Réception de M. Dupaty
M. DUPATY, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Joseph LAINÉ, y est venu prendre séance le samedi 10 novembre 1836, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Il est des familles qu’un penchant irrésistible entraîne vers les arts, la littérature ou les sciences. Mon père joignit, dès son jeune âge, l’étude des lettres à l’étude des lois, et se présenta, en 1788, à l’Académie. Mais par un de ces actes de courtoisie, fréquents alors, et dont il m’a laissé l’exemple, il se retira devant le brillant chevalier de Boufflers. L’auteur du conte d’Aline et d’un charmant recueil de poésies fugitives fut nommé : car l’Académie, je ne le dis pas sans intention, n’a pas toujours mesuré ses faveurs au nombre des volumes. Une mort prématurée priva mon père de l’honneur d’arriver jusqu’à vous. Plus heureux, son fils aîné s’est assis dans l’Académie des beaux-arts ! La révolution me repoussa, comme lui, de la carrière paternelle, et je fus même arrêté dans celle des armes par les rigueurs non méritées d’un grand capitaine, ou, pour mieux me faire comprendre, d’un grand homme, car il est digne de ce titre, celui qui, déjà si grand dans la prospérité, grandit encore, dans les revers, de toute la hauteur de sa chute. Au faîte de sa gloire, il eut cependant la générosité de reconnaître son erreur et me fit offrir de m’en dédommager. Je devais aux lettres une indépendance préférable à la fortune ; je les cultivais avec délices pour elles-mêmes ; peut-être était-ce l’effet d’un pressentiment ; je leur restai fidèle. Et quand le prix que j’en reçois a dépassé toutes mes espérances, pourquoi faut-il que mon bonheur soit troublé par le souvenir le plus douloureux ! Je n’entends plus ici la voix fraternelle qui m’appelait ! je ne vois plus cet ami si tendre qui m’aurait soutenu de sa joie, de sa présence, qui serait auprès de moi s’il vivait encore, et dont le regard reconnaissant vous dirait : Voilà mon frère !
Mais la Providence nous accorde des consolations même dans les malheurs les plus irréparables. Un de mes neveux, un des princes de cette jeunesse studieuse et réfléchie, qui passe des jeux de l’enfance à la méditation des merveilles de la nature, et qu’elle semble avoir formée pour pénétrer ses mystères les plus intimes, Élie de Beaumont, vient d’être adopté par l’Académie des sciences. Je m’incline humblement devant mon doyen académique. Heureux encore d’arriver parmi vous sous la protection d’une de ces jeunes gloires, que je chéris, dans mon âge mur, autant que j’honorais, que je respectais autrefois nos anciens maîtres !
Sans doute, en m’accueillant, vous avez voulu récompenser les vertus de mon père, continuées, dans les rangs de la magistrature, par le dernier frère que j’ai perdu. J’étais orphelin vous avez voulu me rendre une famille. On peut contester le talent ; vous avez voulu qu’on ne pût me contester la gloire de compter parmi vous beaucoup d’amis.
Cependant, Messieurs, je ne déprécierai point votre choix. On serait inexcusable d’aspirer à siéger dans cette enceinte, si l’on ne sentait dans son âme une étincelle de ce feu poétique, un rayon de cette flamme, je ne dirai pas qui fait les poëtes, mais qui nous aide à comprendre les œuvres du génie, quand nous ne pouvons les égaler. Je ne répudierai point les encouragements dont m’honora la génération qui fut jeune avec moi. Les lettres alors prospéraient à l’ombre de nos drapeaux triomphants. Nous admirions Corneille, Racine et Voltaire. Des esprits d’un ordre supérieur illustraient les diverses branches de la littérature ; l’intelligence et le courage s’étaient mis, dans toutes les directions, en marche de conquête, et rien ne manquait à la gloire de l’empire. Les représentations étaient des solennités où le vrai public décernait les couronnes. Les femmes tenaient le sceptre du goût, et, tant qu’elles l’ont conservé, nous n’avons point osé leur dire ce qu’elles ne devaient pas entendre, nous n’avons point osé dérouler à leurs yeux les tableaux qu’elles ne devaient point voir. Plusieurs de ceux qui ne sont plus ou qui survivent avaient déjà tenté des innovations favorables, et, s’il m’est permis de justifier le silence que j’ai gardé pendant quelques années, j’avais pensé, comme vous, que l’on pourrait, sans sortir des règles qu’avaient suivies nos modèles, affranchir la tragédie moderne des chaînes rigoureuses imposées, par un goût peut-être trop sévère, à la tragédie du grand siècle. Ce travail, tel que je le concevais, était difficile. L’étude, selon Schiller, construit lentement. Je fus devancé par une révolution plus rapide. En peu de jours, l’ouragan avait balayé les chefs-d’œuvre de plusieurs siècles, et, pendant ce deuil de la scène, je crus, ainsi que d’autres écrivains, devoir me renfermer dans l’obscurité studieuse où se perfectionne en secret cette poésie, jeunesse éternelle de la pensée, que le ciel daigne quelquefois nous conserver, quand il nous prive de ses autres dons. Mais c’est en vain que le sage nous a dit : Cache ta vie. Quelques confidents de mes derniers essais, car le bonheur même a besoin d’excuses, ne voulurent pas que j’en attendisse la publication pour me présenter :
« Dans tous les cœurs, il est toujours de l’homme »,
surtout dans le cœur des poëtes, et je cédai, tout en m’écriant par précaution, que j’allais au combat sans mon épée. Aussi, Messieurs, le découragement pénétra bientôt dans mon âme. Et combien ce découragement ne s’augmentera-t-il pas, lorsque, embarrassé de la victoire de mes amis, je me vois admis, comme égal, au milieu des maîtres ; lorsque je sens peser sur moi tant d’illustres souvenirs ; lorsque je songe à la grandeur de la mission à laquelle vous avez bien voulu m’associer, et que vous confia jadis un ministre qui, après avoir, par la fermeté de sa politique, préparé à la France la gloire de Rome, voulut encore, en fondant l’Académie, lui préparer la gloire d’Athènes, et ne se douta pas, despote absolu, qu’il fondait la liberté.
