Discours sur les prix de vertu 1836

Le 11 août 1836

Charles NODIER

Discours de M. Nodier

Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 11 août 1836

 

 

Messieurs

II est impossible de s’occuper de la distribution des prix décernés à des actions vertueuses, sans se rappeler le fondateur de cette touchante institution. Consacrer une partie de sa fortune, je ne dis pas à récompenser la vertu, car la vertu n’attend point de récompense sur la terre, mais à la seconder dans ses bienfaits et à l’encourager dans ses sacrifices, c’est pratiquer aussi la vertu, et en laisser des marques dignes de louanges éternelles. Le riche qui use ainsi des biens que la Providence lui a départis, se rend digne de la représenter auprès des hommes, autant que le permet notre condition d’hommes, si impuissante et si bornée. Honneur soit donc rendu avant tout à M. de Montyon !

Vous savez pourquoi, Messieurs, l’Académie fut chargée de la gestion de ce legs pieux. M. de Montyon pensait qu’il n’appartient qu’à l’intelligence d’apprécier convenablement la vertu, qui n’est elle-même qu’une intelligence accomplie de nos devoirs et de notre destinée. La sensibilité, dit un poëte, c’est tout notre génie ; et la vertu, c’est le génie dans toute sa puissance, appliqué à la vie morale. Ses actes ont seulement cela de particulier qu’ils ne sont pas sujets à controverse comme les ouvrages du talent, parce qu’ils tombent d’eux-mêmes sous les sens de tout le monde ; et c’est ce qui m’a permis de croire qu’on pouvait se passer des ressources d’un grand talent pour les raconter.

Je n’ai pas besoin de vous dire, Messieurs, que toutes les actions vertueuses qui signalent une nation comme la nôtre dans le cours d’une année, ne viennent pas s’offrir aux rémunérations de l’Académie. C’est un des caractères de la vertu de tenir ses bonnes œuvres dans l’ombre et le silence, et ce mystère délicat ajoute encore pour la plupart des âmes généreuses au charme qu’elles trouvent à les pratiquer ; mais la vertu la plus modeste ne peut se soustraire à l’éclat qui s’attache aux faits publics, et c’est sur les faits de ce genre que se fondent nos jugements. Les autres, qui sont bien plus communs, reçoivent leur prix dans le jugement particulier de la conscience, et n’ont rien à envier aux jouissances que procure la publicité. Nous devons toutefois, dans nos rétributions annuelles, des regrets respectueux à ces vertus cachées dont une curiosité indiscrète n’a pas soulevé le voile. Il y avait dans le Panthéon des anciens un autel réservé aux dieux inconnus.

L’Académie éprouve d’autres regrets encore quand le temps ramène la solennité qui nous rassemble. Quelque larges que soient les munificences du bienfaiteur de la vertu, la vertu dépasse heureusement ses prévisions, et nous sommes obligés de choisir entre une multitude d’actions presque également recommandables, pour ne pas rendre tout à fait illusoires les volontés libérales du donateur qui s’est proposé de porter une amélioration réelle dans l’existence de l’homme de bien. Ce choix a quelque chose de pénible pour nous, cette préférence quelque chose de cruel envers ceux qui n’en sont pas l’objet, et nous nous consolerions difficilement de ne pouvoir couronner tant d’actes généreux qui s’offrent de toutes parts à notre admiration si nous pensions que la vertu s’en offensât mais la vertu ne s’offense point d’être tenue au second rang, parce qu’elle n’ambitionne point de rang. La vertu n’est pas sujette aux irritations de l’esprit littéraire que les comparaisons humilient, et qui s’indigne de l’oubli. La vertu s’étonne plus du vain renom qu’on lui donne qu’elle ne s’en enorgueillit ; la vertu ne se décourage pas, quand on omet de lui rendre un témoignage qu’elle n’attend jamais ; la vertu sait à peine ce qu’elle est, et pourquoi elle est la vertu.

