Réception de M. Eugène Scribe
M. Scribe ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Arnault, y est venu prendre séance le jeudi 28 janvier 1836, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Vous avez lu que la république de Gênes ayant osé braver Louis XIV, le doge fut forcé de venir à Versailles implorer la clémence du grand roi ; et pendant qu’il admirait ces jardins où partout la nature est vaincue, ces eaux jaillissantes, ces forêts d’orangers, ces terrasses suspendues dans les airs, on lui demanda ce qu’il trouvait de plus extraordinaire à Versailles. Il répondit : C’est de m’y voir.
Et moi aussi, Messieurs, au milieu de toutes les illustrations qui m’entourent, au milieu de toutes les pompes littéraires qui viennent ici s’offrir à mes souvenirs ou à mes yeux, ce qui devrait m’étonner le plus ce serait ma présence, si une réflexion n’était venue me rassurer et m’enhardir.
L’Académie, cette chambre représentative de la littérature, a voulu que tous les genres, reconnus par la charte de Boileau et les lois du bon goût, eussent dans son sein des mandataires nommés par elle, et comme dans nos assemblées législatives où l’élu d’une faible bourgade siège sur les mêmes bancs que les députés des grandes villes, l’Académie, en me donnant entrée dans cette enceinte, vient d’élever et d’agrandir l’humble genre dont je suis le représentant et qui désormais m’inspirerait de l’orgueil, si un auteur de vaudevilles pouvait en avoir.
Oui, Messieurs, je ne m’abuse point sur la nature de mon mandat : si pendant longtemps j’ai, sur une scène secondaire, essayé de peindre Thalie en miniature, si parfois un théâtre plus élevé j’ai tâché de tracer quelques tableaux d’une plus grande dimension, de pareils efforts ne me donnent pas le droit de me regarder ici comme un des représentants de la comédie. Vous n’avez pas besoin d’en appeler de nouveaux dans cette assemblée où brillaient déjà l’auteur du Tyran domestique, l’auteur de l’Avocat, l’auteur des Deux Gendres, l’auteur de l’École des Vieillards. Seulement vous n’avez pas voulu que le fauteuil jadis occupé par Laujon restât vide plus longtemps.
Vous avez déjà accordé en sa personne des lettres de noblesse à la chanson, vous avez voulu me les transmettre, et c’est à ce titre seulement que je m’assieds parmi vous.
Peut-être après cela, ce genre, si futile en apparence et dont le nom même semble étonné de retentir sous les voûtes classiques de cette salle, peut-être, dis-je, ce genre n’est-il pas tout à fait indigne d’attirer vos regards, et par justice, ou du moins par reconnaissance, je devrais chercher à défendre celui qui fut mon protecteur, je devrais vous retracer ici l’histoire du Val-de-Vire, depuis son origine jusqu’à nos jours, si en ce moment un soin plus imposant et plus solennel n’appelait d’abord toutes mes pensées et ne venait retenir sur mes lèvres les refrains joyeux près de s’en échapper.
Il y a bien longtemps que, pour la première fois de ma vie, j’entrai dans cette salle ; j’étais alors au lycée Napoléon , et c’est ici même, dans ces lieux où rien n’est changé, que l’on nous distribuait les prix du concours général : dans ces tribunes étaient nos camarades, nos rivaux, nos amis ; ils étaient là… comme aujourd’hui encore. Plus loin nos parents, nos sœurs, nos mères. Heureux qui peut avoir sa mère pour témoin de sont triomphe !... Ce bonheur, je l’avais alors ! De ce côté étaient placés nos maîtres, nos supérieurs, de hauts dignitaires de la littérature ou de l’empire ; car ces palmes, décernées à de faibles mérites, c’était comme aujourd’hui encore, le mérite qui les distribuait. Je demandai à l’un de mes voisins quel était le président. On me répondit : C’est le grand-maître, M. de Fontanes. – Et à côté de lui, cette figure si belle et si imposante ? – Le secrétaire général de l’université, M. Arnault ; l’auteur de Marius à Minturnes ; de cette tragédie dont nous savions par cœur tous les beaux vers. L’auteur de Marius à Minturnes ! je me levai pour le regarder, ne me doutant pas que l’écolier siégerait un jour à la place du maître, et que je viendrais dans cette même enceinte déposer une branche de cyprès sur la tombe de celui qui nous distribuait alors des couronnes.