Louis XIV, après Richelieu, se saisit du protectorat d’une association que vos lettres patentes de 1635, confirmées par une loi, chargeaient impérieusement d’épurer le goût, de rendre la langue française universelle, et de protéger les mœurs en flétrissant du refus de votre approbation les ouvrages qui blesseraient la décence et la vertu.
Quelque pressé que je sois de vous entretenir de l’illustre ami que vous regrettez, il ne sera peut-être pas inutile d’examiner le chaos d’où vos prédécesseurs avaient tiré le théâtre ; et, pour éviter tout reproche d’exagération, ici, Messieurs, et vous n’y perdrez pas, je laisserai parler Racine.
Thomas Corneille venait d’apparaître dans l’Académie, comme l’ombre de son frère. L’auteur d’Iphigénie prononçait l’éloge de l’auteur du Cid. C’est ainsi que tous les grands hommes devraient être loués ; et Racine, quand il s’agenouille devant le tombeau de son vieux maître, me paraît encore aujourd’hui plus divin que lorsqu’il élève les monuments impérissables de sa propre gloire.
Pour rehausser le mérite de son rival, «vous savez, disait-il à l’Académie, dans quel état se trouvait la scène française quand il commença à travailler. Quel désordre, quelle irrégularité ! Nul goût, nulle connaissance des véritables beautés du théâtre ! Les auteurs aussi ignorants que les spectateurs ; la plupart des sujets extravagants et dénués de vraisemblance ! Point de mœurs, point de caractères ; la diction plus vicieuse encore que l’action !» C’est Racine qui parle. « En un mot, toutes les règles de l’art, celles même de l’honnêteté et de la bienséance, partout violées ! » C’est toujours Racine qui parle… des prédécesseurs de Corneille.
Et maintenant, Messieurs, jugez combien ma situation devient embarrassante. Si je me reporte à la haute pensée qui fonda votre institution ; si je réfléchis au but de ces solennités, où la chambre littéraire confie la parole à l’académicien nouvellement élu, mes devoirs ne seront pas douteux. Mais, lorsque je viens réclamer au milieu de vous des leçons, ne craindrai-je pas de compromettre, par mon peu de crédit, les doctrines que j’oserai défendre ? D’un autre côté, ne dois-je pas essayer de répondre à votre confiance ? Oublierai-je que la corruption des mœurs suit la corruption du goût et prépare la décadence des empires ? N’aurai-je atteint cette tribune, objet de tant de vœux, que pour vous adresser de vains remercîments ? et perdrai-je en salutations stériles le seul jour où peut-être j’aurai pu servir efficacement les lettres ? Mais votre bienveillance pourrait avoir attiré sur moi quelque orage ; et, dans cette position, que je parle, on attribuera ma franchise à des ressentiments indignes de mon caractère ; mais que je me taise, on dira que je crains. Eh ! quoi donc ? J’excuse, sans m’en alarmer, ces inimitiés de partis, dont les esprits élevés finissent par regretter l’injustice, et qui, j’étais pressé de le dire, ont affligé plus que moi d’estimables rivaux. Reculer devant un devoir, serait une faiblesse aux yeux mêmes des adversaires qui n’ont pas eu l’indulgence de me pardonner ma fidélité silencieuse aux renommées qu’on peut outrager, mais qu’on ne pourra jamais surpasser ni détruire.
Cependant, Messieurs, je tâcherai de ne point sortir de mes habitudes inoffensives. L’injure est également au-dessous de la dignité du plus ancien, de la générosité du plus jeune. Ce premier amour de la célébrité qui nous entraîne quelquefois hors des bornes de la modération, ne doit plus être ici que l’amour de l’utile et du bien, dans cette dernière saison de la vie, où, mûrie par le temps, l’âme s’élève au-dessus des vanités, même littéraires, et n’aspire, après de longs travaux, qu’à léguer le peu qu’elle a recueilli de raison et de lumières à ceux que nous regardons comme nos enfants, et que leurs talents nous font considérer comme l’espérance de cette patrie dont nous voulons qu’ils deviennent la gloire. Puissent-ils se laisser ramener, par l’expérience et l’amitié, vers le but où vos suffrages les attendent ! Égarés dans des routes obscures, repoussons-nous la clarté, parce que le moindre du cortége tient le flambeau ? Nous éviterons d’ailleurs tout ce qui pourrait irriter. Nous justifierons même autant que la vérité pourra nous le permettre.
En effet, quand de graves événements venaient d’abolir une censure importune, il était naturel que la liberté tombât dans quelque licence. Mais au lieu de chercher à rectifier dans nos écrits les imperfections reprochées à nos maîtres, devions- nous, attachés comme nous le sommes à la gloire de la patrie, devions-nous, je le dis à regret, dénaturer le caractère de la littérature française, et après avoir eu le malheur de subir l’invasion de l’étranger, appeler, sans restriction et sans choix, l’invasion de son drame, où se heurtaient inconsidérément tous les genres ?
Depuis deux siècles cependant nos lettres, empreintes de la civilisation grecque, de la grandeur romaine et de la philosophie nouvelle, avaient par degré tellement élevé les âmes, que nous étions devenus capables d’enfanter les merveilles homériques de la révolution et de l’empire, et même, après un long sommeil, de reconquérir en trois jours la liberté. Et c’est quand elles nous ont rendus le peuple le plus libre et le plus éclairé de la terre, que nous les abaissons volontairement, même en France, au rang de vassales des littératures qui n’ont pas eu la puissance d’affranchir leurs pays de l’esclavage !
