Réponse de M. le comte de Salvandy
au discours de M.Victor Hugo
DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 5 juin 1841
Monsieur,
Vous avez eu raison de rendre hommage à notre siècle et à notre patrie. Les lettres ne peuvent oublier que la France est le seul pays du monde qui les ait traitées à l’égal de la politique, qui les ait constituées, qui leur ait donné des assemblées, des élections, une tribune, de grands jours. Où trouveriez-vous ailleurs ce noble prix de vos travaux, cette inauguration solennelle ? Et, même parmi nous, quel autre temps vous eût offert cet immense concours, cet auditoire illustre, et l’enthousiasme qui avait devancé vos paroles, que vos paroles ont confirmé ?
Nous concevons que toutes les idées de la vie publique se soient éveillées en vous à ce spectacle. Les intérêts, les problèmes littéraires, se sont effacés de votre pensée. Il vous a semblé que, votre voix se faisant entendre à votre pays pour la première fois, vous deviez vous présenter à lui sous le patronage des plus imposantes renommées, des maximes les plus populaires, de tous les sentiments et de tous les souvenirs français. C’est à nous de vous restituer votre cortége naturel, de rassembler autour de vous vos patrons et vos garants véritables : les Odes, Notre-Dame de Paris, les Rayons et les Ombres, tant d’ouvrages qui vous ont obtenu, plus qu’à personne dans notre jeune littérature, cette universalité séculaire des écrivains français que vous avez rappelée tout à l’heure, et justifiée. Les anciens, pour triompher, s’entouraient des images de leurs ancêtres. Napoléon, Sieyès, Malesherbes ne sont pas vos ancêtres, Monsieur. Vous en avez de non moins illustres : J.-B. Rousseau, Clément Marot, Pindare, le Psalmiste. Ici, nous ne connaissons pas de plus belle généalogie. Dès le grand siècle, Racine, à la place où je suis, disait à Thomas Corneille, à la place où vous êtes, que son illustre frère marchait de pair avec les Turenne et les Condé. Cela se disait sous le sceptre de Louis XIV, en présence d’une société toute remplie des grandeurs du rang et de la puissance. Et est-ce parce qu’on pouvait déjà parler ainsi, qu’en effet c’était le grand siècle.
À ceux de nous qui, faute de posséder les inépuisables et charmants domaines de la poésie, nous replions sur le champ étroit et aride de l’action, vous faites bien de proposer en exemple le ministre vertueux, l’homme d’État-martyr dont la renommée est si pure, qu’elle serait, à elle seule, un jugement et une condamnation sans appel à l’égard du temps et du régime qui l’ont immolé. Poëte, cette grande mémoire de M. de Malesherbes n’est pas votre étoile conductrice. Ce n’est pas à sa lumière que vous avez marché dans la vie. Ce n’est pas son inspiration qui rayonne dans vos écrits. Les modèles que les lettres vous demandent d’accepter, à ce jour solennel où elles vous couronnent, c’est Corneille, c’est Shakespeare, c’est le Dante ; ce sont tous les maîtres de l’art, sous quelque ciel et sous quelque règle qu’ils aient vécu.
Quand Napoléon disait, dans les caprices de sa puissance et de son génie, qu’il aurait pris Corneille pour ministre, sans s’en apercevoir, il faisait comme Richelieu : il le persécutait. Figurez-vous ce grand homme arraché, pour nos ambitions, pour nos misères, à cette autre ambition de donner un théâtre à la France, de fonder la langue, de marcher, dans le cours des siècles, le premier entre tous dans sa carrière ! Voyez-vous ce génie et cette âme antiques contraints de servir le cardinal ou de se débattre avec la Fronde, au lieu de gouverner souverainement les Horaces, Cinna, Polyeucte, le Cid ? Non, non, Monsieur ! nous aurions des drames immortels de moins : est-il sûr que nous eussions un grand ministre de plus ? Il ne se rencontre pas de lacune dans la succession de nos politiques illustres, entre Richelieu, Mazarin et Louis XIV. Songez-vous quel vide ferait Corneille absent dans les lettres françaises ? – Et Pascal ! obliger ce grand penseur d’agir au lieu de penser, ce grand écrivain de délibérer au lieu d’écrire ; condamner ce sublime esprit à se dépenser au profit de l’heure qui passe et qui dévore, au préjudice de l’avenir qui rend immortel ce qu’il adopte ! Ah ! que les maîtres du monde laissent notre bien où Dieu l’a mis ! Et vous, Monsieur, sachez gré aux lettres de se montrer avares et jalouses, de vouloir garder tout entiers ceux qui les honorent.
Sans doute, il peut arriver qu’un double génie rayonne au front de quelques rares privilégiés du sort, qu’aux palmes de la poésie ils joignent celles de l’éloquence, et tracent, pour lui l’honneur de la patrie, un double sillon de gloire. Ailleurs, la politique s’applaudira de les avoir conquis. Ici, les lettres inquiètes, pour s’associer à leurs triomphes, ont besoin de se sentir assurées de ne les avoir pas perdus.
Nous devons vous le dire, Monsieur : une des choses dont la Compagnie vous a tenu compte, un mérite qui ne vous était pas contesté, c’était l’indépendance et la fidélité de votre vie littéraire. Tous, nous savions gré à un jeune homme, doué des plus riches dons de la Providence, d’avoir courageusement défendu sa vocation et sa destinée de poëte contre les séductions de l’ambition politique, les entraînements de l’esprit de parti, les mirages de la vanité, si facilement abusée sur notre mission et notre puissance. Nous vous avons vu, homme de lettres avant l’âge d’homme, poursuivre et obtenir, à quinze ans, des palmes dans cette enceinte ; composer coup sur coup, à cet âge où Voltaire ne méditait pas encore Œdipe, vos premiers poëmes, qui vous valurent ce nom d’enfant sublime où le mot d’enfant était de trop ; publier, à dix-huit ans, votre premier recueil lyrique, qui n’a pas été surpassé, même par vous ; et, depuis lors, pendant vingt années, ajouter sans repos les productions aux productions, toujours éclatant, souvent heureux ; inégal, mais supérieur ; à la fois original et varié ; poussant la passion littéraire jusqu’à l’esprit de secte, l’ambition littéraire jusqu’à l’emploi de chef de parti avec tous ses périls ; déjà célèbre, à peine dans la maturité de votre âge, et en possession d’un rare privilége : c’est qu’au jour où l’Académie vous appelle, en présence d’un public longtemps plus impatient pour vous que vous-même, ce n’est pas son choix qu’elle aurait à justifier, suivant le vieil usage ; ce seraient ses retards, si vous-même ne l’aviez fait pour nous, en donnant aux lettres, entre deux candidatures, ce volume des Rayons et des Ombres, brillant et pur reflet de vos premières illuminations.
