Discours de réception du comte de Salvandy

Le 21 avril 1836

Narcisse-Achille de SALVANDY

M. DE SALVANDY, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. PARSEVAL-GRANDMAISON, y est venu prendre séance le jeudi 21 avril 1836, et a prononcé le discours qui suit :

   

Messieurs,

C’est une vieille alliance que celle des lettres et de la politique chez les nations libres. Ministres de la Providence, ces deux puissances, par lesquelles l’homme gouverne l’homme, se partagent l’empire de ce monde. Les lettres représentent l’intelligence humaine ; elles sont la parole des peuples ; elles s’élèvent, à côté de tous les pouvoirs comme des comices indépendants, voués sans repos au triomphe de la justice et de la vérité ; car, c’est leur glorieuse condition de faire vibrer toujours les cordes élevées du cœur et de l’esprit de l’homme, d’invoquer partout l’humanité, le droit, le progrès, la liberté ces choses si grandes et si saintes qu’on peut bien, quand on agit dans l’ombre et le silence, les trahir ; qu’on ne peut jamais, quand on parle devant les hommes, les renier ! Aussi, est-ce l’honneur des gouvernements libres de consacrer l’union des deux puissances, d’appeler hautement à l’empire les guides intellectuels de l’humanité. Et, ce qui me frappe d’abord, au moment où je m’incline devant ce sénat littéraire, monument respecté de l’ancienne monarchie, c’est de le voir constitué de tous temps selon les lois présentes de la France. J’y contemple, de tous côtés unies, les deux races d’élite des hommes qui éclairent mon pays, et de ceux qui le gouvernent. Au-dessus de vous, Messieurs, planent, comme les génies mêmes de cet empire, les images de tous les grands hommes qui ont brillé, depuis deux cents ans, à la tête de la patrie, dans tous les sentiers de la gloire : phalange immortelle de chefs de l’État ou de princes de la littérature, qu’aucune autre nation n’a égalée, qu’aucune autre enceinte n’a réunie. Et aujourd’hui, Messieurs, quand un homme de lettres vous a été ravi, qui cultiva, cinquante ans, la poésie et les arts, sur le champ de bataille de nos révolutions, avec le calme studieux de l’ancien régime, étranger aux luttes de la politique, mais non à ses dévouements et à ses périls, à qui déférez-vous son pacifique héritage ? Soldat obscur, mais fidèle, de mon pays, dès vingt ans, ce sont des armes, et non pas des succès, que j’ai demandées aux lettres, ces gardiennes antiques du bon et du juste ; aux lettres, ces patronnes naturelles de quiconque, dans un État libre, veut prendre part aux affaires publiques et ne rien devoir qu’à soi. Trois fléaux, l’étranger, les réactions, l’anarchie, ont menacé tour à tour nos destinées : je les ai combattus tous trois. C’est là ce dont vous m’avez tenu compte ! Pouvant rechercher l’éclat des travaux, vous avez voulu honorer la dignité du but et de la carrière. Vous avez eu raison, Messieurs ; vous avez considéré avant tout et l’esprit de notre gouvernement, et le principe véritable de votre institution. Cette compagnie est fille de la politique ; la politique qui l’enfanta est celle-là même qui, de nos jours, a renouvelé le monde, mais qui était plus vieille que nos orages, qui naquit du long travail des siècles, dont la fortune a eu pour instruments tous les régimes, et que, du milieu de tant de tourmentes surmontées à peine, je salue, sans hésiter, des noms les plus grands la civilisation, la liberté.

L’Académie française doit à son fondateur une louange qui sera nouvelle dans cette enceinte : c’est qu’en constituant les lettres, en leur donnant une place entre les pouvoirs, le grand cardinal mesurait leur carrière avec la prescience du génie, mais y attachait un œil de circonspection autant que d’amour, et cherchait dans l’institution royale moins des encouragements que des barrières. Les écrivains formaient alors, dans le monde politique, une sorte de milice auxiliaire quel se disputaient les sectes, les partis, les couronnes : on ne comptait d’hommes d’État éminents que ceux qui, comme Richelieu lui-même, faisaient de la polémique de la même main qui régissait l’empire. Richelieu, qui se glorifiait d’avoir abattu les factions religieuses, la politique espagnole, et le gouvernement féodal, tout l’ancien régime de la France et du monde ; Richelieu, de qui le bras terrible tenait les têtes royales elles-mêmes courbées sous un principe nouveau, l’égalité de tous les Français devant la royauté, révolutionnaire superbe, entendait arrêter son pays et son temps à la monarchie absolue. Et quand, après Chalais, Montmorency venait de tomber sous le niveau sanglant, que les Guise, la reine mère, le frère du roi avaient fui à l’étranger, que le parlement enfin pliait, il apprend que, depuis l’année 163o, se rassemblaient secrètement, chez un jeune prosélyte du parti foudroyé dans la Rochelle, chez Conrard, des hommes de lettres connus pour appartenir à tous ses ennemis vaincus : Faret, aux Lorraine ; Maynard, à Bassompierre ; Baudoin, au prince de Conti ; Baro, à la duchesse de Chevreuse ; Duchâtelet, aux Montmorency, comme Voiture et Vaugelas, plus célèbres, appartenaient au duc d’Orléans. Richelieu avait frappé les maîtres sans merci et sans peur : il s’arrête devant les serviteurs, éloquents, populaires, et représentant, plus qu’ils ne le savaient eux-mêmes, un génie nouveau des sociétés et des forces nouvelles. Dissoudra-t-il ces naissantes assises de l’esprit français ? Non ! il les complétera. Il y fera siéger et toutes les opinions, et tous les talents. Il y introduira surtout les représentants de sa politique. Et il commence par se proposer lui-même. Hardiment refusé, il négocie. Vaincu dans les négociations, il annonce la distinction importune de lettres patentes du roi. Alors les doctes amis de prendre l’épouvante. Ils luttent une année entière contre l’honneur qui les menace ; et, vaincus à leur tour, ne se rendent qu’en stipulant l’adoption du nom national que vous portez et la rédaction libre de leurs statuts. Vainement le cardinal propose des amendements au code qui sort de leurs vives discussions. Ils n’ouvrent leurs rangs aux ministres, aux conseillers d’État, aux ambassadeurs, aux avocats généraux qui avaient brillé dans la défense des grandes maximes du cabinet, que lorsque leur charte indépendante est inaugurée enfin. Charte mémorable, Messieurs ! Le cardinal, qui obligea le parlement de l’accepter, ne l’accepta point lui-même ; jamais il ne parut au sein de la compagnie où Christine venait s’asseoir du fond du Nord ; et il laissa le parlement littéraire sans foyers, errant, obligé de chercher asile à tour de rôle sous l’humble toit de ses membres, jusqu’à ce que vint Louis XIV, qui, voulant traiter royalement les lettres, recueillit leurs représentants dans son Louvre. Vos législateurs, Messieurs, en constituant la république des lettres, avaient tracé dans son code des mots qui ne figuraient pas encore dans le dictionnaire des nations, et qui furent écrits, là, en termes formels, pour la première fois parmi les hommes. Quand le cardinal poursuivait l’abaissement des supériorités, filles du temps, la compagnie déclare leur déchéance devant les supériorités, filles du génie. Non contente d’abolir dans son sein toutes les distinctions du rang et de la naissance, elle fonde son propre gouvernement sur une foule de maximes destinées bientôt à une plus grande fortune. Elle proclame pour principe l’égalité, pour règle l’élection, pour condition le talent, pour garantie la publicité, pour attribut la parole. C’est tout le symbole des nations depuis cinquante ans.

