décembre 1836, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Quelquefois, m’abandonnant à ces espérances qui charment la vie d’un homme de lettres, et rêvant l’honneur d’être admis au milieu de vous, la pensée m’était venue que, parmi tant de glorieux héritages, il serait beau d’obtenir celui du philosophe illustre dont vous avez voulu que je prisse aujourd’hui la place. Bienfait redoutable, et auquel la plus profonde reconnaissance ne se flatte pas de s’égaler ! honneur témérairement désiré, et dont je sens en ce moment le poids ! Il vous est donné, Messieurs, d’illustrer celui sur qui descendent vos suffrages, mais il n’est pas en votre pouvoir de l’élever au niveau de l’épreuve qui vous lui imposez. Un grand siècle, un siècle qui a conquis le monde, s’éloigne à peine de nous ; un grand philosophe, le dernier d’une génération de grands philosophes, se couche à peine dans la tombe ; et me voici appelé à dire devant vous ma pensée sur cette époque immense et sur son digne représentant !

Convient-il à des fils de juger publiquement leur père ? Le XVIIIe siècle nous a faits ce que nous sommes. Idées, mœurs, institutions, nous tenons tout de lui ; nous lui devons, et pour mon compte, je lui porte une affection filiale. Qu’elle pénètre, quelle paraisse dans mes paroles, même les plus libres ! Si nos paroles sont libres, à qui le devons-nous ? Le XVIIIe siècle a fait notre liberté. Dans cette enceinte, hors de cette enceinte, partout, toute pensée qui se déploie, toute voix qui s’élève sans entrave, rend témoignage de la gloire du XVIIIe siècle et de son bienfait. Montesquieu, Voltaire, Rousseau, puissants génies, noms immortels, nous sommes libres comme vous nous avez voulus ; nous le serons envers vous-mêmes : mais notre liberté vous sera le plus digne hommage, et notre reconnaissance montera vers vous avec l’indépendance de notre jugement.

Un moment s’est rencontré, Messieurs, dans le cours de cette grande époque, qui a tait éclater ses puissantes destinées. Montesquieu venait de publier l’Esprit des Lois, et le défendait avec ce calme un peu hautain du génie blessé de la lutte et sûr de la victoire . Rousseau, sortant tout à coup de son orageuse obscurité, portait la hache dans les fondements de ces sociétés dont Montesquieu, la veille encore, pesait avec respect les institutions . Voltaire, dans l’éclat de sa retraite, à l’abri de la malveillance et de l’amitié des rois, faisait comparaître devant lui tous les peuples, tous les pouvoirs, toutes les croyances, tous les faits, le monde entier avec son histoire, et les jugeait, les condamnait en se jouant, admiré, encensé de ceux-là même qu’atteignaient ses coups . Buffon, sans s’arrêter aux traditions consacrées, interrogeait notre globe sur les secrets de son origine et de ses révolutions . Condillac, Helvétius, ne trouvaient dans l’esprit de l’homme plus de secrets ; à les en croire, une méthode sûre atteignait et ramenait à un principe simple toutes ses lois . Et pendant que homme, la société, la nature, étaient ainsi sondés et maniés en tous sens avec une hardiesse jusque-là inouïe, Diderot, bien plus hardi, promettait de recueillir, en un seul ouvrage, tous les trésors de la science humaine, et de les livrer à l’usage familier du public .

Dix ans suffisaient à tant de travaux, à tant de triomphes. C’est au milieu de ces années décisives, c’est à ce zénith du XVIIIe siècle que M. de Tracy vit le jour. La philosophie ne semblait point sa vocation, ni les philosophes sa société naturelle. Il était né dans une famille toute militaire, d’un père laissé deux fois pour mort sur le champ de bataille, au fond d’un vieux manoir dont la tour portait à son sommet cette inscription méritée : Bien bien acquis. La carrière des armes devait être et fut en effet la sienne. Mais le temps n’était plus où les carrières classaient sévèrement les hommes, où les esprits se renfermaient dans les limites des professions. Pareille à celle du jour, la lumière qui se levait alors sur le monde pénétrait, se répandait partout, éclatante, irrésistible. Les provinces comme Paris, la cour comme la ville, l’armée comme la nation, les châteaux comme les cités, l’homme désœuvré dans les salons, l’homme laborieux dans son cabinet, le militaire à son régiment, l’ecclésiastique dans sa chaire, le magistrat sous sa toge, tous subissaient l’empire de ces nouveautés qui venaient ouvrir tant de brillantes perspectives et susciter les plus nobles passions de l’âme, et aussi les instincts les plus violents de l’égoïsme humain.