Voilà vos titres, Monsieur. Ils vous désignaient pour successeur de cet autre poëte éminent et fidèle, qui, dans sa longue carrière, ne demanda qu’à la littérature l’influence et la gloire. Il ne put se préserver des orages : il se préserva du pouvoir et des honneurs. Et ce n’est pas qu’il fût de ces esprits inquiets ou incertains, qui vivent loin du monde réel, n’ayant pour patrie que le champ de la pensée. Que dire à tout ce public qui l’a connu, et l’estima, de cette âme que deux sentiments dominèrent, la passion de la justice et l’amour de l’humanité ; de ce caractère qui, pendant tout un demi-siècle où les institutions, les partis, les hommes se sont précipités, broyés, confondus, resta immuable et pur ; de cette carrière littéraire marquée par le plus grand succès de l’époque, liée glorieusement à la renaissance des lettres et de l’art parmi nous après le moyen âge révolutionnaire, et recommandable surtout parce que le renom de la vertu y efface encore celui du talent ! Que dire enfin de ce poëte auquel échurent, et qui accepta simplement, sans éclat, les deux plus rares distinctions de notre temps, l’amitié de Bonaparte, l’inimitié de Napoléon ! de ce citoyen qui, de son intimité avec le maître de la France, ne retira que l’honneur de l’avoir rompue ; qui, de sa chute, retira ceci : « Vous me pressiez, dit-il, à M. de Talleyrand, de vous demander quelque chose. Le moment est venu : nous avons souvent pensé ensemble que la cause des proscriptions sanglantes de l’histoire, c’est la confiscation. Dans la charte que vous préparez, abolissez-la ! » Et quelques jours après, M. de Talleyrand lui disant : « Êtes-vous content de moi ? – Oui, car l’honneur ne sera qu’à vous, et la joie intérieure est à nous deux ! »
Les âmes supérieures ont presque toujours été trempées dans les épreuves. Népomucène Lemercier se trouva, dès le berceau, aux prises avec une de ces luttes intimes qui abattent les natures vulgaires, qui fortifient et qui élèvent toutes les autres. À trois ans, l’accident le plus simple était venu flétrir toute l’existence brillante qui paraissait l’attendre : il tomba, et quand on vint le relever, tout un côté du corps se trouvait frappé de mort sans retour. Aux tortures par lesquelles l’art fit passer son enfance, pour essayer sans succès de ranimer cette moitié de lui-même qui ne devait pas revivre, il joignit le long travail de sa volonté pour y suppléer : il résolut de se rendre habile à tous les exercices, même au maniement des armes, indispensable à ses passions et à son courage. Cette double gymnastique de l’âme et du corps tendit les ressorts de son caractère et de son intelligence. Elle explique à la fois ce qu’il eut de précoce, de militant, d’opiniâtre, j’ajoute : d’excellent. Car, chez les âmes vraiment élevées, l’épreuve de la douleur vaincue développe, à côté des dons de la force, la bonté du cœur, la générosité, le dévouement qui les font aimer.
Vous avez parlé de Méléagre. À quinze ans, vous faisiez des odes ; Lemercier, des tragédies. La reine voulut faire jouer Méléagre. La reine voulut y assister. La reine voulut avoir le poëte adolescent dans sa loge, pour mieux jouir d’un succès dont elle ne doutait pas, et qui, en effet, répondit à ses vœux. La reine, enfin, quand on demanda l’auteur, le fit présenter par madame de Lamballe, sa marraine, au public charmé, qui voulut, à son tour, que la princesse embrassât le jeune lauréat, ce qu’elle fit de bonne grâce au milieu des transports de l’assemblée. Que devint-il dans un tel moment ? la grandeur, la beauté, le public, toutes les puissances, le comblant de leurs faveurs à la fois, il fut étourdi sans doute de son succès, enivré de sa fortune ? Ce qu’il fit, Monsieur, le voici : l’enfant jugea ce succès de cour de mauvais aloi. Il récusa des applaudissements dont la reine de France avait donné le signal. Faisant, pour commencer, de l’opposition contre lui-même, il retira inexorablement sa pièce, qu’on a pu railler plus tard, qu’on n’a pas connue : car il la détruisit, et, se plongeant tout entier dans l’étude des lettres antiques, il se prépara, par de mâles travaux, à des succès qui fussent légitimes, même à ses yeux.