C’était, depuis trois mille ans, le symbole des lettres ! Le jour où elles viennent, des sanctuaires de l’Asie, s’asseoir au foyer des races européennes, sous le ciel heureux de la Grèce, la liberté se lève sur le monde L’esprit revendique le gouvernement des peuples. L’élection consacre ce maître nouveau : la tribune est son trône ; la parole, son glaive ; les lettres, son armée ; les lettres, parole écrite, parole voyageuse et impérissable qui arrive à tous les lieux et à tous les siècles ! Chefs nécessaires des partis aux prises, l’écrivain et l’orateur sont les princes des cités. À ce double soleil de la civilisation et de la liberté unies, un coin de terre, pressé entre le Nord barbare et l’Orient esclave, resplendit de clartés immortelles !

Pourtant, ce n’était là qu’une ébauche sublime. À la littérature des anciens manquaient une foi et une mission communes ; à leur politique, l’amour et le respect des hommes ; à leur liberté, la justice. La main de Dieu tient tous ces trésors en réserve dans les catacombes où Rome, gorgée de fausses richesses et lasse de domination, lasse de servitude, les ira chercher. Quand ses légions ont partout abattu cette dure liberté qui siégeait sur la place publique et s’appuyait à l’esclavage ; qu’elle-même, dans l’impuissance de gouverner le monde du milieu des orages du forum, a remis sa fortune à la garde de la tyrannie, et que les rostres sanglants se taisent à leur tour pour jamais, croirons-nous que la parole, croirons-nous que la liberté soient retirées à l’univers ? Non ! La tribune abattue se relève dans les entrailles de la terre. Une race nouvelle d’orateurs y grandit. La république romaine, que le monde croit morte, revit là, vraiment éternelle. Elle abjure et la politique violente, et la littérature esclave du mont Palatin. Un livre venu de l’Orient lui a découvert une politique qui bénit les hommes, et une littérature qui les élève. Échos retentissants de toutes deux, les tonnerres de ce forum ignoré roulent comme ceux des volcans, sous l’empire, et l’ébranlent dans ses fondements. Ils annoncent aux maîtres du, monde que nous sommes tous enfants d’un même limon, sujets de la même loi, justiciables du même tribunal, famille universelle dont le père est aux cieux ! C’était la bonne nouvelle du genre humain. En son nom, une intrépide milice de poëtes, d’historiens, de philosophes, admirables génies, assujettissent les provinces, Rome et les Césars. Désormais il y a une tribune par village, une tribune par clan des barbares. Les conciles, ces chambres de l’univers chrétien, enseignent aux nations la science que les Romains n’ont pas eue, d’accorder la liberté avec la grandeur. Nue et désarmée, la chaire apostolique domine et les trônes d’or qui tombent, et les trônes de fer qui s’élèvent. La parole fait sa force ; l’élection, son titre ; l’égalité, sa vertu. L’égalité règne sous la tiare, assise au sommet du monde féodal : c’était l’étendard des temps à venir, planant à l’avance sur la terre ! Initiés an savoir par l’Église, c’est par lui que le fils du pâtre et du charpentier montent, d’honneurs en honneurs, à la suprême magistrature de Rome et du monde. Les Gerbert, les Hildebrand sont des hommes de lettres couronnés. Et il n’est pas de noblesses si altières, ni de royautés si jalouses, qui ne s’abaissent sous leur main !

Grâces à cette glorieuse république de l’Église, l’esprit gouverne le moyen âge. L’art s’est réfugié dans ses cathédrales ; l’histoire et la science dans ses abbayes ; la philosophie, dans ses écoles ; la politique, au Vatican. Cette politique est toujours celle des Romains : l’universalité. Elle soumet et rapproche les nations, en fondant l’unité de langue de mœurs, de loi. Le Capitole revoit les triomphes antiques. Et ce sont les héros de la littérature, c’est Pétrarque, c’est le Tasse que Rome couronne : elle sait que la poésie et l’éloquence sont les légions qui lui ont de nouveau conquis le monde.

Mais, déjà, les lettres s’étaient détachées du sanctuaire, emportant toutes ces grandes traditions avec elles, pour en doter les peuples. Ce fut notre France qui accomplit cette révolution inaperçue, cette révolution immense : ce furent, le dirai-je, tous ces princes, tous ces chevaliers de Provence, d’Anjou, d’Aquitaine, aux romanesques souvenirs ! La gaie science devint promptement de la politique. Qui ne sait que le pamphlet naquit avec ces sirventes qui allaient s’attaquant tour à tour au sacerdoce ou à la royauté ? Ses premiers coups furent terribles. Que ne puis-je montrer la chevalerie française remplissant tout l’Occident de son poétique, de son libre génie, toutes les littératures naissant de la nôtre, chacune enfantant une liberté nouvelle, et l’Europe entière en travail, quand un grand bruit frappe le monde ! Un empire est tombé en Orient, ou plutôt une ruine, une ombre : l’ombre révérée de l’empire romain, la ruine dernière de la Grèce. Les lettres grecques se sont défendues mille ans contre les barbares. Vaincues à la fin, et dispersées sur les mers, comme les débris d’Ilion et ses dieux, elles font voile vers de plus heureux rivages. Hôtes illustres, venez : l’Occident vous attendait ! Homère, Platon, Démosthène, venez ! l’imprimerie vous attend pour porter vos accents ranimés aux extrémités du globe. Voyez ces nefs audacieuses devant qui la boussole aplanit l’Océan le globe va s’agrandir, pour vous entendre, d’un hémisphère que vous n’avez pas connu !