Pourquoi du moins une voix plus puissante que la mienne n’est-elle pas appelée à vous faire l’éloge de l’homme de bien et du poëte que vous regrettez ? Par quel dernier malheur pour lui, faut-il que soit réservé à un disciple de la chanson, le difficile honneur d’apprécier les productions d’une muse tragique !
Entraîné dès l’âge le plus tendre par un penchant irrésistible pour la poésie, M. Arnault était bien jeune encore quand il donna Marius, son premier ouvrage. C’était déjà une entreprise hardie, surtout pour un jeune homme de vingt-quatre ans, de vouloir appeler l’intérêt sur un personnage aussi odieux que Marius, qui couvrit l’Italie de sang et de proscriptions, qui se déshonora par le vol et le pillage, et qui aussi barbare dans ses vengeances, mais moins courageux que Sylla, n’eut pas comme lui la grandeur d’âme de s’arrêter et l’audace de descendre. Mais M. Arnault avait compris qu’aux yeux des hommes rassemblés, le malheur absout de tous les crimes. Il avait choisi pour son héros non pas Marius proscripteur, mais Marius proscrit, mais le vainqueur des Cimbres errant et fugitif ; il avait senti que s’il est au monde un noble et beau spectacle, c’est la gloire aux prises avec le malheur, c’est une grande infortune supportée avec courage. Il avait deviné juste : et, sans imiter les auteurs qui avaient traité ce sujet avant lui, sans appeler à son aide aucune intrigue étrangère, aucun personnage de femme, aucun amour de tragédie, abordant dans toute sa sévérité et dans sa simplicité antique ce sujet qui n’offrait qu’une scène, il en a fait un tableau d’histoire où partout domine cette grande figure de Marius ; et rappelez-vous, Messieurs, quel effet produisait cet esclave, ce Cimbre qui, reculant épouvanté à l’aspect de ce front consulaire et de quarante ans de gloire, jetait son poignard et s’enfuyait en répétant :
Je ne pourrai jamais égorger Marius !
Cette tragédie fut dédiée à Monsieur, comte de Provence, depuis Louis XVIII. M. Arnault s’était attaché à la maison de ce prince, ami des lettres, et dont la protection devait être utile au jeune poëte ; car alors pour réussir, même en littérature, c’était chose presque nécessaire que le patronage d’un homme puissant. Les temps sont changés, grâce au ciel ! Aujourd’hui un homme de lettres n’a plus besoin de dire à un grand seigneur : Daignez me protéger ! il trouve dans son travail la gloire et mieux encore, s’il est possible… l’indépendance.
Au commencement de la révolution, le comte de Provence se réfugia en pays étranger, et M. Arnault, que cette fuite exposait à de grands dangers, se hâta de passer en Angleterre. Singulière destinée que la sienne ! Ce protecteur qu’il s’était donné, prince alors et plus tard devenu roi, oblige deux fois M. Arnault à sortir de France : en 1792, par son départ ; en 1815, par son retour.
M. Arnault chercha bientôt à revoir son pays. Arrêté à Dunkerque comme émigré, jeté dans un cachot, il en sort par un décret du comité de salut public qui, juste cette fois, déclare la loi sur l’émigration non applicable à un homme de lettres, à l’auteur de Marius à Minturnes, supposant sans doute par une heureuse fiction que l’univers appartient au poëte et que partout est sa patrie.
Des jours meilleurs vinrent luire pour la France. C’était encore la république ; mais ce n’étaient plus les faisceaux sanglants des décemvirs ; ce n’était plus même l’austérité de Rome ou de Sparte. À son goût effréné pour le luxe et les plaisirs, à son oubli du passé, à son insouciance de l’avenir, on eût dit la république d’Athènes, si l’on eût osé comparer Barras à Périclès. L’on était sous le Directoire, sous ce gouvernement faible, joyeux et dissolu, que j’appellerais presque la régence de la révolution.