Est-il donc déjà si loin de nous le temps où, sous les ailes étendues de ses aigles victorieuses, Napoléon, dans ses camps d’Erfurt et de Dresde, faisait représenter, devant un parterre de rois, la tragédie de Corneille, de Racine et de Voltaire ; et dans son orgueilleuse sollicitude pour la gloire de la France, imposait tour à tour à l’Allemagne étonnée l’admiration des prodiges des nos armes et des chefs-d’œuvre de notre littérature, et, comme pour compléter les triomphes de sa grande armée par le triomphe de nos grands poëtes, forçait l’autocrate et ses boyards à mêler leurs pleurs aux nobles larmes que les vers du grand Corneille avaient fait répandre au grand Condé ?
Je crois voir quelquefois Napoléon remplir de la majesté de sa présence ce premier théâtre du monde, où souvent il venait prendre conseil de la clémence d’Auguste. Son regard sévère nous demande par quels chefs-d’œuvre nous avons remplacé les chefs-d’œuvre du poëte qui retrempait son âme dans les calamités ; qui lui avait enseigné la politique, comme César lui avait enseigné la guerre ; qui nous avait façonnés pour conquérir la civilisation par la victoire, et qu’il aurait voulu faire son premier ministre. Je crois entendre une femme, vivante encore par son génie, s’écrier : « Le plus magnifique spectacle que l’on puisse offrir à l’esprit humain, c’est la représentation d’un chef-d’œuvre de Corneille ; et quand je quitte Sévère et Pauline, je suis éblouie comme si j’avais regardé le soleil. »
Encore, si nous nous étions bornés, comme nos maîtres, à l’imitation perfectionnée des beautés. Mais Shakspeare et Schiller, dont nous proclamons la suprématie, quand nous avons Athalie, Mérope et Cinna, n’auraient-ils pas le droit de nous demander si ce sont eux qui nous ont appris à répandre l’intérêt sur l’empoisonnement, l’inceste et l’adultère ; à substituer aux combats des chastes passions de l’âme le scandale des égarements des sens, à désenchanter la vertu même, en la montrant flétrie dans son sanctuaire le plus pur, le cœur des femmes ? Je sais qu’on a prétendu que le culte du beau était épuisé. Ah ! je renierais ma patrie, si les nobles pensées, les généreux sentiments avaient perdu sur nous leur empire ! On me répondra que le public est dévoré d’une soif immodérée d’émotions monstrueuses, et qu’il faut marcher avec son siècle. Mais Corneille faisait marcher le sien. Le génie ne suit pas le siècle qui s’égare ; il le ramène, il le dirige ; et comme je n’ai voulu, par amitié, traiter que la question morale, je n’aurai pas même ici besoin de l’autorité du talent ; il me suffira de l’autorité de la raison pour rappeler que la poésie n’est plus un sacerdoce quand elle cesse d’élever les âmes vers le bien ; que profaner le théâtre par des images, savantes peut-être, mais trop libres, c’est profaner la plus belle tribune que le génie de l’homme ait ouverte à l’instruction des peuples ; et que, même dans les ouvrages de simple agrément, quel que soit d’ailleurs notre système littéraire, il n’est pas plus permis à l’écrivain de mal employer son génie, qu’il n’est permis au soldat de mal employer ses armes.
Jeunes poëtes, vous vieillirez comme nous. La succession de l’Académie est ouverte depuis son origine. Nous ne ferons tous ici qu’une courte halte ; et bientôt la responsabilité de l’influence exercée par les lettres dans vos propres familles, pèsera sur vous tout entière.
Notre malheur, dans ces temps de scepticisme et d’ironie, c’est d’avoir eu l’orgueil de croire que les progrès de la raison nous dispensaient de vertu.
Cependant, Messieurs, le goût ne périra jamais en France. Je le retrouve dans le cœur de la mère qui se plaint d’être obligée de choisir, quand elle veut conduire sa fille au théâtre, dans les esprits brillants qui ont enrichi la scène de productions irréprochables, dans les poëtes qui n’ont pas craint de nous rendre une foule de vers élégants et purs que Racine avait oublié de faire. Vous avez préparé vous-mêmes la renaissance, en protestant par députation au pied de la statue de Corneille, et dans la plupart de vos séances, par des avis mesurés et sévères.
Loin de moi cependant la pensée que, dans cette longue tourmente, les anciens n’auront rien appris des témérités de la jeunesse. Mais la jeunesse reconnaîtra qu’elle peut encore recevoir d’utiles exemples des anciens d’autrefois, et même des anciens d’aujourd’hui. Nous verrons renaître l’heureuse fédération de l’expérience qui conseille, de l’énergie qui exécute. La tragédie, sous des formes plus jeunes, reprendra, comme le disait l’un de vous sa couronne d’émeraudes et de diamants. Nous n’aurons plus qu’une littérature, comme nous n’avons qu’une France ; et, tous ensemble, sous l’inspiration de Corneille, de Racine et de Voltaire, sans poser des bornes à leur art, sans nous astreindre à les imiter servilement, mais en les prenant pour guides, comme le drapeau que le combattant suit de l’œil quand il s’en écarte, nous rentrerons d’un pas ferme dans la carrière que nous ont tracée nos maîtres, carrière encore agrandie par le héros qui, joignant à la gloire de César et de Justinien, la gloire de Ptolémée, ne se borna pas, comme Louis XIV, à protéger les académies, mais voulut encore en être membre, les dota de son génie, les couvrit de sa renommée, et, en resserrant les divers foyers de lumière dont se compose l’Institut, éleva le phare national qui devait éclairer la partie du monde qu’il avait conquise. Création sublime, qu’il s’appropria en la recréant, et qui constitua définitivement la république des lettres, le seul des empires fondés par lui, qui lui ait survécu, et dont la durée doit être éternelle, parce qu’il fut créé par le génie, fondateur plus puissant que la victoire.