Moment solennel, Messieurs, où, exalté tout à coup par le commerce des lettres antiques, comme par un de ces amours qui inspirent les prodiges et révèlent les mondes, l’homme recule à la fois tous ses horizons ! Les Colomb, les Vasco de Gama, dans leur essor, embrassent la terre. Kopernick crie au soleil de s’arrêter. Michel-Ange jette des coupoles dans le ciel. Raphaël saisit le pinceau créateur. Le Tasse et le Camoëns renouvellent l’épopée. La tragédie renaît sous le soleil des Espagnes. Shakspeare se lève, comme un géant inculte, dans le Nord. En ce temps, Érasme sécularise la raison humaine ; Machiavel, la politique ; Luther et Calvin, la religion même. Luther et Calvin sont des pamphlétaires formidables : ils ébranlent le monde ! Dans l’état nouveau des peuples, l’esprit, mais libre, indépendant, novateur, gouvernait l’Europe. L’esprit français devine et inaugure toutes les libertés humaines. Montaigne, père du doute, fonde la liberté philosophique, celle qui rompt les fers de Galilée, et fait en paix rouler la terre. Père de la tolérance, l’Hôpital prépare la liberté de conscience. Les Bodins, les Pasquiers, les de Thou et tant d’autres investigateurs illustres du droit public des nations, font un pas de plus. L’âme remplie des souvenirs d’Athènes et de Rome, ils établissent le gouvernement civil ; ils fondent l’autorité des lois. La société féodale croulait ainsi de toutes parts, ou plutôt elle n’était déjà plus. Le rire insultant de Rabelais n’a pu retentir que sur des ruines.

À qui sera désormais l’empire ? Une lutte de trois siècles s’engage pour en décider. À qui est-il déjà ? Aux plus éminents dépositaires des lettres antiques, à ces grands corps, les avant-gardes du tiers état dans la conquête du savoir et de la puissance ; les sanctuaires de l’étude, du goût et des lois ; les temples de la justice et de la parole écoles augustes, où la politique, la législation, la littérature, la langue nationales se sont formées en même temps. C’est dans les parlements que les lettres ont rassemblé leurs plus vives et plus pure lumières, et ce sont eux qui règnent ! Ailleurs, la poésie et l’éloquence prétendent imiter les formes classiques. Là, c’est aux réalités qu’on s’attache. On s’inspire et des écrits et des actions. Quelque chose de Rome et de la Grèce revit dans ces magistrats, dans ces jurisconsultes illustres, si intrépides devant le pouvoir et devant les partis. On voit qu’ils hantent, comme ils le disaient, Sparte et Athènes, autant que leur propre siècle ; l’érudition n’éclate pas seulement dans leur langage : on croit la sentir jusque dans leurs vertus, et plus encore dans leurs maximes. Sachant également tout ce que le christianisme et tout ce que l’antiquité ont enseigné au monde, ils puisent à ces deux sources je ne sais quel amour austère et hardi de la liberté. La liberté de républiques, où tant de génie et d’héroïsme a fleuri, est près d’éblouir ces esprits littéraires, près de tenter ces caractères stoïques. Selon l’expression d’un garde des sceaux de Henri IV, traducteur de Démosthène, ils semblent impatients de voir se desnouer enfin la langue de la patrie. « Les états généraux, ajoute-t-il, où l’éloquence servoit aux hommes pour monter aux plus hautes dignités, le moindre bourgeois pouvoit se promettre les plus grandes charges. Le plus éloquent étoit comme un perpétuel magistrat entre ses citoyens. La liberté nourrissoit les esprits en une grandeur de courage. Notre Estat françois a allenty le cours de nos esprits comme un cheval généreux qui est dans une trop courte carrière ; entr’autres choses l’éloquence ! » Qui peut dire vers quel avenir, ou plutôt vers quel passé ces gardiens des lois, ces conseillers de la couronne cheminaient, à leur insu, à la tête de la France ?

Voilà où en était le monde, à l’avénement du siècle qui ouvre sa carrière sous l’étendard de Richelieu, de Descartes, de Corneille. Ces grands hommes achèvent de renouveler la littérature, la philosophie, le gouvernement, mais les renouvellent en les fixant. Le vieux monde continue de s’écrouler sous leurs mains ; mais ces mains puissantes établissent des règles, des dogmes, une autorité. Le mouvement politique s’arrête devant eux : par cela même, un autre plus profond commence. Une nation, dont la langue, la littérature et l’histoire sont filles des nôtres, l’Angleterre, qu’aucun bras assez fort n’entrave, continue seule à suivre la pente de l’esprit humain. Par sa république, plagiat puritain de l’antiquité, elle semble donner raison aux ombrages de Richelieu et de Louis XIV. Sa révolution relève les tribunes politiques, depuis seize siècles abattues. Mais regardons en avant : le génie national satisfait va prendre le vieil ordre social sous sa garde : au milieu de toutes les commotions du continent, cent cinquante ans de repos et de splendeur s’écouleront, sous la parole féconde des Chatam, des Pitt, des Canning. Et, si une grande catastrophe a marqué l’établissement de ce régime tutélaire, ici encore admirons la vertu des lettres ! Un remords n’a pesé sur le génie de Milton que pour en faire jaillir le Paradis perdu. Le poëte est comme l’ange déchu : il jette un pont de l’enfer aux cieux. Grâce à lui, le crime d’une faction s’est effacé à l’ombre d’un monument, l’honneur éternel de l’Angleterre.

