ALLOCUTION
DE
Mme Hélène CARRÈRE d’ENCAUSSE
Secrétaire perpétuel
Monsieur le Président de la République,
Notre Académie s’honore aujourd’hui de vous recevoir et vous dis sa gratitude d’avoir souhaité cette rencontre.
Cette Académie est, selon la définition qu’en donna notre confrère Paul Valéry lors de la célébration de son troisième centenaire, placée sous le signe du mystère. Ainsi l’a voulu notre fondateur le cardinal de Richelieu, qui nous confia le soin de veiller à ce trésor immatériel, inséparable de la nation, la langue française.
Fidèles à la volonté du cardinal, nous n’admettons quiconque à participer, voire simplement à assister à nos travaux. Mais parfois nous faisons une exception pour un souverain ou un chef d’État qui incarne une nation et qui nous marque un intérêt auquel nous sommes heureux de répondre.
Nous n’avons, de 1635 à ce jour, ouvert nos portes qu’à dix-huit visiteurs exceptionnels. Vous êtes, Monsieur le Président de la République, le dix-neuvième en trois-cent quatre-vingt-quatre ans, ce qui, on en conviendra, constitue un rare privilège.
La reine Christine de Suède fut en 1658 la première à nous visiter. L’Académie siégeait alors en l’hôtel du chancelier Séguier qui fut notre protecteur après la mort de notre fondateur et avant que le Grand Roi n’ait décidé que la protection de l’Académie était une prérogative royale. La reine Christine fut si charmée de cette visite qu’elle fit don de son portrait à l’Académie et exprima, quatre ans plus tard, le souhait de revenir parmi nous. Et elle s’inspira de notre Compagnie pour fonder l’Académie suédoise.
Ces visites royales ont parfois donné lieu à d’amusants quiproquos.
En 1717, le tsar Pierre le Grand, qui était avide de découvrir toutes les institutions de la France pour s’instruire de leur exemple, arriva à l’Académie alors que la séance était levée ; seuls deux de ses membres étaient encore là qui lui firent les honneurs du Louvre où nous siégions alors, et s’entretinrent avec lui. En dépit de sa déconvenue, le tsar en tira les leçons pour créer l’Académie de Russie.
En 1872 l’empereur du Brésil, Pedro II, rencontra l’Académie dans des conditions fort différentes. Il était si impatient de faire cette visite qu’il arriva deux jours avant la date fixée, le mardi et non le jeudi. Tout s’arrangea, la rencontre enchanta la Compagnie, qui fut séduite par ce souverain philosophe et pétri de culture française.
Votre visite, Monsieur le Président de la République, était très attendue par notre Compagnie. Tout d’abord elle est annonciatrice d’un grand évènement qui doit rassembler nos deux pays. Dans quelques mois, la saison croisée France-Portugal va s’ouvrir, offrant à nos deux peuples, qui s’apprécient déjà, nombre d’occasions de se connaître mieux encore. Cette coïncidence entre une visite à l’Académie et un grand évènement politique n’est pas sans rappeler l’un des plus brillants précédents en ce domaine, la venue du tsar Nicolas II de Russie en 1896. Le souverain se rendait alors en France pour consacrer l’alliance franco-russe si cruciale, en cette époque troublée qui conduit à la Première Guerre mondiale. Et sa visite à l’Académie illustra l’entente politique et culturelle des deux États et de deux peuples.
Votre pays, Monsieur le Président de la République, tient une place particulière dans l’histoire de notre Compagnie, puisque c’est le seul dont le Président ait été reçu par nous à deux reprises. En effet, le Président Mário Soares vous a précédé en ce lieu en février 1993 et a siégé parmi nous à la place que vous occupez aujourd’hui.
Votre venue parmi nous, Monsieur le Président, confirme les liens si profonds qui unissent nos deux pays, et en premier, celui de la langue, de nos langues portées par votre nation et la nôtre. Ce sont en effet des langues très proches, des langues sœurs pourrait-on dire, puisqu’elles font partie de la latinité. Ce sont aussi des langues qui assument une même fonction, car chacune d’elle rassemble une communauté humaine qui dépasse le cadre des États constitués, celui de la proximité géographique et des intérêts économiques. Cette communauté est formée de peuples qui partagent une langue et par là même un patrimoine spirituel. Et elles se sont constituées de la même manière. La francophonie, qui rassemble tous les peuples qui ont en commun la langue française, a été imaginée non par des Français mais par cinq personnalités passionnées de la langue française, venues d’Afrique et d’Asie. L’un d’eux était notre regretté confrère Léopold Sédar Senghor. Dix ans après que la francophonie fut née, la langue portugaise va rassembler de la même manière tous ceux qui l’aiment et la pratiquent dans l’ensemble de la lusophonie. Comme Senghor, écrivain et homme d’État qui fut à l’origine de la francophonie, la communauté lusophone fut portée par un écrivain et homme d’État qui n’était pas Portugais mais Brésilien, José Sarney. Ces deux communautés linguistiques ont une même histoire et elles ont vocation à jouer le même rôle, un rôle essentiel, mener un combat, combat indispensable au temps qui est le nôtre, celui de la mondialisation. Leur poids séparé, ou surtout réuni, leur permet de s’opposer à l’uniformisation culturelle et spirituelle qui nous guette, et à y opposer avec succès le respect de la diversité des langues et des cultures. Sans diversité et confrontation des cultures, donc des langues, il n’est pas de civilisation, disait notre confrère Claude Lévi-Strauss.
Votre présence parmi nous aujourd’hui, Monsieur le Président de la République, revêt une signification particulière. Elle est le symbole de l’amitié qui unit nos deux pays, de leurs affinités spirituelles, elle est le symbole de notre attachement commun à une civilisation, celle de la latinité, à ses langues, à ses Lettres. Le symbole de notre foi dans la primauté de la vie de l’esprit.
Acceptez, Monsieur le Président de la République, que j’use pour vous saluer de la phrase rituelle avec laquelle nous accueillons les nouveaux élus de notre Compagnie, en ce jour solennel où ils viennent prendre séance : « Monsieur, soyez le bienvenu parmi nous. Veuillez prendre place et participer à nos travaux. »