La distribution des actions vertueuses en différentes catégories, que l’Académie a pu se croire prescrite par la nature même de son mandat, n’est réellement qu’artificielle. En dernière analyse, toutes les vertus sont égales, quant au sentiment qui les fait agir. Les diversités qui se remarquent dans leur manifestation, résultent presque toujours du hasard des temps, des localités, des circonstances. L’occasion des dévouements héroïques se présente rarement ; mais il n’y a point d’âme vertueuse qui ne l’eût saisie avec empressement, si elle s’était présentée. Il y a aussi dans la vertu de la destinée et du bonheur. Ce qui a frappé surtout l’Académie, ce qui a paru mériter d’être distingué d’une manière spéciale, c’est la multiplicité dans les faits, c’est la persévérance dans la pratique. La vertu a des élans qui étonnent ; mais ce qu’il y a de plus admirable dans la vertu, c’est la patience d’une vie de résignation dont elle est devenue la seule pensée, parce que cette constance dans le bien est elle-même la plus rare des vertus. C’est d’après ce principe que l’Académie a distribué cette année la somme de 20,000 fr., dont le legs de M. de Montyon l’a rendue dépositaire. L’ordre qu’elle a suivi dans ses répartitions est celui que je vais suivre dans mon récit.

Louise-Renée Ménard, demeurant à Rennes, département d’Ille-et-Vilaine, est née en cette ville le 29 vendémiaire an VI. On a dit, avec quelque raison, que la vie des gens de bien était courte à raconter, mais cela ne serait point vrai de mademoiselle Ménard, dont la biographie demanderait un volume, si on voulait rapporter les innombrables actions de bienfaisance dont se compose cette vie consacrée à la charité. Qu’on s’imagine une âme intelligente et active, dont toute l’activité, dont toute l’intelligence est dirigée vers le bien, et qui ne connaît d’autre occupation que le soin de chercher le malheur pour le soulager. Le meilleur des princes regrettait un jour perdu ; mademoiselle Ménard n’a jamais eu à regretter un de ses moments, et les faits sont si pressés dans ce dévouement de toutes les minutes, qu’il semble qu’elle n’ait pu en accomplir un, sans se préparer à un autre. Nous citerons au hasard, et nous abrégerons beaucoup.

Mademoiselle Ménard, tourmentée depuis l’enfance de cette vocation de sacrifices qu’elle a si dignement remplie, aspirait, dès l’âge de treize ans, à entrer parmi les saintes filles de la charité. Elle avait obtenu dès lors l’autorisation de s’associer aux pénibles sollicitudes des dames de Saint-Vincent, de panser les plaies des malades, de laver le linge des pauvres et de consacrer à leurs besoins les petites économies qu’elle pouvait faire, c’est-à-dire l’argent réservé à sa toilette et à ses menus plaisirs. Sa mère, qui avait rêvé pour elle un autre avenir, obtint facilement de son confesseur qu’il l’arracherait à cette vertueuse abnégation d’elle-même, pour la rendre à la société, et son évêque daigna la détourner par de tendres et respectueuses paroles. Elle obéit, car elle n’ignorait pas que le premier de ses devoirs était d’obéir à sa mère ; mais elle ne put se soustraire à son insurmontable vocation, et resta, au milieu du monde qui ne l’avait reconquise qu’en apparence, la servante des malheureux. Sa réputation était si bien établie à cet égard, que les administrateurs de la ville de Rennes lui confièrent, en 1816, la direction d’un bureau de bienfaisance, et le droit de choisir les personnes qui devaient la seconder. Mademoiselle Ménard était à l’époque de la vie où le bonheur d’être jeune se fait sentir avec des séductions invincibles. Elle avait dix-huit ans.