La France avait d’autres destinées. Il était écrit qu’elle marcherait toujours en avant, précipitée par les résistances mêmes ; courant à l’égalité, maintenant que la liberté est perdue, je veux dire ajournée et entraînant le monde. Louis XIV croit tenir le monde enchaîné sous sa main. Il se confie dans la soumission de toutes les têtes à son joug superbe ; courtisan de sa propre grandeur, il ne remarque pas la sourde rébellion des esprits. Mais contemplez son siècle ! À l’exception de cette colossale image de Bossuet, qui se tient debout aux côtés du trône, commandant l’obéissance aux peuples parce qu’il est moins écrivain que pontife, moins sujet qu’associé à l’empire, ou plutôt parce que, dédaigneux de la terre et fataliste de la Providence, il ne considère dans les pouvoirs d’ici-bas que les aveugles ressorts de la volonté divine ; à l’exception, dis-je, de ce génie absolu, voyez si toute la littérature du grand règne ne bat pas en ruine, jusque sous l’œil ébloui du grand roi, les principes auxquels il appuie sa couronne ! Nous ne comptons plus tous ces âpres génies, les Abbadie, les Ancillon, les Toyras, les Bayle, et vingt autres également considérables, qui achetèrent la liberté de la pensée au prix d’une patrie. Mais vous compterez Port-Royal avec tous ses nobles cœurs ; et n’est-ce pas sous les coups de ses pieux solitaires que la milice célèbre vers laquelle Louis incline son pouvoir, tombera quelque jour, frappée à mort par les Provinciales, lui vivant ? Plus loin, ne découvrez-vous pas ces esprits si divers, mais si osés contre la foi royale, Guy-Patin, Boileau, Pélisson, Jean-Baptiste Rousseau, la Fontaine même ? car le bonhomme inimitable est un homme politique par ses hardiesses, sa constance et sa disgrâce. Pourquoi la disgrâce frappe-t-elle Saint-Évremont, Mézeray, Fontenelle, l’abbé de Saint-Pierre ? Que deviennent les hiérarchies régnantes sous le fouet du comique illustre que le roi protège ? Que dire des satires austères de la Bruyère contre les grands, de celles de Bussy-Rabutin si sanglantes contre la cour, de cette autre satire sublime du Télémaque contre le monarque et son gouvernement ? Le vieux sang de la noblesse française, qui bouillonne, ne se trahit-il pas dans le livre de la Rochefoucauld, dans les Mémoires du cardinal de Retz, dans les mâles écrits de Boulainvilliers, dans les tablettes de fer de Saint-Simon, dans l’admirable histoire tracée jour à jour par cette femme, par cette mère qui ne croyait converser qu’avec sa fille, et conversait avec la postérité ? II n’est pas jusques à Racine, Racine inculpé par Louis XIV même d’avoir voulu assouplir son génie au métier de courtisan, qui se trouve, un jour (et ce jour-là le tue !), avoir son rôle dans l’unanime conspiration du génie national contre le pouvoir du prince : pouvoir si imposant, qu’aujourd’hui même on ne l’accuse pas sans effort ; pouvoir éclatant et fécond qui avait donné à la France, avec cent victoires, une administration, des codes, la paix des cités, l’ordre, toutes les gloires ; que la France acceptait à tous ces titres ; que les lettres seules n’acceptaient pas. Où les lettres en effet prendraient-elles la puissance de se faire esclaves ? Comment comprimer cette flamme qui ne but que par jets soudains et libres ? Les lettres sont une voix et non pas un écho ; elles ne peuvent, comme un instrument muet, comme l’airain, comme la pierre, renvoyer un son donné. Elles sont la pensée même de l’homme ; la pensée qu’on ne peut corrompre à ses sources, qu’on ne peut mutiler dans les entrailles natales ; Dieu la crée ; l’homme l’exprime ; les tyrans, peuple, sénat ou despotes, la persécutent. C’est là toute la puissance de chacun

On a dit beaucoup que les lettres fleurissent volontiers à l’ombre du despotisme, et il est vrai que l’ordre les voit toujours accourir et prospérer. Mais on n’a pas dit combien de temps le despotisme fleurit à leurs clartés ! Après Auguste, le christianisme ; après Louis XIV… Voyez où arrivent Louis XIV et la France, avec cette prétention de borner au rôle de beaux esprits, les écrivains illustres, qui est la conséquence du pouvoir absolu et son châtiment. En présence de Louis, ce sont eux qui ont régné ! Il a disposé du sang et de l’or des peuples : la pensée publique obéissait à d’autres que lui ! Quand il disparaîtra de la scène du monde, après avoir passe soixante ans sur le trône le plus puissant de l’univers, que laissera-t-il ? Une France selon l’abolition de l’édit de Nantes, selon ce grand mot : l’État, c’est moi ? Non, non ! Une France qui n’est pas lui, qui juge comme Saint- Simon, qui pense comme Pascal, raille comme Molière, ou plutôt comme Scarron et Rabutin. Qu’il convoque autour de son lit de mort la génération qui croît à son ombre et tend les mains à son héritage ! Ce jeune homme, c’est Voltaire ; celui-ci, Jean-Jacques, ses successeurs à l’empire ! Cet enfant, c’est Diderot, cet autre Helvétius, les ministres, les flatteurs de ces maîtres nouveaux du monde ! Que dis-je ? Sur les fleurs de lis, quelqu’un est assis déjà, qui travaille à l’Esprit des lois ! Il se trouve qu’à l’école de la politique de Louis XIV, la France a appris la liberté ! à l’école de sa majesté, elle a oublié le respect ! à l’école de sa religion, elle a perdu la foi ! Tant il est vrai que l’humanité a des guides plus puissants que l’autorité absolue ! Leur politique ne passe point avec un homme : elle se perpétue dans la postérité. Louis XlV meurt tout entier ; il ne lui reste pas, quand le sceptre échappe de sa main refroidie, assez de force pour protéger son cercueil ! Et Montesquieu, en qui vient se résumer la pensée véritable et sérieuse de la France, durant ces soixante ans de prestiges, Montesquieu, depuis lors, règne sur la France et l’univers.

Devant le XVIIe siècle, devant cette monarchie universelle des lettres, dont la fin a été si terrible, je m’arrête ému. J’ai tant de fois, ailleurs, dénoncé ses égarements à mon pays ! Mais ici, dans le temple des lettres françaises, comment répudier l’une des plus grandes époques littéraires des annales humaines ? Je me persuade, Messieurs, que si ses publicistes, ses poëtes, ses philosophes étaient là vivants, accusés devant vous, ils nous diraient qu’après tout ils ont peu détruit et beaucoup fondé. Ce qu’ils ont détruit tombait sous la main du temps : ce qu’ils ont fondé est immortel !

Ils nous diraient que s’ils s’attaquèrent aux autels par leurs écrits, ce fut quand les pouvoirs, ces gardiens suprêmes de la morale des peuples, s’attaquaient à la Providence par leurs scandales. Dans l’abaissement de toutes les hiérarchies et la corruption de toutes les autorités, les lettres, seule puissance qui grandisse toujours, les lettres régnèrent sans partage : elles régnèrent comme toutes les autorités absolues, dont le destin est de beaucoup faillir ; condamnées à faillir d’autant plus qu’elles n’étaient que les instruments d’une réaction plus forte qu’elles. La société française, libre de la compression qui avait pesé sur elle si longtemps, sembla se soulever tout entière contre les institutions, les mœurs, les croyances, renversant tous les monuments du passé en représailles de sa longue servitude, et dans les ruines du passé comprenant Dieu même ! Les chefs de la société européenne, jusque dans le fond du Nord, donnaient aux nations l’exemple d’applaudir à ces ravages. Il y avait une sorte d’étourdissement universel et je ne sais quelle orgie d’idées qui entraînait tous les rangs, quand le siècle se réveilla tout à coup de son ivresse fatale, roulant dans un gouffre ouvert. Alors il se relève, il est grand ! Cette société condamnée saura si bien mourir ! Avant d’arriver là, cette littérature coupable jette un éclat si brillant et si nouveau sur son temps et son pays ! Bannie des affaires jusqu’alors, c’est à elle maintenant que le trône et le peuple demandent de tout conduire et de tout sauver. Bâtie de ses mains, la tribune de l’assemblée constituante s’élève comme une digue d’un jour, comme un phare de tous les siècles. Là, un homme, pamphlétaire puissant, plus puissant orateur, le géant de la parole, que la Providence jeta sur la frontière des deux mondes, en le faisant à l’image de tous deux, en rassemblant en lui toutes les corruptions du passé, toutes les passions de l’avenir, Mirabeau tient le flot suspendu à sa voix, comme pour donner à cet ancien régime qui tombe le temps de proclamer, à son heure dernière, les grandes maximes vers lesquelles gravitait le genre humain depuis trois mille ans : l’égalité civile, la liberté religieuse, le système représentatif avec tous ses symboles, enfin tous les vœux combattus des temps passés, toutes les lois indestructibles des temps à venir ! Le XVIIIe siècle avait trouvé rompue la chaîne qui liait le monde moderne à son berceau barbare, à la conquête. D’une main hardie, il le rattache à la création ; et ce qu’il fait pour la France, il le fait pour l’univers : nulle part sur la terre il ne sera établi une liberté qui ne se lise écrite, de la main des lettres françaises, sur ces nouvelles tables de la loi du genre humain.