Vous-mêmes, Messieurs, vous et vos jeunes successeurs, dans ce grand mouvement des esprits, où la parole a vaincu les armes et repris le sceptre du monde, devenus, par l’alliance indissoluble des cinq classes, dépositaires de tous les trésors de la science et de la philosophie, non-seulement vous rendrez la langue française digne d’être la langue universelle, mais vous la rendrez digne encore de raffermir l’ordre moral ébranlé, d’achever l’émancipation des peuples et de faire revivre la vertu. Et la vertu, Messieurs, la louer dans celui qui la possédait au plus haut degré, dans M. Lainé, c’est la faire aimer ; la faire aimer, c’est la faire revivre ; et peut-être trouverons-nous, dans l’accomplissement du pieux devoir que vous m’avez confié, l’occasion de convaincre la jeune génération que le culte du beau n’est pas épuisé, et qu’il est plus utile aux hommes de leur montrer jusqu’où la vertu peut s’élever, que de leur enseigner jusqu’où le vice peut descendre.
Quelques personnes cependant m’ont paru s’inquiéter de la manière dont je parlerais ici de M. Lainé. Qu’elles se rassurent. Le XVIIIe siècle a conquis la liberté de conscience religieuse ; c’est au XIXe à conquérir la liberté de conscience politique. Cette liberté règne dans l’Académie. Quand la vertu est assise sur le trône, nous n’avons pas même de mérite à l’honorer dans tous les partis, et quels que soient les opinions et les temps, nous saluerons tous ceux qui seront dignes de notre admiration, comme le roi de la France libre saluait le roi de la France victorieuse, quand il relevait son image sur le trophée d’Austerlitz, et décorait d’un luxe de gloire qui suffirait à vingt siècles, le monument des triomphes de vingt années.
Que ce grand exemple, alliance du présent et du passé, ne nous soit pas inutile. Permettez-moi, Messieurs, de ne point examiner l’opportunité du moment où M. Lainé crut devoir s’armer, en faveur de la liberté que je chéris, contre la gloire que j’admire. Après une longue suite de vicissitudes où tant de nobles cœurs ont embrassé des causes différentes, qui osera dire qu’aucun de nous ne fut guidé, même dans ses erreurs, par un amour sincère de la patrie ? Voudrons-nous contraindre tous les hommes à voir leur salut où nous le voyons ? et me croirai-je le droit de demander compte de ses convictions à celui qui ne céda jamais qu’aux inspirations de sa conscience ; qui, parvenu pauvre au pouvoir, en est sorti pauvre ; qui fut si désintéressé, qu’il envoyait son traitement de député aux indigents de sa ville natale ; qui, devenu ministre, fut si ménager des deniers de l’État, que, lorsqu’il était obligé de se soumettre à d’importunes nécessités de représentation, il empruntait à ses collègues les objets de luxe qui lui manquaient ? Les événements accomplis, et trop éloignés des circonstances pour les apprécier, n’aurons-nous pas des actions de grâces à rendre à celui qui, dans la confusion tumultueuse de l’occupation étrangère et des réactions intérieures, fonda, par sa fermeté, le système représentatif ; à celui qui sauva la France de la disette, publia l’ordonnance du 5 septembre, abolit les confiscations, rappela les exilés, et dont le roi, qu’il servait à condition que le pacte juré serait maintenu, disait : « Je n’oserais demander à mon ministre la moindre injustice, tant je sais qu’il a l’âme d’un Spartiate ? »
Je n’ai pas connu M. Lainé pendant sa jeunesse. La victoire repoussait alors de toutes parts les armes de l’étranger, et je payais moi-même, sur les mers, mon tribut à la France. Mais quand je revins à Bordeaux, notre commune patrie, M. Lainé était déjà l’ornement du barreau qui nous a donné les Vergniaud, les Gensonné, les Garat, les Desèze, les Peyronnet, les Ravez, les Martignac, et qui fut une pépinière si féconde de grands orateurs et d’hommes d’État, qu’un de vous s’écriait, en admirant leur talent et leur courage : « Tous ces avocats de Bordeaux avaient du sang de Montesquieu dans les veines ! »
Je sais, Messieurs, que mon devoir serait d’analyser les productions littéraires de l’académicien dont je viens occuper la place ; mais je commence à croire que mon successeur sera moins embarrassé que moi. M. Lainé, qui nous a laissé de si grands souvenirs, n’a pas laissé d’ouvrages. Sans doute on demandera, comme on l’a demandé de tant d’autres, à quel titre il était de l’Académie, et je comptais essayer de décrire à ce sujet les merveilles et la puissance de cette éloquence instantanée qui, sans préparation et sous l’inspiration du moment, décide si souvent, à la tribune ainsi qu’au barreau, du sort de l’innocence et du destin des empires. Mais je n’aurai pas l’imprudence de me précipiter dans une carrière que le généreux défenseur d’une illustre victime a parcourue dernièrement devant vous, je répète ses expressions, libre dans son allure, comme ces cavaliers numides qui, montés à cru, renversaient les légions romaines.