Mademoiselle Ménard n’a dès lors plus de vœux à former. Elle entre en possession du seul bonheur qu’elle comprenne. Elle est, à dix-huit ans, la mère de neuf cents familles indigentes. Elle se multiplie pour les aider et pour les servir. Elle a deux cent cinquante distributions de soupe et de viande à faire aux infirmes toutes les semaines ; elle les élève à cinq cents. Et qu’on ne s’imagine pas qu’elle croie son ministère borné à quelques soins matériels qui ne pourvoient qu’aux nécessités du corps ; elle a les secrets du cœur, le langage qui se fait entendre de l’infortune, les paroles de l’espérance et de la consolation. Jamais elle n’a quitté la chaumière du pauvre ou le grabat du malade sans le laisser meilleur et plus heureux. On cite même des exemples d’infortunés qu’elle a réconciliés avec la vertu. Et qui fut jamais plus digne de la faire aimer ! Cependant, elle ne se contente point des bienfaits quotidiens que ses attributions l’autorisent à dispenser. La charité est insatiable comme l’ambition. Tout ce qui souffre sur la terre, tout ce qui pleure, tout ce qui gémit, relève delà charité. C’est son empire, à elle, et il embrasse le monde. Un incendie réduit neuf familles à la misère ; mademoiselle Ménard adopte neuf familles de plus, obtient l’autorisation de quêter, mendie pour elles, et répare bientôt leurs pertes. Une salle d’asile où sont réunis de malheureux enfants qui gagnent quelques sous à la fabrication de la dentelle, est délaissée par la personne qui la dirige mademoiselle Ménard la remplace. Les rigueurs de l’hiver de 1830 font redouter l’irritation, hélas ! trop naturelle de la classe pauvre. Dans ces extrémités douloureuses et presque désespérées, le conseil municipal appelle mademoiselle Ménard ; des travaux sont distribués à ceux qui ont la force de travailler, huit mille quatre cents soupes à ceux qui ne l’ont plus ou qui ne l’ont pas encore. Et remarquez bien, Messieurs, ce grave sénat de la cité qui ouvre ses séances à une femme simple et obscure ; la vertu convoquée à l’administration des peuples, et reprenant, sans orgueil, des droits qu’elle n’aurait jamais dû perdre, entre la politique et l’éloquence impuissantes ! Quelque temps après, arrive le terrible fléau du choléra. L’héroïsme de mademoiselle Ménard a de nouvelles occasions de se déployer. Mademoiselle Ménard est partout où la mort menace une victime, et la mort est partout. Un malade s’échappe de l’hôpital, court en furieux dans les rues, où les plus hardis cherchent à éviter son approche, et tombe dans les bras de mademoiselle Ménard qui le suit. Il était mort.

Ai-je besoin d’ajouter, Messieurs, que tant de vertus sont encore relevées de cette modestie touchante qui accompagne toujours la vertu ? Vous en jugerez par les admirables expressions de M. l’évêque de Rennes : « Si elle devait lire, dit-il ce que j’écris avec connaissance de cause et la plus intime conviction, je me condamnerais au silence, tant est grand le respect que j’ai pour son humilité. »

Laurent Queter, âgé de trente-trois ans, est un poissonnier de Douai, qui s’est jeté trente-six fois dans la Scarpe, au hasard de sa propre vie, pour sauver la vie d’un de ses semblables. Sept fois il eut la douleur de ne ramener qu’un cadavre, mais vingt-neuf personnes lui ont dû l’existence en quinze ans. Il y a quelque chose d’instinctif dans le zèle courageux de Laurent Queter, quelque chose de providentiel dans son infaillible apparition au lieu du danger. C’est que, de nuit comme de jour, l’hiver comme l’été, il est toujours aux aguets d’un malheur à prévenir. Les circonstances les plus inattendues le trouvent si prompt à y pourvoir, qu’on croirait qu’il les devine. Laurent Queter est pauvre cependant, et son dévouement de tous les jours, une seule fois trahi par ses forces, laisserait sa famille sans ressources et sans appui ; mais rien ne peut le détourner de l’idée qu’il appartient avant tout au malheureux qui va mourir. Le Roi l’a récemment décoré de l’étoile de l’honneur. Les Romains lui auraient décerné vingt-neuf fois la couronne civique. L’Académie française n’a pas vingt-neuf couronnes à lui donner, mais elle a cru faire pour lui davantage, en l’admettant à partager la modeste couronne de Louise-Renée Ménard.

Elle a décidé qu’un premier prix de 8,000 francs serait divisé en deux parties égales, entre Louise-Renée Ménard, de Rennes, et Laurent Queter, de Douai.