Quarante ans d’épreuve attendaient notre patrie avant de se reposer à leur ombre. Il fallait que la tribune trouvât, pour s’affermir, d’autres étais que les débris d’une monarchie et d’une société épuisées. Il fallait que Mirabeau renaquît prudent et pur, s’appelant Lainé, de Serres, Foy, Martignac, Périer. Il fallait que les lettres apprissent, par une leçon terrible, les devoirs qui accompagnent la puissance. Elles avaient eu leur part des fautes : elles eurent leur part des expiations. Mais des pouvoirs, des classes peuvent périr ; et les lettres sont immortelles. Déjà elles planent, comme l’oiseau antique, au-dessus de l’autel du sacrifice, épurées à cette grande épreuve, vouées désormais à une mission plus haute, et la révélant tout entière dans le cartel sublime du poète aux doctrines de l’anarchie et à ses fureurs :

Tremblez, tyrans, vous êtes immortels !

On a dit qu’il était heureux que les armées eussent tiré sur cette terrible époque un rideau de gloire. Ah ! Messieurs, au dedans même la gloire ne fait pas défaut, et nous avons beaucoup à revendiquer dans les consolations de la patrie et de l’humanité. Tandis que, du milieu de ses déchirements, le peuple de France épouvante les nations par ses cent victoires, pourquoi, du milieu de son délire, les étonne-t-il par les efforts de son génie ? Il proscrit ses généraux victorieux, et chaque sillon enfante les capitaines invincibles ; il proscrit les sciences, et Laplace écrit le Système du monde ; il proscrit les arts, il brise les statues, et ses lieutenants cachent les plaies de ses monuments mutilés sous les marbres de Rome et de l’Italie ; il proscrit l’Académie française, et, au premier de ses remords, il enfante l’Institut !

D’où venait, Messieurs, l’inépuisable fécondité du génie national ? d’où venait le grandiose populaire des conceptions d’alors, sinon du long empire des lettres, qui avait fait de tout le peuple de France un poëte, un philosophe, un législateur plein d’enthousiasme et d’audace ? Ce génie extraordinaire éclate surtout dans une entreprise épique, dernière et merveilleuse scène du drame révolutionnaire. La nation française ne se contente pas d’avoir orné tour à tour sa dictature des palmes de l’intelligence et de celles de la guerre ! Cette fois, elle les réunira. L’étranger la croit épuisée à force de proscriptions et de victoires : elle rassemble ses flottes et ses légions pour les envoyer au loin éblouir, combattre, explorer. L’Institut envoie aussi des soldats pour vaincre, une colonie pour conquérir. Un même chef commande aux deux armées : il représente les deux puissances, il rayonne des deux gloires. Les guerriers, les savants ont une même foi dans sa fortune. Parmi eux est un poëte, chantre promis à leurs travaux divers. Ce poëte, Messieurs, siégea trente ans parmi vous. Vos regrets ont nommé M. Parseval-Grandmaison.

M. Parseval avait reçu en vain de la nature et du sort tous les dons, tous les goûts qui sembleraient devoir affranchir une destinée du joug des vicissitudes publiques : la loi l’avait fait soldat ; l’élection, chef de corps ; le 10 août, martyr. Ce fut alors que la poésie s’était éveillée dans son âme. La peinture, première passion de sa jeunesse, ne remplissait pas assez sa pensée pour distraire son noble cœur de cette épidémie de la proscription qui planait sur la France, et Delille, autrefois le maître de son enfance, lui avait dit : « Il te manque ce qui peut s’acquérir ; tu as ce qui ne s’acquiert pas. » Le poëte reconnaissait le poëte, et le consacrait.

C’est à ce moment que la fortune semble vouloir le consacrer mieux encore : elle lui offre un héros à suivre. Il part, arrive à Toulon, s’embarque. Où va-t-il ? Les trente mille Français qui font voile en même temps l’ignorent comme lui ; ils savent seulement que l’étoile victorieuse et pacificatrice d’Arcole et de Campo-Formio marche devant eux. M. Parseval, qui roulait dans sa pensée l’ingénieux poème où s’enchaînent, rassemblés dans un seul tableau plein de grâce et de vie, les amours illustres de toutes les grandes épopées, M. Parseval se croit parmi les héros de sa fable, en volant sur les mers que sillonna la fuite d’Énée, où erra Ulysse, que les croisés du Tasse et ceux de l’histoire fendirent de leur nef intrépide. Enfin, le héros de la France prend terre avec son armée sur un rivage que saint Louis instruisit, il y a six cents ans, à connaître le nom de la France et à le respecter. La colonne de Pompée tressaille aux pas d’un autre César. Les cités de Sésostris, les Pyramides, le Sinaï s’abaissent sous sa main. Des ruines de Thèbes aux cimes du Thabor, il fait flotter le jeune drapeau de la république sur cette vieille terre, entre l’Afrique et l’Asie, au centre du monde, comme pour le faire reconnaître à la fois de tout l’univers. M. Parseval, au Sinaï, s’est étonné de voir s’étendre à ses pieds cet autre Océan où les aventuriers sublimes de la Lusiade se dressent devant lui. Bonaparte lui déroulait toute la carte de son poëme. Il admire et chante. Dans la longueur des nuits, dans les loisirs des bivouacs, il dit, à la manière de l’Arabe voyageur, ses vers inspirés : nos soldats écoutaient avec étonnement Homère et Virgile, l’Arioste et le Tasse, Milton et le Camoëns, traduits sous ce ciel lointain, à l’ombre de leurs drapeaux. Bonaparte à son tour prête une oreille bienveillante ; il tend une main amie. Que proposera-t-il à notre poëte ? De la politique à faire, un journal à rédiger ! Mon prédécesseur s’étonne à ces pensées. Citoyen de la république des lettres, il ne veut pas changer de territoire. Et le jeune chef irrité l’exile dans je ne sais quel obscur office, à l’isthme de Suez. Siècle étrange, ou c’était un accident naturel, pour un poëte français en disgrâce, d’aller faire de l’administration dans une province de l’empire des Pharaons !