Comment leur eût-on résisté ? Ce n’était pas en s’adressant à la raison seule, ni par la froide parole des livres, que la philosophie exerçait et propageait son empire. Elle s’emparait de la société elle-même, dominait ses pouvoirs, suspendait ses lois, introduisait dans les relations des hommes une liberté, une variété, un mouvement inconnus. Pendant des siècles, les destinées des philosophes, des libres penseurs, avaient été rudes, souvent douloureuses ; elles devenaient faciles, brillantes. Loin de n’aspirer, dans une laborieuse retraite, qu’aux joies sévères de la pensée, ils goûtaient, dans le monde, tous les agréments de la vie. Jamais mœurs si douces ne s’étaient unies à de si vifs débats ; jamais tant d’ardeur dans les esprits à tant de sécurité dans les existences, un tel élan des âmes à un tel laisser-aller des actions : élan général, laisser-aller commun à tous, plein de charme pour tous ; comme, vers la dernière heure d’une fête, tous les spectateurs animés, entraînés ; se pressent, se confondent, et dans le même abandon, se livrent ensemble aux mêmes plaisirs.

Et ce n’étaient plus les plaisirs honteux, les transports déréglés qui avaient marqué les premières années du siècle. Des joies nobles et pures s’associaient aux jouissances vulgaires ; des espérances sublimes aux satisfactions de la vanité littéraire ou mondaine. Au sein de ces mœurs si faciles renaissaient, s’exaltaient avec complaisance les sentiments les plus honnêtes et les plus beaux ; cette philosophie si prodigue, envers ses disciples, de plaisir et de gloire, se promettait, pour tous les hommes, la liberté et le bonheur !

Aussi, quand le grand jour arriva, quand, au nom de la France, au sein de Paris, l’Assemblée constituante reçut pour mission d’accomplir toutes les promesses de la philosophie et de satisfaire toutes les ambitions de l’humanité, quelle explosion ! quels transports ! quel concours inouï des plus sérieux travaux et des plus enivrants plaisirs ! La domination réelle, immédiate, pratique, passant tout à coup à ces esprits naguère absorbés dans la critique et la spéculation ; l’orgueil de la science et l’orgueil du pouvoir unis et triomphants ; la pensée et la volonté humaines libres de tout frein, que dis-je ? souveraines, despotes ; toutes choses livrées non-seulement aux regards, mais aux mains des hommes ! Et ces brusques conquérants, ces créateurs éphémères, poursuivant leur œuvre sous les yeux, aux acclamations de la société la plus cultivée et de la multitude la plus ardente, l’une et l’autre également avides d’émotion et de succès, également empressées à se répandre en reconnaissance ou en colère, en admiration on en invectives ! Quel si puissant, quel si entraînant spectacle a jamais été offert au monde ? Quelles scènes ont jamais du exciter à un si haut degré le génie et la passion des acteurs ?

M. de Tracy siégeait parmi eux, l’un des plus sérieux, l’un des plus sincères. Il n’avait jusque-là dirigé vers aucune étude spéciale sa pensée ferme, active, rigoureuse. Le charme de cette vie de société, si séduisante par le mouvement des esprits comme par la douceur des relations, avait suffi à sa jeunesse plus animée qu’occupée. Mais nul n’avait plus profondément respiré l’air de son temps ; nul n’en avait adopté les idées et les espérances avec plus d’amour de la vérité, plus de respect pour ses droits, plus de confiance dans son empire. Il arrivait à l’Assemblée constituante, étranger à tout intérêt, exempt de toute ambition personnelle, uniquement préoccupé du désir de régler selon la raison et la justice, et pour le bien de tous, cette société si longtemps dominée, au profit de quelques-uns, par la force et le hasard. Ainsi pensait cette portion de la noblesse française à laquelle appartenait M. de Tracy, et qui soutenait avec ardeur les réformes sans avoir rien à en attendre. Esprits vraiment libéraux, cœurs vraiment généreux, qui ont aimé par-dessus tout l’humanité, et s’ils n’ont pas toujours échappé à l’erreur, ne se sont trompés du moins qu’en se sacrifiant !