La vertu de Queter est, si l’on peut s’exprimer ainsi, une vertu virile, qui implique la condition de la force. Revenons aux femmes, et occupons-nous d’un autre genre de courage, le courage patient de la charité. Jeanne Buo, fille d’un capitaine au long cours, est née au Croisic, le 14 mars 1763. Elle épousa, en 1802, François Aucoin, maître au cabotage, alors âgé de quarante-sept ans, et mort dernièrement plus qu’octogénaire, après plusieurs années de cécité complète. Comme il ne paraît pas qu’ils aient jamais eu d’enfants, ils s’accordèrent volontiers à consacrer leurs modiques épargnes au soulagement des pauvres. Vous savez, Messieurs, que les belles âmes ont dû penchant à s’associer, et que toutes leurs pensées se confondent dès lors dans une volonté commune. Leur premier bienfait fut l’adoption d’une petite fille sans ressources appelée Marie Heurtin et qui, parvenue à l’âge de dix ans, allait tomber bientôt en proie à toutes les mauvaises inspirations de la misère. Ils lui donnèrent, avec cette tendre affection de la famille, qui vaut mieux que toutes choses, l’existence matérielle, l’éducation morale, et plus tard un ménage et un mari. Ce mariage ne fut pas heureux quant à la fortune, mais il fut extrêmement fécond. La pauvre Marie Heurtin, emportée en 1832, par le choléra, mourut dans les bras de sa bienfaitrice, et lui légua six enfants pour tout héritage. À cette époque, le vieux marin, aveugle depuis quatre ans, n’était dans la maison qu’un enfant de plus. Madame Aucoin supplée à tout, place les deux aînés en apprentissage, nourrit et habille les petits, et on les remarque pour leur propreté comme pour leur sagesse. Il fallait travailler pour fournir à tant de dépenses, et madame Aucoin avait soixante-neuf ans ; elle était borgne et infirme. Elle loue un four sans devenir boulangère, car elle n’était pas assez riche pour cela, mais elle fait cuire le pain des particuliers, et le pain qu’elle prélève, c’est le pain de ses charités. Il y a même du luxe ; une des domestiques du périt établissement, morte il y a deux ans, laissa deux jolis orphelins en bas âge, qui viennent tous les matins au four de madame Aucoin recevoir du pain et des caresses. Les autres libéralités de madame Aucoin sont sans nombre ; mais nous avons tant de choses à dire !

L’année dernière, la ville entière du Croisic avait demandé une couronne pour les époux Aucoin. Cette couronne, hélas ! trop tardive, madame Aucoin sera obligée de la rompre. Elle en déposera une moitié sur la fosse encore récente de son mari.

Il n’y a heureusement point de profession dont les devoirs ne puissent se concilier avec amour et la pratique de la vertu, mais il en est quelques-unes qui rendent cette alliance plus difficile et plus rare. Si les obstacles que la vertu rencontre dans ses développements, selon les circonstances où elle est placée, doivent ajouter à son mérite, vous partagerez sans effort le vif intérêt qu’inspire à l’Académie la noble conduite de Joseph-Nicolas Plège, né à Troyes en 1808, et acrobate de province. Plège avait manifesté dès l’enfance un excellent naturel qui s’est fortifié avec l’âge. Le pauvre funambule, à peine adulte, s’avisa tout à coup que sa vigueur et sa dextérité pouvaient être bonnes à autre chose qu’à l’amusement du peuple, et que le plus beau des tours de force était celui qui sauvait la vie d’un homme. À dix-huit ans, et sachant à peine nager, il retire du Rhône, à Lyon, deux ouvrières qui allaient périr. Un an après, il se distingue à Chinon dans un incendie, et arrache aux flammes des valeurs considérables qu’il remet intactes à leur propriétaire. En 1835, un incendie plus désastreux se déclare à la halle au blé d’Alençon, Piège, exercé à marcher sur des surfaces étroites et mobiles, se trouve partout où il y a des secours à porter. Le nommé Gérard est tombé, suffoqué par une épaisse fumée, dans une pièce que le feu entoure de toutes parts. Plège le rapporte vivant dans ses bras, et le plancher s’écroule derrière eux. Le nommé Alleaume est renversé par une poutre brûlante qui le blesse grièvement ; Piège le ramène vivant au milieu d’une pluie de feu qui n’est pas factice et inoffensive comme celles de son théâtre. Pour la troisième fois de cette nuit, le feu a gagné ses vêtements.

La troupe de Plège est dissoute à Caen. Le funambule regagne Alençon où il a laissé d’autres souvenirs que ceux de son agilité. La multitude est accourue pour le voir encore ; mais il a donné sa représentation de clôture ; il doit partir le lendemain, quand, pendant la nuit du 30 au 31 mai, un nouvel incendie se manifeste dans les écuries du sieur Maréchal, commissionnaire de roulage. Vous imaginez bien que Plège y est encore. Où serait Plège, si ce n’est où est le danger ? Un honnête ouvrier l’a cependant devancé pour détacher un soliveau que la flamme menace. La fumée l’entoure et le suffoque, il tombe, il disparaît. Plège se précipite après lui, et le sauve pour la seconde fois : car c’était ce brave Gérard qu’il avait déjà sauvé, Gérard qui lui doit deux fois la vie, après son père et après Dieu.

Ce n’est pas tout. Pour diriger plus utilement le jeu d’une pompe, il monte sur un toit prêt à crouler, qui surmonte encore, par une espèce de miracle, le foyer de l’incendie. Un autre digne homme, Hurel neveu, y était seul debout alors sur une solive qui se rompt. Plège le soutient d’un bras assuré au-dessus d’un abîme de feu et redescend avec lui du milieu des flammes, au grand étonnement et à la grande joie du peuple. Il était temps, dit le rapport qui nous a été adressé par les habitants, car le toit s’affaissait tout entier au moment où ils ont reparu.