L’homme qui s’était ainsi vaincu lui-même de toutes les manières, qui avait discipliné, courbé sous le joug les parties mortes de son corps, et l’orgueil, cette partie vive de l’âme, cet homme ne devait accepter aucun joug, éviter aucun adversaire. Napoléon ne fut pas son premier duel ; il en eut un autre auparavant, plus hardi encore. La révolution avait promené la hache sur toute cette société si éclatante, si frivole, si admirable à mourir, au milieu de laquelle il avait grandi ; il vit tomber jusqu’à l’obscur précepteur de son enfance. Toutes les douleurs, toutes les colères sillonnaient son âme. Les pensées de Charlotte Corday y descendirent. C’est alors qu’il lui arriva d’assister aux séances de la Convention. Il était là, pâle, immobile, muet. Ses compagnes de spectacle l’appelaient idiot, à ce silence désespéré de l’indignation qui se sent impuissante, du courage qui se voit enchaîné. Vous l’avez cru fasciné, Monsieur ! Comment ce ferme esprit l’eût-il été, dans le lieu où il voyait les lois, suivant sa belle expression (les lois divines et humaines !), mises hors la loi ? Par les orateurs ! vous oubliez qu’il n’y en avait plus : la Convention, au 31 mai, sur 1’ordre des clubs, les avait livrés à l’échafaud. Ensuite, il se fit un long silence, interrompu seulement par la voix du motionnaire, venant, l’injure et le meurtre à la bouche, commander à l’assemblée despotique de se déchirer le flanc elle-même, d’envoyer ses membres, par charretées de soixantaines, à la place de la Révolution, et trouvant toujours une majorité pour obéir à la passion régnante, quel que fût son étendard, parce que proscrire docilement aujourd’hui encore, c’était une chance de vivre jusqu’au lendemain. Les écrits de Lemercier l’attestent : à aucune époque de sa vie, il n’aurait fallu lui parler de la grandeur de cette époque servile et abominable. Il n’admettait pas qu’en s’entassant, les crimes se grandissent. Il n’eût pas consenti davantage à entendre tout rejeter sur le compte de Dieu, qui ne commande pas tout ce qu’il permet ; argument plein de péril, vous eût-il dit : car on risquerait ainsi de diviniser toutes les passions humaines, et d’ériger en pontifes du ciel tous les oppresseurs des hommes ! Enfin, vous l’auriez vu, comme nous, se soulever contre cette excuse, trouvée après coup, que les attentats révolutionnaires fussent provoqués par les périls de la France, et justifiés par son salut. Il vous aurait montré, dans la campagne de 1792, nos armées, dernier legs de la monarchie expirante, faisant une sortie victorieuse par toutes nos frontières, poussant l’élan de Valmy et de Jemmapes jusque sur l’Escaut, le Rhin et les Alpes, débordant à la fois dans les champs de la Hollande, de l’Allemagne, de l’Italie ; et, tout à coup, au deuxième mois de 1793, tout cet essor glacé sous le vent de nos crimes, nos armées épouvantées, non du dehors, mais du dedans, la fortune de la France en quelque sorte affaissée dans la stupeur publique, les Alpes et le Rhin repassés, le Palatinat, la Belgique, la Savoie, reperdus plus vite qu’ils n’avaient été conquis, notre territoire même, la Flandre et le Roussillon, l’Alsace et le Béarn, tombant au pouvoir de 1’étranger, partout, en quarante jours, l’horreur et l’invasion, comme auparavant nous avions partout la victoire. Cela dure quatorze mois. Il fallut tout ce temps, et des levées de quatorze cent mille hommes, pour qu’un homme qu’aima Lemercier, homme obscur, grâce à Dieu, dans les annales de la proscription, éclatant dans celles du patriotisme, Carnot, parvînt, dans la solitude de son génie, à réorganiser la victoire, à préparer les représailles de Fleurus. Il fallut six années, remplies de travaux héroïques, pour regagner tout le terrain qu’une seule nous avait fait perdre. Non, non ! n’essayons pas d’attacher à cette funeste année 1793 une auréole de gloire. Elle n’a rien conquis. Elle n’a point vaincu. Dieu n’a pas permis qu’à côté des crimes, elle comptât autre chose que des malheurs. Voilà l’histoire ! Les lettres, qui, dans leur région sereine, n’ont à flatter aucune passion et aucun régime, doivent, à ce peuple libre qui nous écoute, la vérité sur une époque où il n’y eut de sublime rien que des victimes, rien d’auguste qu’un échafaud, rien de surnaturel que la férocité ; où les pouvoirs, en se déplaçant, se dégradèrent ; où une assemblée, pour avoir voulu être unique et souveraine, servait, au lieu de régner, et, avant d’imposer la terreur, la subissait. Vous avez peint cette demi-obscurité, ces ténèbres bien plutôt qui s’abaissèrent sur les esprits comme sur les consciences, quand un peuple en délire, qui dressait des autels à la Raison, se mit à détruire tout ce qui fait l’honneur des nations civilisées et l’orgueil de l’esprit français, les arts et les monuments, les souvenirs, l’histoire, la langue même, proscrite pour inaugurer, à sa place, vous savez quel jargon grossier et barbare. Ajoutons le nom de la liberté profané dans ces tyrannies sauvages. Vous comprendrez tout ce qui soulevait l’âme de votre prédécesseur. À la longue, son indignation se fit jour enfin. Il lança aux tyrans un audacieux défi, la comédie du Tartufe révolutionnaire, qu’ils se hâtèrent de proscrire, et l’auteur avec l’ouvrage. Mais le titre reste. Il dit le jugement de cet esprit indépendant sur le temps et sur les hommes. Et, par ce jugement, il ne crut pas infirmer la gloire de la France. La gloire de la France est de désavouer des souvenirs qui corrompraient les générations présentes et qui blessent le genre humain. La gloire de la France est de n’avoir pas désespéré d’elle-même dans ces extrémités ; de s’être héroïquement défendue contre l’étranger, quand elle ne pouvait se défendre contre l’échafaud ; d’avoir vu jaillir de son sein tant de soldats intrépides, tant de capitaines victorieux, tant de citoyens, tant de femmes héroïques qui savaient mourir, et des poëtes qui savaient protester. La France était partagée entre plusieurs classes d’hommes : les proscripteurs, les martyrs, et nos soldats. Paix aux premiers, honneur à tous les autres !
Sans doute, il s’est vu, dans notre histoire, une assemblée vraiment sublime par l’éloquence et le génie, auguste par la puissance, alliant à l’éloquence la vertu, à la puissance le courage, qui osa clore le vieil ordre social, qui prétendit fonder le nouveau. Elle le fondait sur la justice absolue, sur l’égalité civile, sur la dignité humaine, faisant des fautes assurément, en faisant d’immenses et d’irréparables, mais par inexpérience d’esprit et de cœur, par amour de l’humanité, par désintéressement, par générosité. Représentation éclatante de la France, rassemblant toutes les illustrations et tous les talents, elle ne statua pas seulement pour la France, elle statua pour le genre humain. Il ne se fera pas dans le monde une conquête civile qui ne date de ses créations. Les principes qu’elle promulgua au milieu des foudres et des éclairs, sont les codes de l’avenir. On dirait le Sinaï des libertés humaines. C’est elle qui est le point culminant de notre histoire entre Louis XIV et Napoléon. Celle-là, malgré ses erreurs , peut se louer tout haut à propos surtout de Lemercier, qui se montra, toute sa vie, fidèle à ce premier culte de sa jeunesse. Que les amis de la liberté honnêtes et sincères, parmi nous et dans le monde entier, réservent à celle-là leurs hommages !