Qui mesurera la douleur dont ils furent saisis quand, après tant et de si beaux travaux, presque aussitôt exécutés qu’entrepris, et qui ont fondé la société nouvelle, ils virent leur œuvre violemment arrêtée, dénaturée, près de s’abîmer dans le plus cruel, le plus imprévu naufrage ? Au milieu de l’enivrement unanime, tout à coup un bouleversement universel ; à côté de ces magnifiques promesses, tous les bonheurs détruits, tous les droits violés ; la folie proclamée sous l’invocation de la raison ; la liberté servant de drapeau à la tyrannie ; les échafauds dressés en foule, en permanence, au nom de l’humanité ; la barbarie montant sur le char de triomphe de la civilisation ; la fête d’un grand peuple soudain interrompue, dispersée, cédant la place à la mort violente, au convoi funèbre d’une ancienne et longtemps glorieuse société ! Ah ! Messieurs, déjà si loin de ces jours terribles, au sein de notre France calme et prospère, nous ne concevons que bien faiblement l’amertume, la stupeur où tombaient, à ce spectacle, en présence de tels mécomptes, les nobles esprits qui, le matin même, avaient salué avec transport le lever du plus beau soleil. Si rien n’est plus cher au cœur de l’homme que ces convictions pures et fécondes dans lesquelles il embrasse tout le genre humain, tout l’avenir, qui l’enivrent de joies désintéressées, et glorifient sa pensée en charmant sa vie, les voir subitement déçues, sentir chanceler en même temps la foi et l’espérance, c’est la plus rude épreuve pour le courage du philosophe, la plus douloureuse leçon pour son orgueil.

Jeté dans une prison, voyant chaque jour, à chaque heure, partir, pour aller mourir, quelque compagnon chéri de ses espérances passées et de ses infortunes présentes, près de succomber sous ce fardeau, pour le secouer, pour oublier le monde, M. de Tracy se plongea dans l’étude de l’homme ; étude puissante, qui s’empare souverainement de l’âme, la relève quand tout l’abat, la repose quand tout l’épuise, et l’établit dans ces régions sereines où rien ne pénétre que la lumière. Les beaux jours de l’Assemblée constituante avaient trouvé M. de Tracy ami de la philosophie ; les jours si sombres de la Terreur firent de lui un philosophe.

Ce fut parmi vous, Messieurs, au sein de l’Institut naissant, et pour que la philosophie, comme toutes les gloires de l’intelligence humaine, prît place autour de votre berceau, que M. de Tracy mit au jour ses premières méditations. Plusieurs d’entre vous lui ont entendu lire ces mémoires qui, à cette époque, animèrent si souvent vos séances, et qui sont devenus le fond de ses ouvrages. Vous assistiez avec une curiosité pleine de sympathie au travail intérieur de cet esprit si cultivé et si simple, si facile et si ferme, qui croyait à la vérité en la cherchant, comme Colomb au nouveau monde, et, dès qu’il l’avait entrevue, s’empressait de la signaler, de crier : Terre ! terre ! pour que tous les efforts s’unissent aux siens et missent les hommes en possession d’un trésor commun. Les travaux de M. de Tracy avaient encore à votre intérêt, Messieurs, un titre plus direct et en quelque sorte personnel. Les plus illustres débris du XVIIIe siècle, ses métaphysiciens, ses économistes, ses moralistes, ses historiens, ses politiques, Raynal, Sieyès, Volney, Garat, Cabanis, Gaillard, étaient alors réunis dans l’Institut comme des compagnons échappés à un grand désastre ; ils jouissaient là ensemble de la sécurité, de la liberté, du loisir, de l’étude, de tous les biens de la vie sociale naguère si cruellement suspendus. Ils retrouvaient dans les idées de M. de Tracy l’image fidèle, la conclusion savante de la philosophie qui les avait éclairés et dirigés dans leurs beaux jours, dans leurs jours de jeunesse et d’espérance. Elle reparaissait avec eux, au milieu d’eux ; l’un d’entre eux, M. de Tracy, l’avait sauvée du naufrage, et la rendait aux hommes dont la folie avait failli la perdre avec tous les biens qu’elle leur avait promis.