Rendu à ses travaux littéraires, M. Arnault donna successivement sa tragédie d’Oscar, où il retrace avec tant de charmes les doux épanchements de l’amour et de l’amitié, et sa tragédie des Vénitiens, dont le cinquième acte est un des plus beaux du théâtre moderne : disons cependant, en historien fidèle, que M. Arnault n’est pas seul auteur de ce cinquième acte. Dans l’origine il avait donné à son ouvrage un dénoûment heureux. Montcassin, son héros, ne mourrait pas. Il était sauvé du supplice par son rival. Ce dénoûment ne plus pas à un membre de l’Institut que M. Arnault avait connu en Italie, et à qui il faisait lecture de sa tragédie. Ce membre de l’Institut, c’était le général Bonaparte, qui avait en littérature des idées aussi arrêtées qu’en politique. Il détestait Voltaire ; il avait le malheur de ne pas aimer beaucoup Racine, mais il aurait fait Corneille premier ministre. Il était pour les dénoûments énergiques, et voulait que, même au théâtre, toutes les difficultés fussent enlevées à la baïonnette. Le cinquième acte des Vénitiens ne lui paraissait pas attaqué franchement ; il le trouvait affaibli et gâté par le bonheur des deux amants. Si leur malheur eût été irréparable, disait-il à M. Arnault, l’émotion passagère qu’ils m’ont causée m’aurait poursuivi jusqu’à ce soir, jusqu’au lendemain. Il faut que le héros meure ! Il faut le tuer !... tuez-le !
Montcassin fut donc mis à mort par ordre de Napoléon et à la grande satisfaction du public, qui par ses applaudissements confirme la sentence. Il est inutile de dire que la tragédie des Vénitiens fut dédiée au général Bonaparte ; c’était justice.
Bonaparte aimait M. Arnault, et cette amitié ne s’est jamais démentie. Soit que, lui confiant d’importantes missions, il le charge de l’organisation des îles Ioniennes ; soit que, dans son hôtel de la rue Chantereine, il l’admette à ces conversations familières et prophétiques qui déjà étaient de l’histoire ; soit que plus tard ; à bord du vaisseau amiral qui conduisait en Égypte César et sa fortune, ils discutent ensemble sur Ossian et sur Homère ; soit enfin que, devenu empereur, il place M. Arnault dans les premiers rangs de l’université, Napoléon fut toujours constant dans son estime pour lui, bien que plus d’une fois il eût à se plaindre de ses traits satiriques et de son énergique franchise. Celui qui d’un seul coup d’œil savait si bien deviner et apprécier le mérite, avait, dès le premier jour en Italie et de sa main victorieuse, écrit sur ses tablettes le nom de M. Arnault, et vingt-trois ans plus tard, sa main mourante l’écrivait encore sur son testament, data des rochers de Saint-Hélène !
Que pourrais-je ajouter à un pareil témoignage ?
Après la catastrophe des cent jours, M. Arnault fut exilé ; et ce qu’on aura peine à croire, on le destitua de la place qu’il occupait parmi vous et que vos suffrages lui avaient donnée. En fait de vers et de poésie, Molière avait dit :
Hors qu’un commandement exprès du roi ne vienne…
Le commandement vint, qui raya M. Arnault de l’Institut. Violant le sanctuaire des lettres, oubliant que le plus grand de vos priviléges est d’être inamovibles et que la gloire littéraire n’est point révocable, un ordre vint, qui supprima Marius à Minturnes et les Vénitiens ; et en vertu d’une ordonnance, contre-signée par un ministre, il fut décidé que ces deux beaux succès n’avaient jamais existé.
Pendant son exil, qu’il supporta avec dignité et courage, M. Arnault composa la dernière partie de ses fables, son plus beau titre littéraire, selon moi ; car il a créé un nouveau genre qui restera comme modèle par cela même qu’il n’a cherché à imiter ni La Fontaine ni Florian ; ce n’est point la naïve bonhomie du premier, ni la sensibilité élégante et gracieuse du second ; c’est de l’épigramme, c’est de la satire, c’est Juvénal qui s’est fait fabuliste ! comme lui, – peut-être,
Poussant jusqu’à l’excès sa mordante hyperbole,
M. Arnault a-t-il fait la société trop vicieuse et les hommes trop méchants. On a reproché avec raison à Florian d’avoir mis dans ses bergeries trop de moutons, peut-être dans les fables de M. Arnault y a-t-il un peu trop de loups.