L’auteur innocent de cette catastrophe, un domestique nommé François Brébion, en a été la première victime, et l’infortuné laisse une femme avec trois petits enfants. Plège, à demi privé de l’usage de ses pieds et de ses mains, Plège couvert de brûlures et de contusions, retarde son départ d’un jour, et donne une représentation à leur bénéfice. Il est assez touchant de voir cet homme qui vient d’accomplir les devoirs d’un héros, se croyant encore en arrière avec les malheureux, et leur payant pour adieu le tribut du funambule.

Plège a des mœurs douces et pures ; il est honnête homme et bon père de famille. Quel que soit son rang dans la société, il s’est donné dans l’ordre moral une place qui n’a rien à envier aux honneurs et aux dignités du monde. Ce funambule est un très-noble citoyen.

Jean-Baptiste Febvre, charron à Gripport, département de la Meurthe, est, comme Plège, un de ces hommes intrépides qui ne mettent jamais l’intérêt de leur vie en balance avec les devoirs de l’humanité, qui se multiplient par leur dévouement, et qu’une Providence attentive semble protéger contre les périls, parce qu’elle les réserve de loin pour d’autres actes de vertu. Il faut abattre la toiture d’une maison incendiée pour sauver celles qui l’environnent. Febvre abat la charpente, il s’abîme avec elle, et se relève. Joseph Maudru est tombé dans un puits profond de quarante pieds, dont la maçonnerie toute pleine n’offre pas un vide, pas une fente, pas un interstice où se cramponner ; Febvre s’abandonne à la faible corde du tour, soutenue seulement par les enfants du malheureux Maudru, car il est une heure du matin. Il le retire, il le fixe, évanoui, au seau mal assuré. Plongé dans une eau glaciale, il attend pour le suivre, qu’il soit certain de l’avoir sauvé. Si le tour échappe à la main débile des enfants, sa mort est cependant presque inévitable.

C’est d’un semblable accident que faillit être victime quelques années après un pauvre manœuvre, nommé Dominique Carnet. Au moment où il se faisait remonter du fond d’un puits de soixante-dix pieds qu’il venait de curer, le tour est retombé avec violence sur lui-même ; on n’a entendu qu’un cri accompagné d’un bruit sourd. Carnet doit être mort. Febvre apporte d’autres cordes, rajuste à la hâte l’instrument ébranlé par une si rude secousse, descend renvoie au dehors un corps sanglant, asphyxié, sans vie, dans lequel les spectateurs ne voient qu’un cadavre. Mais Febvre est retiré à son tour ; il se penche sur ce corps presque inanimé, il y sent battre un cœur, il l’emporte, il le lave, il le frictionne, il le ressuscite, ce n’est pas trop dire ; et quinze jours après, Dominique Carnet est rendu à ses enfants.

Il faudrait avoir quelque chose de l’infatigable activité de ce brave homme pour le suivre dans toutes les occasions où il signale son courage et son humanité, soit qu’il se précipite dans la Moselle pour en retirer un enfant, soit qu’il relève sur le grand chemin un malheureux saisi par le froid, et qu’il le porte de maison en maison, à d’assez grandes distances, trop souvent rebuté, faut-il le dire, par les refus de l’égoïsme ; soit qu’il arrête dans sa course un cheval furieux, en le saisissant par les narines, à l’instant où il va traverser des champs couverts de moissonneurs, et se laisse entraîner avec lui pendant l’espace de quelque cent toises, plutôt que de l’abandonner. On frémit de penser que ce cheval était chargé d’une faux posée en travers.

Vous plaindrez l’Académie, Messieurs, de n’être pas assez riche pour pouvoir attacher des prix égaux aux premiers à des actions qui doivent si peu de chose aux premières. Elle a éprouvé ce regret comme vous, en partageant, par portions égales, un prix de 6,000 francs entre la veuve Aucoin, Joseph-Nicolas Plège et Jean-Baptiste Febvre.

Six médailles de 1,000 francs chacune ont été distribuées aux six personnes dont il me reste à vous entretenir et il faut répéter encore que ces divisions obligées du petit trésor de M. de Montyon n’ont rien d’humiliant pour la vertu, car il n’y a pas de catégories dans la vertu.