C’est le caractère essentiel, c’est la gloire de la philosophie du XVIIIe siècle, que son profond respect pour l’homme, sa haute idée de la dignité et des droits de l’être humain, à ce titre seul, indépendamment de toute autre considération : idée jusque-là purement religieuse que la philosophie du XVIIIe siècle a fait passer, pour la première fois, dans l’ordre civil, se dévouant en même temps avec ardeur au dessein de mettre l’homme, tout homme, en pleine et réelle possession de sa dignité et de ses droits.

De là un autre caractère, également saillant, également glorieux pour la philosophie du XVIIIe siècle, son ambition immense, insatiable, pour l’homme, pour tous les hommes : ambition, non-seulement de bonheur, d’un bonheur universel, mais de perfectionnement, d’un perfectionnement infini et en tous sens. L’ambition égare les philosophes comme les rois ; mais pour les philosophes aussi, c’est l’ambition qui enfante les grandes choses, les choses qui élèvent et enrichissent l’humanité. Qui que nous soyons, Messieurs, méfions-nous de l’ambition, mais n’y renonçons jamais ; ce serait abdiquer la plus haute puissance de notre nature, les plus grandes chances de notre destinée.

Cette nature, cette destinée humaine, le XVIIIe siècle, qui les portait si haut, en a-t-il connu la sublimité ? Cette philosophie si fière de l’homme, si ambitieuse pour l’homme, le concevait-elle comme un digne objet de tant de fierté et d’ambition ? Non, Messieurs, non : la philosophie du XVIIIe siècle n’a eu de l’homme qu’une incomplète et petite idée ; elle a méconnu ce qu’il porte en lui de plus noble et de plus pur, ce que son sort a de plus élevé et de plus beau. Elle n’a point vu en lui cet être sublime, immortel, animé du souffle divin, qui concourt, en traversant cette vie, à une œuvre divine, et doit recevoir ailleurs le prix de son travail. Elle a surtout considéré l’homme dans ses rapports avec le monde matériel et actuel ; et comme elle était une philosophie essentiellement sociale, vouée à la mission de changer la condition terrestre de l’homme, elle n’a guère étudié en lui que le côté par lequel il tient à la terre.

En sorte qu’on a vu par une étrange inconséquence, le siècle qui a le plus respecté la dignité de l’homme, qui a le plus attendu de l’homme et élevé pour lui les prétentions les plus hautes, on a vu ce même siècle abaisser l’homme dans l’échelle des êtres, mutiler sa nature et presque abolir la grandeur de sa condition !

Interprète savant mais fidèle de la philosophie du XVIIIe siècle, M. de Tracy, dans ses ouvrages, en reproduit les caractères. Là aussi, et avec bien plus de netteté et de conséquence, l’homme est un être qui ne connaît que ses sensations et ne se connaît que par ses sensations ; dont les actions sont nécessaires et dictées par le seul intérêt de son plaisir personnel ; qui ne sait pas et ne peut savoir s’il a une âme, s’il y a un Dieu, s’il est vraiment un être lui-même, car la science ne découvre en lui qu’une combinaison passagère d’éléments matériels, attirés et retenus par une force inconnue.

Et c’est pour cet être si douteux si subalterne, que le philosophe est pénétré du plus profond respect ! C’est à cette étroite et éphémère destinée qu’il porte le plus vif intérêt ! C’est cette vérité si incertaine, si vaine, qu’il poursuit avec un zèle si ardent et si pur !

Ah ! Messieurs, rendons grâces à l’inconséquence humaine, ou plutôt, pour parler dans la sincérité de ma pensée, à la sagesse divine qui ne permet pas que l’homme puisse abolir sa glorieuse nature, même quand il la méconnaît ; qui a déposé dans l’esprit humain un trésor de vérité qu’aucune erreur non saurait bannir, dans le cœur humain une puissance de désintéressement qui surmonte et anime les théories les plus égoïstes ! Les philosophes du XVIIIe siècle ont souvent méconnu l’œuvre de Dieu et pourtant ils ont eu foi, une foi profonde à la vérité qui, s’il fallait croire, n’aurait nul droit à tant de confiance ; ils ont servi avec amour l’humanité qui, si elle n’était que ce qu’ils ont vu en elle, n’aurait nul titre à tant de dévouement.

