DISCOURS PRONONCÉ PAR M. Charles NODIER,
POUR L’INAUGURATION DE LA STATUE DE CUVIER,
À MONTBÉLIARD,
LE 23 AOûT 1835.
La députation était composée de MM. Charles NODIER, MICHAUD et ROGER.
MESSIEURS,
Quand l’Académie française nous a chargés de la représenter dans cette cérémonie, elle n’ignorait point qu’au moment où nous prendrions la parole, Cuvier aurait déjà été dignement apprécié devant vous par l’orateur de l’Académie des sciences. C’est aux savants émules de cet homme immortel qu’il appartient de vous tracer le tableau de ses laborieuses conquêtes, de le suivre pas à pas dans ses sublimes découvertes, de vous le montrer, observateur assidu et patient architecte, sur les ruines du vieux monde, ressuscitant les créations passées, avec la Genèse et la nature, génie immense et complet dont la Providence avait marqué la place à la suite de nos philosophies ambitieuses et insensées, pour éclaircir tout ce qu’elles avaient obscurci, et pour démontrer tout ce qu’elles avaient nié !
Ce n’était point à ce titre, Messieurs, que l’Académie française crut devoir décorer son front glorieux d’une nouvelle couronne. Juge de la parole, de cette magnifique puissance qui est aussi une des belles créations de Dieu elle honora en Cuvier la faculté d’exprimer avec une élégante correction, et souvent avec une éloquente énergie les idées et les détails qui semblent se prêter le moins aux combinaisons du style et aux ornements du langage. L’Académie française avait admiré en lui, avec l’Europe entière, l’homme de savoir et de génie, qui donnait un autre univers à la pensée. Elle associa l’écrivain qui assouplissait notre langue à ces notions nouvelles sans l’appauvrir d’un faux luxe, comme l’aurait fait la médiocrité, si la médiocrité découvrait quelque chose. Cette double illustration du savant et de l’écrivain n’a jamais été fort commune dans nos fastes littéraires. C’est que le privilège de rendre sensibles à toutes les intelligences les conceptions d’une intelligence élevée comme Cuvier l’a fait dans ses ouvrages techniques ; c’est que la propriété de raconter des faits vulgaires avec un charme entraînant, et d’exposer des théories sévères et profondes avec une lumineuse simplicité, comme Cuvier l’a fait dans ses excellents éloges académiques ; c’est que l’alliance du talent qui embrasse une méthode avec puissance, et du talent qui la développe avec les grâces vigoureuses d’un bon style, ne se trouve que chez ces esprits d’élite qui comprennent leur pensée dans tous ses éléments, qui la possèdent dans toute son étendue, qui la suivent dans toutes ses applications, et qui épanchent comme ils l’ont reçue, avec ordre et avec clarté. Bien concevoir et bien juger, dit le plus sage des poètes anciens, c’est l’art même de bien écrire. Descartes, Leibnitz, Malebranche, Buffon, Laplace, Cuvier, sont les modèles du langage comme les maîtres de la science. Un exemple tout récent a pu vous prouver que leur précieux secret n’était du moins pas perdu.
Il nous resterait une tâche bien difficile à remplir, Messieurs, si nous avions entrepris de peindre nos impressions dans cette noble ville qui s’enorgueillit si justement d’avoir vu naître Cuvier au pied de cette statue qui nous rappelle des traits si chers à notre mémoire et oserais-je le dire à notre amitié ; devant ce concours de citoyens pour lesquels sa perte, hélas ! est d’un souvenir si récent ! Ah ! nos discours n’ajouteraient rien à la pompe de cette inauguration le nom de Cuvier dit assez ; il est plus éloquent que nous !
Conservez bien, Messieurs, ce digne monument de la reconnaissance et de l’admiration d’un peuple éclairé et sensible monument durable, sans doute, et qui verra de longs siècles s’écouler sans subir les outrages du temps, mais moins durable cependant que la haute et pure renommée de Cuvier, qui se maintiendra vénérée dans la mémoire des hommes, quand tous les monuments des arts seront retombés sans forme dans ce monde matériel dont il a exhumé les débris.