Cependant, les héros de la guerre et ceux de la science avaient accompli toutes leurs conquêtes : les premiers pliant à leurs lois l’Égypte contemporaine ; les seconds, l’Égypte morte, celle des Romains, des Ptolémées, des vieilles dynasties. Les uns ont arraché aux temples, aux nécropoles qui les gardaient depuis trois mille ans, tous les secrets de la race humaine ; ils ont dompté le sphinx antique : les autres ont réveillé le génie des kalifes, mais en le détachant de l’Asie, pour le lier, pour le soumettre à l’Europe. Et tandis que je parle, voilà que l’Égypte arrache ses monuments de leur base éternelle, pour venir nous annoncer sa régénération et en remercier la France. Colosse voyageur de Louqsor, lève-toi sur nos places étonnées ! Couvre de ton ombre immense la trace sanglante de nos déchirements ! Représentant de tout le passé du monde, ferme cet abîme où le passé de la France est venu finir.

Napoléon n’était pas allé vainement évoquer les quarante siècles qui contemplaient ses merveilles du haut des Pyramides. Il voulait vieillir sa gloire, lui donner ce prestige du lointain des temps qui hâte le respect des peuples. Et, quand il a gravé assez son empreinte sur le granit des monuments, sur les sables du désert, livre éternel où semblent tenus d’écrire leurs noms les Cyrus, les Alexandre, les César, les Mahomet, tous ces hommes extraordinaires, prédestinés à assujettir les hommes, alors il s’élance pour revenir présenter à la société nouvelle, toujours convulsive et sanglante, son héros, son législateur, son souverain.

Au bruit de ce mystérieux départ, M. Parseval crut voir l’Orient désert et l’exil éternel. Il se jette dans une barque, joint le brick qui portait César et sa fortune, repousse du pied son esquif, se saisit d’un cordage, et attend. Le héros reçut à son bord le poëte, et tous deux firent voile vers leur rêve, vers leur ambition, je ne puis pas dire vers leur chimère : le fauteuil académique, le trône impérial ; l’un méditant de donner à la France l’empire du monde ; l’autre, quelque chose de plus difficile peut-être : une épopée.

L’épopée alors était partout. Mais les temps des catastrophes, des guerres, des conquérants épiques sont-ils les plus propices en effet au poëte qui a cru s’aider de ce drame vivant, et qui se trouve avoir à lutter corps à corps contre lui ? Il faut que ses conceptions s’égaient aux réalités ; que les émotions qu’il sollicite saisissent des générations qui ont épuisé l’étonnement, l’effroi, l’enthousiasme ! Comment inventer en fait de merveilleux, en fait de héros, sous l’œil de cet homme qui discipline de sa main puissante la plus terrible des révolutions, et date ses lois de Rome, de l’Escurial, du Kremlin, pour aller mourir à Sainte-Hélène, aigle frappé de la foudre dans sa course, qui va tomber à deux mille lieues des hommes ? Si Lucain trouve à marquer sa place auprès de César, c’est que son œuvre est une action. Il remue une puissante passion au fond des âmes romaines. Il continue la guerre de Pompée. La république expirante revit en lui.

M. Parseval a achevé le grand poëme qui a rempli et qui honorera sa vie, sous l’empire de la même pensée. Il nous rendait nos temps héroïques et les terminait mieux que la fortune. Comment méconnaître, dans le tableau de la grande guerre que conclut la journée de Bouvines, le vœu du citoyen longtemps, et, plus tard, sa vengeance ? Admirons que, maintenant, c’était lui qui appelait la politique à son foyer, lui demandant ce qu’elle seule peut donner dans des temps tels que les nôtres, des moyens d’empire sur les esprits ! Quelle autre muse, en effet, lui aurait dicté le chant célèbre de l’interdit ? Quelle autre lui aurait fourni les entraînantes images de la lutte opiniâtre du génie de l’Angleterre et de la France ? Si, l’âme remplie du présent, il empruntait au passé son drame et ses héros, c’est que, voulant célébrer son pays, à l’exemple de Napoléon, il ne distinguait pas les temps. Il croyait que les souvenirs de la patrie font tous partie de sa force comme de sa gloire. Il avait raison ! Le culte des ancêtres est une religion des peuples fiers et libres.

Je ne dirai point, Messieurs, les louanges du talent noble, mais pur ; gracieux, mais ferme, qui fera vivre les œuvres poétiques de mon prédécesseur. Je dois à cette assemblée de laisser un juge plus compétent prononcer les arrêts du goût, comme il en donnerait les modèles. Mais qu’il me laisse admirer cette fortune des poëtes, facilement populaires, parce que leur âme généreuse et naïve vibre à tout ce qui émeut les peuples. Dans sa retraite pacifique, M. Parseval, comme le peuple de France, était plein de ces deux grandes images : Napoléon et la liberté. Il semble d’abord que ce soient choses opposées l’une à l’autre. Mais, pour peindre les idées, il faut aux vives imaginations un mot ou un homme. Cet homme, c’est la patrie victorieuse ; ce mot, c’est l’esprit humain triomphant.

Compagnon de l’empereur, M. Parseval avait voté contre l’empire ; à la chute du colosse, il voit avec joie, d’un bout du monde à l’autre, vingt tribunes s’élever à la fois, comme si la chute d’un homme eût affranchi la terre. Et quand les lettres, pressées autour de ces grands boulevards, se vouent à combattre, comme une milice fidèle, pour ce qu’il y a de plus saint au monde, les libertés de la patrie et la stabilité des lois, le noble vieillard applaudit. Son cœur est tout entier à cette grande lutte. Cependant, la liberté ne le rend pas oublieux de la gloire. Son œil ému cherche au delà de l’Océan ce tombeau, le plus épique, le plus gigantesque mausolée qu’il y ait eu parmi les hommes. Les hommes ont élevé aux Sésostris les Pyramides. Dieu semble avoir fait pour Napoléon le rocher de Sainte-Hélène. Oh ! les lettres vous le demandent ! n’apportez pas sa dépouille à ce vieux monde qui tremble ! Comment la garderait-il ? Ne couchez pas le chef de la grande armée sous les pieds des passants. Ne nous obligez pas à baisser la tête pour penser à lui. Laissez-le là-haut, comme l’aigle endormi dans son aire ! Laissez l’Adamastor fatigué se reposer sur son cap des tempêtes, gardé par l’Océan et dominant encore le monde ! Qui de nous sait ce que sont devenues les cendres de César ? Celles de Napoléon seront là toujours. Son tombeau est immortel comme lui. L’Europe qu’il remplit encore, l’Afrique qu’il a réveillée, l’Amérique qu’il a détachée du vieux continent le contemplent de leurs rivages. Et là, saluant sa gloire, qui est la nôtre, mais se rappelant ses malheurs, le genre humain lit, tracé par la Providence au pied de la pyramide éternelle, pour la leçon des rois et des peuples, un avertissement, un mot qui est grand aussi, qui est la loi de ce monde, que l’homme de lettres trouve dans son cœur, que l’homme politique doit trouver dans sa raison et dans l’histoire, je veux dire : MODÉRATION !