Parmi tant de vertus que l’Académie s’est plu à couronner, il n’a pas été question jusqu’ici de piété filiale, et je n’ai pas besoin de vous en dire la raison. La piété filiale n’est pas une vertu, c’est un sentiment, c’est un devoir auquel on ne saurait se dérober sans ingratitude et sans crime. Veuille le ciel nous épargner l’affreux malheur de voir des jours où les enfants qui aiment et qui honorent leurs parents méritent d’être loués ! Il y a cependant telle ou telle circonstance où l’exercice de ce devoir exige une constance et un courage qui paraissent au-dessus des forces de l’humanité, et cette patience que rien n’a jamais lassée, ce dévouement qui ne s’effraye d’aucun sacrifice et d’aucune douleur, appartiennent aussi à la noble histoire des efforts et des triomphes de la vertu. Je chercherai à vous en donner un exemple, dont vous serez peut-être tentés de faire honneur à mon imagination.

Une pauvre fille de vingt-cinq ans a perdu à l’armée deux frères jeunes et forts, qui étaient le seul espoir des cinq frères et sœurs qui lui restent. Sa mère est infirme, son père est vieux. Elle quitte une bonne condition et de bons gages pour les aider de ses services. Presque au même temps, le père est attaqué d’une maladie étrange et horrible. Ses membres se rendissent, ses dents se resserrent, la vie l’abandonne si une main adroite et vigoureuse ne les sépare, et ne donne passage au sang qui va l’étouffer. Par un instinct qui vient de Dieu, la fille aînée a deviné ce mystère plutôt qu’elle ne l’a compris. Pendant dix ans, tous les jours, elle renouvelle ce terrible office. Elle s’y obstine, malgré la généreuse défense du vieillard qui ne revient à lui-même que pour pleurer sur les doigts déchirés, sanglants, presque mutilés de sa fille, l’ouvrière et le gagne-pain du ménage. Ils sont dépouillés jusqu’aux os, qu’elle s’obstine encore ; mais elle les lui cache avec soin. Elle avance un peu plus, un peu moins ; elle change de main ; elle ne se décourage pas, elle continue à traire, à couper l’herbe, à filer.

Le père meurt, la mère est sourde et aveugle, un troisième frère succombe à une maladie produite par de pénibles travaux, une sœur devient hydropique. La généreuse fille reste la mère de tous, la mère de sa famille et de sa mère, qu’elle appelle sa pauvre affligée. Ce qu’il y a de tendre dans son dévouement, d’héroïque dans sa patience, de naïf et d’éloquent dans ses paroles, ne peut se développer ici ; mais l’Académie verrait avec plaisir la publication du touchant mémoire qui lui a été adressé sur ce sujet, et que je resserre avec regret dans quelques lignes trop rapides ; car cette noble fille existe, Messieurs ; c’est Jeanne Parelle, de Coulange, près de Montrésor, département d’Indre-et-Loire.

Ce que Jeanne Parelle a fait pour accomplir les devoirs sacrés de la nature, Madeleine Lambert, de Tours, Indre-et-Loire, s’est prescrit de le faire pour remplir ceux de la reconnaissance. Des partis assez avantageux se sont offerts pour elle, car l’état de lingère qu’elle exerce lui pouvait tenir lieu de dot ; mais cet état, qui lui fournirait le moyen de vivre pauvrement sans être à charge à personne, c’est à Marie-Madeleine Laboureau qu’elle le doit, et Marie-Madeleine Laboureau est tombée depuis vingt ans en paralysie. Depuis vingt ans Madeleine Lambert se partage entre sa profession et celle de garde-malade, pour nourrir sa vieille maîtresse et pour la soigner. Je m’en tiens à ce fait ; mais les détails qui l’accompagnent ont prouvé à l’Académie que Madeleine Lambert est digne d’être associée à Jeanne Parelle.