Faut il savoir gré, du moins, à l’ère conventionnelle de la tragédie d’Agamemnon ? Vous l’avez pensé, Monsieur. Cet ouvrage vous semble une réminiscence. Ne serait-il pas bien plutôt une protestation ? N’y trouvons-nous pas la révolte d’un noble esprit contre le langage, contre les idées, contre les hommes qui venaient de régner ? Vous avez caractérisé vous-même, en juge compétent, cette sévérité de formes, cette simplicité d’ordonnance et de style, l’élévation sans faste, le naturel sans rudesse, une couleur antique répandue sur tout l’ouvrage. Il y a de la terreur, mais elle vient des passions ; il y a de la fatalité, mais c’est bien la fatalité grecque, celle qui n’exclut pas les dieux. Ce n’est point là l’école révolutionnaire, Monsieur. Je sens Eschyle partout, Danton, ou ses pareils, nulle part. Et n’est-ce pas ce qui rendit le succès immense ? Il y avait, sous le Directoire, une étrange contrariété entre les gouvernants, qui se rattachaient de toute leur puissance au principe révolutionnaire, origine et sanction de leur pouvoir, et la France, qui, échappée des serres de la terreur, remontait avec transport à toutes les jouissances des sociétés policées, les réunions, les lettres, les arts. La France applaudissait dans l’œuvre de Lemercier le réveil des études antiques, le rétablissement des plaisirs de l’esprit, comme elle salua la venue du jeune conquérant qui venait s’offrir à ce peuple, artisan de tant de destructions, les mains toutes pleines des chefs-d’œuvre de l’Italie. Le Directoire céda au torrent, en couronnant, avec une pompe antique et républicaine, le héros au Luxembourg, le poëte au Champ de Mars. Sans s’en apercevoir, des deux côtés, il abdiquait.
Le Consulat était une telle délivrance, qu’il ressemblait à la liberté. Lemercier même s’y trompa. Il aimait Bonaparte, parce qu’il l’admirait. Cette époque fut la plus belle de leur vie à tous deux. Napoléon était dans toute la fécondité de son génie et de sa puissance. Il constituait de sa main tutélaire le nouvel ordre social. Il y introduisait la règle, l’obéissance, le respect, en y maintenant l’enthousiasme. Il relevait les autels. Il restaurait les monuments et les institutions. Il érigeait à Turenne ce tombeau près duquel un jour, après toute l’Iliade de ses batailles, après toute l’Odyssée de ses exils, il devait venir reposer, soldat auprès du soldat, victorieux auprès du victorieux. De son côté, Lemercier, le cœur et l’esprit contents, se sentait plus que jamais inspiré. Il venait de donner Pinto. Il composait Charlemagne. Il publiait plusieurs poëmes : les Quatre métamorphoses, imitation trop fidèle de l’antiquité ; Homère, Alexandre, Moïse, trilogie philosophique où la haine de l’anarchie respire ; Ismaël au désert ; les Âges français, gracieuse épopée dont les quinze chants célébraient les quinze siècles de notre histoire. Tous ces ouvrages étaient empreints des mêmes sentiments et des mêmes idées qui gouvernaient le Consulat. C’était la pente générale des lettres ; elles prenaient leur revanche contre l’anarchie, en proclamant en littérature les anciennes formes, en politique les anciens temps ; si bien que Lemercier se vit un jour débordé par le public et par Napoléon. L’un se soulevait contre Christophe Colomb, par scrutin pour l’unité de lieu ; l’autre rétablissait, pour s’y asseoir, le trône de Louis XIV et de Charlemagne. Depuis longtemps, ce trône apparaissait à Lemercier, dans les effusions inquiètes de la Malmaison et de Saint-Cloud, comme une barrière fatale C’était la première fois qu’une amitié allait se briser à un semblable écueil.
Lemercier, qui était un homme de 1789, et qui l’est resté toujours, avait, en fait de monarchie aussi bien qu’en fait de liberté, des idées inconciliables avec l’Empire. Il acceptait, comme une trêve heureuse, la suprême magistrature de son égal. Il n’acceptait pas sa royauté. Il n’y croyait pas. Le sacre même de la religion et celui de la victoire ne lui imposaient point. Comme il était sans ambition et sans peur, rien ne trompait son bon sens. On ne sait pas combien le désintéressement rend facile de lire dans l’avenir ! Il y lisait. C’est dans toute la sérénité de son jugement, aussi bien que de son courage, qu’il disait à Napoléon, maître du monde, ce magnifique mot : J’attends !
Sans doute, Monsieur, la France alors offrait un grand spectacle. Elle remplissait le monde, et un homme la remplissait. Mais Lemercier se demandait si ce n’était pas une fausse et périlleuse grandeur, que celle où un homme absorbe en lui toutes les forces de quarante millions d’hommes, où il resplendit de toutes les richesses de l’Empire. Il pensait que la gloire, faite de tels matériaux, est prise sur la dignité des peuples, et contient dans la même mesure l’éclat et la fragilité. Vous avez redressé le colosse au milieu de nous. Vous l’avez revêtu de toutes ses pompes. Vous nous l’avez montré, dans toute la magie de ses défaites de peuples, de ses créations de rois, de ses constitutions de fiefs guerriers. Lemercier se demandait quelle était la condition de ce régime : le silence partout ; le succès toujours ! Vienne l’heure où la fortune fatiguée refusera le succès à un bout de l’Europe : tout chancellera. Les nations que Napoléon a vaincues se lèveront en armes. Les rois, qu’il a faits, ceux même de sa famille peut-être, déserteront, avant de tomber. Les dynasties, dont ses décrets ont affirmé la chute, lui donneront le démenti de leur restauration, du vivant de son pouvoir. De toutes parts, enfin, apparaîtront ces plaies cachées que Lemercier signalait déjà dans l’entretien historique de Saint-Cloud : la colère courant dans les veines de peuple à peuple ; la conquête du monde aboutissant à l’invasion, le pouvoir absolu à la solitude ; la France reculant, pour prix de tous ses sacrifices, du Rhin où Napoléon l’avait prise, jusqu’à ces vieilles frontières, que la Révolution avait laissées si loin derrière ses victoires !
Lemercier soutint sans plainte et sans faste l’inimitié du chef de l’Empire. Ses vertus étaient simples, parce qu’elles lui ne lui coûtaient pas. Mais quelle misère que, Napoléon devenu maître du monde, Lemercier voie toutes les amertumes empoisonner sa vie ; qu’incrédule envers l’empereur, il doive marcher de revers en revers, comme 1’empereur de triomphes en triomphes ; qu’il finisse par être attaqué jusque dans les débris de sa fortune ! Il fut réduit un moment à vivre avec dix-sept sous par jour, et ses amis même l’ignorèrent : il était de ces hommes qu’on croit toujours riches, parce qu’ils sont dignes. Interdit du théâtre, il s’était jeté dans les sciences et avait composé l’Atlantiade ; pauvre, il monta dans la chaire de 1’Athénée ; il dota les lettres françaises de ce Cours de littérature, qui est un des plus beaux monuments que la science de l’antiquité ait élevés parmi nous.