C’est encore pendant son exil que M. Arnault fit jouer à Paris Germanicus, qui, vainqueur le premier jour, fut le lendemain banni du théâtre comme l’auteur l’avait été de la France ; et lorsqu’enfin le jour de la justice avait brillé pour lui, lorsque, après cinq ans de proscription, il était rentré dans sa patrie et plus tard parmi vous… un coup imprévu l’a de nouveau et pour jamais enlevé à votre amitié ! Le plus jeune de ses fils venait d’éprouver une perte cruelle : c’est pour le consoler que son père était accouru auprès de lui et avait entrepris ce voyage qui devait lui être si fatal. M. Arnault avait l’habitude des longues promenades ; c’est en marchant qu’il composa presque tous ses ouvrages. Le matin même et par une excessive chaleur, il avait fait en travaillant une marche forcée. Il rentra fatigué, et s’étendant sur un lit de repos, il dit à sa fille : « Mets-toi au piano », et la jeune fille obéit ; pendant que son père reposait, pendant que sa tête appesantie tombait sur son sein, elle jouait toujours… et son père n’était plus !... il venait de s’éteindre sans souffrances, sans agonie, le sourire sur les lèvres, rêvant à ses travaux du matin, à ses enfants, à ses amis… à vous, peut-être, Messieurs.
Il est mort, laissant trois fils, son espérance et la nôtre ! trois fils qui dans la carrière des lettres, des armes et de la magistrature, soutiennent dignement l’honneur du nom paternel. L’un d’eux, l’auteur de Régulus, a prouvé qu’il est des familles où la gloire est héréditaire, et que la noblesse des lettres peut, comme celle des armes, instituer des majorats.
Quoique rien ne dût faire prévoir pour M. Arnault une fin aussi soudaine, depuis quelque temps cependant sa santé était visiblement altérée. Certaines attaques violentes et passionnées qui frappaient sans ménagement l’homme et l’écrivain avaient froissé cette organisation puissante mais sensible et irritable. Il est de nos jours une critique acerbe qui vous atteint au cœur. Celle-là on ne l’a pas épargnée à M. Arnault, et malgré sa vieillesse et ses triomphes passés, il n’a pu, comme Marius à Minturnes, désarmer le Cimbre qui venait le frapper.
Il faut le dire aussi, l’on s’est souvent mépris sur le caractère de M. Arnault. C’était un homme chez qui restait profondément gravé le souvenir soit du bien, soit du mal. Si personne n’oubliait moins que lui une mauvaise action, personne non plus ne portait plus avant dans son cœur la reconnaissance d’un service ou d’un bienfait. Avouons aussi que la tournure vive et piquante de son esprit ne lui permettait guère de résister au plaisir d’un bon mot : ajoutez à ce tort celui d’une extrême franchise, et l’on aura aisément une idée des ennemis qu’il dut se faire. Et pourtant rien n’égalait la bonté de son cœur ; plus d’une fois il l’a prouvé ; plus d’une fois, dans les fonctions importantes qu’il remplissait à l’Université, il tendit la main au talent repoussé ou au mérite qui se tenait à l’écart : c’est lui qui accueillit dans ses bureaux notre poëte Béranger, que lui seul alors avait deviné.
La conversation de M. Arnault était semée d’expressions hardies et pittoresques, presque toujours empreinte d’une verve maligne que l’on retrouve dans ses fables, dans ses poésies diverses, et même dans des chansons de la gaieté la plus originale… Oui, Messieurs, des chansons de M. Arnault, des chansons d’un auteur tragique ! circonstance dont j’étais trop fier, pour ne pas me hâter d’en prendre acte ; car c’était une autorité puissante, c’était une preuve de plus en faveur de ce genre que j’ai entrepris, témérairement peut-être, de réhabiliter devant vous.
Pour cela, Messieurs, il me faudrait dérouler à vos yeux ce que j’appellerai les temps héroïques de la chanson, lorsqu’elle marchait au combat avec Roland et les preux de Charlemagne, ou lorsque, avec les troubadours, elle se présentait la harpe à la main aux portes des palais, et s’asseyait à la table du seigneur chatelain. Je vous montrerais ensuite la chanson partant pour la croisade, revenant avec les premiers barons chrétiens, s’installant près du foyer gothique, et, par ses refrains du sultan Saladin, égayant les veillées des nobles dames. Plus tard, vous la verriez, tendre et guerrière avec Agnès Sorel, apprendre à Charles VII comment on regagne un royaume ; ou bien, satirique et galante avec François Ier, écrire ses joyeuses devises sur les vitraux de Chambord ; puis tout à coup fanatique et séditieuse, elle vous apparaîtrait portant la croix de la Ligue ou les couleurs de la Fronde, attaquant les rois, renversant les ministres, changeant les parlements ; et peut-être, en voulant écrire l’histoire de la chanson, on se trouverait, sans y penser, avoir esquissé l’histoire de France.