Restreint dans les développements que j’aurais pu donner à la peinture d’un art plus puissant que l’opinion, puisqu’il la gouverne, je me bornerai donc à vous parler du genre d’éloquence qui conduisit M. Lainé du barreau à la tribune, et de la tribune au pouvoir. Chaque talent a sa source particulière. M. Laine puisait le sien dans l’étude assidue des grands orateurs et des grands poëtes, dans la méditation constante de la justice et du but, enfin dévoilé, vers lequel marchent les siècles. Ami de la vérité, son langage était simple comme elle. Naturellement affectueux, mélancolique et désintéressé de vaines louanges, il ne songeait qu’au triomphe des intérêts qu’on lui confiait ; et jamais, par une exaltation factice, il ne cherchait à rendre importante une cause légère. Il se contentait de convaincre par la lucidité du raisonnement, lorsqu’il pouvait suffire ; mais quand il s’apercevait qu’il avait à lutter contre la mauvaise foi, l’orgueil ou l’ignorance, on était surpris de sa promptitude impétueuse, et plus surpris peut-être encore de lui voir conserver, dans les emportements d’une discussion violente, ce goût exquis, cette mesure parfaite dont il ne pouvait s’éloigner, parce que celui qui pense toujours bien ne peut que bien dire, même dans la colère. Toutes les qualités du discours que les écrivains les plus exercés obtiennent avec tant de peine, de la réflexion et du travail, éclataient dans son improvisation à la fois véhémente et calme, abondante et concise, ornée, mais sévère. La gravité de son geste et de sa voix, tempérée par la douceur de son regard, donnait à sa parole, habituellement persuasive, le caractère imposant et dominateur qui dompte les orages ; et souvent, par l’alliance de la grâce et de la force, il s’élevait jusqu’à la poésie, qui n’est elle-même que l’éloquence sous des formes plus harmonieuses.
M. Lainé n’avait pas été doué de la beauté des traits ; mais quand il s’abandonnait, dans l’intérêt de l’humanité souffrante ou de la liberté compromise, à ces mouvements passionnés où son âme si pure et si belle apparaissait comme une clarté céleste sur son visage, il excitait jusqu’à l’enthousiasme des femmes, qui, trompées par leur sensibilité, croyaient le voir beau quand elles le voyaient sublime. La puissance magnétique de son émotion réveillait alors, jusque dans ses adversaires les plus opiniâtres, les germes souvent endormis de pitié, de générosité, d’élévation, qu’à son insu chacun porte en soi-même, et son auditoire, orgueilleux de se sentir meilleur en l’écoutant, le récompensait aussitôt par des transports, des acclamations et des larmes, comme nous récompensons Racine quand il nous fait découvrir au fond de nos cœurs des délicatesses de sentiments que nous n’y soupçonnions pas.
Cependant la modestie de M. Lainé n’était jamais altérée par ses triomphes. « Ce n’est pas nous, disait-il, qui créons notre pensée. Quelquefois elle nous arrive confuse et vague, avec un avertissement secret qu’elle est en nous. Nous la cherchons dans les labyrinthes de notre esprit où Dieu la cache, et nous la trouvons par la méditation, quand il nous aide. Quelquefois elle nous est envoyée rapide et lumineuse, indéfinissable portion de l’essence divine qui pénètre dans notre âme, sans se laisser comprendre, et s’en échappe par un effort de la passion qui nous enflamme. »
Le talent, en effet, ne nous donne pas l’inspiration, mais il l’emploie. C’est ainsi que M. Lainé l’embellissait d’une expression touchante, lorsque, attendri des malheurs de la Grèce, il pressait la chambre des pairs de flétrir le commerce des esclaves blancs dans la Méditerranée, comme elle avait flétri le commerce des esclaves noirs dans l’Océan, et s’écriait avec une noblesse d’action et de paroles que l’antiquité n’a peut-être jamais surpassée : « Je m’attache à cette tribune où retentissent de vives prières, que je vous conjure de convertir en loi, dans l’intérêt de l’humanité. »
Dans un autre temps, où le privilége, appuyé sur le fanatisme, s’efforçait de rentrer dans ses féodales prérogatives, et fatigué d’avoir toujours M. Lainé pour contradicteur, attribuait insolemment aux subtilités de l’art oratoire la chute des trônes et des autels, prompt à venger la religion par la religion, et l’éloquence par l’éloquence : « Ce n’est pas, répondait-il, ce n’est pas l’éloquence de Démosthène qui perdit sa patrie, ce sont ses dieux qui la défendirent mal, parce qu’ils n’étaient pas, comme le Dieu des chrétiens, les dieux de la liberté ! »
Leçon comparable aux révélations de l’esprit divin, que, du haut de la chaire, l’aigle de Meaux faisait tomber sur les rois pour les instruire ! L’étendard aux mille victoires avait cessé de flotter sur nos palais ; M. Lainé, par ces paroles, le rattachait à la croix sur la terre, et, pour le relever plus haut que les demeures royales, l’arborait au ciel dans la main de Dieu qui nous l’a rendu. Eh ! qui donc à présent pourrait nous le ravir ?
Je ne sais plus à quelle époque la chambre, entraînée par des ressentiments politiques, allait arracher aux réfugiés espagnols le pain de l’exil et du malheur. Ému jusqu’à l’indignation, M. Lainé s’élance à la tribune. Il tonne, il implore, il supplie la France de ne pas abdiquer le droit d’être hospitalière. Il fait vibrer, dans tous les rangs de l’assemblée, l’honneur français, dont le privilège est de triompher aussitôt qu’il parle ; et pour achever de fléchir ses adversaires, tant il avait l’habileté de la vertu : « Les rois, ajoute-t-il, les rois que l’on a justement comparés à des pères de famille, ferment quelquefois l’entrée de leurs États à des enfants égarés ; mais au fond du cœur ils ne sont pas fâchés que des parents ou des voisins aient recueilli ces fugitifs pour les leur rendre au jour de la miséricorde. » Ah ! ne craignons pas de le dire, il y avait du Montesquieu dans ce vrai noble de cœur, dans ce chevalier sans être noble, dont l’éloquence rappelait à la chambre d’alors, que l’esprit des lois est la générosité, que l’humanité est la justice, que le temps a son droit de grâce, et que le droit divin est la clémence.