Les ouvrages de M. de Tracy, à mesure qu’ils paraissaient, étaient avidement recherchés, lus, traduits, commentés, surtout en Angleterre, en Italie, en Espagne, dans l’Amérique espagnole, partout où l’œuvre du XVIIIee siècle n’était pas accomplie, ni l’ancien état social renversé. En France leur effet était moins vif et moins général. En France, Messieurs, le XVIIIe siècle avait fourni sa course et passé sur nos têtes. Ses bienfaits étaient acquis, ses fautes reconnues. Des besoins nouveaux et bien différents nous emportaient dans de tout autres voies. Que sont devenues les séductions, les fascinations naguère si puissantes sur ce peuple, du seul mot de liberté ? Il accourt, il se précipite au-devant des prestiges du pouvoir. Hier encore, les croyances religieuses se cachaient, les églises étaient fermées ; et les églises se rouvrent, la foule s’y presse ; et le génie profond qui rend la religion à l’État, et la voix brillante qui la rappelle dans les âmes, attirent toute la faveur publique. On sent encore le frémissement du fougueux accès de destruction qui a couvert la France de ruines ; et partout ces ruines se raniment, se relèvent ; partout éclate un travail immense, admirable, de reconstruction universelle. Jeunes ou d âge mûr, éclairés par l’expérience ou emportés par l’ambition, tous s’empressent dans le même sens, concourent à la même œuvre ; et Napoléon, devinant ces instincts divers, les rallie à sa volonté, les entraîne selon leur pente, prodigue aux uns le repos, aux autres le mouvement, et domine en souverain maître, au nom de l’ordre et de la victoire, ces générations qui, à leur début dans la vie, avaient entendu avec transport l’Assemblée constituante décréter pour toujours la paix et la liberté !

Au milieu de cette soudaine oscillation, la plupart des philosophes, M. de Tracy à leur tête, se tenaient à l’écart, surpris, inquiets méfiants, indépendants, au Sénat comme à l’Institut, et soit qu’il s’agît de voter sur des mesures politiques ou d’exprimer des idées. Qui accuserait leur inquiétude, leur résistance ? La réaction était violente, aveugle ; elle emportait bien au delà du but légitime la volonté d’un grand peuple et le génie d’un grand homme ; elle précipitait Napoléon dans le pouvoir absolu et la France dans l’oubli de ses droits. L’idéologie était chère bien justement au cœur des philosophes, quand la guerre déclarée à l’idéologie s’adressait à la pensée elle-même. Comment M. de Tracy n’eût-il pas cru la liberté de l’esprit humain compromise avec sa propre liberté, lorsqu’en 1811 il ne pouvait faire imprimer en France et ne publiait qu’en Amérique son Commentaire sur cet Esprit des Lois dont, en 1750, sous l’ancien régime, Montesquieu avait vu vingt-deux éditions en moins de deux ans ?

Mais en s’étonnant de ce retour vers des idées qu’il croyait vaincues, en déplorant la mobilité des hommes, M. de Tracy avait trop de sagacité pour en méconnaître la puissance, et ne tentait point de pousser la lutte au delà de ce qu’exigeait la dignité de son caractère et de sa vie. Il se retirait des affaires, du monde politique, et goûtait à Auteuil, comme il ledit lui-même dans une note manuscrite où il a dépose quelques souvenirs, « tous les charmes de la retraite, du repos, de l’étude et de l’amitié » ; j’ajouterai le charme de ces conversations à la fois libres et polies, pleines d’abandon et de mesure, dont la société du XVIIIe siècle a seule possédé le secret.

Bientôt, hélas ! cette consolation lui manqua : aux dégoûts du philosophe vinrent s’ajouter les épreuves de l’homme, et aux mécomptes de l’esprit les peines du cœur. Il perdit en peu d’années ses plus intimes amis, ses relations les plus douces. L’âge avançait ; sa santé chancelait ; sa vue déclinait : une tristesse ferme, mais profonde, constante, s’établit dans son âme : « Depuis, dit-il (et il a vécu vingt-huit ans depuis), je n’ai fait que traîner les restes d’une existence inutile. »

Noble chagrin, qui laissait l’âme du philosophe encore pleine de vigueur et de dévouement ! Lorsque l’aveuglement du pouvoir absolu et les égarements de l’ambition firent éclater sur la France les maux que M. de Tracy avait souvent prévus ; lorsqu’au milieu des plus cruels désastres, il entrevit quelque espoir d’assurer à son pays ce que l’empire ne lui avait jamais donné, un peu de paix et de liberté, il sentit se ranimer toute son énergie. Nul n’assistait avec une plus grande douleur au spectacle de l’invasion étrangère et des revers de la France ; mais le cœur du patriote souffrait, le philosophe gardait l’indépendance de son jugement : il savait reconnaître la nécessité, se résoudre aux sacrifices inévitables, et chercher dans les événements, quels qu’ils fussent, ce que commandait l’intérêt national. Il prouva, dans cette grande circonstance, que la responsabilité ne l’effrayait point. Ce fut lui qui, le 2 avril 1814, proposa dans le Sénat la déchéance de l’Empereur. La restauration était à peine accomplie, que déjà il était rentré dans la retraite et l’opposition.