Dans un discours célèbre rempli d’idées fines et ingénieuses, un de nos premiers auteurs dramatiques a soutenu dans cette enceinte que si quelque grande catastrophe faisait disparaître de la surface du globe tous les documents historiques et ne laissait intact que le recueil de nos comédies, ce recueil suffirait pour remplacer nos annales. La liberté littéraire qui règne dans l’Académie me permettra-t-elle de ne pas partager entièrement cette opinion ? Je ne pense pas que l’auteur comique soit historien : ce n’est pas là sa mission : je ne crois pas que dans Molière lui-même on puisse retrouver l’histoire de notre pays. La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du siècle de Louis XIV ? nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses ou des fautes du grand roi ? nous parle-t-elle de la révocation de l’édit de Nantes ? Non, Messieurs, pas plus que la comédie de Louis XV ne nous parle du partage de la Pologne, pas plus que la comédie de l’empire ne parle de la manie des conquêtes ? Mais si nous supposions, par une nouvelle invraisemblance, et l’on m’en a si souvent reproché dans mes fictions, qu’il peut m’être permis d’en risquer une de plus, dans l’intérêt de la vérité… si nous supposions à notre tour que, semblable à ce lieutenant de Mahomet qui brûla toute la bibliothèque d’Alexandrie, et ne conserva que le livre du prophète, il se rencontrât de nos jours un conquérant kalmouk ou tartare qui, ami de la gaieté et fanatique de la chanson, comme Omar l’était de l’Alcoran, brûlât tous les livres d’histoire et n’épargnât que le recueil des virelais, noëls, ponts-neufs et vaudevilles satiriques imprimés jusqu’à nos jours… voyons si, par hasard et avec ces seuls documents, il serait tout à fait impossible de rétablir les principaux faits de notre histoire. Peut-être suis-je dans l’erreur ; peut-être n’est-ce qu’un paradoxe : mais il me semble qu’à l’aide de ces joyeuses archives, de ces annales chantantes, on pourrait facilement retrouver des noms, des dates, des événements oubliés par la comédie, ou des personnages historiques épargnés par elle.
Une pareille fidélité était impossible à la muse comique : je le sais : aussi n’est-ce pas un reproche que je lui adresse, mais un fait que je voudrais essayer de constater. Je sais que Louis XIV, que Louis XV, que Napoléon n’auraient pas souffert au théâtre ces grands enseignements de l’histoire, ou n’auraient pas permis de traduire sur la scène des ridicules qui les touchaient de trop près. Je sais même qu’aujourd’hui l’auteur comique n’a guère plus d’avantages que ses devanciers, car, de nos jours, la susceptibilité des partis a remplacé celle du pouvoir. Dans ce siècle de liberté, on n’a pas celle de peindre sur la scène tous les ridicules. Chaque parti défend les siens, et ne permet de prendre que chez le voisin ; la presse elle-même, ce pouvoir absolu des gouvernements libres, la presse veut bien dire la vérité à tout le monde, mais, comme tous les souverains, elle n’aime pas qu’on la lui dise. Et par cette thèse, j’ai entendu, non pas attaquer, mais justifier la comédie, et prouver qu’on lui demandait plus qu’elle ne pouvait donner, en exigeant qu’elle remplaçât l’histoire.
Mais du moins la comédie peindra les mœurs ? Oui, je conviens qu’elle est plus près de la vérité des mœurs que de la vérité historique ; et cependant, excepté quelques ouvrages bien rares, Turcaret, par exemple, chef-d’œuvre de fidélité, il se trouve, par une fatalité assez bizarre, que presque toujours le théâtre et la société ont été en contradiction directe. Ainsi, Messieurs, et puisqu’il s’agit de mœurs… prenons l’époque de la régence ? Si la comédie était constamment l’expression de la société, la comédie d’alors aurait dû nous offrir d’étranges licences ou de joyeuses saturnales. Point du tout. – Elle est froide, correcte, prétentieuse, mais décente. C’est Destouche, la comédie qui ne rit point ou qui rit peu ; c’est La Chaussée, la comédie qui pleure. Sous Louis XV, ou plutôt sous Voltaire, au moment où se discutaient ces grandes questions qui changeaient toutes les idées sociales, au milieu du mouvement rapide qui entraînait ce dix-huitième siècle, si rempli de présent et d’avenir, nous voyons apparaître au théâtre Dorat, Marivaux, de la Noue, c’est-à-dire, l’esprit, le roman et le vide.