M. Parseval consacra ses dernières années à chanter les débuts de Napoléon, l’expédition d’Égypte : la vieillesse aime à retourner vers les jeunes années, comme on revient, avant le départ, visiter les lieux qui ont été doux, où le ciel fut brillant et le cœur inspiré. Vous seuls, Messieurs, avez eu la confidence de ces chants, legs du poëte, legs du citoyen à son pays. Quand ce cœur si français s’est glacé, son dernier souffle s’est exhalé vers vous ; M. Parseval s’est éteint en murmurant des vers touchants à la compagnie qui avait fait le charme et l’orgueil de sa carrière. Cette âme bienveillante et poétique méritait de s’envoler sans effort, semblable à la mauve des mers qui a vécu dans les orages, posant sur un pli des vagues, calme dans la tempête et bercée par les ouragans, jusqu’à ce qu’elle ouvre les ailes pour prendre son essor vers les cieux.

Tel n’est pas le destin de l’homme politique ; nocher assailli par les lames tonnantes, il va péniblement, la main sur ses rames, l’œil sur une étoile qui l’éclaire et le dirige. Mais du moins il n’est pas, comme le passager, battu des ouragans et des flots, sans avoir lutté. Il lutte, en pensant à son pays, ne connaissant d’heures mauvaises que celles où l’étoile, son phare éternel, se perd dans la nue ; celles où la raison troublée, où la conscience surprise hésitent. Alors, on apprend la crainte, on songe au péril. Mais un regard religieux perce enfin le voile sombre, on retrouve le flambeau caché : qu’importerait ensuite que la nef fût brisée ! On s’est embarqué, sachant bien que le port est là-haut !

Il y a soixante ans, à la place où je suis, un homme qui a scellé de sa vie ces maximes, Malesherbes, en regrettant que la tribune des Cicéron et des Démosthène ne brillât point au milieu de nous, demandait que les gens de lettres fussent, du moins au milieu du public dispersé, ce qu’étaient les orateurs d’Athènes et de Rome. Le vœu de Malesherbes est accompli. L’orateur, l’écrivain, le poëte, le jurisconsulte, le journaliste éminents marchent à la tête des partis contraires, à la tête de l’État même. Armée de la parole, munie de l’élection, douée de l’égalité, et professant toutes les libertés humaines, la France seule sur la terre est en possession à la fois de tous les grands principes que les lettres portent en elles. Le reste du monde est en marche : nous sommes arrivés ; et nous avons éprouvé la puissance de ce régime : on a vu la propriété, les temples, les lois ébranlés jusqu’à leurs fondements, se raffermir par la puissance même de la discussion. La parole a tout fait ; elle a tout sauvé.

L’œuvre de ces quarante ans est donc terminée. Une ère nouvelle commence. Que sera-t-elle ? Disciples des lettres, vous répondrez de ses destinées. Vous ne pouvez plus l’ignorer : les lettres sont les institutrices du genre humain ; elles forment à leur école l’esprit, l’âme, l’imagination des peuples. Elles sont surtout le conseil permanent des nations libres. Quels que soient les genres et les sujets qu’adopte son génie, l’écrivain ne jette pas à la foule une pensée qui ne puisse, en passant dans les opinions, influer sur l’avenir de la patrie. De là vient que, dans cette enceinte, Messieurs, je me sens encore parmi les législateurs de mon pays : car le goût, les mœurs, les sentiments, les croyances des générations relèvent de vos lois.

L’Académie française a reçu de nos révolutions mêmes un attribut nouveau, l’autorité du temps. Vous possédez un passé, quand les institutions de la patrie sont sans passé. Il n’y a que le roi et vous qui ayez des ancêtres. Votre glorieuse généalogie appellera de plus en plus à vous tous les talents et toutes les renommées. Profitons de ce privilège, Messieurs, pour défendre contre tous ses corrupteurs l’esprit français. Il ne s’est pas vu dans l’histoire que les littératures dépravées fussent le partage des nations fortes et libres. Il ne s’est pas vu que des langues en décadence fussent parlées par des peuples en progrès de vie et de grandeur. Quand les lettres grecques dégénèrent, vous entendez s’avancer les légions romaines. Quand la langue latine se fait barbare, les barbares viennent s’asseoir au Capitole. C’est une loi de ce monde que le génie des peuples et leur fortune s’affaissent en même temps.

Gardiens du trésor de notre langue et de notre littérature, nous devons compte à la patrie d’un dépôt grand et glorieux. Le génie de la France a fait de l’idiome national un instrument qui est à la civilisation moderne ce que fut à l’Église la langue universelle du Vatican. Conservons-la bien cette universalité tutélaire. Il y va de la puissance de notre pays autant et plus que de sa gloire. Au jour de nos grands périls, quand tous les empires soulevés nous assiégeaient de leurs armées unies, croirons-nous que nos phalanges aient seules combattu ; que l’épée de Jourdan, de Hoche, de Napoléon ait seule vaincu le monde ? L’Europe, l’Afrique et l’Asie ont plié sous nos triomphes. Nos soldats, infatigables voyageurs, ont eu pour hôtelleries toutes les capitales, tous les palais. En quels lieux sont-ils allés qu’ils n’y trouvassent leur langue établie avant eux Lorsque nous arrivions le sac au dos, accablés de lassitude, sur le seuil de l’étranger, son foyer s’ouvrait à notre voix. Nous n’étions pas des inconnus. L’enfant accourait, joyeux de nous entendre, et les vieillards nous tendaient la main comme à des hôtes promis. Quelqu’un leur avait parlé de nous : c’étaient Corneille, la Fontaine, Bossuet ; c’étaient Voltaire, Montesquieu, nos introducteurs et nos garants. La victoire avait beau voler sur l’aile de l’aigle terrible, d’autres conquérants nous avaient précédés, assujettissant l’esprit des peuples à l’esprit de la France. Et les conquêtes de ces grands hommes n’ont pas péri sur un caprice de la victoire. Les conquêtes des lettres ont ce privilége, d’être sans revers. La France a dû, au gré de la fortune, replier ses enseignes ; elle n’a rapporté ni sa langue ni ses maximes. Les rois, en s’abordant pour se réjouir du joug brisé de nos armes, étaient contraints de nous emprunter un moyen de s’entendre : ils sont restés nos tributaires jusque dans les congrès où se partageaient nos dépouilles ; ils le restaient pour le langage les peuples le sont pour les idées. Lorsque la politique fait le dénombrement des nations qui marchent sous les divers étendards, elle peut ne nous plus compter les vassaux que la guerre nous avait soumis ; elle nous compte encore les alliés que nos deux grands siècles littéraires nous ont donnés, et par là subsiste toujours le grand empire.