Disons la vérité. Il y a une habitude matérialiste de nos idées et de notre langage qui consiste à mesurer la grandeur des gouvernements à la grandeur du silence qu’ils ont fait autour d’eux. Nous les admirons, à notre propre insu, de n’avoir rien supporté, c’est-à-dire, d’avoir eu peur de tout. La Convention abat les dissidents sous la hache. L’Empire, qui a une puissance et une majesté réelles, se contente, sauf un jour, à les enchaîner. Combien j’aime mieux la condition actuelle des pouvoirs, qui a été de faire un pas de plus, de gouverner dans le combat et par le combat même. Je la préfère pour eux, je la préfère pour mon pays. Sachons proclamer qu’il y a là une plus réelle grandeur. Et celle-là n’est prise sur personne ; elle est le bien et l’honneur de tout le monde.
Ces sentiments étaient ceux de Lemercier ; les luttes dans lesquelles il s’engagea, du temps des libertés de la Restauration et des nôtres, contre les oppresseurs de la Grèce, contre les factions de la république des lettres, contre les censures théâtrales et politiques, ne désarmèrent aucun de ses souvenirs de la terreur, aucun de ses souvenirs de l’Empire. Comme ses inimitiés tenaient à des principes et non à des intérêts, il n’était pas de ces esprits que la lutte présente réconcilie avec les haines passées. Dans le feu des journées de 1830, et depuis, avec ses mœurs et son âme républicaines, il écrivait passionnément contre les commémorations de la République. Plus tard, quand la nouvelle se répandit qu’un prince de France s’apprêtait à faire voile vers Sainte-Hélène pour délivrer Napoléon captif et rendre les cendres impériales au sol français, son cœur d’homme et d’ami put s’émouvoir. Son âme de citoyen resta inflexible. L’Académie garde le souvenir de ce jour où elle entendit une proposition de mettre au concours l’Éloge du grand homme. Aussitôt Lemercier de protester de toutes les forces de son âme et de sa parole. Il protesta au nom de la patrie mutilée dans sa liberté, mutilée dans son territoire et sa grandeur. Assurément, ce n’est point là le jugement de l’histoire : car il est incomplet. C’était oublier les travaux du législateur, quand la France en subsiste depuis quarante ans. C’était oublier les victoires du héros, si grandes qu’elles effacent les revers. Mais, dans les temps superficiels et changeants comme les nôtres, honorons cette rare fidélité à soi-même, cette constance immuable ; et, si nous nous rappelons l’universelle commotion excitée par le retour des cendres impériales, nous admirerons par dessus tout en Lemercier un don plus rare encore que la constance, don précieux qui éviterait à 1’homme public bien des fautes, parfois bien des remords : c’est le courage contre le tyrannique monologue d’une opinion dominante. Cette séance que je rappelle nous est chère et mémorable, Monsieur. C’est la dernière où nous ayons vu au milieu de nous l’écrivain illustre, le confrère affectueux et sûr, l’honnête homme qui se faisait aimer de près, comme, à toutes les distances, il se faisait estimer. Deux jours après, cette vie exubérante, qui, dans un corps incomplet, avait conservé, jusqu’à soixante-douze ans, la jeunesse de l’imagination, du cœur, du talent, s’épuisa tout à coup. Lemercier devait mourir comme il avait vécu. Sa mort ressembla à une protestation.
Mais, j’ai besoin de le dire, et cela m’appartient : s’il protesta beaucoup, ce fut en ayant de son côté, trop souvent, la justice et la vérité. L’opposition, chez lui, ne fut ni un caprice de son caractère, ni une maladie de son âme. Il n’était point de ces naturels chagrins qui sont mécontents de tout, vice où se cache un secret mécontentement de soi-même. C’était un esprit sérieux, exact, bienveillant ; loin de quereller le fleuve sur sa source, l’arbre sur sa racine, il avait accueilli avec confiance quatre grands gouvernements à leur naissance : la révolution de 89, le consulat, la restauration, le gouvernement de 1830. Il était facile sur les programmes, difficile sur l’exécution, et comment nier que l’exécution n’ait plus d’une fois trompé sa légitime attente ? Du reste, il est vrai que, rigide et absolu comme il 1’était, il subissait les inconvénients inévitables de l’éloignement des affaires : les idées théoriques, la connaissance incomplète des faits, les jugements injustes par zèle pour la justice. Mais on peut lire ses nombreux écrits : on y verra invariablement les principes auxquels, jeune, il avait voué sa vie, invariablement le blâme de ce qu’il avait une fois blâmé. Il a pu penser, un jour donné, de plusieurs de nos gouvernements, qu’ils n’allaient pas, ou n’allaient plus à la taille de la France. Il n’a jamais voulu pour elle la mode de l’an passé. On l’a vu quelquefois en avant de son temps ; en arrière, jamais.
Parlerai-je de votre jugement sur ses travaux, Monsieur ? Vous pouvez exprimer toute votre pensée, même sans recourir à des comparaisons auxquelles il ne prétendait pas, et que nous n’avons garde d’exiger pour lui. Vos précautions conservatoires dans l’intérêt de l’art ne nous ont frappés que sous un rapport : nous craignons de vous trouver plus sévère que nous.
Sans doute, pourquoi le nier ? les dernières productions de Lemercier ne sont pas toujours empreintes de la grâce facile qui distingue, comme disent les peintres, sa première manière. Sa diction semble moins libre qu’aux époques où sa pensée ne l’était pas. Son style ferait croire que son esprit était comme son caractère, plus à son aise dans l’angoisse et le péril. Il y a de ces natures élevées et fortes qui trouvent la sérénité dans la tempête. Mais à cela près, quelle admirable fidélité, pendant près de soixante ans de travaux, aux intérêts de l’art, aux principes du goût et à ses lois ! Accuserez-vous ses spirituelles comédies, Pinto ou Christophe Colomb, suspectes au parterre du temps, au sujet de l’une des unités ? Lui-même a laissé voir, dans une de ses ingénieuses préfaces, que ce genre nouveau de la comédie historique qu’il voulait introduire, enfant d’un pari de sa jeunesse, ne laissait pas que d’éveiller quelque alarme dans sa conscience littéraire. Et ce n’était pas de ses propres témérités qu’elle était troublée : il craignait d’en avoir provoqué de plus grandes.