Dan la révolution, pendant ses plus horribles périodes, quand la tragédie, comme on l’a dit, courait les rues, que vous offrait le théâtre ? des scènes d’humanité et de bienfaisance, de la sensiblerie ; les Femmes et l’Amour filial ; en janvier 93, pendant le procès de Louis XVI, la Belle fermière, comédie agricole et sentimentale !!! Sous l’empire, règne de gloire et de conquêtes, la comédie n’était ni conquérante, ni belliqueuse ! Sous la restauration, gouvernement pacifique, les lauriers, les guerriers, les habits militaires avaient envahi la scène, Thalie portait des épaulettes. Et de nos jours, à l’heure où je vous parle, je me représente un étranger, un nouvel Anacharsis, tombant tout à coup au milieu de notre civilisation et courant au théâtre pour connaître d’une manière certaine et positive les mœurs parisiennes de 1835. Voyez-vous l’effroi de cet honnête étranger qui n’ose plus s’aventurer dans Paris que bien armé, qui n’ose faire un pas dans le monde, de crainte de se heurter contre quelque meurtre, quelque adultère, quelque inceste, car on lui a dit que le théâtre était toujours l’expression de la société ?
Que si quelqu’un, cependant, prenant cet étranger par la main, le présentait dans nos salons, on le faisait admettre dans nos familles, quel serait son étonnement en voyant qu’à aucune époque peut-être, nos mœurs intérieures n’ont été plus régulières, que sauf quelques exceptions dont le scandale même prouve la rareté, jamais le foyer domestique n’a été l’asile de plus de vertus ! Et si on lui disait qu’autrefois c’était les hautes classes qui donnaient l’exemple du vice, que souvent c’était de la cour elle-même que partaient les outrages à l’honnêteté et à la morale publiques ; si on lui disait qu’aujourd’hui les vertus viennent d’en haut et se reflètent du trône sur la société : se réconciliant alors avec cette société qu’il ne connaissait pas et qu’il accusait, vous entendriez l’étranger s’écrier avec joie : Oui, l’on m’a trompé ! oui, grâce au ciel, le théâtre ne peint pas toujours les mœurs !
Comment donc expliquer, Messieurs, cette opposition constante, ce contraste presque continuel entre le théâtre et la société ? Serait-ce l’effet du hasard ? ou ne serait-ce pas plutôt celui de vos goûts et de vos penchants que les auteurs ont su deviner et exploiter ? Vous courez au théâtre, non pour vous instruire ou vous corriger, mais pour vous distraire et vous divertir. Or, ce qui vous divertit le mieux, ce n’est pas la vérité, c’est la fiction. Vous retracer ce que vous avez chaque jour sous les yeux n’est pas le moyen de vous plaire ; mais ce qui ne se présente point à vous dans la vie habituelle, l’extraordinaire, le romanesque, voilà ce qui vous charme, et c’est là ce qu’on s’empresse de vous offrir. Ainsi, dans la terreur, c’était justement parce que vos yeux étaient affligés par des scènes de sang et de carnage, que vous étiez heureux de retrouver au théâtre l’humanité et la bienfaisance, qui étaient alors des fictions. De même, sous la restauration, où l’Europe entière venait de vous opprimer, on vous rappelait le temps où vous donniez des lois à l’Europe, et le passé vous consolait du présent.
Le théâtre est donc bien rarement l’expression de la société, ou du moins, et comme vous l’avez vu, il en est souvent l’expression inverse, et c’est dans ce qu’il ne dit pas qu’il faut chercher ou deviner ce qui existait. La comédie peint les passions de tous les temps, comme l’a fait Molière ; ou bien comme Dancourt et Picard l’ont fait avec tant de gaieté, Colin d’Harleville avec tant de charme, Andrieux avec tant d’esprit, elle peint des travers exceptionnels, des ridicules d’un instant. Sous le rideau qu’elle soulève à peine, elle peut nous montrer un coin de la société ; mais les mœurs de tout un peuple, les mœurs de chaque époque, qui vous les montrera élégantes ou grossières, libertines ou dévotes, sanguinaires ou héroïques ? Qui vous les offrira, bonnes ou mauvaises, telles qu’elles étaient ? Qui vous les offrira, Messieurs, les annales dont je vous parlais tout à l’heure,
Ces peintures naïves
Des malices du siècle immortelles archives ?