Qu’il subsiste à jamais, Messieurs ! C’est à vous de le conserver : vous l’avez fondé ! Sous votre autorité, la langue a uni, par un rare privilège, la force à la discipline ; la littérature a allié la pureté des formes à la hardiesse des idées. Le hardi, le nouveau, c’est aujourd’hui de régler le talent, de le plier au joug des nobles et purs modèles ; c’est de chercher le beau à ses sources divines ; c’est de refaire des croyances aux nations, de les réconcilier en même temps avec leur histoire, de leur restituer ainsi ces deux ancres de l’avenir et du passé, nécessaires aux peuples comme aux simples hommes, pour assurer leur nef tourmentée ! Le hardi, le nouveau, c’est de ressaisir, dans le naufrage des temps, le respect, cet antique lien de l’humanité, nécessaire à tous les régimes et surtout au nôtre ; ce tribut volontaire et libre qui, des fils envers le père, fait la famille ; des citoyens envers les magistrats, la société ; du soldat envers le capitaine, les armées ; qui, du sexe fort envers le sexe faible et pur, s’est appelé la chevalerie ; qui, du riche, de l’heureux du monde envers l’indigent et l’affligé, s’appelle la charité dans une langue sublime ; qui, de l’homme envers l’homme, est l’égalité ; de chacun envers le talent ou la vertu, est l’ordre ; de tous envers les lois, est la liberté !

J’ai hâte de le dire ! déjà nous l’avons retrouvé pour les choses divines. Non pas que nous ayons la foi de nos aïeux ! mais nous avons moins encore l’incrédulité de nos pères. La leur était un scepticisme insultant et fanfaron qui détrônait la Providence sans remords et plongeait dans le néant sans peur. Sceptique encore, notre âge s’inquiète de l’être. Il a ce doute timoré qui a horreur du néant, cherche Dieu et l’appelle, semblable à l’orphelin dont le toit a été détruit, les champs dévastés, et qui, s’effrayant de sa solitude, crie : Mon père ! Notre siècle a vu, depuis cent ans et plus, Dieu banni des affaires du monde, et le monde voué à tous les malheurs ; il ne veut pas être orphelin ; il crie : Mon père !

Aussi Dieu l’exauce ! héritier des grands siècles de l’histoire, à peine au tiers de sa course, il s’égale à ses devanciers par toutes les palmes du génie. Dirai-je qu’il les surpasse par les miracles de l’industrie humaine ? Qui n’admire les arts, épanchant sur les peuples les jouissances et les merveilles ; la science reculant toutes ses limites pour nous agrandir l’univers ; l’homme volant sur le cours vaincu des fleuves ou sur la face aplanie de la terre : propriétaire du globe, qui ne semble entrer que d’aujourd’hui en possession de son héritage, et qui se met à le parcourir, à le défricher, à le bâtir d’un pôle à l’autre ? Et qu’on ne dise point qu’il borne, qu’il épuise là son génie ! Ne voyons-nous pas tout un monde d’idées nouvelles, d’institutions bienfaisantes, de sciences fécondes se développer autour de nous ? Quelle branche des connaissances humaines n’a grandi sous nos yeux, et je pourrais dire, par vos mains, Messieurs ! L’histoire a reconstruit et les âges et les mondes détruits. L’éloquence vous a dû des modèles nouveaux ; la philosophie, de nouveaux horizons ; la lyre, des cordes ignorées, des cordes sublimes. Ce siècle positif et créateur porte en lui tous les enthousiasmes : il a tour à tour ceux de la poésie, de la religion, de la science, de la liberté. Ce siècle artiste et poëte a plus qu’aucun autre combattu : ses guerres de géants retentiront dans la dernière postérité. Ce siècle guerrier a plus qu’aucun autre fondé : il a refait les lois de l’un et l’autre hémisphère. Tout a été colossal par lui et devant lui : les travaux de l’homme comme les coups de la fortune, les rajeunissements comme les chutes d’empires. Des génies incomparables depuis quarante ans ont marché devant nous ; sous ces voûtes seules Cuvier, Laplace, Bonaparte ont passé ! Et, cependant, il est un spectacle plus grand que celui des plus grands hommes : c’est de contempler dans sa force et dans sa liberté le genre humain lui-même. Plus de sexe, plus de classe, plus de peuple qui ne concoure à l’œuvre de civilisation et de perfectionnement pour laquelle Dieu nous a mis sur la terre. Le monde n’est qu’un atelier, un athénée immense. Jouissez, Messieurs, vous que la Bruyère appelait les grands artisans de la parole : le monde est par-dessus tout un immense auditoire. Prolongée sans fin par mille échos puissants et dociles, la voix du talent arrive loin. La voix du génie arrive partout.

Après tant de merveilles, il me resterait à saluer les plus grandes de toutes, celles qui sont surtout la conquête et l’honneur des lettres : je veux dire les progrès de la dignité humaine. Mais leur siège véritable, c’est la France, et je m’aperçois que la France a presque seule rempli ce tableau dont le cadre était le monde. Pourquoi non, Messieurs, si les œuvres de cette France glorieuse, si ses victoires, ses monuments sont partout ; si c’est elle qui a imprimé le grand mouvement de la civilisation, qui le dirige par son génie, qui le protége par sa puissance ? Est-ce ma faute, à moi, si les générations à venir ne pourront saluer la mémoire de ces grands commencements du XIXe siècle, sans voir l’Occident soumis à nos armes, l’Orient à nos mœurs, l’univers à nos maximes ? Il y a vingt ans, lorsque, pour la première fois, j’invoquai les lettres à mon aide, j’avais à dire les malheurs et les périls de notre patrie, déchirée, abattue, mutilée ! Aujourd’hui, à ce moment où les lettres m’admettent à m’asseoir dans leur sanctuaire, moment qui couronne une vie ! laissez-moi, Messieurs, contempler avec espoir, avec fierté, les prospérités de la patrie puissante et libre, calme et féconde. Parler à l’orgueil des peuples, c’est solliciter leurs vertus. Rappeler aux Français qu’ils marchent à la tête de la civilisation, c’est leur faire une loi d’assurer la sagesse des nations par leur propre sagesse, et de conduire à bon port le genre humain.