À la voix de M. Lainé, le retour aux sentiments généreux fut unanime. Et vous, Messieurs, qui cherchez dans les leçons du passé des enseignements pour les temps où nous sommes, vous vous êtes déjà dit, j’en suis sûr : Si l’honneur français a rapproché les esprits lorsqu’il s’agissait de secourir d’infortunés étrangers, pourquoi ne les rapprocherait-il pas quand il s’agit de rendre à la France le calme et l’union dont elle a besoin pour être heureuse ? L’honneur français n’existe-t-il pas dans toutes les classes, dans tous les partis ? Et cependant c’est au nom de l’honneur que nous nous armons les uns contre les autres ! Et nous sommes civilisés, et nous ne savons ni le définir ni le comprendre ! Les lettres ne devraient-elles pas faire cesser cette guerre ? et s’en occupent-elles ? Je ne reproduirai pas les avertissements sévères que M. Lainé leur donna dans une grave circonstance ; mais en m’élevant à sa place, ne m’avez-vous pas imposé l’obligation de m’élever, autant que je le puis, jusqu’à sa pensée, jusqu’à la vôtre ? La vérité que nous n’avons pas craint d’adresser aux lettres qui contribuent aux jouissances des hommes, ne la devons-nous pas aux lettres plus puissantes qui prétendent à les gouverner ? Leur suffira-t-il de nous avoir affranchis des tyrannies du despotisme ? n’ont-elles pas encore à nous affranchir des tyrannies que nos passions exercent sur nous-mêmes ? n’ont- elles pas à combattre les préjugés qui nous divisent, la cupidité qui nous dévore, la corruption qui nous avilit, l’égoïsme qui nous isole, le scepticisme qui nous détache à la fois de la terre et du ciel ? n’ont-elles pas à nous enseigner, d’après l’un de vous, l’application de la morale à la politique, et l’art trop négligé d’être heureux par la vertu ? Leurs devoirs ne se sont- ils pas agrandis avec leur puissance, et leur puissance a-t-elle dû changer de direction, en passant de la littérature méditée, qui vivra des siècles, dans la polémique improvisée qui meurt avec la passion du jour, mais qui renaît avec la passion du lendemain.
Certes, ce ne sont ni les écrivains, ni l’autorité, ni le talent qui manquent à cette littérature militante et passionnée des temps d’orage ; c’est l’art, ou plutôt la volonté de se maîtriser, qui manque au talent. Et cependant M. Lainé, car j’étais bien sûr de le retrouver ici, M. Lainé savait maîtriser le sien ; il savait plus, il savait l’enchaîner, quand le bien public l’exigeait. Je me souviens qu’un jour il se proposait de repousser les attaques dirigées par une majorité fougueuse contre la liberté. Il avait arrêté, dans le calme de sa conscience, la manière prudente et mesurée dont il devait la défendre ; et pour ne pas s’en écarter, lui qui prétendait par modestie ne pas savoir écrire, il écrivait son discours. Ses amis voulaient l’en détourner. « Je sais, leur dit il, que je produirais une impression plus vive, en me livrant aux inspirations de la tribune et du moment ; mais je m’enflammerais, j’irriterais, je nuirais à la liberté que je veux servir, et je me donne des fers, afin d’empêcher qu’on n’en donne à la patrie. » Touchant abandon de sa propre gloire ! Il aurait pu, ce jour-là, se montrer grand orateur ; il se contenta d’être homme de bien. Qu’il en reçoive ici la récompense ! et que son exemple soit recueilli par les lettres ! les lettres ! dont je voudrais pouvoir dire avec Buffon : « Chers et dignes objets de ma passion la plus constante, que j’ai de plaisir à vous voir honorées ! » Eh bien, pour être honorées, qu’elles rentrent dans la voie que M. Lainé leur traçait ! qu’elles cessent d’être les instruments des partis ! qu’elles les rapprochent ! qu’elles soient modérées, parce qu’elles sont fortes ; généreuses, parce qu’elles sont libres ; élevées, parce qu’elles sont reines ; polies, parce qu’elles sont françaises ! Qu’elles restent la dictature du siècle, mais qu’elles soient la dictature de la sagesse et de la raison ! qu’elles conservent les qualités qu’elles ont acquises, mais qu’elles retrouvent les qualités qu’elles ont perdues ! Continuer le style des grands écrivains, la pensée des grands philosophes, et nous ramener, par la conciliation, à l’unité qu’elles veulent donner à tous les peuples, n’est-ce pas ainsi qu’elles devraient exercer le seul droit divin qui soit incontestable, parce que sa source est divine, le droit divin de l’éloquence ?
Éclairer, concilier, charmer, tel fut, Messieurs, le mérite de M. Lainé comme orateur. Il enveloppait, dans les grâces oubliées de la période cicéronienne, des sentiments que Platon n’aurait pas désavoués. L’impression qu’il produisait avait quelque chose de plus vif que l’attendrissement, de plus doux que l’admiration. Il entraînait par je ne sais quelle fusion qui se faisait en lui, de la vertu qui vient de Dieu, du talent qui vient de l’homme ; et quand on l’entendait parler, ceux qui s’étonnaient de le voir admis parmi vous, ne songeaient plus à demander quels étaient ses ouvrages.
Persuadé que l’instruction peut seule élever un grand peuple au rang qu’il doit obtenir dans sa propre estime, M. Lainé, tant qu’il fut au pouvoir, tâcha de réaliser le vœu de l’infortuné Condorcet, qui, dès 1782, incroyable pressentiment de l’avenir, souhaitait à cette tribune, « que les lumières jointes au génie créassent un système de lois et d’éducation qui rendît la vertu facile à des générations plus heureuses. » Et je m’empresse de faire observer, à cette occasion, que, si l’on voulait bien consulter le recueil de vos discours de réception, ces éloquentes annales des progrès de l’esprit humain depuis deux siècles, on reconnaîtrait que toutes les idées qui dirigent aujourd’hui le monde, ont pris naissance à votre tribune, et que l’Académie, indépendante et libre avant la liberté, marche encore en avant des progrès de notre époque, en ce sens qu’à travers les perfectionnements matériels dont nous sommes si vains, elle s’attache surtout au perfectionnement moral, devenu d’autant plus nécessaire, qu’en l’absence de tous les liens que nous avons justement détruits, ou brisés sans réflexion, la société, pour se défendre contre ses progrès mêmes, a besoin plus que jamais de s’imposer le frein des mœurs, et de demander à la philosophie des secours plus puissants que les lois contre les égarements de la pensée.
