Translation des restes de La Harpe du cimetière de l’Ouest au cimetière de l’Est

Le 29 décembre 1838

Pierre-François TISSOT

DISCOURS PRONONCÉ PAR M. TISSOT,

POUR LA TRANSLATION DES RESTES DE LA HARPE

DU CIMETIÈRE DE L’OUEST AU CIMETIÈRE DE L’EST,

Le 29 décembre 1838.

La députation de l’Académie était composée de MM. VILLEMAIN, TISSOT et DUPATY.

 

MESSIEURS,

Si l’homme célèbre dont nous venons rendre les dépouille à l’éternel repos, n’avait pas reçu de la nature le don sacré du génie, il possédait d’autres qualités éminentes, amour du vrai et du beau, un goût sûr et délicat, une connaissance parfaite de notre langue, et l’art de la manier avec succès en vers et surtout en prose. Appelé par une vocation du cœur et de l’esprit à la critique littéraire, initié par un long exercice à tous les mystères de la composition, il était entré en commerce intime avec les plus grands écrivains.

La Harpe a souvent jugé en homme qui les connaissait tout entiers, Homère et Virgile, Démosthène et Cicéron, Aristote et Horace, Regnier et Boileau, Fénelon et Bossuet, l’austère Bourdaloue et le suave Massillon. S’il n’a pas mesuré toute la hauteur de Corneille, s’il n’a point pénétré assez avant dans le génie de l’auteur du Misanthrope, il a étudié avec amour et caractérisé avec un tact exquis notre second Molière, la Fontaine, qui nous a donné, sous le titre de Fables, tant de véritables comédies. Ce travail appartient en propre à notre Aristarque ; mais, c’est surtout à l’école de Voltaire qu’il apprit à pénétrer tous les secrets de l’art et de la langue de Racine. De même que Platon, qui ne rougit pas de composer ses ouvrages avec les discours de Socrate, la Harpe écrivit ses plus belles pages sur l’auteur d’Iphigénie, avec des souvenirs de Ferney. En lisant ces pages, on croit entendre quelquefois les paroles de Voltaire transporté d’admiration pour son maître.

La vie de la Harpe fut orageuse, parce que ses passions étaient vives, son caractère irascible, sa mission pleine de dangers ; en effet, on n’affronte pas impunément tous les amours-propres littéraires de son époque. La Harpe est accusé d’une sévérité excessive, et même d’injustice envers ses contemporains ; s’il n’a que trop mérité ce grave reproche, du moins n’a-t-il pu décourager personne d’avoir du génie ; au reste, lorsqu’’il n’écoute que la voix de sa raison éclairée par un examen consciencieux, il prononce des arrêts qui ne seront pas réformés par la postérité. Montesquieu, Fénelon lui-même, n’ont pas toujours eu cette sûreté de jugement.

La Harpe avait un ardent amour des lettres, et cette passion était si forte en lui que rien ne put l’éteindre, l’affaiblir, ou la suspendre, ni la pauvreté, ni le malheur, ni la prospérité, ni l’irrésistible influence d’une révolution qui ne souffrait guère de partage, ni les persécutions qu’elle n’épargnait pas même à ses plus ardents sectateurs. Jeté dans les fers, comme Pélisson, la Harpe cultiva, comme lui, les lettres, pendant sa captivité ; ce fut aussi dans les fers qu’il se sentit touché de religion, de même que le courageux ami de Fouquet. Heureux le nouveau converti, si la ferveur de son zèle ne l’eût pas entraîné plus d’une fois à oublier que la philosophie vient du ciel comme la religion, et que leur union intime est le vœu le plus cher des amis de l’humanité. Toutefois, son nouvel apostolat nous a valu, sur la Bible et les prophètes, de belles considérations, dans lesquelles il se montre le digne émule de Fénelon.

Le nom de la Harpe ne saurait jamais être effacé des annales de l’Académie française. Elle sera toujours reconnaissante des services que cet habile écrivain a rendus aux lettres en général et particulièrement à notre langue, en défendant les principes du goût par des préceptes et des exemples.

On relira toujours avec plaisir ses éloges de Racine, de la Fontaine, et de Fénelon, qui sont des modèles d’analyse littéraire et d’éloquence tempérée, la seule qui convînt au genre de son talent et au caractère de ses héros.

Le Théâtre français gardera le souvenir de Warwick, et de Philoctète surtout, dont l’auteur est souvent un heureux interprète de Sophocle.

La Harpe a conquis, par des travaux de toute la vie, une place à côté d’Aristote et de Quintilien. Son Cours de littérature, malgré des défauts que tout le monde connaît, restera comme un monument supérieur, dans quelques parties, à ce que les anciens ont créé de plus parfait dans la critique. Enfin, pour exprimer ici toute ma pensée sur la Harpe, ses savantes études de l’art, et le culte éclairé, religieux, n’a cessé de rendre aux grands écrivains, lui feront partager l’immortalité de leur nom. Quelle plus magnifique récompense pouvait-il espérer dans les transports de sa passion pour la gloire !