La chanson, qui n’avait aucun intérêt à déguiser la vérité, et qui, au contraire, n’apparaissait que pour la dire. Ainsi, Messieurs, repassons rapidement les temps que nous venons de parcourir. Commençons par la régence, si mal définie par les auteurs comiques de l’époque ; adressons-nous aux chansonniers, et voyons s’ils seront des peintres plus fidèles ; Collé, par exemple, dans ces couplets :
Chansonniers, mes confrères,
Le cœur,
L’honneur
Ce sont des chimères ;
Dans vos chansons légères,
Traitez de vieux abus
Ces vertus
Qu’on n’a plus…
N’ayez pas peur, Messieurs, je ne citerai qu’un couplet, et encore n’en donnerai-je que des fragments :
L’amour est mort en France ;
C’est un
Défunt
Mort de trop d’aisance.
…
Et tous ces nigauds
Qui font des madrigaux
Supposent à nos dames
Des cœurs,
Des mœurs,
Des vertus, des âmes !
Et remplissent de flammes
Nos amants presque éteints,
Ces pantins
Libertins !
N’est-ce pas là, Messieurs, la régence toute entière ? Et que serait-ce donc si j’achevais la chanson !
Voulez-vous connaître la société du dix-huitième siècle, cette société élégante et spirituelle, raisonneuse et sceptique, qui croyait au plaisir et ne croyait pas en Dieu ? voulez-vous avoir une idée de ses mœurs, de sa philosophie et de ses petits soupers ? Ne vous adressez pas à la comédie, elle ne vous dirait rien : lisez les chansons de Voisenon, de Boufflers et du cardinal de Bernis.
Allons plus loin encore : arrivons à des temps où il semblerait que la chanson épouvantée eût dû briser ses pipeaux ; et loin qu’elle se taise, loin qu’elle cesse de peindre les mœurs de son temps, elle est toujours là comme un écho fidèle qui, à chaque époque retentissante, reçoit les sons, les répète et nous les transmet. Ainsi, dans notre révolution, qui se divise en deux moitiés bien distinctes, la partie hideuse est reproduite dans les chants impurs de 93 , la partie héroïque et glorieuse dans ces hymnes guerriers qui ont conduit nos soldats à la conquête de l’Europe.
Je ne vous parle point de la gloire de l’empire : elle a eu pour historiographes tous les chansonniers de l’époque, à commencer par Désaugiers, le premier chansonnier peut-être de tous les temps Désaugiers qui faisait des chansons comme La Fontaine faisait des fables.
Quant aux fautes ou aux erreurs de la restauration, si vous tenez à vous les rappelez, ne consultez point nos théâtres, n’interrogez pas les colonnes du Moniteur ; nous avons là les œuvres de Béranger.
Ce serait déjà un assez grand honneur pour la chanson de pouvoir retracer les événements et les mœurs, et de servir ainsi à la fois d’auxiliaire à l’histoire et à la comédie ; mais ce n’est pas là encore le premier de ses titres ; il est un autre point de vue plus grave et plus profond sous lequel on peut l’envisager : c’est qu’en France et sous nos rois, la chanson fut longtemps la seule opposition possible. On définissait le gouvernement d’alors une monarchie absolue tempérée par des chansons ; et c’était là en effet le seul contre-poids, la seule résistance aux empiétements de l’autorité. Oui, Messieurs, la liberté du chant a précédé celle de la presse et l’a préparée. Sous Mazarin le peuple payait… il est vrai ; mais il chantait ; … c’est-à-dire, il protestait. Il protestait déjà contre l’abus du pouvoir et du budget ; et protester, c’est réserver ses droits, jusqu’au jour où une nation se lève et les fait valoir. Or, ces droits imprescriptibles, c’est la chanson qui seule alors se chargeait de les défendre, et, sentinelle vigilante, vous la trouverez toujours placée à l’avant-garde pour avertir ou pour combattre !
Se rangeant toujours du côté des vaincus, elle a, comme la presse, ses nobles résistances, ses triomphes, et, comme elle aussi, elle a ses excès. Elle attaque tout à tour Henri III, les Guises et le Béarnais ; toujours de l’opposition, toujours anti-ministérielle, elle empêche Richelieu de dormir et Mazarin de dîner ; elle fait la guerre de la Fronde, guerre civile pour elle, car la chanson était dans les deux camps ; et enfin elle arrive en présence de Louis XIV, ce roi devant qui tremblaient l’Europe et la France, ce roi qui disait : L’État… c’est moi ! Ce roi que personne n’osait attaquer, la chanson l’attaque à tous les moments de son règne, dans ses amours, dans ses maîtresses ; témoin les fameux couplets de Bussy-Rabutin ; elle l’attaque dans ses généraux, dans ses favoris, dans Villeroi fait prisonnier pendant que son armée chassait l’ennemi de Crémone.