Au milieu de ces convulsions multipliées, où nous avons passé de l’admiration des conquêtes de la guerre à l’admiration des conquêtes de la paix, si M. Lainé fit sans cesse éclater à la tribune cette tolérance réparatrice, cet inflexible amour de la liberté, qui, sous la protection d’une gloire impérissable, nous ont fait rentrer dans la route où nous conduisons tous les peuples, c’est dans le sein de l’amitié qu’il épanchait toutes les douceurs de sa philanthropie, toutes les richesses de son érudition. Celui qui n’avait pas fait d’ouvrages, mais dont les paroles étaient toujours un bon livre, ravivait, par la profondeur ou le charme de sa pensée, les clartés que chacun de vous apporte dans vos réunions, où bientôt une discussion bienveillante les confond, les modifie, les perfectionne, et forme des lumières de tous une lumière épurée, dont l’action insensible, mais continuelle, conserve, au milieu des orages, les traditions salutaires, et fait pénétrer dans le cœur des hommes le sentiment qui soulève les révolutions quand ils sont esclaves, qui les apaise quand ils sont libres.
Admirateur de l’union des académies, M. Lainé les considérait sous les points de vue les plus élevés ; il les voyait avec joie s’avancer de front vers l’infini des connaissances humaines, et pressentait, en raison des progrès de la puissance intellectuelle, l’influence régulatrice qu’exercera, dans l’avenir, cette grande institution nationale, législature universelle et permanente, où le philosophe mesure la marche des idées, comme le géomètre la marche des mondes ; où le ministre viendra chercher des maximes d’État, comme l’artisan des perfectionnements industriels, et l’homme de goût des enchantements nouveaux dans les arts qui charment la vie ; où nous viendrons tous apprendre que, plus les lettres ont d’empire, plus elles doivent être pures, et que l’autorité la plus puissante des siècles complètement civilisés sera le génie.
Également courageux contre le despotisme qu’il voulait abattre ou qu’il voulait empêcher de renaître, M. Lainé, comme l’Hôpital et Sully, dut souvent déplaire à ceux qu’il servait. Calomnié par les factions, qui perdent les rois qu’elles maîtrisent, il quitta le pouvoir et s’éloigna de Paris.
Une noble voix a dit à la chambre des pairs tout ce qui peut honorer en lui l’homme politique, et je compte moi-même laisser achever le portrait de l’académicien par le peintre plus habile qui, pendant le cours de sa longue et brillante carrière, a montré qu’on pouvait obtenir au théâtre toutes les couronnes, en respectant les mœurs dans les plus gracieux badinages, en faisant aimer la vertu dans les conceptions les plus élevées.
Souffrez cependant que je me charge encore de conduire nos jeunes poëtes au fond des landes de Bordeaux, où sans doute ils me demanderont quel est le cultivateur qui, dans les sables de cette Égypte occidentale, plante des arbres pour ombrager la caravane du voyageur. Je leur répondrai, avec Virgile, s’ils me le permettent :
Voilà Fabricius, grand par sa pauvreté ! Mais le plus pauvre est encore riche, quand son cœur le presse de donner. Voyez-vous, leur dirai-je, ces deux invalides mutilés au siège de Toulon ? Le ministre des rois partage annuellement la solde de sa croix d’honneur entre ces deux héros de la république.
Quand le duc de Richelieu visita son ancien collègue, il remarqua que les secrétaires d’État de Louis XV ne se seraient pas contentés d’une retraite aussi modeste. Mais la chaumière est douce au philosophe échappé du pouvoir ! Ruiné par les désastres de Saint-Domingue, il n’avait point regretté la fortune qu’il devait à l’esclavage des hommes. Depuis, il avait refusé d’être riche ; et comme j’ai promis de montrer jusqu’où peut s’élever la vertu : dans un de ces grands naufrages, où l’on est généreux des débris qu’on ne peut emporter, on lui fit remettre une somme considérable. « Cette somme, dit-il au messager, n’appartient pas à celui qui me la donne, mais aux caisses publiques : reportez-la. » Sublime pauvreté ! homme antique, homme de Plutarque ! On comprendra maintenant que sa retraite devait être modeste. Dans l’exercice de sa première profession, rival de Cochin et de Gerbier par le savoir, il fut encore l’émule de Pothier par le désintéressement. Pour prix de ses soins dans une importante affaire, on lui avait envoyé vingt-cinq pièces d’or, que l’on croyait insuffisantes ; il en garda deux et rendit le surplus. Souvent il acquittait les frais de procédure des malheureux dont il embrassait la cause, et toujours il défendit gratuitement l’orphelin et la patrie.
Il exerçait l’hospitalité, dans son humble domaine, avec cette urbanité, cette grâce toute française, qui s’effacent malheureusement de jour en jour, parce que le goût s’altère bientôt dans la société, quand il disparaît dans les lettres. On venait de toutes parts réclamer auprès de lui des bienfaits, qu’il avait toujours l’air de recevoir, et des leçons qu’il n’avait jamais l’air de donner. Semblable à ces poussières émanées des plantes et qui fécondent, quoique invisibles, la pensée qu’on lui supposait, même quand il ne l’exprimait pas, suffisait pour inspirer l’amour du bien. Jamais cependant il ne voulait paraître supérieur à personne. Il s’abaissait devant ceux qui ne pouvaient l’atteindre. Mais quand il rencontrait ces regards attentifs qui nous avertissent que nous sommes compris (vous avez tous connu ces ravissements d’une intelligence qui se sent devinée), il s’exaltait avec bonheur jusqu’à la passion, et s’enflammait comme le poëte, mais sans orgueil, quoiqu’il fût charmé d’être apprécié surtout par cette jeunesse studieuse et bienveillante, dont le suffrage presque filial nous est si cher, quand nous avançons en âge, et nous fait espérer qu’un souvenir nous sera conservé quand nous ne serons plus.