Vos réserves s’appliqueraient-elles à sa célèbre tentative de l’Atlantiade, à cette curieuse épopée qui avait la nature pour héros, la science pour merveilleux, où le poëte a tout imaginé, l’action, le théâtre, et les dieux ? Il y a, dans cette fantaisie extraordinaire d’un esprit original et profond, un côté sérieux qui mérite que notre pensée s’y arrête. Lemercier voyait toute machine épique détruite, avec toute foi religieuse, par les dévastations de la philosophie et de son chef,
De l’incrédulité fanatique sectaire (Lemercier, Poëme d’Homère).
Ne concevant pas, enfant qu’il était lui-même du XVIIIe siècle, qu’on pût proposer au nôtre de revenir au merveilleux du Dante, de Milton, du Tasse , du Camoëns, il imagine de fabriquer cet instrument, qui faisait un aussi grand vide dans la poésie que dans la conscience humaine ; pour y réussir, il remonte hardiment à la Théogonie d’Hésiode, il démêle, dans ses formes mythologiques, les éléments de la science orientale, et se met à bâtir sur le même modèle. Étrange faiblesse de cet esprit intrépide, qui ne vit pas que l’Olympe d’Homère était réel et vivant, qu’il comprenait, sous ses formes diverses, la vérité, la providence, ce que l’homme en savait ! Qu’était, au contraire, l’Olympe scientifique de Lemercier ? Un aveu de notre solitude, quand nous avons fait le ciel désert ; de notre épouvante, quand nous nous en apercevons ; de notre impuissance, quand nous voulons le remplir. Dans la fable grecque, Deucalion remue des pierres et fait des hommes ; Lemercier s’y prenait de la même manière pour faire des dieux : il échoua.
Applaudissez-vous, Monsieur, d’être venu à une époque où le problème qui tourmenta cette noble intelligence était résolu. Les incertitudes de la raison et de la conscience avaient cessé : l’esprit humain était revenu, comme l’enfant prodigue, s’asseoir à la table paternelle. La France avait suivi la pente des restaurations impériales jusqu’aux anciennes croyances et jusqu’aux anciennes races, espérant se reposer, avec toutes ses conquêtes, à l’ombre de jeunes et royales libertés. À vos débuts, vous trouviez, coulant à pleins bords, les trois sources de toute poésie, la liberté, la foi, la tradition. Aussi, dès le premier jour de ce régime, trois jeunes hommes parurent, de ces hommes qu’une même génération a rarement réunis, le chantre des Messéniennes, celui des Méditations, et vous, Monsieur : l’un qui disait les douleurs du patriotisme vaincu : l’autre, les malaises sublimes de 1’imagination et de la conscience libres ; le troisième, c’était vous, les souvenirs et les vœux de la France monarchique et religieuse : admirable littérature, qui se montrait tout ensemble antique par le goût, française par le cœur, chrétienne par le sentiment et la pensée ! C’est l’honneur de la Restauration de vous avoir produits tous trois, c’est l’honneur de nos institutions de vous avoir tous trois conquis.
Que vos chants étaient nobles et purs ! En les relisant, on s’étonne que, si jeune, il vous ait été donné d’unir la fermeté de la pensée à la simplicité de la diction, d’animer la strophe majestueuse de l’ode des émotions politiques ou des sentiments intimes qui occupaient votre âme, en parlant, comme la langue naturelle de votre esprit, la meilleure langue poétique de nos deux grands siècles littéraires. Le poëte lyrique semble un être choisi, dans cette noble famille de penseurs inspirés, que nous nommons les poëtes. Pour les modernes, qui ne la chantent pas, l’ode doit être un chant encore. Il faut qu’elle en ait à la fois le mouvement et la régularité. On exige d’elle plus d’essor dans des chaînes de plus ; plus d’émotion et plus d’enthousiasme avec plus de souplesse pour échapper à plus d’entraves. Aussi ne se rencontre-t-il qu’un ou deux poëtes lyriques par littérature. Il y faut le cœur qui sent, l’âme qui veut, les événements qui inspirent, les temps qui permettent ou qui conseillent. Le poëte a besoin de se sentir en communication avec ses contemporains. Ce ne sont pas ses passions solitaires qu’il exprime, ce sont les leurs. Il porte en soi leurs convictions, leurs croyances ; et, ensuite, vient ce don d’en haut, cette langue de feu qui descend sur le front des rares élus du ciel. Tout cela, vous l’aviez. La France, qui était loin de répondre tout entière à votre voix, reconnut en vous le poëte lyrique. Et, dans tout ce que vous avez publié depuis, les Feuilles d’automne, les Voix intérieures, les Chants du crépuscule, les Orientales, votre dernier Recueil, vous avez prouvé que, quand il vous plaît, vous pouvez le redevenir.
Vous étiez destiné, dans vos opinions et vos travaux, à des vicissitudes qu’explique le double génie qui veilla sur votre enfance. Fils d’une mère vendéenne et d’un soldat glorieux de l’Empire, élevé dans les croyances maternelles en même temps que dans les agitations de la vie militaire, parmi les noirs rochers de l’île d’Elbe, les scènes sauvages de la Calabre, le drame terrible de l’insurrection espagnole, il y eut deux esprits et deux directions en vous. Votre illustre père avait dit : « L’enfant a les opinions de sa mère, l’homme aura celles de son père. » La prédiction s’accomplit rapidement. Des anciennes gloires, vous en vîntes à chanter et à défendre les nouvelles ; celles-ci vous donnèrent à la liberté.
C’est en présence de la Restauration, je me hâte de l’ajouter, que ce changement s’accomplit en vous. Mais vous avez eu bien raison, depuis, en opposant vous-même, dans un de vos livres, au Jacobite de 1820, le Révolutionnaire de 1830, de ne désavouer rien de ce que vous avait dicté la première influence qui vous domina. Elle fut bonne à votre gloire. On sent partout, dans la forme, l’empreinte de vos récentes études grecques et latines ; partout, dans l’inspiration, le souffle d’une mère. En remontant le cours de vos écrits, on dirait de ces eaux vives et abondantes qu’on trouve toujours plus pures et plus limpides, à mesure qu’on approche de leur source. Le temps, lorsqu’il vous entraîna, sembla remuer dans le torrent toute la sombre et orageuse part des impressions de votre enfance. Plusieurs ouvrages, à effets terribles, en sortirent. À cette époque, tout parut changer en vous, non-seulement les opinions, mais les croyances, les formes, les modèles. Ce second période de votre carrière littéraire eut pour modèle le moyen âge, pour forme le drame ; il a semblé quelquefois avoir pour croyance le terrible mot inscrit sur le frontispice de Notre-Dame de Paris.