Il n’en sortit plus. Sans doute, sous ce pouvoir incertain qui n’étouffait pas la voix de la France, et ne savait pas l’entendre, au milieu de ces débats féconds, où les droits divers apprenaient à se respecter, où la pensée humaine, à la fois animée et contenue, retrouvait, sans excéder ses limites, sa dignité et son empire, et pour emprunter à l’Académie elle-même une éloquente parole , dans ce laborieux progrès de nos libertés combattues, M. de Tracy n’eût pu manquer, s’il l’eut voulu, d’exercer la plus salutaire influence. Mais sa génération, nourrie de conversation et d’étude, n’avait point été formée à la rudesse, à la lenteur, à l’inefficacité apparente des luttes politiques, à ces perpétuelles et interminables alternatives de combat et de transaction. Elle comptait sur le triomphe rapide de la vérité, et se retirait avec colère dès qu’elle la voyait opiniâtrement contestée. Quand on a le cœur un peu fier et la raison un peu haute, il faut avoir été longtemps contraint de traiter avec l’âpreté des intérêts et l’emportement des passions, il faut avoir souvent éprouvé leur force et subi leurs coups, pour se résigner enfin à leur présence, et se contenter d’une incomplète victoire. M. de Tracy ne prit aux débats de la Chambre des Pairs que peu de part, et cessa même d’y assister régulièrement. La pensée du philosophe voulait de plus vastes espaces, des mouvements plus libres et de moins pressants combats.

Le philosophe lui-même ne trouvait, à cette époque, dans l’état des esprits et le cours des idées, qu’une satisfaction imparfaite. Le réveil des anciennes querelles, des vieilles passions nationales, ramenait, il est vrai, vers des maximes et des ouvrages délaissés par l’empire, une partie du public. Voltaire, Rousseau, Diderot, Condillac, Helvétius, étaient de nouveau et abondamment réimprimés, lus, célébrés. Mais pendant cette résurrection de la philosophie du XVIIIe siècle, à côté d’elle, naissait et grandissait une philosophie nouvelle, reconnaissant pour symbole dans l’ordre intellectuel le spiritualisme, dans l’ordre moral la loi du devoir, n’admettant point, dans l’ordre politique, la souveraineté du nombre, tendant la main aux croyances religieuses, amie de la science, de la liberté, mais par d’autres principes, avec d’autres sentiments que ses prédécesseurs. Les philosophes eux-mêmes, surtout quand leurs idées ont régné, ne se prêtent guère au partage disputé de l’empire. Malgré la popularité renaissante de ses maîtres, malgré ses propres succès, M. de Tracy demeurait peu satisfait du présent, peu confiant dans l’avenir. Il faisait de sa réputation, de sa fortune, de son loisir, le plus noble usage, prenant aux progrès de la science un vif intérêt, prodigue envers les infortunes secrètes, envers les jeunes gens distingués, de ses secours de ses conseils, de cette bienveillance sérieuse et simple qui donne presque, à ceux qui en sont l’objet, le sentiment de l’égalité entre l’obligé et le bienfaiteur. Il était le centre d’une société choisie, animée, reconnaissante, respectueuse ; les plus tendres soins l’entouraient ; il avait le rare bonheur de voir son amour pour la vérité, son dévouement à humanité et à la patrie, se perpétuer avec son nom. Un mal cruel, une longue cécité, semblait la seule épreuve qu’il eut à subir ; il la supportait avec son courage accoutumé. Mais son courage était triste, et son âme solitaire. Lorsqu’on lui parlait des événements extérieurs, du mouvement social ou intellectuel qui retentissait autour de lui, on lui entendait dire : « Je ne suis plus de ce monde ; ce qui s’y passe ne me regarde plus. » Et à mesure que l’âge devenait plus pesant, que la force physique diminuait, il s’isolait de plus en plus, se renfermant dans ses souvenirs, n’écoutant guère que la lecture de ses auteurs favoris, surtout de Voltaire, pour lequel il a constamment professé une inépuisable admiration ; plus que jamais fidèle à ses opinions, à ses maîtres, à la philosophie qui avait gouverné sa vie ; étonné seulement qu’elle n’eut pas exercé cet empire prompt, souverain, universel, qu’il s’en était promis ; et s’affaissant peu à peu comme sous le poids d’un secret mécompte, et paraissant subir, sans la reconnaître, la profonde insuffisance de ces idées auxquelles il croyait toujours avec la même sincérité, le même dévouement.