Claudine Treille, de Saint-Just en Chevalet, département de la Loire, est âgée de quatre-vingts ans. Il faut se hâter de lui donner une couronne, car ces âmes bienveillantes qui devraient être immortelles sur la terre, sont sujettes comme les autres à remonter vers leur patrie céleste, avant d’avoir exécuté tous leurs desseins. La vie entière de Claudine Treille n’est qu’une longue pensée de vertu mise en action. Née d’une famille honorable et aisée, elle s’est consacrée depuis son enfance, comme Louise-Renée Ménard, aux devoirs de la charité ; mais ce qui paraît l’avoir frappée d’abord, c’est le défaut d’instruction du peuple, et je dois ajouter, pour la responsabilité de mon opinion personnelle, que cette excellente fille a compris ce que nous appelons l’instruction dans un sens plus restreint que ne le font quelques hardis théoriciens : elle entend par ce mot la lecture et le catéchisme. Plus libre de son temps et de sa petite fortune, elle établit une école gratuite où les enfants pauvres venaient chercher l’enseignement, et lui donna pour auxiliaire une espèce d’école nomade où elle portait elle-même l’enseignement à ceux qui ne pouvaient le recevoir chez elle. Les enfants retenus à la garde des troupeaux, c’étaient les externes du pensionnat de Claudine Treille ; institution touchante et sublime, dont elle était à la fois fondatrice, économe et professeur. Sa clientèle s’était agrandie. Les soins et les sacrifices d’un bon curé l’aidèrent à la placer sous une direction plus étendue, en appelant au secours de ses bonnes œuvres les respectables sœurs de Saint-Charles. Moins occupée dès lors, elle donna ses loisirs aux malades, car les loisirs de la vertu ne sont pas perdus pour l’infortune. Elle plaça ses religieuses entre une école et un hôpital, qu’elle enrichit d’une pharmacie avec l’aide des bonnes gens. Aujourd’hui encore vous verriez la vieille Claudine, appuyée sur deux bâtons, visiter tous les jours ses pieux établissements, et se délasser à filer sa quenouille, pour faire des draps et des chemises à ses pauvres. Ne croiriez-vous pas, Messieurs, que je viens de vous raconter l’histoire d’une sainte du moyen âge ?

Dans l’arrondissement de Coulommiers, près du village de Touquin, il y avait un endroit nommé les Boulets, et en cet endroit une pauvre chaumière habitée par quatre pauvres gens. C’est la famille Wist. Cette famille est portée pour 6 francs au rôle des contributions.

Il y a dix-huit ans que la femme Wist était venue chercher un nourrisson à Paris, dans l’espérance de se créer un moyen d’existence de plus. Bientôt le père de l’enfant disparut, sans que depuis on ait entendu parler de lui. Les mois de nourrice ne furent plus payés. Vaincue par la douleur et la misère, la mère mourut peu de temps après. Heureusement, il restait encore une mère à l’orphelin. C’était la femme Wist.

L’hospice pouvait s’ouvrir pour ce malheureux enfant ; mais il avait six ans ; il avait été entretenu de sentiments affectueux dont il ne pouvait plus se passer, car il savait aimer déjà ; il s’écria en pleurant : Je ne veux pas m’en aller ; et la mère pleurait aussi. Le père réfléchit un moment sur sa profonde misère, prit la main de sa femme et lui dit avec fermeté : « Je travaillerai davantage, s’il est possible ! Nous le garderons. »

C’est peu Messieurs. Cet infortuné, d’une belle et heureuse espérance est atteint d’une maladie affreuse dont le nom échappe à la médecine. Ses traits gracieux se contractent et se renversent, ses membres se tordent et se recourbent ; il devient incapable de porter la main à ses aliments, incapable de se mouvoir dans ses lambeaux. Il n’y a plus rien qui rappelle en lui une créature humaine, si ce n’est au cœur de sa mère. Aucune fatigue ne la rebute, aucun dégoût n’affaiblit son courage, aucune plainte n’échappe à sa bouche, et cependant ses épreuves se sont aggravées par des circonstances bien cruelles. Son mari est mort à la peine. Sa vache, autre nourrice de cette pauvre famille, est morte aussi. La généreuse veuve s’est soumise avec résignation à toutes les conséquences de son dévouement. Elle n’a pas même appelé la charité des autres à l’appui de la sienne. Une seule fois elle a prié son curé de lui procurer quelque linge, parce que le sien était usé, consommé, détruit, « parce qu’elle n’avait plus de quoi tenir blanchement son pauvre infirme. »

Il y a un genre de piété qui s’est, depuis quelques années surtout, profondément naturalisé dans le peuple, et qui mérite trop d’intérêt pour qu’on ne lui accorde pas tous les ans une mention. C’est la constante affection du domestique à un maître tombé dans l’infortune ; et permettez-moi, Messieurs, de rentrer ici dans mes attributions habituelles, pour vous rappeler que les Latins avaient merveilleusement caractérisé cette vertu, en donnant à leurs famuli et à leurs famulae un nom générique qui les rattachait à la famille. Le peuple, qui ne sait pas les étymologies, agit toutefois comme s’il les savait ; ce qui prouve au moins que les mots ne sont pas faits si arbitrairement qu’on le pense.