Par une dispensation heureuse et singulière, tandis que, dans la politique, vous vous élanciez en avant avec l’ardeur de votre âge et du temps, vous vous attachiez, dans vos études, au passé de la France, avec une croissante admiration. Une observation curieuse, attentive, passionnée, vous faisait découvrir, dans le trésor de nos traditions, des merveilles oubliées ou méconnues. Le moyen âge, grâce à vous, n’a jamais été si populaire que depuis 1830. Sa littérature, sa langue, ses arts, vous frappaient à un égal degré. On ne saurait nier que votre langue si riche, que votre pensée si féconde, n’aient puisé à cette source des forces de plus. Vous avez, d’un autre côté, rendu un service dont les lettres aiment à vous remercier, en leur nom et au nom des arts. Vous avez remis en honneur nos vieux monuments. Personne n’a, plus que vous, instruit nos générations à comprendre et à respecter ces pages séculaires de la vie des nations. En cela, vous avez fait école glorieusement. C’était le temps où vous preniez le nom de révolutionnaire. Erreur, Monsieur : vous recommandiez le respect du passé. Vous étiez séparé par un abîme de la cause à laquelle vous pensiez appartenir.
C’est parmi toutes ces préoccupations que vous avez abordé le drame. Vous avez revêtu ses deux formes principales, le roman et le théâtre. Votre théâtre, remarquable à beaucoup de titres, et notamment par une rare puissance d’effets dramatiques, est encore trop récent, et, si on peut parler ainsi, trop contemporain, pour être jugé sous le regard des principes littéraires, des règles, du style, de tout ce qui a été si vivement controversé pendant quelques années. Ce que je puis proclamer, c’est que personne n’a défini mieux que vous, dans vos discours préliminaires, la mission de cette éloquente prédication par la parole et par l’action, qu’on appelle l’art scénique, ou (pour employer un mot, au fait, plus français) l’art théâtral. Vous avez écrit cette belle maxime, que le poëte a charge d’âmes. Vous avez condamné hautement cette tragédie philosophique, qui bat en brèche une société, dont les ruines l’enterreront. Vous avez prescrit à l’art de chercher non-seulement le beau, mais le bien, et vous venez de professer de nouveau ces maximes. On ne pouvait placer le but plus haut. Pour l’atteindre, on vous a vu, plusieurs fois, transporter sur la scène ce respect pour la vieillesse, cette sollicitude pour la femme, cette pitié pour le faible et le déshérité, qui sont tout ensemble de nobles sentiments du cœur et des ressorts puissants de l’art. Mais n’avez-vous pas uniformément procédé sous l’empire d’une pensée ingénieuse, nouvelle, périlleuse ? Jusqu’à ce jour, le poëte avait paru concevoir ses personnages comme des types d’un sentiment ou d’une idée formels ; le caractère qu’il leur avait donné, était un et simple. Il retraçait en eux une passion dominante, qui les distingue, qui efface tout le reste. Sans doute, ce n’était point la vérité positive, celle du monde réel. Dans le monde, les oppositions sont fréquentes. La vertu n’exclut pas une part des imperfections humaines ; le crime n’est pas inaccessible à quelques-uns des sentiments intimes de l’homme ; la grandeur s’est vue, jointe aux bassesses de l’âme ; avec la bassesse des situations, se rencontre la dignité du caractère ou même l’élévation de l’esprit. C’est cette vérité pratique dont vous avez fait votre machine dramatique. Vous avez cherché, vous avez trouvé des émotions profondes dans ces contrastes, dans ces accouplements du bien et du mal, naturels et inattendus ; possibles, mais redoutables. Un péril, en effet, que vous n’aviez pas prévu, c’était que l’auditoire continuât à voir des types, malgré vous-même, quand vous présentiez des accidents ; qu’il généralisât les caractères développés devant lui, de sorte que la grandeur resterait flétrie dans sa pensée, la vertu amoindrie, le bien et le mal confondus. Ainsi, la société, que vous entendez instruire et défendre, serait sapée par l’instrument de ses plus nobles plaisirs. Et dès lors, un esprit caché au vrai comme le vôtre, ne serait-il pas amené à conclure qu’il y a quelque part une loi essentielle du théâtre, qui donnerait raison à la vérité de convention contre la vérité matérielle, raison à vos devanciers illustres contre vous ?
Notre-Dame de Paris marque le point culminant de cette carrière nouvelle que je signale. Il est une louange après laquelle toute autre est superflue. C’est le succès, un succès universel et populaire de dix années. Dire qu’il a fallu le plus rare talent de peindre et de raconter, pour intéresser puissamment à un tableau empreint de tant de tristesses ; admirer la connaissance minutieuse de l’époque, la fidélité inépuisable des mœurs et du langage ; remarquer dans le style cette souplesse vigoureuse qui se relève et s’abaisse, descendant, quand il vous plait, jusqu’au ton des régions les plus grossières d’un ordre social si grossier encore ; célébrer cette intelligence profonde des intérêts et des passions qui fait du romancier un philosophe, comme l’action peut en faire un poëte épique, ce seraient là des éloges qui se sont, en quelque sorte, usés sur Notre-Dame de Paris, et qu’à bon droit vous trouveriez vulgaires.