Palsambleu ! la nouvelle est bonne
Et notre bonheur sans égal,
Nous avons recouvré Crémonne,
Et perdu notre général !
Elle l’attaque dans ses alliés, dans ses hôtes de Saint-Germain, dans ce roi Jacques II qui cède à son gendre Guillaume trois couronnes pour une messe.
Quand je veux rimer à Guillaume,
Je trouve aisément… un royaume
Qu’il a su mettre sous ses lois !
Mais quand je veux rimer à Jacques…
J’ai beau chercher… mordre mes doigts !
Je trouve qu’il a fait ses pâques !
Plus redoutable, enfin, à Louis XIV que Marlborough et le prince Eugène, la chanson l’attaque sur son administration intérieure, sur le désordre de ses finances :
Dans ses coffres par un doublon !
Il est si pauvre en son ménage
Qu’on dit que la veuve Scarron
A fait un mauvais mariage !
Ce n’est rien encore, Messieurs ; c’est sous le règne suivant que la chanson devient un pouvoir. Seule digue contre la corruption qui déborde de toutes parts, elle défend la France qu’on laisse avilir, elle brave les lettres de cachet, et crayonne sur les murs de la Bastille ces refrains vengeurs qui poursuivent jusque dans le sérail de Versailles et les ministres et le roi, et bien plus encore les hardies courtisanes qui régnaient alors. Ces refrains audacieux, je ne vous les citerai point, Messieurs ; les tableaux qu’ils nous offrent sont trop exacts. Les peintres comme les modèles avaient déchiré la gaze.
Mais s’il y avait alors peu de mérite à attaquer un faible monarque, voici la chanson aux prises avec un bien autre adversaire. Nous voici à cette époque de gloire si fatale à la liberté ; sous l’empire, Messieurs, sous ce règne de silence, car tout se taisait alors.
Tout se taisait, excepté le chansonnier.
C’est sous le règne d’un conquérant que la chanson frondait et tournait en ridicule la manie des conquêtes ; c’est sous cet empereur, dont le front portait tant de couronnes, qu’apparaissait ce bon roi d’Ivetot :
Se levant tard, se couchant tôt,
Vivant fort bien sans gloire,
Et couronné par Jeanneton
D’un simple bonnet de coton.
C’est sous ce guerrier terrible qui décimait la France, et mettait sa population en coupe réglée, que brillait la physionomie pacifique et paternelle du roi d’Ivetot,
Qui ne levait jamais de ban
Que pour tirer quatre fois l’an
Au blanc.
Disons aussi, Messieurs, que lorsque le conquérant fut tombé, la chanson ne vit plus en lui le despote, mais le héros, le grand homme malheureux, et elle le défendit comme elle avait défendu nos droits qu’il foulait aux pieds.
Ainsi, et combattant toujours pour la liberté, la chanson l’a conduite à travers mille écueils, depuis les premiers temps de la monarchie jusqu’aux jours où la cause qu’elle défendait depuis si longtemps a enfin triomphé ; et alors son œuvre a été terminée. Qu’aurait-elle fait de ses allégories satiriques, de ses allusions malignes, de ses demi-mots si piquants, lorsque autour d’elle et sans obstacles la pensée jaillissait de toutes parts ? Aussi voyant venir à elle la liberté de la presse, sa puissante alliée, la chanson s’est reposée, n’ayant plus rien à faire. Ainsi dans les rues de nos cités on estime ces phares légers et mobiles, dont la faible lueur nous guida pendant la nuit ; mais quand luit le grand jour, quand brille le soleil, on éteint le fanal.
Fasse le ciel qu’on n’ait point à le rallumer !
Lorsque, dans tous les temps, le tombeau de la tyrannie a été celui de la chanson, désirons, pour le bonheur du pays, qu’elle n’ait jamais occasion de renaître, que nos libertés soient toujours défendues par d’autres que par elle, et que son éloge que je viens de prononcer soit son oraison funèbre !
1 Notre collège Sainte-Barbe suivait alors les cours du lycée Napoléon.
2 Les Carmagnoles et les Ça ira.
3 Que Deodatus est heureux
De baiser ce bec amoureux
Qui d’une oreille à l’autre va,
Alleluia !