Cependant près de lui, autour de lui, éclatait un événement immense, le plus glorieux triomphe le triomphe définitif de la cause à laquelle appartenait sa vie. Oui, Messieurs, la philosophie du XVIIIe siècle avait conçu pour les sociétés humaines des prétentions, des espérances bien téméraires. Dans son orgueil, elle avait méconnu le mal inhérent à notre nature, l’imperfection invincible de notre condition. Mise à l’épreuve, elle a subi de grandes, de douloureuses défaites. Et pourtant, aujourd’hui, les prétentions essentielles, les espérances générales de la philosophie ne sont-elles pas accomplies ? Voyez : la pensée est libre, la conscience est libre, le travail est libre, la vie est libre. Des institutions puissantes, les institutions que Voltaire allait admirer au loin, que Montesquieu expliquait à l’Europe surprise, garantissent toutes ces libertés. Un acte souverain de la France a prouvé au monde que désormais les libertés et les institutions nationales ne seraient pas impunément violées. Un roi digne de nos institutions, inviolable comme elles, dévoue à leur affermissement son infatigable sagesse. Aussi déjà leurs fruits excellents et tant désirés, la sécurité, la prospérité, la civilisation, la raison publique grandissent à vue d’œil. Les hommes ne sont soumis, pour en jouir, qu’aux épreuves qui sont la loi même de l’humanité, aux épreuves du temps et du travail. Pour qui prétend se passer de travail et de temps, il n’y a point de liberté, point de civilisation, point de société. Et à quelle époque ces épreuves nécessaires, salutaires, ont-elles été plus courtes, moins pesantes ? Quel siècle, quel pays a jamais si rapidement atteint un but si élevé ? Consultez, Messieurs, interrogez ce grand ministre qui a honoré son nom en l’unissant au vôtre, ce grand roi qui a donné le sien à tant de gloires de la France Richelieu, Louis XIV, eux qui ont tant vu, qui ont tant fait, dans leur longue et puissante vie, ont-ils rien vu, ont-ils rien fait qui approche de ce qui s’est passé sous nos yeux et par nos mains ? Ont-ils assisté, ont-ils eu l’honneur de concourir à une transformation si complète, à un si immense développement des idées, des institutions, des mœurs, des lois, de l’existence tout entière de tant et tant de millions d’hommes ? Et quel temps a-t-il fallu pour accomplir de tels résultats ? Vous venez de m’entendre : une vie d’homme. Quand M. de Tracy est né, la grande lutte éclatait dans l’ordre des idées ; quand il est mort, la grande victoire était consommée dans l’ordre des faits. Certes, jamais la Providence n’a plus magnifiquement traité un siècle et un peuple ; jamais le doute et l’abattement n’auraient été si pleins d’ingratitude ; jamais l’humanité, après tant de prétentions insensées et de funestes erreurs, n’a conservé de plus éclatants motifs d’avoir foi dans ses hautes destinées et dans la puissance de la vérité.

Notes:

L’Esprit des lois parut en 1748; la Défense de l’Esprit des Lois en 1750. Montesquieu mourut en 1755.

Le Discours sur l’influence des sciences et des lettres est de 1750; le Discours sur l’inégalité des conditions, de 1754.

La première édition, publiée par Voltaire lui-même, de l’Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, est de 1757. Voltaire se retira en 1756 aux Délices, et en 1758 à Ferney.

La publication des premiers volumes de l’Histoire naturelle est de 1749.

L’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac parut en 1746 ; le Traité des sensations en 1754 ; et le livre de l’Esprit d’Helvétius en 1758.

La publication des deux premiers volumes de l’Encyclopédie eut lieu en 1751.

M. Villemain, en répondant à M. Arnault, le 24 décembre 1829.