J’aime mieux signaler une belle action dans un beau livre. Tandis que les flots soulevés de la multitude battaient en ruine nos basiliques, vous avez eu cette gloire de protester pour leur défense, en poëte et en penseur : vous avez concouru à arrêter à leurs pieds le mouvement qui entraînait les esprits. Il faut vous en savoir gré, d’autant plus qu’on croit sentir dans toute votre composition quelque chose des orages populaires qui grondaient alors. Vous prenez parti pour un grand monument de la main des hommes ; vous faites peur pour la société, ce vieux monument de la main de Dieu. Quel peuple que celui de la Cour des miracles ! quelle jeunesse que Jehan et ses pareils ! quelle bourgeoisie que Gringoire ! quelle magistrature que Barbedienne ! quelle noblesse que Châteaupers ! quel clergé que Frollo ! quel roi que celui qui régnait ! Ailleurs, vous tirez de l’association des vertus et des vices vos effets les plus terribles. Ici, l’effet terrible jaillit du problème philosophique que vous vous étes proposé : la solitude de chacune des facultés humaines, et le spectacle d’une imagination de femme ayant son choix à faire, quand vous avez donné, à celui-ci, la volonté ; à celui-là, le cœur ; à un autre, l’esprit ; à un autre, la beauté ; du reste, rien : Phœbus, sans pensée ni sentiment ; Frollo, sans cœur et sans foi ; Gringoire, sans conscience et sans courage ; Quasimodo, monstre idéal, bête fauve qui sait aimer ! Vous vous jouez avec un art incomparable de tous ces ressorts exorbitants et incomplets. Mais où est l’homme dans tout cela ? Ne dirait-on point un cercle du Dante, un désert peuplé de fantômes humains ? Restent les deux objets de votre prédilection et de la nôtre : la Esméralda, ravissante enfant de votre imagination, qui seule ferait vivre l’ouvrage ; et cette vieille cathédrale, aïeule vénérable de tous nos monuments, à qui vous avez restitué avec amour toutes les magnificences dont l’orna la foi de nos pères Cependant, la Esméralda ne serait-elle pas aussi une forme, un caprice, un songe, l’ombre gracieuse d’une femme, rien de semblable en réalité à la compagne et à l’inspiratrice de l’homme, aux deux femmes que vos odes reconnaissantes nous ont fait aimer ? Entre la passion, l’esprit, le dévouement et la beauté, c’est la beauté inerte et vide qu’elle choisit. Elle ne comprend rien de tout le reste. Elle ne comprend rien de tout le reste. Elle ne répond qu’au casque et aux éperons d’or. J’en appelle à toutes les femmes qui m’entendent : évidemment, dans votre pensée, comme Ondine, cette création philosophique et charmante, Esméralda, est sans âme. La cathédrale, de son côté, est sans Dieu ! L’art, sous ses ogives superbes, se montre, se déploie avec richesse et majesté partout ; la Divinité, la religion, n’y apparaissent nulle part, à moins que ce ne soit une fois, dans les prières sacriléges, dans les cantiques homicides de Frollo. Et sur tout cela plane, répétée d’incident en incident, de catastrophe en catastrophe, la sombre devise, la douloureuse ironie du commencement et de la fin de votre livre, ce terrible cri : Anagch , la fatalité, c’est-à-dire pour providence de ce désert : le néant !
Était-ce une énigme dont vous seriez venu nous donner le mot tout à l’heure, en proclamant la prééminence de notre époque sur les siècles écoulés, et n’aviez-vous que l’utile pensée de mener à cette constante conclusion tous les esprits, par le tableau de temps grossiers, où, comme la liberté, comme la justice, comme la dignité humaine, la Providence semble absente du sein des sociétés ? Ou bien simplement, ne serait-ce pas un de ces orages qui passent sur l’âme du jeune homme, dévastant ses pensées premières, ses hautes croyances, tout ce qui lui est venu de la culture maternelle, jusqu’au jour où, l’orage passé, rendu à lui-même, il sentira se relever dans son cœur toutes ces généreuses convictions qui avaient fléchi, mais qui n’étaient pas déracinées ?
Je me persuade en effet, Monsieur, que vous êtes parvenu à un troisième période de votre talent et de votre destinée. Le discours que nous venons d’entendre m’en paraît l’heureux et brillant programme. Vous dites le Seigneur, comme aux jours de votre enfance, et par là vous entendez sûrement une loi morale, qui soutienne la raison de l’homme pour prononcer hardiment sur le bien et le mal, pour choisir entre les gouvernements, entre les systèmes, entre les causes. Vous voulez des ancres, et vous les demandez aux plus vénérables souvenirs. Vous tracez, du poëte et de sa mission, un tableau qui rendrait Platon confus de l’avoir banni de sa République.
Ici, Monsieur, au sein de cette compagnie exclusivement littéraire, vous ne pourrez rien de plus, que nous seconder dans notre séculaire devoir de défendre le style et la langue, qui vous préoccupent à juste titre. Mais, vous l’avez indiqué : ce sont là aussi des intérêts positifs pour la France. Elle a reçu, de l’épée des conquérants, des domaines que reprend un caprice de la fortune. De sa langue et de sa littérature, elle a reçu l’empire. Et, si elle le possède, est-ce, comme vous semblez le croire, parce que trois grands hommes qu’elle honore et qu’elle regrette, lord Byron, Walter Scott, Goëthe, sont morts ? Ne serait-ce pas bien plutôt parce que Corneille, Racine, Lafontaine, Molière, Pascal, Bossuet ont vécu ?
Certes, honneur à la génération présente, surtout quand elle se sera pénétrée des maximes que vous venez de nous faire entendre, et, puisse cette enceinte s’ouvrir à tous ceux qui compléteront la dignité du talent par la dignité de leur vie ! Mais, avant tout, honneur et reconnaissance aux générations passées ! Si on lit notre jeune littérature, comme vous le dites, Monsieur, jusqu’aux bornes du monde civilisé, à qui le doit-elle, sinon à ses devanciers ? Ce n’est pas elle qui a conquis cet immense auditoire. Elle l’a trouvé tout fait. Nous sommes aujourd’hui comme des enfants de famille, qui n’avons qu’à soutenir la fortune paternelle. Dieu veuille nous faire de plus en plus comprendre que nous la conserverons uniquement comme nos pères l’ont acquise, par la correction, par la règle, par l’esprit d’ordre en fait d’art et goût ! Tout se tient chez les nations : les grandeurs, les décadences, s’enchaînent. Quand le goût dépérit, c’est que la sève qui fait les grands empires s’épuise. Les États sont comme ces arbres dont vous avez parlé. Si la mort se met dans les branches, elle est au cœur.
Heureusement, dans notre France, la vie est partout. Un sang nouveau circule avec des institutions plus jeunes, plus libres ; et, cette fois, le génie national joint la mesure à la force. Nous l’avons vu, dans ces dernières années, livré à lui-même, résister à sa littérature et la contenir, comme il a contenu, comme il a surmonté tous les excès. Aussi avons-nous, ainsi que vous, une foi sincère dans l’avenir. Quand on regarde la route à ses pieds, on y trouve des aspérités partout ; quand on regarde en avant, on la voit se dérouler plane et sûre. Nous avons en main tous les leviers : dans la nation, l’égalité civile ; dans les lois, la discussion ; dans les pouvoirs, le concours ouvert entre tous les talents ; sur le trône, l’amour des arts ; le respect des lettres, sur ses degrés ; dans la société, plus de croyances avec plus de lumières ; enfin, une paix industrieuse et féconde qu’animent, sans la troubler, comme pour complaire à l’esprit français, les bruits de la guerre africaine, nous apportant les exploits des princes et des soldats. Il ne faut à la France que de bons principes et de bons exemples. Vous nous aiderez, Monsieur, à les donner.