Marguerite Vanez, des Vosges, s’engagea, jeune encore, en qualité de cuisinière et de bonne d’enfants, au service de M. Bénit, lieutenant général au bailliage de Mirecourt. Il paraît que c’était en ce temps-là tout le domestique d’un président de cour.

Elle éleva cinq enfants ; elle prodigua ses soins les plus tendres à son vieux maître aveugle ; elle resta au service du fils aîné. Il s’était mis dans les affaires, elle lui confia ses épargnes, il subit une banqueroute qui lui enleva tout ; elle ne plaignit que lui. Son jeune maître, qui commençait à vieillir, sentit le besoin de réformer ses domestiques Marguerite ne voulut pas s’en aller.

M. Bénit le fils fut contraint de s’expatrier. Il avait fait des études fortes et utiles qui lui donnaient l’espérance de réparer ses pertes. Son trajet fut immense ; il ne s’arrêta qu’à Fernambouc au Brésil, où il trouva le moyen d’exister de sa profession de médecin. Mais avait-il tout ce qu’il faut, bon souper, bon gîte, et le reste, c’est-à-dire, quelqu’un qui l’aimât et qui le soignât à son gré ? Marguerite Vanez emballe le nécessaire, elle vend le superflu, elle se sépare de ses vieilles amies, elle dit un adieu qui doit être éternel à l’église où elle a coutume de prier pour l’âme de son maître mort ou pour la prospérité de son maître vivant. Marguerite s’embarque navigue et revoit M. Bénit, qui la baigne de larmes de reconnaissance et de joie. Elle avait soixante-douze ans.

Marguerite est revenue, après avoir adouci le sort de son protégé par sa tendresse, et l’avoir amélioré par son économie. Je ne la suivrai pas dans tous ses voyages ; mais que vous dirais-je de plus ? Voilà une pauvre créature qui a traversé plus de mers que Fernand Cortez, Colomb ou Gama, et ce n’était pas pour conquérir un monde : c’était pour remplir un devoir, et pour satisfaire un sentiment.

Sur six médailles de mille francs, vous voyez, Messieurs, qu’il en a été accordé cinq à des femmes. C’est qu’une femme, une bonne femme, est l’expression vivante de la charité. Mais cette douce vertu n’est pas étrangère aux hommes les plus énergiques, dans le pays même où l’énergie, exaltée par l’influence du ciel, de la nature et des mœurs, n’est souvent qu’une puissance aveugle au service des passions. Orso-Giuseppe Pieri, du village des Prunelli de Fiumorbo, département de la Corse, ne connaît de passion que la charité.

Quoique peu aisé, il recueille un pauvre inconnu, accablé de fatigue, de vieillesse et de maladies il lui donne des vêtements, des aliments, des remèdes ; il le garde pendant un an dans sa modeste maison ; il le sauve de la misère et du désespoir.

Un homme va périr dans le Fiumorbo. Pieri s’y précipite tout vêtu, et rend un père de famille à ses enfants. Une maison brûle, et l’incendie est près d’atteindre le réduit où se cachent deux enfants de cinq à six ans. Pieri s’enveloppe d’un linge mouillé, traverse la maison enflammée, et les rend à leurs parents.

Cela, c’est le courage de quelques circonstances extraordinaires ; mais la charité de Pieri est de tous les jours. Sa porte n’est jamais fermée au voyageur, sa main ne l’est jamais à l’indigent. Le digne curé de Pieri compare son habitation hospitalière à celle du patriarche Abraham. C’est que du temps de Pieri, comme de celui d’Abraham, une piété solide est la source la plus sûre de la vertu.

Ces nombreux récits, Messieurs, trop longs pour l’espace qui m’était donné, trop courts pour des développements auxquels la mesure et la forme de ce rapport ne me permettaient pas de me livrer, et dont j’ai eu souvent peine à me défendre, vous feront assez comprendre les incertitudes et l’embarras de l’Académie.

Entre tant de faits qui honorent au même degré la vertu et l’humanité, tout le monde aurait hésité comme nous ; c’était déjà l’opinion d’un vieil académicien qui vivait longtemps avant l’institution des prix Montyon et qui s’appelait Jean de la Fontaine. Il exprimait les mêmes doutes dans une fable délicieuse que vous n’avez pas oubliée, et nous nous arrêtons à son jugement

À qui donner le prix ? Au cœur, si l’on m’en croit.