C’est à la tendresse de ses neveux que j’ai dû la plupart de ces détails. Tous ceux qui l’approchaient ne parlaient de lui qu’avec amour. Et comment ne l’aurait-on pas aimé ! dans les moindres entretiens, il cherchait les points sympathiques où se rencontrent les cœurs ; et quand il ne pouvait se rapprocher des hommes par les opinions, il s’en rapprochait par la générosité des sentiments.
On sait qu’il a dit, au sujet des ordonnances de juillet, les lois s’en vont. Ces mots ne s’adressaient point aux rois amis de leur pays ; ceux-là trouveront, dans tous les temps, des milliers de cœurs pour les aimer, des milliers d’épées pour les défendre.
Dévoré d’une mélancolie profonde, que déguisait à peine la douceur de son sourire, et sentant sa fin approcher, c’est dans le sein de l’Académie qu’il voulut déposer ses derniers vœux pour la réconciliation des partis et pour le bonheur de la France. Il quitta la cité brillante et lettrée, où parviendront, je l’espère, ces faibles accents consacrés par un de ses enfants les plus obscurs à l’un de ses plus grands citoyens. Trop averti qu’il ne devait plus la revoir, il reparut au milieu de vous, et, quelques jours après, des larmes sincères coulèrent de vos yeux.
Simple dans sa mort comme dans sa vie, il n’ordonna pas, il demanda que sa dépouille mortelle fût rapprochée d’une mère qu’il adorait, et reportée sans pompe sous le clocher du village, où la population tout entière l’attendait pour le bénir, et le reçut au milieu des neiges et de la nuit, armée de branches enflammées, dont les sombres clartés éclairèrent les soins douloureux qui rendirent à la terre un des hommes les plus purs et les plus vertueux qu’elle eût produits.
C’est ainsi qu’il se déroba aux honneurs dont vous auriez entouré sa tombe. Mais l’un de vous suppléa dignement à ces honneurs, en s’écriant, dans une de vos dernières séances publiques : «Qui nous rendra M. Lainé ! » Paroles cruelles pour ceux qui osaient aspirer à vous raconter sa vie ! Sans doute, Messieurs, personne ne pourra vous rendre toutes les qualités qu’il possédait. Mais si le fidèle mandataire que vous avez chargé de représenter à perpétuité la sagesse de vos doctrines et la noblesse de vos sentiments, me demandait : Qui nous rendra cet amour de l’humanité, dont M. Lainé fut le modèle ! je lui répondrais, pour la gloire et la consolation de l’Académie : C’est celui qui défendit, dans la chambre haute, la nationalité du peuple généreux qu’une sympathie d’héroïsme avait mis avec le grand peuple en communauté de victoire ; c’est celui qui, jugeant la France d’après lui-même et d’après vous, assura qu’elle ne serait pas indifférente à l’homicide politique d’une nation ; c’est celui qui, pour lui donner force de loi, contresignait de son éloquence cette promesse royale, acceptée pour l’avenir comme une prophétie : La nationalité polonaise ne périra pas ! Nobles paroles qui, de l’Ukraine à la Courlande, bercent déjà l’enfant sur le sein de sa mère esclave ! Noble action que j’admire encore plus que vos ouvrages ! Consacrer ses talents à la défense des grandes infortunes, dont les peuples entre eux se rendront un jour solidaires, c’est ainsi que M. Lainé comprenait les devoirs de l’orateur et de l’écrivain. Non, le culte du beau n’est pas épuisé ! non, la vertu n’a pas cessé de toucher et de plaire ! non, la mort même de celui que nous pleurons n’a pas tari la source des paroles inspirées que Dieu lance, comme des arrêts de sa bonté, par la voix des hommes de cœur et de génie !
Au reste, Messieurs, dans l’Académie, on ne se remplace pas, on se succède. Quand la Providence rappelle celui qu’elle a chargé de la représenter un moment sur la terre, il n’a pas besoin d’être remplacé ; il ne meurt pas. Au bord de la tombe, où toutes les opinions se réunissent pour l’honorer, les voiles se déchirent ; l’immortalité commence. La douleur, juste appréciatrice des temps et des choses, reconnaît dans M. Lainé le continuateur de la haute pensée qui voulait que la liberté fît le tour du monde, et lui restitue sa part de l’œuvre sublime achevé par d’autres mains. Admirable création des lettres anciennes, et c’est un motif de plus pour les chérir, M. Lainé revit par le souvenir du bien qu’il a fait ; il revit en chacun de vous, par ses vertus que vous me vantiez avec trop de chaleur, pour n’en avoir pas hérité. Vous vous le rendrez mutuellement et moi, qui croyais sentir un rayon de son âme pénétrer dans la mienne, quand je l’étudiais pour le peindre, à défaut des talents de mon illustre compatriote, je vous rendrai son amour pour la liberté, pour les lettres et pour la patrie ; je vous rendrai l’affection, le respect et la reconnaissance qu’avait pour vous le grand orateur, qui méritait qu’une voix plus éloquente l’offrît en exemple aux ministres de tous les rois, aux citoyens de toutes les nations, et dont la parole, comme la poésie d’Homère, ou comme la parole de Dieu dans les premiers âges du monde, n’avait pas besoin d’être écrite pour vivre à jamais dans la mémoire des hommes.